LA
CITÉ ANTIQUE ÉTUDE SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS DE LA GRÈCE ET DE ROME |
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Livre
V Le régime municipal disparaît |
( Texte établi à partir de la deuxième édition, Paris, 1866 ). |
Chapitre I. – Nouvelles croyances ; la philosophie change les règles de la politique. |
On
a vu dans ce qui précède comment le régime municipal
s'était constitué chez les anciens. Une religion très
antique avait fondé, d'abord la famille, puis la cité
; elle avait établi d'abord le droit domestique et le gouvernement
de la gens, ensuite les lois civiles et le gouvernement municipal.
L'État était étroitement lié à la
religion ; il venait d'elle et se confondait avec elle. C'est pour cela
que dans la cité primitive, toutes les institutions politiques
avaient été des institutions religieuses, les fêtes
des cérémonies du culte, les lois des formules sacrées,
les rois et les magistrats des prêtres. C'est pour cela encore
que la liberté individuelle avait été inconnue,
et que l'homme n'avait pas pu soustraire sa conscience elle-même
à l'omnipotence de la cité. C'est pour cela enfin que
l'État était resté borné aux limites d'une
ville, et n'avait jamais pu franchir l'enceinte que ses dieux nationaux
lui avaient tracée à l'origine. Chaque cité avait
non-seulement son indépendance politique, mais aussi son culte
et son code. La religion, le droit, le gouvernement, tout était
municipal. La cité était la seule force vive ; rien au-dessus,
rien au-dessous ; ni unité nationale ni liberté individuelle. Il nous reste à dire comment ce régime a disparu, c'est-à-dire comment, le principe de l'association humaine étant changé, le gouvernement, la religion, le droit ont dépouillé ce caractère municipal qu'ils avaient eu dans l'antiquité. La ruine du régime politique que la Grèce et l'Italie avaient créé, peut se rapporter à deux causes principales. L'une appartient à l'ordre des faits moraux et intellectuels, l'autre à l'ordre des faits matériels ; la première est la transformation des croyances, la seconde est la conquête romaine. Ces deux grands faits sont du même temps ; ils se sont développés et accomplis ensemble pendant la série de six siècles qui précède notre ère. La religion primitive, dont les symboles étaient la pierre immobile du foyer et le tombeau des ancêtres, religion qui avait constitué la famille antique et organisé ensuite la cité, s'altéra avec le temps et vieillit. L'esprit humain grandit en force et se fit de nouvelles croyances. On commença à avoir l'idée de la nature immatérielle ; la notion de l'âme humaine se précisa, et presque en même temps celle d'une intelligence divine surgit dans les esprits. Que dut-on penser alors des divinités du premier âge, de ces morts qui vivaient dans le tombeau, de ces dieux Lares qui avaient été des hommes, de ces ancêtres sacrés qu'il fallait continuer à nourrir d'aliments ? Une telle foi devint impossible. De pareilles croyances n'étaient plus au niveau de l'esprit humain. Il est bien vrai que ces préjugés, si grossiers qu'ils fussent, ne furent pas aisément arrachés de l'esprit du vulgaire; ils y régnèrent longtemps encore ; mais dès le cinquième siècle avant notre ère, les hommes qui réfléchissaient s'étaient affranchis de ces erreurs. Ils comprenaient autrement la mort. Les uns croyaient à l'anéantissement, les autres à une seconde existence toute spirituelle dans un monde des âmes; dans tous les cas ils n'admettaient plus que le mort vécût dans la tombe ; se nourrissant d'offrandes. On commençait aussi à se faire une idée trop haute du divin pour qu'on pût persister à croire que les morts fussent des dieux. On se figurait au contraire l'âme humaine allant chercher dans les Champs-Élysées sa récompense ou allant payer la peine de ses fautes ; et par un notable progrès, on ne divinisait plus parmi les hommes que ceux que la reconnaissance ou la flatterie faisait mettre au-dessus de l'humanité. L'idée de la divinité se transformait peu à peu, par l'effet naturel de la puissance plus grande de l'esprit. Cette idée, que l'homme avait d'abord appliquée à la force invisible qu'il sentait en lui-même, il la transporta aux puissances incomparablement plus grandes qu'il voyait dans la nature, en attendant qu'il s'élevât jusqu'à la conception d'un être qui fût en dehors et au-dessus de la nature. Alors les dieux Lares et les Héros perdirent l'adoration de tout ce qui pensait. Quant au foyer, qui ne paraît avoir eu de sens qu'autant qu'il se rattachait au culte des morts, il perdit aussi son prestige. On continua à avoir dans la maison un foyer domestiqué, à le saluer, à l'adorer, à lui offrir la libation ; mais ce n'était plus qu'un culte d'habitude, qu'aucune foi ne vivifiait plus. Le foyer des villes ou prytanée fut entraîné insensiblement dans le discrédit où tombait le foyer domestique. On ne savait plus ce qu'il signifiait ; on avait oublié que le feu toujours vivant du prytanée représentait la vie invisible des ancêtres, des fondateurs, des Héros nationaux. On continuait à entretenir ce feu, à faire les repas publics, à chanter les vieux hymnes : vaines cérémonies, dont on n'osait pas se débarrasser, mais dont nul ne comprenait plus le sens. Même les divinités de la nature, qu'on avait associées aux foyers, changèrent de caractère. Après avoir commencé par être des divinités domestiques, après être devenues des divinités de cité, elles se transformèrent encore. Les hommes finirent par s'apercevoir que les êtres différents qu'ils appelaient du nom de Jupiter, pouvaient bien n'être qu'un seul et même être ; et ainsi des autres dieux. L'esprit fut embarrassé de la multitude des divinités, et il sentit le besoin d'en réduire le nombre. On comprit que les dieux n'appartenaient plus chacun à une famille ou à une ville, mais qu'ils appartenaient tous au genre humain et veillaient sur l'univers. Les poètes allaient de ville en ville et enseignaient aux hommes, au lieu des vieux hymnes de la cité, des chants nouveaux où il n'était parlé ni des dieux Lares ni des divinités poliades, et où se disaient les légendes des grands dieux de la terre et du ciel ; et le peuple grec oubliait ses vieux hymnes domestiques ou nationaux pour cette poésie nouvelle, qui n'était pas fille de la religion, mais de l'art et de l'imagination libre. En même temps, quelques grands sanctuaires, comme ceux de Delphes et de Délos, attiraient les hommes et leur faisaient oublier les cultes locaux. Les Mystères et la doctrine qu'ils contenaient, les habituaient à dédaigner la religion vide et insignifiante de la cité. Ainsi une révolution intellectuelle s'opéra lentement et obscurément. Les prêtres mêmes ne lui opposaient pas de résistance ; car dès que tes sacrifices continuaient à être accomplis aux jours marqués, il leur semblait que l'ancienne religion était sauve ; les idées pouvaient changer et' la foi périr, pourvu que les rites ne reçussent aucune atteinte. Il arriva donc que, sans que les pratiques fussent modifiées, les croyances se transformèrent, et que la religion domestique et municipale perdit tout empire sur les âmes. Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les règles de la vieille politique. Il était impossible de toucher aux opinions des hommes sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement. Pythagore, ayant la conception vague de l'Être suprême, dédaigna les cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il. rejetât les vieux modes de gouvernement et essayât de fonder une société nouvelle. Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui règne sur tous les hommes et sur tous les êtres. En s'écartant des croyances anciennes, il s'éloigna aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du prytanée, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen ; il fuyait les assemblées et ne voulait pas être magistrat. Sa doctrine portait atteinte à la cité ; les Athéniens le frappèrent d'une sentence de mort. Les Sophistes vinrent ensuite et ils exercèrent plus d'action que ces deux grands esprits. C'étaient des hommes ardents à combattre les vieilles erreurs. Dans la lutte qu'ils engagèrent contre tout ce qui tenait au passé, ils ne ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les préjugés de la religion. Ils examinèrent et discutèrent hardiment les lois qui régissaient encore l'État et la famille. Ils allaient de ville en ville, prêchant des principes nouveaux, enseignant non pas précisément l'indifférence au juste et à l'injuste, mais une nouvelle justice, moins étroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle, et dégagée des formules des âges antérieurs. Ce fut une entreprise hardie, qui souleva une tempête de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir ni religion, ni morale, ni patriotisme. La vérité est que sur toutes ces choses ils n'avaient pas une doctrine bien arrêtée, et qu'ils croyaient avoir assez fait quand ils avaient combattu des préjugés. Ils remuaient, comme dit Platon, ce qui jusqu'alors avait été immobile. Ils plaçaient la règle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience humaine, et non pas dans les coutumes des ancêtres, dans l'immuable tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un État, il ne suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrées, mais qu'il fallait persuader les hommes et agir sur des volontés libres. A la connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et de parler, la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires avaient pour eux la tradition ; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit. Une fois que la réflexion eut été ainsi éveillée, l'homme ne voulut plus croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la bouche d'un sophiste ces belles paroles : « Vous tous qui êtes ici, je vous regarde comme parents entre vous. La nature, à défaut de la loi, vous a faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence à la nature en bien des occasions. » Opposer ainsi la nature à la loi et à la coutume, c'était s'attaquer au fondement même de la politique ancienne. En vain les Athéniens chassèrent Protagoras et brûlèrent ses écrits ; le coup était porté ; le résultat de l'enseignement des Sophistes avait été immense. L'autorité des institutions disparaissait avec l'autorité des dieux nationaux, et l'habitude du libre examen s'établissait dans les maisons et sur la place publique. Socrate, tout en réprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de douter, était pourtant de leur école. Comme eux, il repoussait l'empire de la tradition, et croyait que les règles de la conduite étaient gravées dans la conscience humaine. Une différait d'eux qu'en ce qu'il étudiait cette conscience religieusement et avec le ferme désir d'y trouver l'obligation d'être juste et de faire le bien. Il mettait la vérité au-dessus de la coutume, la justice au-dessus de la loi. Il dégageait la morale de la religion ; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un arrêt des anciens dieux ; il montra que le principe du devoir est dans l'âme de l'homme. En tout cela, qu'il le voulût ou non, il faisait la guerre aux cultes de la cité. En vain prenait-il soin d'assister à toutes les fêtes et de prendre part aux sacrifices ; ses croyances et ses paroles démentaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui était le contraire de la religion de la cité. On l'accusa avec vérité « de ne pas adorer les dieux que l'État adorait.» On le fit périr pour avoir attaqué les coutumes et les croyances des ancêtres, ou, comme on disait, pour avoir corrompu la génération présente. L'impopularité de Socrate et les violentes colères de ses concitoyens s'expliquent, si l'on songe aux habitudes religieuses de cette société athénienne, où il y avait tant de prêtres, et où ils étaient si puissants. Mais la révolution que les Sophistes avaient commencée, et que Socrate avait reprise avec plus de mesure, ne fut pas arrêtée par la mort d'un vieillard. La société grecque s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances et des vieilles institutions. Après lui, les philosophes discutèrent en toute liberté les principes et les règles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthènes, Speusippe, Aristote, Théophraste et beaucoup d'autres, écrivirent des traités sur la politique. On chercha, on examina les grands problèmes de l'organisation de l'État, de l'autorité et de l'obéissance, des obligations et des droits, se posèrent à tous les esprits. Sans doute la pensée ne peut pas se dégager aisément des liens que lui a faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des vieilles idées. L'État qu'il imagine, c'est encore la cité antique ; il est étroit ; il ne doit contenir que 5000 membres. Le gouvernement y est encore réglé par les anciens principes ; la liberté y est inconnue; le but que le législateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que la sûreté et la grandeur de l'association. La famille même est presque étouffée, pour qu'elle ne fasse pas concurrence à la cité ; l'État seul est propriétaire; seul il est libre ; seul il a une volonté ; seul il a une religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit périr. Pourtant au milieu de tout cela, les idées nouvelles se font jour. Platon proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la règle de la morale et de la politique est en nous-mêmes, que la tradition n'est rien, que c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes qu'autant qu'elles sont conformes à la nature humaine. Ces idées sont encore plus précises chez Aristote. « La loi, dit-il, c'est la raison. » Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme à la coutume des pères, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'à mesure que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de côté le respect des ancêtres : « Nos premiers pères, dit-il, qu'ils soient nés du sein de la terre ou qu'ils aient survécu à quelque déluge, ressemblaient suivant toute apparence à ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une évidente absurdité à s'en tenir à l'opinion de ces gens-là. » Aristote, comme tous les philosophes, méconnaissait absolument l'origine religieuse de la société humaine ; il ne parle pas des prytanées ; il ignore que ces cultes locaux aient été le fondement de l'État. « L'État, dit-il, n'est pas autre chose qu'une association d'êtres égaux recherchant en commun une existence heureuse et facile. » Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des sociétés, et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois sociales et l'idée de patrie (1). L'école cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-même. Diogène se vantait de n'avoir droit de cité nulle part, et Cratès disait que sa patrie à lui c'était le mépris de l'opinion des autres. Les cyniques ajoutaient cette vérité alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de l'univers et que la patrie n'est pas l'étroite enceinte d'une ville. Ils considéraient le patriotisme municipal comme un préjugé, et supprimaient du nombre des sentiments l'amour de la cité. Par dégoût ou par dédain, les philosophes s'éloignaient de plus en plus des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du citoyen ; Platon avait essayé de travailler pour l'État en le réformant. Aristote, déjà plus indifférent, se borna au rôle d'observateur et fit de l'État un objet d'étude scientifique. Les épicuriens laissèrent de côté les affaires publiques ; « n'y