LA
CITÉ ANTIQUE ÉTUDE SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS DE LA GRÈCE ET DE ROME |
|||||||||||||||||||||||||||
|
|||||||||||||||||||||||||||
Livre
II La famille |
|||||||||||||||||||||||||||
( Texte établi à partir de la deuxième édition, Paris, 1866 ). |
|||||||||||||||||||||||||||
• Chapitre
I. La religion a été le principe constitutif de la
famille ancienne. • Chapitre II. Le mariage. • Chapitre III. De la continuité de la famille. • Chapitre IV. De l'adoption et de l'émancipation. • Chapitre V. De la parenté ; de ce que les Romains appelaient agnation. • Chapitre VI. Le droit de propriété. • Chapitre VII. Le droit de succession. • Chapitre VIII. L'autorité dans la famille. • Chapitre IX. La morale de la famille. • Chapitre X. La gens à Rome et en Grèce. |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre I. – La religion a été le principe constitutif de la famille ancienne. |
|||||||||||||||||||||||||||
Si
nous nous transportons par la pensée au milieu de ces anciennes
générations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison
un autel et autour de cet autel la famille assemblée. Elle se
réunit chaque matin pour adresser au foyer ses premières
prières, chaque soir pour l’invoquer une dernière
fois. Dans le courant du jour, elle se réunit encore auprès
de lui pour le repas qu'elle se partage pieusement après la prière
et la libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun
des hymnes que ses pères lui ont légués. Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau. C'est la seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs générations d'ancêtres; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés dans cette seconde existence, et continuent à former une famille indissoluble (1). Entre la partie vivante et la partie morte de la famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison du tombeau. A certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d'une victime. En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection; ils les appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la maison prospère, les cœurs vertueux. Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la génération. Ce qui le prouve, c'est que la sœur n'est pas dans la famille ce qu'y est le frère, c'est que le fils émancipé ou la fille mariée cesse complètement d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin. Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il peut. exister au fond des cœurs, il n'est. rien dans le droit. Le père peut chérir sa fille, mais non pas lui léguer son bien. Les lois de succession, c'est-à-dire parmi les lois celles qui témoignent le plus fidèlement des idées que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection naturelle (2). Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqué que ni la naissance ni l'affection n'étaient le fondement de la famille romaine, ont cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale. Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est formée, à moins que ce ne soit par la supériorité de force du mari sur la femme, du père sur les enfants. Or c'est se tromper gravement que de, placer ainsi la force à l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorité paternelle ou maritale, loin d'avoir été une cause première, a été elle-même un effet; elle est dérivée de la religion et a été établie par elle. Elle n'est donc pas le principe qui a constitué la famille. Ce qui unit les membres de la famille. antique, c'est quelque chose de plus puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est la religion du foyer et des ancêtres. Elle fait que la famille forme un corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment comptée qu'autant que la cérémonie sacrée du mariage l'aura initiée au culte; que le fils n'y comptera plus, s'il a renoncé au culte ou s'il a été émancipé; que l'adopté y sera au contraire un véritable fils, parce que, s'il n'a pas le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communauté du culte; que le légataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura pas la succession; qu'enfin la parenté et le droit à l'héritage seront réglés, non d'après la naissance, mais d'après les droits de participation au culte tels que la religion les a établis. L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour désigner une famille ; on disait epistion, mot qui signifie littéralement ce qui est auprès d'un foyer (3). Une famille était un groupe de personnes auxquelles la religion permettait d'invoquer le même foyer et d'offrir le repas funèbre aux mêmes ancêtres. |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre II. – Le mariage. |
|||||||||||||||||||||||||||
La
première institution que la religion domestique ait établie,
fut vraisemblablement le mariage. Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancêtres, qui se transmettait de mâle en mâle, n'appartenait pourtant pas exclusivement à l'homme ; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes religieux de son père ; mariée, à ceux de son mari. On pressent par cela seul le caractère essentiel de l'union conjugale chez les anciens. Deux familles vivent à côté l'une de l'autre, mais elles ont des dieux différents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part depuis son enfance à la religion de son père ; elle invoque son foyer ; elle lui offre chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de guirlandes aux jours de fête, lui demande sa protection, le remercie de ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour elle de bien autre chose que de passer d'une maison dans une autre. Il s'agit d'abandonner le foyer paternel pour aller invoquer désormais le foyer de l'époux. Il s'agit de changer de religion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer d'autres prières. Il s'agit de quitter le dieu de son enfance pour se mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connaît pas. Qu'elle n'espère pas rester fidèle à l'un en honorant l'autre ; car dans cette religion c'est un principe immuable qu'une même personne ne peut pas invoquer deux foyers ni deux séries d'ancêtres. « A partir du mariage, dit un ancien, la femme n'a plus rien de commun avec la religion domestique de ses pères ; elle sacrifie au foyer du mari (4). » Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave pour l'époux. Car cette religion veut que l'on soit né près du foyer pour qu'on ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire près de son foyer une étrangère ; avec elle il fera les cérémonies mystérieuses de son culte ; il lui révélera les rites et les formules qui sont le patrimoine de sa famille. Il n'a rien de plus précieux que cet héritage ; ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu'il tient de ses pères, c'est ce qui le protège dans la vie, c'est ce qui lui promet la richesse, le bonheur, la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutélaire, comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme à la partager avec lui. Ainsi quand on pénètre dans les pensées de ces anciens hommes, on voit de quelle importance était pour eux l'union conjugale, et combien l’intervention de la religion y était nécessaire. Ne fallait-il pas que par quelque cérémonie sacrée la jeune fille fût initiée au culte qu'elle allait suivre désormais ? Pour devenir prêtresse de ce foyer, auquel la naissance ne l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination ou d'adoption ? Le mariage était la cérémonie sainte qui devait produire ces grands effets. Il est habituel aux écrivains latins ou grecs de désigner le mariage par des mots qui indiquent un acte religieux (5). Pollux, qui vivait au temps des Antonins, mais qui était fort instruit des vieux usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de désigner le mariage par son nom particulier (gamos), on le désignait simplement par le mot telos, qui signifie cérémonie sacrée (6) ; comme si le mariage avait été, dans ces temps anciens, la cérémonie sacrée par excellence. Or la religion qui faisait le mariage n'était pas celle de Jupiter, de Junon ou des autres dieux de l’Olympe. La cérémonie n'avait pas lieu dans un temple ; elle était accomplie dans la maison, et c'était le dieu domestique qui y présidait. A la vérité, quand la religion des dieux du ciel devint prépondérante, on ne put s'empêcher de les invoquer aussi dans les prières du mariage ; on prit même l'habitude de se rendre préalablement dans des temples et d'offrir à ces dieux des sacrifices, que l'on appelait les préludes du mariage (7). Mais la partie principale et essentielle de la cérémonie devait toujours s'accomplir devant le foyer domestique. Chez les Grecs, la cérémonie du mariage se composait pour ainsi dire de trois actes. Le premier se passait devant le foyer du père, egguaesis ; le troisième au foyer du mari, telos ; le second était le passage de l'un à l'autre, pompae (8). 1° Dans la maison paternelle, en présence du prétendant, le père entouré ordinairement de sa famille offre un sacrifice. Le sacrifice terminé, il déclare, en prononçant une formule sacramentelle, qu'il donne sa fille au jeune homme. Cette déclaration est tout à fait indispensable au mariage. Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout à l'heure, adorer le foyer de l'époux, si son père ne l'avait pas préalablement détachée du foyer paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit être dégagée de tout lien et de toute attache avec sa religion première. 2° La jeune fille est transportée à la maison du mari. Quelquefois c'est le mari lui-même qui la conduit. Dans certaines villes la charge d'amener la jeune fille appartient à un de ces hommes qui étaient revêtus chez les Grecs d'un caractère sacerdotal et qu'ils appelaient kerukes. La jeune fille est ordinairement placée sur un char ; elle a le visage couvert d'un voile et sur la tête une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent l'occasion de le voir, était en usage dans toutes les cérémonies du culte. Sa robe est blanche. Le blanc était la couleur des vêtements dans tous les actes religieux. On la précède en portant un flambeau ; c'est le flambeau nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un hymne religieux, qui a pour refrain o ymaen, o ymenaie. On appelait cet hymne l'hyménée, et l'importance de ce chant sacré était si grande que l'on donnait son nom à la cérémonie tout entière. La jeune fille n'entre pas d'elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut que son mari l'enlève, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris et que les femmes qui l'accompagnent feignent de la défendre. Pourquoi ce rite ? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille ? Cela est peu probable ; le moment de la pudeur n'est pas encore venu ; car ce qui va s'accomplir dans cette maison, c'est une cérémonie religieuse. Ne veut-on pas plutôt marquer fortement que la femme qui va sacrifier à ce foyer, n'y a par elle-même aucun droit, qu'elle n'en approche pas par l'effet de sa volonté, et qu'il faut que le maître du lieu, et du dieu, l'y introduise par un acte de sa puissance ? Quoi qu'il en soit, après une lutte simulée, l'époux la soulève dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil. Ce qui précède n'est que l'apprêt et le prélude de la cérémonie. L'acte sacré va commencer dans la maison. 3° On approche du foyer, l'épouse est mise en présence de la divinité domestique. Elle est arrosée d'eau lustrale ; elle touche le feu sacré. Des prières sont dites. Puis les deux époux se partagent un gâteau ou un pain. Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux domestiques. Le mariage romain ressemblait, beaucoup au mariage grec, et comprenait comme lui trois actes, traditio, deductio in domum, confarreatio (9). 1° La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n'est pas attachée à ce foyer par son propre droit, mais seulement par l'intermédiaire du père de famille, il n'y a que l'autorité du père qui puise l'en détacher. La tradition est donc une formalité indispensable. 2° La jeune fille est conduite à la maison de l'époux. Comme en Grèce, elle est voilée, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial précède le cortège. On chante autour d'elle un ancien hymne religieux. Les paroles de cet hymne changèrent sans doute avec le temps, s'accommodant aux variations des croyances ou à celles du, langage ; mais le refrain sacramentel subsista toujours sans pouvoir être altéré : c'était le mot Talassie, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot ymenaie, et qui était probablement le reste sacré et inviolable d'une antique formule. Le cortège s'arrête devant la maison du mari. Là, on présente à la jeune fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'emblème de la divinité domestique ; l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert à la famille pour tous les actes religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en Grèce, simuler l'enlèvement. L'époux doit la soulever dans ses bras, et la porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent. 3° L'épouse est conduite alors devant le foyer, là où sont les Pénates, où tous les dieux domestiques et les images des ancêtres sont groupés autour du feu sacré. Les deux époux, comme en Grèce, font un sacrifice, versent la libation, prononcent quelques prières, et mangent ensemble un gâteau de fleur de farine (panis farreus). Ce gâteau mangé au milieu de la récitation des prières, en présence et sous les yeux des divinités domestiques, est ce qui fait l'union sainte de l'époux et de l'épouse (10). Dès lors ils sont associés dans le même culte. La femme a les mêmes dieux, les mêmes rites, les mêmes prières, les mêmes fêtes que son mari. De là cette vieille définition du mariage que les jurisconsultes nous ont conservée ; Nuptiae sunt divini juris et humani communicatio. Et cette autre : uxor socia humanae rei atque divinae (11). C'est que la femme est entrée en partage de la religion du mari, cette femme que, suivant l'expression de Platon, les dieux eux-mêmes ont introduite dans la maison (12). La femme ainsi mariée a encore le culte des morts ; mais ce n'est plus à ces propres ancêtres qu'elle porte le repas funèbre ; elle n'a plus ce droit. Le mariage l'a détachée complètement de la famille de son père, et a brisé tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux ancêtres de son mari qu'elle porte l'offrande ; elle est de leur famille ; ils sont devenus ses ancêtres. Le mariage lui a fait une seconde naissance. Elle est dorénavant la fille de son mari, filae loco, disent les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni à deux familles ni à deux religions domestiques ; la femme est tout entière dans la famille et la religion de son mari. On verra les conséquences de cette règle dans le droit de succession. L'institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race indo-européenne que la religion domestique ; car l'une ne va pas sans l'autre. Cette religion a appris à l'homme que l'union conjugale est autre chose qu'un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La cérémonie des noces était d'ailleurs si solennelle et produisait de si graves effets qu'on ne doit pas être surpris que ces hommes ne l'aient crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie. On conçoit même qu'une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le mariage par coemptio ou par usus. Mais là dissolution du mariage religieux était fort difficile (13). Pour cela, une nouvelle cérémonie sacrée était nécessaire ; car la religion seule pouvait délier ce que la religion avait uni. L'effet de la confarreatio ne pouvait être détruit que par la diffarreatio. Les deux époux qui voulaient se séparer, paraissaient pour la dernière fois devant le foyer commun ; un prêtre et des témoins étaient présents. On présentait aux époux, comme au jour du mariage, un gâteau de fleur de farine (14). Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le repoussaient. Puis, au lieu de prières, ils prononçaient des formules d'un caractère étrange, sévère, haineux, effrayant (15), une sorte de malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari. Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant, toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était dissous. |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre III. – De la continuité de la famille. |
|||||||||||||||||||||||||||
Les
croyances relatives aux morts et au culte qui leur était dû,
ont constitué la famille ancienne et lui ont donné la
plupart de ses règles. On a vu plus haut que l'homme, après la mort, était réputé un être heureux et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent toujours le repas funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il v avait déchéance pour le mort qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant. Car lorsque ces anciennes générations avaient commencé à se représenter la vie future, elles n'avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments ; elles avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite qu'il avait menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants avaient à son égard. Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la série des repas funèbres qui devaient assurer à ses Mânes le repos et le bonheur. Cette opinion a été le principe fondamental du droit domestique chez les anciens. Il en a découlé d'abord cette règle que chaque famille dut se perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne s'éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre sujet d'inquiétude que celui là. Leur unique pensée, comme leur unique intérêt, était qu'il y eût toujours un homme de leur sang pour apporter les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts répétaient sans cesse : « Puisse-t-il naître toujours dans notre lignée des fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. » L'Hindou disait encore : « L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de cette famille ; les ancêtres privés de l'offrande des gâteaux tombent au séjour des malheureux (16). » Les hommes de l'Italie et de la Grèce ont longtemps pensé de même. Sils ne nous ont pas laissé dans leurs écrits une expression de leurs croyances aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient, du moins leurs lois sont encore là pour attester leurs antiques opinions. A Athènes la loi chargeait le premier magistrat de la cité de veiller à ce qu'aucune famille ne vînt à s'éteindre (17). De même la loi romaine était attentive à ne laisser tomber aucun culte domestique (18). On lit dans un discours d'un orateur athénien : « Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il doit mourir, ait assez peu de souci de soi-même pour vouloir laisser sa famille sans descendants ; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre le culte qui est dû aux morts (19). » Chacun avait donc un intérêt puissant à laisser un fils après soi, convaincu qu'il y allait de son immortalité heureuse. C'était même un devoir envers les ancêtres dont le bonheur ne devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou appellent-elles le fils aîné « celui qui est engendré pour l'accomplissement du devoir. » Nous touchons ici à l'un des caractères les plus remarquables de la famille antique. La religion qui l'a formée, exige impérieusement qu'elle ne périsse pas. Une famille qui s'éteint, c'est un culte qui meurt. Il faut se représenter ces familles à l'époque où les croyances ne se sont pas encore altérées. Chacune d'elles possède une religion et des dieux, précieux dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa piété ait à craindre, est que sa lignée ne s'arrête. Car alors sa religion disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute la série de ses morts tomberait dans l'oubli et dans l'éternelle misère. Le grand intérêt de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte. En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois une impiété grave et un malheur ; une impiété, parce que le célibataire mettait en péril le bonheur des mânes de sa famille ; un malheur, parce qu'il ne devait recevoir lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas connaître « ce qui réjouit les mânes. » C'était à la fois pour lui et pour ses ancêtres une sorte de damnation. On peut bien penser qu'à défaut de lois ces croyances religieuses durent longtemps suffire pour empêcher le célibat. Mais il paraît de plus que, dès qu'il y eut des lois, elles prononcèrent que le célibat était une chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulsé les vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les jeunes gens à se marier (20). Le traité des lois de Cicéron, traité qui reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes lois de Rome, en contient une qui interdit le célibat (21). A Sparte, la législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui ne se mariait pas (22). On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le célibat cessa d'être défendu par les lois, il le fut encore par les mœurs. Il parait enfin par un passage de Pollux que dans beaucoup de villes grecques, la loi punissait le célibat comme un délit (23). Cela était conforme aux croyances ; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait à la famille. Il était un membre dans une série, et il ne fallait pas que la série s'arrêtât à lui. Il n'était pas né par hasard ; on l'avait introduit dans la vie pour qu'il continuât un culte ; il ne devait pas quitter la vie sans être sûr que ce culte serait continué après lui. Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpétuer la religion domestique devait être le fruit d'un mariage religieux. Le bâtard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient nothos et les Latins spurius, ne pouvait pas remplir le rôle que la religion assignait au fils. En effet le lien du sang ne constituait pas à lui seul la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or le fils né d'une femme qui n'avait pas été associée au culte de l'époux par la cérémonie du mariage, ne pouvait pas lui-même avoir part au culte (24). Il n'avait pas le droit d'offrir le repas funèbre et la famille ne se perpétuait pas pour lui. Nous verrons plus loin que, pour la même raison, il n'avait pas droit à l'héritage. Le mariage était donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son objet principal n'était pas l'union de deux êtres qui se convenaient et qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie. L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en unissant deux êtres dans le même culte domestique, d'en faire naître un troisième qui fût apte à continuer ce culte. On le voit bien par la formule sacramentelle qui était prononcée dans l'acte du mariage : ducere uxorem liberum qaerendorum causa, disaient les Romains ; paidonep' aroto gnaesion, disaient les Grecs. (25). Le mariage n'ayant été contracté que pour perpétuer la famille, il semblait juste qu'il pût être rompu si la femme était stérile. Le divorce dans ce cas a toujours été un droit chez les anciens ; il est même possible qu'il ait été une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que « la femme stérile fût remplacée au bout de huit ans (26). » Que le devoir fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de répudier leurs femmes parce qu'elles étaient stériles (27). Pour ce qui est de Rome, on connaît assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier que les annales romaines aient mentionné. « Carvilius Ruga, dit Aulu-Gelle, homme de grande famille, se sépara de sa femme par le divorce, parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec tendresse et n'avait qu'à se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son amour à la religion du serment, parce qu'il avait juré (dans la formule du mariage) qu'il la prenait pour épouse afin d'avoir des enfants (28). » La religion disait que la famille ne devait pas s'éteindre ; toute affection et tout droit naturel devaient céder devant cette règle absolue. Si un mariage était stérile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins que la famille fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait se substituer à lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme. L'enfant qui naissait de là était considéré comme fils du mari et continuait son culte. Telles étaient les règles chez les anciens Hindous ; nous les retrouvons dans les lois d'Athènes et dans celles de Sparte (29). Tant cette religion avait d'empire ! tant le devoir religieux passait avant tous les autres ! A plus forte raison, les législations anciennes prescrivaient le mariage de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche parent de son mari. Le fils qui naissait était réputé fils du défunt (30). La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour où elle se mariait, elle renonçait à la famille et au culte de son père, et appartenait à la famille et à la religion de son mari. La famille ne se continuait, comme le, culte, que par les mâles : fait capital, dont on verra plus loin les conséquences. C'était donc le fils qui était attendu, qui était nécessaire ; c'était lui que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. « Par lui, disent les vieilles lois des Hindous, un père acquitte sa dette envers les mânes de ses ancêtres et s'assure à lui-même l'immortalité. » Ce fils n'était pas moins précieux aux yeux des Grecs ; car il devait plus tard faire les sacrifices, offrir le repas funèbre, et conserver par son culte la religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appelé le sauveur du foyer paternel (31). L'entrée de ce fils dans la famille était signalée par un acte religieux. Il fallait d'abord qu'il fût agréé par le père. Celui-ci, à titre de maître et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres, devait prononcer si le nouveau venu était ou n'était pas de la famille. La naissance ne formait que le lien physique ; la déclaration du père constituait le lien moral et religieux. Cette formalité était également obligatoire à Rome, en Grèce et dans l'Inde. Il fallait de plus pour le fils, comme nous l’avons vu pour la femme, une sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l'Inde le dixième ou le douzième (32). Ce jour-là, le père réunissait la famille, appelait des témoins, et faisait un sacrifice à son foyer. L'enfant était présenté au dieu domestique ; une femme le portait dans ses bras et encourant lui faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré (33). Cette cérémonie avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-à-dire de lui ôter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractée par le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A partir de ce moment, l’enfant état admis dans cette sorte de société sainte et de petite église qu'on appelait la famille. Il en avait la religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières ; il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un ancêtre honoré. |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre IV. – De l'adoption et de l'émancipation. |
|||||||||||||||||||||||||||
Le
devoir de perpétuer le culte domestique a été le
principe du droit d'adoption chez les anciens. La même religion
qui obligeait l'homme à se marier, qui prononçait le divorce
en cas de stérilité, qui, en cas d'impuissance ou de mort
prématurée, substituait au mari un parent, offrait encore
à la famille une dernière ressource pour échapper
au malheur si redouté de l'extinction ; cette ressource était
le droit d'adopter. « Celui à qui la nature n'a pas donné de fils, peut en adopter un, pour que les cérémonies funèbres ne cessent pas. » Ainsi parle le vieux législateur des Hindous (34). Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur athénien dans un procès où l'on contestait à un fils adoptif la légitimité de son adoption. Le défendeur nous montre d'abord pour quel motif on adoptait un fils : « Ménéclès, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants ; il tenait à laisser après lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire dans la suite les cérémonies du culte funèbre. » Il montre ensuite ce qui arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas à lui-même, mais à celui qui l'a adopté ; Ménéclès est mort, mais c'est encore l'intérêt de Ménéclès qui est en jeu. « Si cous annulez mon adoption, vous ferez que Ménéclès sera mort sans laisser de fils après lui, qu'en conséquence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que nul ne lui offrira les repas funèbres, et qu'enfin il sera sans culte (35). » Adopter un fils, c'était donc veiller à la perpétuité de la religion domestique, au salut du foyer, à la continuation des offrandes funèbres, au repos des mânes des ancêtres. L'adoption n'ayant sa raison d'être que dans la nécessité de prévenir l'extinction d'un culte, il suivait de là qu'elle c'était permise qu'à celui qui n'avait pas de fils. La loi des Hindous est formelle à cet égard (36). Celle d'Athènes ne l'est pas moins ; tout le plaidoyer de Démosthènes contre Léocharès en est la preuve (37). Aucun texte précis ne prouve qu'il en fût de même dans l'ancien droit romain, et nous savons qu'au temps de Gaïus un même homme pouvait avoir des fils par la nature et des fils par l'adoption. Il paraît pourtant que ce point n'était pas admis en droit au temps de Cicéron ; car dans un de ses plaidoyers l'orateur s'exprime ainsi : « Quel est le droit qui régit l'adoption ? Ne faut-il pas que l'adoptant soit d'âge à ne plus avoir d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherché à en avoir ? Adopter, c'est demander à la religion et à la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la nature (38). » Cicéron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce que l'homme qui l'a adopté a déjà un fils, et il s'écrie que cette adoption est contraire au droit religieux. Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier à son culte, « l'introduire dans sa religion domestique, l'approcher de ses pénates (39). » Aussi l'adoption s'opérait-elle par une cérémonie sacrée qui paraît avoir été fort semblable à celle qui marquait la naissance du fils. Par là le nouveau venu était admis au foyer et associé à la religion. Dieux, objets sacrés, rites, prières, tout lui devenait commun avec son père adoptif. On disait de lui in sacra transiit, il est passé au culte de sa nouvelle famille (40). Par cela même il renonçait au culte de l'ancienne (41). Nous avons vu en effet que d'après ces vieilles croyances le même homme ne pouvait pas sacrifier à deux foyers ni honorer deux séries d'ancêtres. Admis dans une nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait étrangère. Il n'avait plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naître et ne pouvait plus offrir le repas funèbre à ses propres ancêtres. Le lien de la naissance était brisé ; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si complètement étranger à son ancienne famille que, s'il venait à mourir, son père naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funérailles et de conduire son convoi. Le fil, adopté ne pouvait plus rentrer dans son ancienne famille ; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un fils, il le laissait à sa place dans la famille adoptante. On considérait que la perpétuité de cette famille étant ainsi assurée, il pouvait en sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils (42). A l'adoption correspondait comme corrélatif l'émancipation. Pour qu'un fils pût entrer dans une nouvelle famille, il fallait nécessairement qu'il eût pu sortir de l'ancienne, c'est-à-dire qu'il eût été affranchi de sa religion (43). Le principal effet de l'émancipation était le renoncement au culte de la famille où l'on était né. Les Romains désignaient cet acte par le nom bien significatif de sacrorum detestatio (44). |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre V. – De la parenté ; de ce que les Romains appelaient agnation. |