mettez pas la main, disait Épicure, à moins que quelque puissance supérieure ne vous y contraigne. » Les cyniques ne voulaient même pas être citoyens. Les stoïciens revinrent à la politique. Zénon, Cléanthe, Chrysippe écrivirent de nombreux traités sur le gouvernement des États. Mais leurs principes étaient fort éloignés de la vieille politique municipale. Voici en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient leurs écrits. «Zénon, dans son traité sur le gouvernement, s'est proposé de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel dème ou de telle ville, séparés les uns des autres par un droit particulier et des lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des concitoyens, comme si nous appartenions tous au même dème et à la même cité (2). » On voit par là quel chemin les idées avaient parcouru de Socrate à Zénon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il pouvait, les dieux de l'État. Platon ne concevait pas encore d'autre gouvernement que celui d'une cité. Zénon passe par-dessus ces étroites limites de l'association humaine. Il dédaigne les divisions que la religion des vieux âges a établies. Comme il conçoit le Dieu de l'univers, il a aussi l'idée d'un État où entrerait le genre humain tout entier (3). Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoïcisme, en élargissant l'association humaine, émancipe l'individu. Comme il repousse la religion de la cité, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que la personne humaine soit sacrifiée à l'État. Il distingue et sépare nettement ce qui doit rester libre dans l'homme, et il affranchit au moins la conscience. Il dit à l'homme qu'il doit se renfermer en lui-même, trouver en lui le devoir, la vertu, la récompense. Il ne lui défend pas de s'occuper des affaires publiques ; il l'y invite même, mais en l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son amélioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa conscience doit rester indépendante. Grand principe, que la cité antique avait toujours méconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des règles les plus saintes de la politique. On commence alors à comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs envers l'État, d'autres vertus que les vertus civiques. L'âme s'attache à d'autres objets qu'à la patrie. La cité ancienne avait été si puissante et si tyrannique, que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de toutes ses vertus ; elle avait été la règle du beau et du bien, et il n'y avait eu d'héroïsme que pour elle. Mais voici que Zénon enseigne à l'homme qu'il a une dignité, non de citoyen, mais d'homme ; qu'outre ses devoirs envers la loi, il en a envers lui-même, et que le suprême mérite n'est pas de vivre au de mourir pour l'Etat, mais d'être vertueux et de plaire à la divinité. Vertus un peu égoïstes et qui laissèrent tomber l'indépendance nationale et la liberté, mais par lesquelles l'individu grandit. Les vertus publiques allèrent dépérissant, mais les vertus personnelles se dégagèrent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord à lutter, soit contre la corruption générale, soit contre le despotisme. Mais elles s'enracinèrent peu à peu dans l'humanité ; à la longue elles devinrent une puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien que les règles de la politique fussent modifiées pour qu'une place libre leur fût faite. Ainsi se transformèrent peu à peu les croyances ; la religion municipale, fondement de la cité, s'éteignit ; le régime municipal, tel que les anciens l'avaient conçu, dut tomber avec elle. On se détachait insensiblement de ces règles rigoureuses et de ces formes étroites du gouvernement. Des idées plus hautes sollicitaient les hommes à former des sociétés plus grandes. On était entraîné vers l'unité ; ce fut l'aspiration générale des deux siècles qui précédèrent notre ère. Il est vrai que les fruits que portent ces révolutions de l'intelligence, sont très lents à mûrir. Mais nous allons voir, en étudiant la conquête romaine, que les événements marchaient dans le même sens que les idées, qu'ils tendaient comme elles à la ruine du vieux régime municipal, et qu'ils préparaient de nouveaux modes de gouvernement. |
Chapitre II. – La conquête romaine. |
Il
paraît au premier abord bien surprenant que parmi les mille cités
de la Grèce et d'Italie il s'en soit trouvé une qui ait
été capable d'assujettir toutes les autres. Ce grand événement
est pourtant explicable par les causes ordinaires qui déterminent
la marche des affaires humaines. La sagesse de Rome a consisté,
comme toute sagesse, à profiter des circonstances favorables
qu'elle rencontrait. On peut distinguer dans l'œuvre de la conquête romaine deux périodes. L'une concorde avec le temps où le vieil esprit municipal avait encore beaucoup de force ; c'est alors que Rome eut à surmonter le plus d'obstacles. La seconde appartient au temps où l'esprit municipal était fort affaibli ; la conquête devint alors facile et s'accomplit rapidement. 1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome. Les origines de Rome et
la composition de son peuple sont dignes de remarque. Elles expliquent
le caractère particulier de sa politique et le rôle exceptionnel
qui lui fut dévolu, dès le commencement, au milieu des
autres cités. 2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus-Christ). Pendant les siècles
où la religion municipale était partout en vigueur,
Rome régla sa politique sur elle. 3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ). Pendant que Rome s'agrandissait
ainsi lentement, par les moyens que la religion et les idées
d'alors mettaient à sa disposition, une série de changements
sociaux et politiques se déroulait dans toutes les cités
et dans Rome même, transformant à la fois le gouvernement
des hommes et leur manière de penser. Nous avons retracé
plus haut cette révolution ; ce qu'il importe de remarquer
ici, c'est qu'elle coïncide avec le grand développement
de la puissance romaine. Ces deux faits qui se sont produits en même
temps, n'ont pas été sans avoir quelque action l'un
sur l'autre. Les conquêtes de Rome n'auraient pas été
si faciles, si le vieil esprit municipal ne s'était pas alors
éteint partout ; et l'on peut croire aussi que le régime
municipal ne serait pas tombé si tôt, si la conquête
romaine ne lui avait pas porté le dernier coup. 4° Rome détruit partout le régime municipal. Les institutions de la cité
antique avaient été affaiblies et comme épuisées
par une série de révolutions. La domination romaine
eut pour premier résultat d'achever de les détruire,
et d'effacer ce qui en subsistait encore. C'est ce qu'on peut voir
en observant la condition des peuples soumis à Rome. 5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité romaine. On vient de voir combien la condition de sujet de Rome était déplorable, et combien le sort du citoyen devait être envié. La vanité n'avait pas seule à souffrir ; il y allait des intérêts les plus réels et les plus chers. Qui n'était pas citoyen romain n'était réputé ni mari ni père ; il ne pouvait être légalement ni propriétaire ni héritier. Telle était la valeur du titre de citoyen romain que sans lui on était en dehors du droit, et que par lui on entrait dans la société régulière. Il arriva donc que ce titre devint l'objet des plus vifs désirs des hommes. Le Latin, l'Italien, le Grec, plus tard l'Espagnol et le Gaulois aspirèrent à être citoyens romains, seul moyen d'avoir des droits et de compter pour quelque chose. Tous, l'un après l'autre, à peu près dans l'ordre où ils étaient entrés dans l'empire de Rome, travaillèrent à entrer dans la cité romaine, et, après de longs efforts, y réussirent.Cette lente introduction des peuples dans l'État romain est le dernier acte de la longue histoire de la transformation sociale des anciens. Pour observer ce grand événement dans toutes ses phases successives, il faut le voir commencer au quatrième siècle avant notre ère. Le Latium avait été soumis ; des quarante petits peuples qui l'habitaient, Rome en avait exterminé la moitié, en avait dépouillé quelques-uns de leurs terres, et avait laissé aux autres le titre d'alliés. En 347, ceux-ci s'aperçurent que l'alliance était toute à leur détriment, qu'il leur fallait obéir en tout, et qu'ils étaient condamnés à prodiguer chaque année leur sang et leur argent pour le seul profit de Rome. Ils se coalisèrent ; leur chef Annius formula ainsi leurs réclamations dans le Sénat de Rome : « Qu'on nous donne l'égalité ; ayons mêmes lois ; ne formons avec vous qu'un seul État, una civitas; n'ayons qu'un seul nom, et qu'on nous appelle tous également Romains.» Annius énonçait ainsi dès l'année 347 le vœu que tous les peuples de l'empire conçurent l'un après l'autre, et qui ne devait être complètement réalisé qu'après cinq siècles et demi. Alors une telle pensée était bien nouvelle, bien inattendue ; les Romains la déclarèrent monstrueuse et criminelle ; elle était en effet contraire à la vieille religion et aux vieux droits des cités. Le consul Manlius répondit que, s'il arrivait qu'une telle proposition fût acceptée, lui, consul, tuerait de sa main le premier Latin qui viendrait siéger dans le Sénat ; puis, se tournant vers l'autel, il prit le dieu à témoin, disant : « Tu as entendu, ô Jupiter, les paroles impies qui sont sorties de la bouche de cet homme ! Pourras-tu tolérer, ô dieu, qu'un étranger vienne s'asseoir dans ton temple sacré, comme sénateur, comme consul ? » Manlius exprimait ainsi le vieux sentiment de répulsion qui séparait le citoyen de l'étranger. Il était l'organe de l'antique loi religieuse, qui prescrivait que l'étranger fût détesté des hommes, parce qu'il était maudit des dieux de la cité. Il lui paraissait impossible qu'un Latin fût sénateur, parce que le lieu de réunion du Sénat était un temple, et que les dieux romains ne pouvaient pas souffrir dans leur sanctuaire la présence d'un étranger. La guerre s'ensuivit ; les Latins vaincus firent dédition, c'est-à-dire livrèrent aux Romains leurs villes, leurs cultes, leurs lois, leurs terres. Leur position était cruelle. Un consul dit dans le Sénat que, si l'on ne voulait pas que Rome fût entourée d'un vaste désert, il fallait régler le sort des Latins avec quelque clémence. Tite-Live n'explique pas clairement ce qui fut fait ; s'il faut l'en croire, on donna aux Latins le droit de cité romaine, mais sans y comprendre, dans l'ordre politique le droit de suffrage, ni dans l'ordre civil le droit de mariage ; on peut noter en outre que ces nouveaux citoyens n'étaient pas comptés dans le cens. On voit bien que le Sénat trompait les Latins, en leur appliquant le nom de citoyens romains; ce titre déguisait une véritable sujétion, puisque les hommes qui le portaient avaient les obligations du citoyen sans en avoir les droits. Cela est si vrai que plusieurs villes latines se révoltèrent pour qu'on leur retirât ce prétendu droit de cité. Une centaine d'années se passent, et, sans que Tite-Live nous en avertisse, on reconnaît bien que Rome a changé de politique. La condition de Latins ayant droit de cité sans suffrage et sans connubium, n'existe plus. Rome leur a repris ce titre de citoyen, ou plutôt elle a fait disparaître ce mensonge, et elle s'est décidée à rendre aux différentes villes leur gouvernement municipal, leurs lois, leurs magistratures. Mais par un trait de grande habileté, Rome ouvrait une porte qui, si étroite qu'elle fût, permettait aux sujets d'entrer dans la cité romaine. Elle accordait que tout Latin qui aurait exercé une magistrature dans sa ville natale, fût citoyen romain à l'expiration de sa charge (33). Cette fois, le don du droit de cité était complet et sans réserve : suffrages, magistratures, cens, mariage, droit privé, tout s'y trouvait. Rome se résignait à partager avec l'étranger sa religion, son gouvernement, ses lois ; seulement, ses faveurs étaient individuelles et s'adressaient, non à des villes entières, mais à quelques hommes dans chacune d'elles. Rome n'admettait dans son sein que ce qu'il y avait de meilleur, de plus riche, de plus considéré dans le Latium. Ce droit de cité devint alors précieux, d'abord parce qu'il était complet, ensuite parce qu'il était un privilège. Par lui, on figurait dans les comices de la ville la plus puissante de l'Italie ; on pouvait être consul, et commander des légions. Il avait aussi de quoi satisfaire les ambitions plus modestes ; grâce à lui, on pouvait s'allier par mariage à une famille romaine ; on pouvait s'établir à Rome et y être propriétaire ; on pouvait faire le négoce dans Rome, qui devenait déjà l'une des premières places de commerce du monde. On pouvait entrer dans les compagnies de publicains, c'est-à-dire prendre part aux énormes bénéfices que procurait la perception des impôts ou la spéculation sur les terres de l'ager publicus. En quelque lieu qu'on habitât, on était protégé très efficacement ; on échappait à l'autorité des magistrats municipaux, et l'on était à l'abri des caprices des magistrats romains eux-mêmes. A être citoyen de Rome on gagnait honneurs, richesse, sécurité. Les Latins se montrèrent donc empressés à rechercher ce titre et usèrent de toutes sortes de moyens pour l'acquérir. Un jour que Rome voulut se montrer un peu sévère, elle découvrit que 12.000 d'entre eux l'avaient obtenu par fraude. Ordinairement Rome fermait les yeux, songeant que par là sa population s'augmentait et que les pertes de la guerre étaient réparées. Mais les villes latines souffraient ; leurs plus riches habitants devenaient citoyens romains, et le Latium s'appauvrissait. L'impôt, dont les plus riches étaient exempts à titre de citoyens romains, devenait de plus en plus lourd, et le contingent de soldats qu'il fallait fournir à Rome était chaque année plus difficile à compléter. Plus était grand le nombre de ceux qui obtenaient le droit de cité, plus était dure la condition de ceux qui ne l'avaient pas. Il vint un temps où les villes latines demandèrent que ce droit de cité cessât d'être un privilège. Les villes italiennes qui, soumises depuis deux siècles, étaient à peu près dans la même condition que les villes latines, et voyaient aussi leurs plus riches habitants les abandonner pour devenir romains, réclamèrent pour elles ce droit de cité. Le sort des sujets ou des alliés était devenu d'autant moins supportable à cette époque, que la démocratie romaine agitait alors la grande question des lois agraires. Or le principe de toutes ces lois était que ni le sujet ni l'allié ne pouvait être propriétaire du sol, sauf un acte formel de la cité, et que la plus grande partie des terres italiennes appartenait à la république ; un parti demandait donc que ces terres, qui étaient occupées presque toutes par des Italiens, fussent reprises par l'État et partagées entre les pauvres de Rome. Les Italiens étaient donc menacés d'une ruine générale ; ils sentaient vivement le besoin d'avoir des droits civils, et ils ne pouvaient en avoir qu'en devenant citoyens romains. La guerre qui s'ensuivit fut appelée la guerre sociale ; c'étaient les alliés de Rome qui prenaient les armes pour ne plus être alliés et devenir romains. Rome victorieuse fut pourtant contrainte d'accorder ce qu'on lui demandait, et les Italiens reçurent le droit de cité. Assimilés dès lors aux Romains, ils purent voter au forum ; dans la vie privée, ils furent régis par les lois romaines ; leur droit sur le sol fut reconnu, et la terre italienne, â l'égal de la terre romaine, put être possédée en propre. Alors