|||||||||||||||||||||||||||
Platon
dit que la parenté est la communauté des mêmes dieux
domestiques (45). Quand
Démosthènes veut prouver que deux hommes sont parents,
il montre qu'ils pratiquent le même culte et offrent le repas
funèbre au même tombeau. C'était en effet la religion
domestique qui constituait la parenté. Deux hommes pouvaient
se dire parents, lorsqu'ils avaient les mêmes dieux, le même
foyer, le même repas funèbre. Or nous avons observé précédemment que le droit de faire les sacrifices au foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le culte des morts ne s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il résultait de cette règle religieuse que l'on ne pouvait pas être parent par les femmes. Dans l'opinion de ces générations anciennes, la femme ne transmettait ni l'être ni le culte. Le fils tenait tout du père. On ne pouvait pas d'ailleurs appartenir à deux familles, invoquer deux foyers ; le fils n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du père (46). Comment aurait-il eu une famille maternelle ? Sa mère elle même, le jour où les rites sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d'une manière absolue à sa propre famille ; depuis ce temps, elle avait offert le repas funèbre aux ancêtres de l'époux, comme si elle était devenue leur fille, et elle ne l'avait plus offert à ses propres ancêtres, parce qu'elle n'était plus censée descendre d'eux. Elle n'avait conservé ni lien religieux ni lien de droit avec la famille où elle était née. A plus forte raison, son fils n'avait rien de commun avec cette famille. Le principe de la parenté n'était pas la naissance ; c'était le culte. Cela se voit clairement dans l'Inde. Là, le chef de famille, deux fois par mois, offre le repas funèbre ; il présente un gâteau aux mânes de son père, un autre à son grand-père paternel, un troisième à son arrière-grand-père paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni à sa mère ni au père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la même ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au sixième ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus légère ; c'est une simple libation d'eau et quelques grains de riz (47). Tel est le repas funèbre ; et c'est d'après l'accomplissement de ces rites que l'on compte la parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément leurs repas funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six ancêtres, en trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont parents. Ils se disent samanodacas si l'ancêtre commun est de ceux à qui l'on n'offre que la libation d'eau, sapindas s'il est de ceux à qui le gâteau est présenté (48). A compter d'après nos usages, la parenté des sapindas irait jusqu'au septième degré, et celle des samanodacas jusqu'au quatorzième. Dans l'un et l'autre cas la parenté se reconnaît à ce qu'on fait l'offrande à un même ancêtre ; et l'on voit que dans ce système la parenté par les femmes ne peut pas être admise. Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le problème devient facile à résoudre, dès que l'on rapproche l'agnation de la religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de mâle en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens que deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs (49). La règle pour l'agnation était donc la même que pour le culte. Il y avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'était autre chose que la parenté telle que la religion l'avait établie à l'origine. Pour rendre cette vérité plus claire, traçons le tableau d'une famille romaine. |
|||||||||||||||||||||||||||
|
|||||||||||||||||||||||||||
Dans
ce tableau, la cinquième génération, qui vivait
vers l'an 140 avant Jésus-Christ, est représentée
par quatre personnages. Étaient-ils tous parents entre eux ?
Ils le seraient d'après nos idées modernes ; ils ne l'étaient
pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons en effet s'ils avaient
le même culte domestique, c'est-à-dire s'ils faisaient
les offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième
Scipio Asiaticus, qui reste seul de sa branche, offrant au jour marqué
le repas funèbre ; en remontant de mâle en mâle,
il trouve pour troisième ancêtre Publius Scipio. De même
Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans la série
de ses ascendante ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus
et Scipion Émilien sont parents entre eux ; chez les Hindous
on les appellerait sapindas. D'autre part Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornelius Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion-Émilien. Ils sont donc parents entre eux ; chez les Hindous on les appellerait samanodacas. Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont agnats ; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième l'est avec eux au huitième. Il n'en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d'après nos coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien, n'était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe en effet pour Tibérius qu'il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions ; ni lui ni Cornélie elle-même n'appartiennent à cette famille par la religion. Il n'a pas d'autres ancêtres que les Sempronius ; c'est à eux qu'il offre le repas funèbre ; en remontant la série de ses ascendants, il ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette parenté, il faut le lien du culte. On comprend d'après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l'étaient pas. Qu'on ne dise même pas que la descendance par les mâles était le principe immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n'était pas à la naissance, c'était au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le fils que l'émancipation avait détaché du culte, n'était plus agnat de son père. L'étranger qui avait été adopté, c'est-à-dire admis au culte, devenait l'agnat de l'adoptant et même de toute sa famille. Tant il est vrai que c'était la religion qui fixait la parenté. Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grèce comme pour Rome, où la parenté par le culte n'a plus été la seule qui fût admise. A mesure que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut, et la parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains appelèrent cognatio cette sorte de parente qui était absolument indépendante des règles de la religion domestique. Quand on lit les jurisconsultes depuis Cicéron jusqu'à Justinien, on voit les deux systèmes de parenté rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au temps des Douze-Tables, la seule parenté d'agnation était connue, et seule elle conférait des droits à l'héritage. On verra plus loin qu'il en a été de même chez les Grecs. |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre VI. – Le droit de propriété. |
|||||||||||||||||||||||||||
Voici
une institution des anciens dont il ne faut pas nous faire une idée
d'après ce que nous voyons autour de nous. Les anciens ont fondé
le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus
ceux des générations présentes ; il en est résulté
que les lois par lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement différentes
des nôtres. On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivées à établir chez elles la propriété privée ; d'autres n'y sont parvenues qu'à la longue et péniblement. Ce n'est pas en effet un facile problème, à l'origine des sociétés, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et établir un tel lien entre son être et une part de terre qu'il puisse dire : cette terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares conçoivent le droit de propriété quand il s'agit des troupeaux, et ne le comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la terre n'appartenait à personne ; chaque année la tribu assignait à chacun de ses membres un lot à cultiver, et on changeait de lot l'année suivante. Le Germain était propriétaire de la moisson ; il ne l'était pas de la terre. Il en est encore de même dans une partie de la race sémitique et chez quelques peuples slaves. Au contraire, les populations de la Grèce et de l'Italie, dès l'antiquité la plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée. On ne trouve pas une époque où la terre ait été commune (50) ; et l'on ne voit non plus rien qui ressemble à ce partage annuel des champs qui était usité chez les Germains. Il y a même un fait bien remarquable. Tandis que les races qui n'accordent pas à l'individu la propriété du sol, lui accordent au moins celle des fruits de son travail, c'est-à-dire de sa récolte, c'était le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup, de villes les citoyens étaient astreints à mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus grande partie, et devaient les consommer en commun ; l'individu n'était donc pas maître du blé qu'il avait récolté ; mais en même temps, par une contradiction bien singulière, il avait la propriété absolue du sol. La terre était à lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la conception du droit de propriété ait suivi une marche tout à fait opposée à celle qui paraît naturelle. Elle ne s'est pas appliquée à la moisson d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi. Il y a trois choses que, dès l'âge le plus ancien, on trouve fondées et solidement établies dans ces sociétés grecques et italiennes : la religion domestique, la famille, le droit de propriété ; trois choses qui ont eu entre elles, à l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir été inséparables. L'idée de propriété privée était dans la religion même. Chaque famille avait son foyer et ses ancêtres. Ces dieux ne pouvaient être adorés que par elle, ne protégeaient qu'elle ; ils étaient sa propriété. Or, entre ces dieux et le sol les hommes des anciens âges voyaient un rapport mystérieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de la vie sédentaire ; son nom seul l'indique (51). Il doit être posé sur le sol ; une fois posé, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la famille veut avoir une demeure fixe ; matériellement, il est difficile de transporter la pierre sur laquelle il brille ; religieusement, cela est plus difficile encore et n'est permis à l'homme que si la dure nécessité le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir. Quand on pose le foyer, c'est avec la pensée et l'espérance qu'il restera toujours à cette même place. Le dieu s'installe là, non pas pour un jour, non pas même pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette famille durera et qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol ; cette part de terre, il la fait sienne ; elle est sa propriété. Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupée autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-même. L'idée de domicile vient naturellement. La famille est attachée au foyer, le foyer l'est au sol ; une relation étroite s'établit donc entre le sol et la famille. Là doit être sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas à quitter, à moins qu'une nécessité imprévue ne l'y contraigne. Comme le foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient ; elle est sa propriété, propriété non d'un homme seulement, mais d'une famille dont les différents membres doivent venir l'un après l'autre naître et mourir là. Suivons les idées des anciens. Deux foyers représentent des divinités distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais ; cela est si vrai que le mariage même entre deux familles n'établit pas d'alliance entre leurs dieux. Le foyer doit être isolé, c'est-à-dire séparé nettement de tout ce qui n'est pas lui ; il ne faut pas que l'étranger en approche au moment où les cérémonies du culte s'accomplissent, ni même qu'il ait vue sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ce dieu le dieu caché, muchioi, ou le dieu intérieur, Penates. Pour que cette règle religieuse soit bien remplie, il faut qu'autour du foyer, à une certaine distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu'elle soit formée par une haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle soit, elle marque la limite qui sépare le domaine d'un foyer du domaine d'un autre foyer. Cette enceinte (herchos) est réputée sacrée (52). Il y a impiété à la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde ; aussi donne-t-on à ce dieu l'épithète de hercheios (53). Cette enceinte tracée par la religion et protégée par elle est l'emblème le plus certain, la marque la plus irrécusable du droit de propriété. Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacrée que les Grecs appellent herchos et les latins herctum, c'est l'enclos assez étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit champ qu'elle cultive. Au milieu s'élève le foyer protecteur. Descendons aux âges suivants : la population est arrivée jusqu'en Grèce et en Italie et elle a bâti des villes. Les demeures se sont rapprochées ; elles ne sont pourtant pas contiguës. L'enceinte sacrée existe encore, mais dans de moindres proportions ; elle est le plus souvent réduite à un petit mur, à un fossé, à un sillon, ou à un simple espace libre de quelques pieds de largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher ; la mitoyenneté est une chose réputée impossible. Le même mur ne peut pas être commun à deux maisons ; car alors l'enceinte sacrée des dieux domestiques aurait disparu. A Rome, la loi fige à deux pieds et demi la largeur de l'espace libre qui doit toujours séparer deux maisons, et cet espace est consacré au « dieu de l'enceinte (54). » Il est résulté de ces vieilles règles religieuses que la vie en communauté n'a jamais pu s'établir chez les anciens. Le phalanstère n'y a jamais été connu. Pythagore même n'a pas réussi à établir des institutions auxquelles la religion intime des hommes résistait. On ne trouve non plus, à aucune époque de la vie des anciens, rien qui ressemble à cette promiscuité du village qui était générale en France au douzième siècle. Chaque famille ayant ses dieux et son culte, a dû avoir aussi sa place particulière sur le sol, son domicile isolé, sa propriété. Les Grecs disaient que le foyer avait enseigné à l'homme à bâtir des maisons (55). En effet, l'homme qui était fixé par sa religion à une place qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a dû songer bien vite à élever en cet endroit une construction solide. La tente convient à l'Arabe, le chariot au Tartare ; mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la maison de pierre. On n'a pas bâti seulement pour une vie d'homme, mais pour la famille dont les générations devaient se succéder dans la même demeure. La maison était toujours placée dans l'enceinte sacrée. Chez les Grecs on partageait en deux le carré que formait cette enceinte ; la première partie était la cour ; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, placé vers le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et près de l'entrée de la maison. A Rome la disposition était différente, mais le principe était le même. Le foyer restait placé au milieu de l'enceinte, mais les bâtiments s'élevaient autour de lui des quatre côtés, de manière à l'enfermer au milieu d'une petite cour. On voit bien la pensée qui a inspiré ce système de construction : les murs se sont élevés autour du foyer pour l'isoler et le défendre, et l'on peut dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigné à bâtir une maison. Dans cette maison la famille est maîtresse et propriétaire ; c'est sa divinité domestique qui lui assure son droit. La maison est consacrée par la présence perpétuelle des dieux ; elle est le temple qui les garde. « Qu'y a-t-il de plus sacré, dit Cicéron, que la demeure de chaque homme ? Là est l'autel ; là brille le feu sacré ; là sont les choses saintes et la religion (56). » A pénétrer dans cette maison avec des intentions malveillantes il y avait sacrilège. Le domicile était inviolable. Suivant une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et écartait l'ennemi (57). Passons à un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les mêmes idées s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancêtres, et d'autre part la principale cérémonie de ce culte, c'est-à-dire le repas funèbre, devait être accomplie sur le lieu même où les ancêtres reposaient (58). La famille avait donc un tombeau commun où ses membres devaient venir s'endormir l'un après l'autre. Pour ce tombeau la règle était la même que pour le foyer. Il n'était pas plus permis d'unir deux familles dans une même sépulture qu'il ne l'était d'unir deux foyers domestiques en une seule maison. C'était une égale impiété d'enterrer un mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps d'un étranger (59). La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la mort, séparait chaque famille de toutes les autres, et écartait sévèrement toute apparence de communauté. De même que les maisons ne devaient pas être contiguës, les tombeaux ne devaient pas se toucher ; chacun d'eux avait, comme la maison, une sorte d'enceinte isolante. Combien le caractère de propriété privée est manifeste en tout cela ! Les morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une famille et qu'elle a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol ; ils vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut penser à se mêler à eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les déposséder du sol qu'ils occupent ; un tombeau, chez les anciens, ne peut jamais être détruit ni déplacé (60) ; les lois les plus sévères le défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient un objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La famille s'est approprié cette terre en y plaçant ses morts ; elle s'est implantée là pour toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement : cette terre est à moi. Elle est tellement à lui qu'elle est inséparable de lui et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol où reposent les morts est inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une famille vend le champ où est son tombeau, elle reste au moins propriétaire de ce tombeau et conserve éternellement le droit de traverser le champ pour aller accomplir les cérémonies de son culte (61). L'ancien usage était d'enterrer les morts, non pas dans des cimetières ou sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette habitude des temps antiques est attestée par une loi de Solon et par plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthènes que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait la sépulture des anciens propriétaires (62). Pour l'Italie, cette même coutume nous est attestée par une loi des Douze-Tables, par les textes de deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus : « Il y avait anciennement deux manières de placer le tombeau, les uns le mettant à la limite du champ, les autres vers le milieu (63). » D'après cet usage on conçoit que l'idée de propriété se soit facilement étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui entourait ce tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle le laboureur italien priait les Mânes de veiller sur son champ, de faire bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte. Ainsi ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur droit de propriété jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille était maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l'union indissoluble de la famille avec la terre, c'est-à-dire la propriété. Dans la plupart des sociétés primitives, c'est par la religion que le droit de propriété a été établi. Dans la Bible, le Seigneur dit à Abraham : « Je suis l'Éternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te donner ce pays, » et à Moïse : « Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai juré de donner à Abraham, et je vous le donnerai en héritage. » Ainsi Dieu, propriétaire primitif par droit de création, délègue à l'homme sa propriété sur une partie du sol. Il y a eu quelque chose d'analogue chez les anciennes populations gréco-italiennes. Il est vrai que ce n'est pas la religion de Jupiter qui a fondé ce droit, peut-être parce qu'elle n'existait pas encore. Les dieux qui conférèrent à chaque famille son droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les mânes. La première religion qui eut l'empire sur leurs âmes fut aussi celle qui constitua chez eux la propriété. Il est assez évident que la propriété privée était une institution dont la religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sépulture ; la vie en commun a donc été impossible. La même religion commandait que le foyer fût fixé au sol, que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la propriété, le foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront abandonnés et sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture permanente, la famille a pris possession du sol ; la terre a été en quelque sorte imbue et pénétrée par la religion du foyer et des ancêtres. Ainsi l'homme des anciens âges fut dispensé de résoudre de trop difficiles problèmes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hésitation, il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances à la conception du droit de propriété, de ce droit d'où sort toute civilisation, puisque par lui l'homme améliore la terre et devient lui même meilleur. Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriété, ce fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des divinités domestiques qui veillaient sur lui (64). Chaque champ devait être entouré, comme nous l'avons vu peur la maison, d'une enceinte qui le séparât nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'était pas un mur de pierre ; c'était une bande de terre de quelques pieds de large, qui devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet espace était sacré : la loi romaine le déclarait imprescriptible (65) ; il appartenait à la religion. A certains jours marqués du mois et de l'année, le père de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne ; il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des sacrifices (66). Par cette cérémonie il croyait avoir éveillé la bienveillance de ses dieux à l'égard de son champ et de sa maison ; il avait surtout marqué son droit de propriété en promenant autour de son champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les prières, était la limite inviolable du domaine. Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme plaçait quelques grosses pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des termes. On peut juger ce que c'était que ces bornes et quelles idées s'y attachaient par la manière dont la piété des hommes les posait en terre. « Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient : ils commençaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils offraient un sacrifice ; la victime immolée, ils en faisaient couler le sang dans la fosse ; ils y jetaient des charbons allumés rallumés probablement au feu sacré du foyer, des grains, des gâteaux, des fruits, un peu de vin et de miel. Quand tort cela s'était consumé dans la fosse, sur les cendres encore chaudes, on enfonçait la pierre ou le morceau de bois (67). » On voit clairement que cette cérémonie avait pour objet de faire du Terme une sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour lui continuer ce caractère, chaque année on renouvelait sur lui l'acte sacré, en versant des libations et en récitant des prières. Le Terme posé en terre, c'était donc, en quelque sorte, la religion domestique implantée dans le sol, pour marquer que ce sol était à jamais la propriété de la famille. Plus tard, la poésie aidant, le Terme fut considéré comme un dieu distinct. L'usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel dans la race indo européenne. Il existait chez les Hindous dans une haute antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage avaient chez eux une grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a décrites pour l'Italie (68). Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins (69) ; nous le trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des bornes sacrées qu’ils appelaient oroi, theoi orioi (70). Le Terme une fois posé suivant les rites, il n'était aucune puissance au monde qui pût le déplacer. Il devait rester au même endroit de toute éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une légende : Jupiter ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir un temple, n'avait pas pu déposséder le dieu Terme. Cette vieille tradition montre combien la propriété était sacrée ; car le Terme immobile ne signifie pas autre chose que la propriété inviolable. Le Terme gardait en effet la limite du champ et veillait sur elle. Le voisin n'osait pas en approcher de trop près ; « car alors, comme dit Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc ou le hoyau, criait : arrête, ceci est mon champ, voilà le tien (71). » Pour empiéter sur le champ d'une famille, il fallait renverser ou déplacer une borne : or cette borne était un dieu. Le sacrilège était horrible et le châtiment sévère ; la vieille loi romaine disait : « Que l'homme et les bœufs qui auront touché le Terme, soient dévoués (72) ; » cela signifiait que l'homme et les bœufs seraient immolés en expiation. La loi étrusque, parlant au nom de la religion, s'exprimait ainsi : « Celui qui aura touché ou déplacé la borne, sera condamné par les dieux ; sa maison disparaîtra, sa race s'éteindra ; sa terre ne produira plus de fruits ; la grêle, la rouille, les feux de la canicule détruiront ses moissons ; les membres du coupable se couvriront d'ulcères et tomberont de consomption (73). » Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le même sujet ; il ne nous en est resté que trois mots qui signifient : « ne dépasse pas la borne. » Mais Platon paraît compléter la pensée du législateur quand il dit : « Notre première loi doit être celle-ci : que personne ne touche à la borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile... Que nul ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui sépare l'amitié de l'inimitié et qu'on s'est engagé par serment à laisser à sa place (74). » De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il résulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris à l'homme à s'approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle. On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant été ainsi conçu et établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il ne peut l'être dans nos sociétés modernes, où il est fondé sur d'autres principes. La propriété était tellement inhérente à la religion domestique qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer à l'une qu'à l'autre. La maison et le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son traité des lois, ne prétendait pas avancer une nouveauté quand il défendait au propriétaire de vendre son champ ; il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à croire que dans les anciens temps la propriété était inaliénable. Il est assez connu qu'à Sparte il était formellement défendu de vendre son lot de terre (75). La même interdiction était écrite dans les lois de Locres et de Leucade (76). Phidon de Corinthe , législateur du neuvième siècle, prescrivait que le nombre des familles et des propriétés restât immuable (77). Or cette prescription ne pouvait être observée que s'il était interdit de vendre les terres et même de les partager. La loi de Solon, postérieure de sept ou huit générations à celle de Phidon de Corinthe, ne défendait plus à l'homme de vendre sa propriété, mais elle frappait le vendeur d'une peine sévère, la perte de tous les droits de citoyen (78). Enfin Aristote nous apprend d'une manière générale que dans beaucoup de villes les anciennes législations interdisaient la vente des terres (79). De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriété sur le droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la religion, il ne le pourra plus : un lien plus fort que la volonté de l'homme unit la terre à lui. D'ailleurs ce champ où est le tombeau, où vivent les ancêtres divins, où la famille doit à jamais accomplir un culte, n'est pas la propriété d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce n'est pas l'individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette terre ; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en dépôt ; elle appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui sont à naître. Elle fait corps avec cette famille et ne peut plus s'en séparer. Détacher l'une de l'autre, c'est altérer un culte et offenser une religion. Chez les Hindous, la propriété, fondée aussi sur le culte, était aussi inaliénable (80). Nous ne connaissons le droit romain qu'à partir de la loi des Douze-Tables ; il est clair qu'à cette époque la vente de la propriété était permise. Mais il y a des raisons de penser que dans les premiers temps de Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre était inaliénable comme en Grèce. S'il ne reste aucun témoignage de cette vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont été portés peu à peu. La loi des Douze-Tables, en laissant au tombeau le caractère d'inaliénabilité, en a affranchi le champ. On a permis ensuite de diviser la propriété, s'il y avait plusieurs frères, mais à la condition qu'une nouvelle cérémonie religieuse serait accomplie et que le nouveau partage serait fait par un prêtre (81) : la religion seule pouvait partager ce que la religion avait autrefois proclamé indivisible. On a permis enfin de vendre le domaine ; mais il a fallu encore pour cela des formalités d'un caractère religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu qu'en présence d'un prêtre qu'on appelait libripens et avec la formalité sainte qu'on appelait mancipation. Quelque chose d'analogue se voit en Grèce : la vente d'une maison ou d'un fonds de terre était toujours accompagnée d'un sacrifice aux dieux (82). Toute mutation de propriété avait besoin d'être autorisée par la religion. Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de sa terre, à plus forte raison ne devait-on pas l'en dépouiller malgré lui. L'expropriation pour cause d'utilité publique était inconnue chez les anciens. La confiscation n'était pratiquée que comme conséquence de l'arrêt d'exil (83), c'est-à-dire lorsque l'homme dépouillé de son titre de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cité. L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit ancien des cités (84). La loi des Douze-Tables ne ménage assurément pas le débiteur ; elle ne permet pourtant pas que sa propriété soit confisquée au profit du créancier. Le corps de l'homme répond de la dette, non sa terre, car la terre est inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriété ; le débiteur est mis dans les mains de son créancier ; sa terre le suit en quelque sorte dans son esclavage. Le maître qui use à son profit des forces physiques de l'homme, jouit de même des fruits de la terre ; mais il ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant le droit de propriété est au-dessus de tout et inviolable (85). |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre VII. – Le droit de succession. |
|||||||||||||||||||||||||||
1°
Nature et principe du droit de succession chez les anciens.