s'établit le jus italicum, qui était le droit, non de la personne italienne, puisque l'italien était devenu romain, mais du sol italique, qui fut susceptible de propriété, comme s'il était ager romanus (34). A partir de ce temps-là, l'Italie entière forma un seul État. Il restait encore à faire entrer dans l'unité romaine les provinces. Il faut faire une distinction entre les provinces d'Occident et la Grèce. A l'Occident étaient la Gaule et l'Espagne qui, avant la conquête, n'avaient pas connu le véritable régime municipal. Rome s'attacha à créer ce régime chez ces peuples, soit qu'elle ne crût pas possible de les gouverner autrement, soit que, pour les assimiler peu à peu aux populations italiennes, il fallût les faire passer par la même route que ces populations avaient suivie. De là vient que les empereurs, qui supprimaient toute vie politique à Rome, entretenaient avec soin les formes de la liberté municipale dans les provinces. Il se forma ainsi des cités en Gaule ; chacune d'elles eut son Sénat, son corps aristocratique, ses magistratures électives ; chacune eut même son culte local, son Genius, sa divinité poliade, à l'image de ce qu'il y avait dans l'ancienne Grèce et l'ancienne Italie. Or ce régime municipal qu'on établissait ainsi, n'empêchait pas les hommes d'arriver à la cité romaine ; il les y préparait au contraire. Une hiérarchie habilement combinée entre ces villes marquait les degrés par lesquels elles devaient s'approcher in sensiblement de Rome pour s'assimiler enfin à elle. On distinguait :1 ° les alliés, qui avaient un gouvernement et des lois propres, et nul lien de droit avec les citoyens romains ; 2° les colonies, qui jouissaient du droit civil des Romains, sans en avoir les droits politiques ; 3° les villes de droit italique, c'est-à-dire celles à qui la faveur de Rome avait accordé le droit de propriété complète sur leurs terres, comme si ces terres eussent été en Italie ; 4° les villes de droit latin, c'est-à-dire celles dont les habitants pouvaient, suivant l'usage autrefois établi dans le Latium, devenir citoyens romains, après avoir exercé une magistrature municipale. Ces distinctions étaient si profondes qu'entre personnes de deux catégories différentes il n'y avait ni mariage possible ni aucune relation légale. Mais les empereurs eurent soin que les villes pussent s'élever, à la longue et d'échelon en échelon, de la condition de sujet ou d'allié au droit italique, du droit italique au droit latin. Quand une ville en était arrivée là, ses principales familles devenaient romaines l'une après l'autre. La Grèce entra aussi peu à peu dans l'État romain. Chaque ville conserva d'abord les formes et les rouages du régime municipal. Au moment de la conquête, la Grèce s'était montrée désireuse de garder son autonomie ; on la lui laissa, et plus longtemps peut-être qu'elle ne l'eût voulu. Au bout de peu de générations, elle aspira à se faire romaine ; la vanité, l'ambition, l'intérêt y travaillèrent. Les Grecs n'avaient pas pour Rome cette haine que l'on porte ordinairement à un maître étranger ; ils l'admiraient, ils avaient pour elle de la vénération ; d'eux-mêmes ils lui vouaient un culte, et lui élevaient des temples comme à un dieu. Chaque ville oubliait sa divinité poliade et adorait à sa place la déesse Rome et le dieu César ; les plus belles fêtes étaient pour eux, et les premiers magistrats n'avaient pas de fonction plus haute que celle de célébrer en grande pompe les jeux Augustaux. Les hommes s'habituaient ainsi à lever les yeux au-dessus de leurs cités ; ils voyaient dans Rome la cité par excellence, la vrai patrie, le prytanée de tous les peuples. La ville où l'on était né paraissait petite : ses intérêts n'occupaient plus la pensée ; les honneurs qu'elle donnait ne satisfaisaient plus l'ambition. On ne s'estimait rien, si l'on n'était pas citoyen romain. Il est vrai que, sous les empereurs, ce titre ne conférait plus de droits politiques, mais il offrait de plus solides avantages, puisque l'homme qui en était revêtu acquérait en même temps le plein droit de propriété, le droit d'héritage, le droit de mariage, l'autorité paternelle et tout le droit privé de Rome. Les lois que chacun trouvait dans sa ville, étaient des lois variables et sans fondement, qui n'avaient qu'une valeur de tolérance ; le Romain les méprisait et le Grec lui-même les estimait peu. Pour avoir des lois fixes, reconnues de tous et vraiment saintes, il fallait avoir les lois romaines. On ne voit pas que ni la Grèce entière ni même une ville grecque ait formellement demandé ce droit de cité si désiré : mais les hommes travaillèrent individuellement à l'acquérir, et Rome s'y prêta d'assez bonne grâce. Les uns l'obtinrent de la faveur de l'empereur ; d'autres l'achetèrent ; on l'accorda à ceux qui donnaient trois enfants à la société, ou qui servaient dans certains corps de l'armée ; quelquefois il suffit pour l'obtenir d'avoir construit un navire de commerce d'un tonnage déterminé, ou d'avoir porté du blé à Rome. Un moyen facile et prompt de l'acquérir était de se vendre comme esclave à un citoyen romain ; car l'affranchissement dans les formes légales conduisait au droit de cité (35). L'homme qui possédait le titre de citoyen romain ne faisait plus partie civilement ni politiquement de sa ville natale. Il pouvait continuer à l'habiter, mais il y était réputé étranger ; il n'était plus soumis aux lois de la ville, n'obéissait plus à ses magistrats, n'en supportait plus les charges pécuniaires (36). C'était la conséquence du vieux principe qui ne permettait pas qu'un même homme appartint à deux cités à la fois (37). Il arriva naturellement qu'après quelques générations il y eut dans chaque ville grecque un assez grand nombre d'hommes, et c'étaient ordinairement les plus riches, qui ne reconnaissaient ni le gouvernement ni le droit de cette ville. Le régime municipal périt ainsi lentement, et comme de mort naturelle. Il vint un jour où la cité fut un cadre qui ne renferma plus rien, où les lois locales ne s'appliquèrent presque plus à personne, où les juges municipaux n'eurent plus de justiciables. Enfin, quand huit ou dix générations eurent soupiré après le droit de cité romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l'eut obtenu, alors parut un décret impérial qui l'accorda à tous les hommes libres sans distinction. Ce qui est étrange ici, c'est qu'on ne peut dire avec certitude ni la date de ce décret ni le nom du prince qui l'a porté. On en fait honneur avec quelque vraisemblance à Caracalla, c'est-à-dire à un prince qui n'eut jamais de vues bien élevées ; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une simple mesure fiscale. On ne rencontre guère dans l'histoire de décrets plus importants que celui-là : il supprimait la distinction qui existait depuis la conquête romaine entre le peuple dominateur et les peuples sujets ; il faisait même disparaître la distinction beaucoup plus vieille que la religion et le droit avaient marquée entre les cités. Cependant les historiens de ce temps-là n'en ont pas pris note, et nous ne le connaissons que par deux textes vagues des jurisconsultes et une courte indication de Dion Cassius (38). Si ce décret n'a pas frappé les contemporains et n'a pas été remarqué de ceux qui écrivaient alors l'histoire, c'est que le changement dont il était l'expression légale était achevé depuis longtemps. L'inégalité entre les citoyens et les sujets s'était affaiblie à chaque génération et s'était peu à peu effacée. Le décret put passer inaperçu, sous le voile d'une mesure fiscale ; il proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui était déjà un fait accompli. Le titre de citoyen commença alors à tomber en désuétude, ou, s'il fut encore employé, ce fut pour désigner la condition d'homme libre opposée à celle d'esclave. A partir de ce temps-là, tout ce qui faisait partie de l'empire romain, depuis l'Espagne j usqu'à l'Euphrate, forma véritablement un seul peuple et un seul État. La distinction des cités avait disparu ; celle des nations n'apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants de cet immense empire étaient également romains. Le Gaulois abandonna son nom de Gaulois et prit avec empressement celui de Romain ; ainsi fit l'Espagnol ; ainsi fit l'habitant de la Thrace ou de la Syrie. Il n'y eut plus qu'un seul nom, qu'une seule patrie, qu'un seul gouvernement, qu'un seul droit. On voit combien la cité romaine s'était développée d'âge en âge. A l'origine elle n'avait contenu que des patriciens et des clients ; ensuite la classe plébéienne y avait pénétré, puis les Latins, puis les Italiens; enfin vinrent les provinciaux. La conquête n'avait pas suffi à opérer ce grand changement. Il avait fallu la lente transformation des idées, les concessions prudentes mais non interrompues des empereurs, et l'empressement des intérêts individuels. Alors toutes les cités disparurent peu à peu ; et la cité romaine, la dernière debout, se transforma elle-même si bien qu'elle devint la réunion d'une douzaine de grands peuples sous un maître unique. Ainsi tomba le régime municipal. Il n'entre pas dans notre sujet de dire par quel système de gouvernement ce régime fut remplacé, ni de chercher si ce changement fut d'abord plus avantageux que funeste aux populations. Nous devons nous arrêter au moment où les vieilles formes sociales que l'antiquité avait établies furent effacées pour jamais. |
Chapitre III. – Le christianisme change les conditions du gouvernement. |
La
victoire du christianisme marque la fin de la société
antique. Ce n'est qu'avec la religion nouvelle que s'achève cette
transformation sociale que nous avons vue commencer six ou sept siècles
avant notre ère. Pour savoir combien le christianisme a changé les règles de la politique, il suffit de se rappeler que l'ancienne société avait été constituée par une vieille religion dont le principal dogme était que chaque dieu protégeait exclusivement une famille ou une cité, et n'existait que pour elle. C'était le temps des dieux domestiques et des divinités poliades. Cette religion avait enfanté le droit ; les relations entre les hommes, la propriété, l'héritage, la procédure, tout s'était trouvé réglé, non par les principes de l'équité naturelle, mais par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte. C'était elle aussi qui avait établi un gouvernement parmi les hommes : celui du père dans la famille, celui du roi ou du magistrat dans la cité. Tout était venu de la religion, c'est-à-dire de l'opinion que l'homme se faisait de la divinité. Religion, droit, gouvernement s'étaient confondus et n'avaient été qu'une même chose sous trois aspects divers. Nous avons cherché à mettre en lumière ce régime social des anciens, où la religion était maîtresse absolue dans la vie privée et dans la vie publique ; où l'État était une communauté religieuse, le roi un pontife, le magistrat un prêtre, la loi une formule sainte; où le patriotisme était de la piété, l'exil une excommunication; où la liberté individuelle était inconnue, où l'homme était asservi à l'État de l'âme, par son corps, par ses biens ; où la haine était obligatoire contre l'étranger, où la notion du droit et du devoir, de la justice et de l'affection s'arrêtait aux limites de la cité ; où l'association humaine était nécessairement bornée dans une certaine circonférence autour d'un prytanée, et où l'on ne voyait pas la possibilité de fonder des sociétés plus grandes. Tels furent les traits caractéristiques de la société grecque et italienne pendant une période dont on peut évaluer l'étendue à quinze siècles. Mais peu à peu, nous l'avons vu, la société se modifia. Des changements s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en même temps que dans les croyances. Déjà dans les cinq siècles qui précèdent le christianisme, l'alliance n'était plus aussi intime entre la religion d'une part, le droit et la politique de l'autre. Les efforts des classes opprimées, le renversement de la caste sacerdotale, le travail des philosophes, le progrès de la pensée avaient ébranlé les vieux principes de l'association humaine. On avait fait d'incessants efforts pour s'affranchir de l'empire de cette religion, à laquelle l'homme ne pouvait plus croire; le droit et la politique s'étaient peu à peu dégagés de ses liens. Seulement, cette espèce de divorce venait de l'effacement de l'ancienne religion; si le droit et la politique commençaient à être quelque peu indépendants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des croyances ; si la société n'était plus gouvernée par la religion, cela tenait uniquement à ce que la religion n'avait plus de force. Or il vint un jour où le sentiment religieux reprit vie et vigueur, et où, sous la forme chrétienne, la croyance ressaisit l'empire de l'âme. N'allait-on pas voir alors reparaître l'antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi et de la loi ? Avec le christianisme, non seulement le sentiment religieux fut ravivé, il prit encore une expression plus haute et moins matérielle. Tandis qu'autrefois on s'était fait des dieux de l'âme humaine ou des grandes forces physiques, on commença à concevoir Dieu comme véritablement étranger, par son essence, à la nature humaine d'une part, au monde de l'autre. Le Divin fut décidément placé en dehors de la nature visible et au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois chaque homme s'était fait son dieu, et qu'il y en avait eu autant que de familles et de cités, Dieu apparut alors comme un être unique, immense, universel, seul animant les mondes, et seul devant remplir le besoin d'adoration qui est en l'homme. Au lieu qu'autrefois la religion, chez les peuples de la Grèce et de l'Italie, n'était guère autre chose qu'un ensemble de pratiques, une série de rites que l'on répétait sans y voir aucun sens, une suite de formules que souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait vieilli, une tradition qui se transmettait d'âge en âge et ne tenait son caractère sacré que de son antiquité, au lieu de cela, la religion fut un ensemble de dogmes et un grand objet proposé à la foi. Elle ne fut plus extérieure ; elle siégea surtout dans la pensée de l'homme. Elle ne fut plus matière ; elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de l'adoration ; l'homme ne donna plus à Dieu l'aliment et le breuvage ; la prière ne fut plus une formule d'incantation ; elle fut un acte de foi et une humble demande. L'âme fut dans une autre relation avec la divinité : la crainte des dieux fut remplacée par l'amour de Dieu. Le christianisme apportait encore d'autres nouveautés. Il n'était la religion domestique d'aucune famille, la religion nationale d'aucune cité ni d'aucune race. Il n'appartenait ni à une caste ni à une corporation. Dès son début, il appelait à lui l'humanité entière. Jésus-Christ disait à ses disciples: Allez et instruisez tous les peuples. Ce principe était si extraordinaire et si inattendu que les premiers disciples eurent un moment d'hésitation ; on peut voir dans les Actes des apôtres que plusieurs se refusèrent d'abord à propager la nouvelle doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne voulait pas être adoré par des étrangers ; comme les Romains et les Grecs des temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que propager le nom et le culte de ce dieu c'était se dessaisir d'un bien propre et d'un protecteur spécial, et qu'une telle propagande était à la fois contraire au devoir et à l'intérêt. Mais Pierre répliqua à ces