Le droit de propriété
ayant été établi pour l'accomplissement d'un
culte héréditaire, il n'était pas possible que
ce droit fût éteint après la courte existence
d'un individu. L'homme meurt, le culte reste ; le foyer ne doit pas
s'éteindre ni le tombeau être abandonné. La religion
domestique se continuant, le droit de propriété doit
se continuer avec elle. 2° Le fils hérite, non la fille. C'est ici que les lois anciennes,
à première vue, semblent bizarres et injustes. On éprouve
quelque surprise lorsqu'on voit dans le droit romain que la fille
n'hérite pas du père, si elle est mariée, et
dans le droit grec qu'elle n'hérite en aucun cas. Ce qui concerne
les collatéraux paraît, au premier abord, encore plus
éloigné de la nature et de la justice. C'est que toutes
ces lois découlent, suivant une logique très rigoureuse,
des croyances et de la religion que nous avons observées plus
haut. 3° De la succession collatérale. Un homme mourait sans enfants
; pour savoir quel était l'héritier de ses biens, on
n'avait qu'à chercher quel devait être le continuateur
de son culte. 4° Effets de l'émancipation et de l'adoption. Nous avons vu précédemment
que l'émancipation et l'adoption produisaient pour l'homme
un changement de culte. La première le détachait du
culte paternel, la seconde l'initiait à la religion d'une autre
famille. Ici encore le droit ancien se conformait aux règles
religieuses. Le fils qui avait été exclu du culte paternel
par l'émancipation, était écarté aussi
de l'héritage. Au contraire l'étranger qui avait été
associé au culte d’une famille par l'adoption, y devenait
un fils, y continuait le culte et héritait des biens. Dans
l'un et l'autre cas, l'ancien droit tenait plus de compte du lien
religieux que du lien de naissance. 5° Le testament n'était pas connu à l'origine. Le droit de tester, c'est-à-dire
de disposer de ses biens après sa mort pour les faire passer
à d'autres qu'à l'héritier naturel, était
en opposition avec les croyances religieuses qui étaient le
fondement du droit de propriété et du droit de succession.
La propriété étant inhérente au culte,
et le culte étant héréditaire, pouvait-on songer
au testament ? D'ailleurs la propriété n'appartenait
pas à l'individu mais à la famille ; car l'homme ne
l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le culte domestique.
Attachée à la famille, elle se transmettait du mort
au vivant, non d'après la volonté et le choix du mort,
mais en vertu de règles supérieures que la religion
avait établies. 6° Le droit d'aînesse. Il faut nous reporter au delà des temps dont l'histoire a conservé le souvenir, vers ces siècles éloignés pendant lesquels les institutions domestiques se sont établies et les institutions sociales se sont préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester aucun monument écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont laissé quelques traces dans le droit des époques suivantes.Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas s'expliquer. C'est le droit d'aînesse. La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le cadet : « L'aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour l'accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de l'amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l'aîné avait le privilège, après la mort du père, de présider à soutes les cérémonies du culte domestique ; c'était lui qui offrait les repas funèbres et qui prononçait les formules de prière ; « car le droit de prononcer les prières appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier. » L'aîné était donc l'héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit : l'aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code : « L'aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères vivent sous son autorité comme s'ils vivaient sous celle de leur père. Le fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir (113). » Le droit grec est issu des mêmes croyances religieuses que le droit hindou ; il n'est donc pas étonnant d'y trouver aussi, à l'origine, le droit d'aînesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidèle aux vieilles institutions ; chez elle le patrimoine était indivisible et le cadet n'avait aucune part (114). Il en était de même dans beaucoup d'anciennes législations qu'Aristote avait étudiées ; il nous apprend en effet que celle de Thèbes prescrivait d'une manière absolue que le nombre des lots de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre frères. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des familles fût invariable, ce qui ne pouvait être qu'autant que le droit d'aînesse empêchait les familles de se démembrer à chaque génération (115). Chez les Athéniens, il ne faut pas s'attendre à trouver cette vieille institution encore en vigueur au temps de Démosthènes ; mais il subsistait encore à cette époque ce qu'on appelait le privilège de l'aîné (116). Il consistait à garder, en dehors du partage, la maison paternelle ; avantage matériellement considérable, et plus considérable encore au point de vue religieux ; car la maison paternelle contenait l'ancien foyer de la famille. Tandis que le cadet, au temps de Démosthènes, allait allumer un foyer nouveau, l'aîné, seul véritablement héritier, restait en possession du foyer paternel et du tombeau des ancêtres ; seul aussi il gardait le nom de la famille (117). C'étaient les vestiges d'un temps où il avait eu seul le patrimoine. On peut remarquer que l'iniquité du droit d'aînesse, outre qu'elle ne frappait pas les esprits sur lesquels la religion était toute puissante, était corrigée par plusieurs coutumes des anciens. Tantôt le cadet était adopté dans une famille et il en héritait ; tantôt il épousait une fille unique ; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une famille éteinte. Toutes ces ressources faisant défaut, les cadets étaient envoyés en colonie. Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons aucune loi qui se rapporte au droit d'aînesse. Mais il ne faut pas conclure de là qu'il ait été inconnu dans l'antique Italie. Il a pu disparaître et le souvenir même s'en effacer. Ce qui permet de croire qu'au delà des temps à nous connus il avait été en vigueur, c'est que l'existence de la gens romaine et sabine ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver à contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la famille Fabia, si le droit d'aînesse n'en eût maintenu l'unité pendant une longue suite de générations et ne l'eût accrue de siècle en siècle en l'empêchant de se démembrer ? Ce vieux droit d'aînesse se prouve par ses conséquences et, pour ainsi dire, par ses œuvres (118). |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre VIII. – L'autorité dans la famille. |
|||||||||||||||||||||||||||
1°
Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens.