disciples : « Dieu ne fait pas de différence entre les gentils et nous. » Saint Paul se plut à répéter ce grand principe en toute occasion et sous toute espèce de forme : « Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la foi.... Dieu n'est-il Dieu que des Juifs ? non certes, il l'est aussi des gentils... Les gentils sont appelés au même héritage que les Juifs. » Il y avait en tout cela quelque chose de très nouveau. Car partout, dans le premier âge de l'humanité, on avait conçu la divinité comme s'attachant spécialement à une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les Athéniens à la Pallas Athénienne, les Romains au Jupiter Capitolin. Le droit de pratiquer un culte était un privilège. L'étranger était repoussé des temples ; le non Juif ne pouvait pas entrer dans le temple des Juifs ; le Lacédémonien n'avait pas le droit d'invoquer Pallas athénienne. Il est juste de dire que, dans les siècles qui précédèrent le christianisme, tout ce qui pensait s'insurgeait déjà contre ces règles étroites. Les Juifs commençaient à admettre l'étranger dans leur religion ; les Grecs et les Romains l'admettaient dans leurs cités. La philosophie avait enseigné maintes fois depuis Anaxagore que le Dieu de l'univers reçoit les hommages de toutes les nations ; mais la philosophie n'aboutissait pas à une foi bien vive. Il y avait bien aussi en Grèce une religion qui ne tenait presque aucun compte des distinctions de cités, celle d'Éleusis; mais encore fallait-il obtenir d'y être initié. Il y avait aussi des cultes qui, depuis plusieurs siècles, se propageaient à travers les nations, comme celui de Sérapis et celui de Cybèle ; mais ces cultes ne s'emparaient pas de l'âme tout entière ; ils s'associaient et s'ajoutaient aux vieilles religions au lieu de les remplacer. Le christianisme pour la première fois en Occident, fit adorer à l'homme un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu qui était à tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait ni les races, ni les familles, ni les États. Pour ce Dieu il n'y avait plus d'étrangers. L'étranger ne profanait plus le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule présence. Le temple fut ouvert à quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d'être héréditaire, parce que la religion n'était plus un patrimoine. Le culte ne fut plus tenu secret ; les rites, les prières, les dogmes ne furent plus cachés ; au contraire, il y eut désormis un enseignement religieux, qui ne se donna pas seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus éloignés, qui alla chercher les plus indifférents. L'esprit de propagande remplaça la loi d'exclusion. Cela eut de grandes conséquences, tant pour les relations entre les peuples que pour le gouvernement des États. Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine ; elle ne fit plus un devoir au citoyen de détester l'étranger; il fut de son essence, au contraire, de lui enseigner qu'il avait envers l'étranger, envers l'ennemi, des devoirs de justice et même de bienveillance. Les barrières entre les peuples et les races furent ainsi abaissées ; le pomoerium disparut ; « Jésus-Christ, dit l'apôtre, a rompu la muraille de séparation et d'inimitié. » « Il y a plusieurs membres, dit-il encore; mais tous ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil , ni Juif ; ni circoncis, ni incirconcis; ni barbare, ni scythe. Tout le genre humain est ordonné dans l'unité. » On enseigna même aux peuples qu'ils descendaient tous d'un même père commun. Avec l'unité de Dieu, l'unité de la race humaine apparut aux esprits ; et ce fut dès lors une nécessité de la religion de défendre à l'homme de haïr les autres hommes. Pour ce qui est du gouvernement de l'État, on peut dire que le christianisme l'a transformé dans son essence, précisément parce qu'il ne s'en est pas occupé. Dans les vieux âges, la religion et l'État ne faisaient qu'un, chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait son peuple ; le même code réglait les relations entre les hommes et les devoirs envers les dieux de la cité. La religion commandait alors à l'État, et lui désignait ses chefs par la voie du sort ou par celle des auspices ; l'État, à son tour intervenait dans le domaine de la conscience et punissait toute infraction aux rites et au culte de la cité. Au lieu de cela, Jésus-Christ enseigne que son empire n'est pas de ce monde. Il sépare la religion du gouvernement. La religion, n'étant plus terrestre, ne se mêle plus que le moins qu'elle peut aux choses de la terre. Jésus-Christ ajoute: « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » C'est la première fois que l'on distingue si nettement Dieu de l'État. Car César, à cette époque, était encore le grand pontife, le chef et le principal organe de la religion romaine ; il était le gardien et l'interprète des croyances ; il tenait dans ses mains le culte et le dogme. Sa personne même était sacrée et divine ; car c'était précisément un des traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs de la royauté antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractère divin que l'antiquité avait attaché aux rois-pontifes et aux prêtres-fondateurs. Mais voici que Jésus-Christ brise cette alliance que le paganisme et l'empire voulaient renouer ; il proclame que la religion n'est plus l'État, et qu'obéir à César n'est plus la même chose qu'obéir à Dieu. Le christianisme renverse les cultes locaux, éteint les prytanées, brise les divinités poliades. Il fait plus : il ne prend pas pour lui l'empire que ces cultes avaient exercé sur la société civile. Il professe qu'entre l'État et la religion il n'y a rien de commun ; il sépare ce que toute l'antiquité avait confondu. On peut d'ailleurs remarquer que pendant trois siècles, la religion nouvelle vécut tout à fait en dehors de l'action de l'État ; elle sut se passer de sa protection et lutter même contre lui. Ces trois siècles établirent un abîme entre le domaine du gouvernement et le domaine de la religion. Et comme le souvenir de cette glorieuse époque n'a pas pu s'effacer, il s'en est suivi que cette distinction est devenue une vérité vulgaire et incontestable que rien n'a pu déraciner. Ce principe fut fécond en grands résultats. D'une part, la politique fut définitivement affranchie des règles strictes que l'ancienne religion lui avait tracées. On put gouverner les hommes, sans avoir à se plier à des usages sacrés, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La politique fut plus libre dans ses allures ; aucune autre autorité que celle de la loi morale ne la gêna plus. D'autre part, si l'État fut plus maître en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié de l'homme lui échappa Le christianisme enseignait que l'homme n'appartenait plus à la société que par une partie de lui-même, qu'il était engagé à elle par son corps et par ses intérêts matériels, que, sujet d'un tyran, il devait se soumettre, que, citoyen d'une république, il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son âme, il était libre et n'était engagé qu'à Dieu. Le stoïcisme avait marqué déjà cette séparation ; il avait rendu l'homme à lui-même, et avait fondé la liberté intérieure. Mais de ce qui n'était que l'effort d'énergie d'une secte courageuse, le christianisme fit la règle universelle et inébranlable des générations suivantes ; de ce qui n'était que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l'humanité. Si maintenant on se rappelle ce qui a été dit plus haut sur l'omnipotence de l'État chez les anciens, si l'on songe à quel point la cité, au nom de son caractère sacré et de la religion qui était inhérente à elle, exerçait un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a été la source d'où a pu venir la liberté de l'individu. Une fois que l'âme s'est trouvée affranchie, le plus difficile était fait, et la liberté est devenue possible dans l'ordre social. Les sentiments et les mœurs se sont alors transformés aussi bien que la politique. L'idée qu'on se faisait des devoirs du citoyen s'est affaiblie. Le devoir par excellence n'a plus consisté à donner son temps, ses forces et sa vie à l'État. La politique et la guerre n'ont plus été le tout de l'homme ; toutes les vertus n'ont plus été comprises dans le patriotisme ; car l'âme n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait d'autres obligations que celle de vivre et de mourir pour la cité. Le christianisme a distingué les vertus privées des vertus publiques. En abaissant celles-ci, il a relevé celles-là ; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen. Le droit a aussi changé de nature. Chez toutes les nations anciennes, le droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d'elle toutes ses règles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs, les Italiens et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres sacrés. Aussi chaque religion avait-elle fait le droit à son image. Le christianisme est la première religion qui n'ait pas prétendu que le droit dépendît d'elle. Il s'occupa des devoirs des hommes, non de leurs relations d'intérêts. On ne le vit régler ni le droit de propriété, ni l'ordre des successions, ni les obligations, ni la procédure. Il se plaça en dehors du droit, comme en dehors de toute chose purement terrestre. Le droit fut donc indépendant ; il put prendre ses règles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la puissante idée du juste qui est en nous. Il put se développer en toute liberté, se réformer et s'améliorer sans nul obstacle, suivre les progrès de la morale, se plier aux intérêts et aux besoins sociaux de chaque génération. L'heureuse influence de l'idée nouvelle se reconnaît bien dans l'histoire du droit romain. Durant lesquelques siècles qui précédèrent le triomphe du christianisme, le droit romain travaillait à se dégager de la religion et à se rapprocher de l'équité et de la nature ; mais il ne procédait que par des détours et par des subtilités, qui l'énervaient et affaiblissaient son autorité morale. L'œuvre de régénération du droit, annoncée par la philosophie stoïcienne, poursuivie par les nobles efforts des jurisconsultes romains, ébauchée par les artifices et les ruses du préteur, ne put réussir complètement qu'à la faveur de l'indépendance que la nouvelle religion laissait au droit. On put voir, à mesure que le christianisme conquérait la société, les codes romains admettre les règles nouvelles, non plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans hésitation. Les pénates domestiques ayant été renversés et les foyers éteints, l'antique constitution de la famille disparut pour toujours, et avec elle les règles qui en avaient découlé. Le père perdit l'autorité absolue que son sacerdoce lui avait autrefois donnée, et ne conserva que celle que la nature même lui confère pour les besoins de l'enfant. La femme, que le vieux culte plaçait dans une position inférieure au mari, devint moralement son égale. Le droit de propriété fut transformé dans son essence ; les bornes sacrées des champs disparurent ; la propriété ne découla plus de la religion, mais du travail ; l'acquisition en fut rendue plus facile, et les formalités du vieux droit furent définitivement écartées. Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa religion domestique, sa constitution et son droit furent transformés; de même que, par cela seul que l'État n'avait plus sa religion officielle, les règles du gouvernement des hommes furent changées pour toujours. Notre étude doit s'arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle s'établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de face. Telle a été la loi des temps antiques. |
Notes. |
1. Aristote,
Pol., II, 5, 12; IV, 5; IV, 7, 2; VII, 4 (VI, 4). 2. Pseudo-Plutarque, fortune d'Alexandre, 1. 3. L'idée de la cité universelle est exprimée par Sénèque, ad Marciam, 4; De tranquillitate, 14; par Plutarque, De exsilio; par Marc-Aurèle : « Comme Antonin, j'ai Rome pour patrie : comme homme, le monde. » 4. L'origine troyenne de Rome était une opinion reçue avant que Rome fût en rapports suivis avec l'Orient. Un vieux devin, dans une prédiction qui se rapportait à la seconde guerre punique, donnait au Romain l'épithète de trojugena. Tite-Live, XXV, 12. 5. Tite-Live, I, 5. Virgile, VIII. Ovide, Fastes, I, 579. Plutarque, Quest. rom., 56. Strabon, V, p. 230. 6. Denys d'Halic., I, 85. Varron, De ling. lat., V, 42. Virgile, VIII, 358. 7. Denys d'Halic., I, 85. 8. Plutarque, Quest. rom. 76. 9. Pausanias, V, 23, 24. Comparez Tite-Live, XXIX, 12; XXXVII, 37. 10. Pausanias, VIII, 43. Strabon, V, p. 232. 11. Servius, ad Aen., III, 12. 12. Tite-Live, IX, 43; XXIII, 4. 13. Tite-Live, I, 45. Denys d'Halic., IV, 48, 49. 14. Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. Ovide, Fastes, III, 837, 843. Plutarque, Parall. des hist. gr. et rom., 75. 15. Cincius, cité par Arnobe, Adv. gentes, III, 38. 16. Thucydide, II, 2; III, 65, 70; V, 29, 76. 17. Thucydide, III, 47. Xénophon, Helléniques, VI, 3. 18. Denys d'Halic., VI, 2. 19. Tite-Live, 1V, 9, 10. 20. Tite-Live, VIII, 11. 21. Tite-Live, IX, 24, 25. 22. Tite-Live, X, 1. 23. Tite-Live, XXIII, 13, 14, 39; XXIV, 2, 3. 24. Tite-Live, XXXIV, 31. 25. Tite-Live, I, 38; VII, 31; IX, 20; XXVI, 16; XXVIII, 34. Cicéron, De lege agr., I, 6; II, 32. Festus, v. Praefecturae. 26. Cicéron, pro Balbo, 16. 27. Tite-Live, XLV, 18. Cicéron, ad Att., VI, 1; VI, 2. Appien, Guerres civiles, I, 102. Tacite, XV, 45. 28. Philostrate, Vie des sophistes, I, 23. Boeckh, Corp. inscr., passim. 29. Gaius, IV, 103, 105. 30. Cicéron, De orat., I, 9. 31. Gaius, II, 7; Cicéron, pro Flacco, 32. 32. Gaius, I, 54; II, 5, 6, 7. 33. Appien, Guerres civiles, II, 26. 34. Aussi est-il appelé dès lors, en droit, res mancipi. Voy. Ulpien. 35. Suétone, Néron, 24. Pétrone, 57. Ulpien, III. Gaius, I, 16, 17. 36. Il devenait un étranger à l'égard de sa famille même, si elle n'avait pas comme lui le droit de cité. Il n'héritait pas d'elle. Pline, Panégyrique, 37. 37. Cicéron, pro Balbo, 28; pro Archia, 5; pro Caecina, 36. Cornélius Nepos, Atticus, 9. La Grèce avait depuis longtemps abandonné ce principe; mais Rome s'y tenait fidèlement. 38. « Antoninus Pius jus romanae civitatis omnibus subjectis donavit. Justinien, Novelles, 78, ch. 5. « In orbe romano qui sunt, ex constitutione imperatoris Antonini, cives romani effecti sunt. » Ulpien, au Digeste, liv. I, tit. 5, 17. On sait d'ailleurs par Spartien que Caracalla se faisait appeler Antonin dans les actes officiels. Dion Cassius dit que Caracalla donna à tous les habitants de l'empire le droit de cité pour généraliser l'impôt du dixième sur les affranchissements et sur les successions. — La distinction entre pérégrins, latins et citoyens n'a pas entièrement disparu; on la trouve encore dans Ulpien et dans le Code; il parut, en effet, naturel que les esclaves affranchis ne devinssent pas aussitôt citoyens romains, mais passassent par tous les anciens échelons qui séparaient la servitude du droit de cité. On voit aussi à certains indices que la distinction entre les terres italiques et les terres provinciales subsista encore assez longtemps (Code, VII, 25; VII, 31; X, 39; Digeste, liv. L, tit. 1). Ainsi la ville de Tyr en Phénicie, encore après Caracalla, jouissait par privilège du droit italique (Digeste, IV, 15); le maintien de cette distinction s'explique par l'intérêt des empereurs, qui ne voulaient pas se priver des tributs que le sol provincial payait au fisc. |
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