La famille n'a pas reçu
ses lois de la cité. Si c'était la cité qui eût
établi le droit privé, il est probable qu'elle l'eût
fait tout différent de ce que nous l'avons vu. Elle eût
réglé d'après d'autres principes le droit de
propriété et le droit de succession ; car il n'était
pas de son intérêt que la terre fût inaliénable
et le patrimoine indivisible. La loi qui permet au père de
vendre et même de tuer son fils, loi que nous trouvons en Grèce
comme à Rome, n'a pas été imaginée par
la cité. La cité aurait plutôt dit au père
: « La vie de ta femme et de ton enfant ne t'appartient
pas plus que leur liberté ; je les protégerai, même
contre toi ; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s'ils
ont failli ; je serai leur seul juge. » Si la cité
ne parle pas ainsi, c'est apparemment qu'elle ne le peut pas. Le droit
privé existait avant elle. Lorsqu'elle a commencé à
écrire ses lois, elle a trouvé ce droit déjà
établi, vivant, enraciné dans les mœurs, fort de l'adhésion
universelle. Elle l'a accepté, ne pouvant pas faire autrement,
et elle n'a osé le modifier qu'à la longue. L'ancien
droit n'est pas l'œuvre d'un législateur ; il s'est au contraire
imposé au législateur. C'est dans la famille qu'il a
pris naissance. Il est sorti spontanément et tout formé
des antiques principes qui la constituaient. Il a découlé
des croyances religieuses qui étaient universellement admises
dans l'âge primitif de ces peuples et qui exerçaient
l'empire sur les intelligences et sur les volontés. 2° Énumération des droits qui composaient la puissance paternelle. Les lois grecques et romaines ont reconnu au père cette puissance illimitée dont la religion l'avait d'abord revêtu. Les droits très nombreux et très divers qu'elles lui ont conférés peuvent être rangés en trois catégories, suivant qu'on considère le père de famille comme chef religieux, comme maître de la propriété ou comme juge. I. – Le
père est le chef suprême de la religion domestique ;
il règle toutes les cérémonies du culte comme
il l'entend ou plutôt comme il a vu faire à son père.
Personne dans la famille ne conteste sa suprématie sacerdotale.
La cité elle-même et ses pontifes ne peuvent rien changer
à son culte. Comme prêtre du foyer, il ne reconnaît
aucun supérieur. II. – On
a vu plus haut due la propriété n'avait pas été
conçue, à l'origine, comme un droit individuel, mais
comme un droit de famille. La fortune appartenait, comme dit formellement
Platon et comme disent implicitement tous les anciens législateurs,
aux ancêtres et aux descendants. Cette propriété,
par sa nature même, ne se partageait pas. Il ne pouvait y avoir
dans chaque famille qu'un propriétaire qui était la
famille même, et qu'un usufruitier qui était le père.
Ce principe explique plusieurs dispositions de l'ancien droit. Si la justice, pour le fils et la femme, n'était pas dans la cité, c'est qu'elle était dans la maison. Leur juge était le chef de famille, siégeant comme sur un tribunal, en vertu de son autorité maritale ou paternelle, au nom de la famille et sous les yeux des divinités domestiques (133). Tite-Live raconte que le Sénat voulant extirper de Rome les Bacchanales, décréta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le décret fut aisément exécuté à l'égard des citoyens. Mais à l'égard des femmes, qui n'étaient pas les moins coupables, une difficulté grave se présentait ; les femmes n'étaient pas justiciables de l'État ; la famille seule avait le droit de les juger. Le Sénat respecta ce vieux principe et laissa aux maris et aux pères la charge de prononcer contre les femmes la sentence de mort. Ce droit de justice que le Chef de famille exerçait dans sa maison, était complet et sans appel. Il pouvait condamner à mort, comme faisait le magistrat dans la cité ; aucune autorité n'avait le droit de modifier ses arrêts. « Le mari, dit Caton l'Ancien, est juge de sa femme ; son pouvoir n'a pas de limite ; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute, il la punit ; si elle a bu du vin, il la condamne ; si elle a eu commerce avec un autre homme, il la tue. » Le droit était le même à l'égard des enfants. Valère-Maxime cite un certain Atilius qui tua sa fille coupable d'impudicité, et tout le monde connaît ce père qui mit à mort son fils, complice de Catilina. Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire romaine. Ce serait sen faire une idée fausse que de croire que le père eût le droit absolu de tuer sa femme et ses enfants. Il était leur juge. S'il les frappait de mort, ce n'était qu'en vertu de son droit de justice. Comme le père de famille était seul soumis au jugement de la cité, la femme et le fils ne pouvaient trouver d'autre juge que lui. Il était dans l'intérieur de sa famille l'unique magistrat. Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorité paternelle n'était pas une puissance arbitraire, comme le serait celle qui dériverait du droit du plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui étaient au fond des âmes, et elle trouvait ses limites dans ces croyances mêmes. Par exemple, le père avait le droit d'exclure le fils de sa famille ; mais il savait bien que, s'il le faisait, la famille courait risque de s'éteindre et les mânes de ses ancêtres de tomber dans l'éternel oubli. Il avait le droit d'adopter l'étranger ; mais la religion lui défendait de le faire s'il avait un fils. Il était propriétaire unique des biens ; mais il n'avait pas, du moins à l'origine, le droit de les aliéner. Il pouvait répudier sa femme ; mais pour le faire il fallait qu'il osât briser le lien religieux que le mariage avait établi. Ainsi la religion imposait au père autant d'obligations qu'elle lui conférait de droits. Telle a été longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans les esprits ont suffi, sans qu'on eût besoin du droit de la force ou de l'autorité d'un pouvoir social, pour la constituer régulièrement, pour lui donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans tous ses détails le droit privé. |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre IX. – La morale de la famille. |
|||||||||||||||||||||||||||
L'histoire
n'étudie pas seulement les faits matériels et les institutions
; son véritable objet d'étude est l'âme humaine
; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme
a cru, a pensé, a senti aux différents âges de la
vie du genre humain. Nous avons montré, au début de ce livre, d'antiques croyances que l'homme s'était faites sur sa destinée après la mort. Nous avons dit ensuite comment ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le droit privé. Il reste à chercher quelle a été l'action de ces croyances sur la morale dans les sociétés primitives. Sans prétendre que cette vieille religion ait créé les sentiments moraux dans le cœur de l'homme, on peut croire du moins qu'elle s'est associée à eux pour les fortifier, pour leur donner une autorité plus grande, pour assurer leur empire et leur droit de direction sur la conduite de l'homme. La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique ; la morale l'était aussi. La religion ne disait pas à l'homme, en lui montrant un autre homme : voilà ton frère. Elle lui disait : voilà un étranger ; il ne peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas approcher du tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne peut pas s'unir à toi par une prière commune ; tes dieux repoussent son adoration et le regardent comme leur ennemi ; il est ton ennemi aussi. Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinité en faveur des autres hommes ; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de l'homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à l'égoïste : tu sacrifies au foyer, Hestia thueis. Cela signifiait : tu t'éloignes de tes concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi, tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l'indice d'un temps où toute religion était autour du foyer, où l'horizon de la morale et de l'affection ne dépassait pas le cercle étroit de la famille. Il est naturel que l'idée morale ait eu son commencement et ses progrès comme l'idée religieuse. Le dieu des premières générations, dans cette race, était bien petit ; peu à peu les hommes l'ont fait plus grand ; ainsi la morale, fort étroite d'abord et fort incomplète, s'est insensiblement élargie jusqu'à ce que, de progrès en progrès, elle arrivât à proclamer le devoir d'amour envers tous les hommes. Son point de départ fut la famille, et c'est sous l'action des croyances de la religion domestique que les devoirs ont apparu d'abord aux yeux de l'homme. Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, à l'époque de sa pleine vigueur. L'homme voit tout près de lui la divinité. Elle est présente, comme la conscience même, à ses moindres actions. Cet être fragile se trouve sous les yeux d'un témoin qui ne le quitte pas. Il ne se sent jamais seul. A côté de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour punir ses actions coupables. « Les Lares, disent les Romains, sont des divinités redoutables qui sont chargées de châtier les humains et de veiller sur tout ce qui se passe dans l'intérieur des maisons. » « Les Pénates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre ; ils nourrissent notre corps et règlent notre âme (134). » On aimait à donner au foyer l'épithète de chaste et l'on croyait qu'il commandait aux hommes la chasteté. Aucun acte matériellement ou moralement impur ne devait être commis à sa vue. Les premières idées de faute, de châtiment, d'expiation semblent être venues de là. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son propre foyer ; son dieu le repousse. Pour quiconque a versé le sang, il n'y a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de prière, plus de repas sacré. Le dieu est si sévère qu'il n'admet aucune excuse ; il ne distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime prémédité. La main tachée de sang ne peut plus toucher les objets sacrés (135). Pour que l'homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu, il faut au moins qu'il se purifie par une cérémonie expiatoire (136). Cette religion connaît la miséricorde ; elle a des rites pour effacer les souillures de l'âme ; si étroite et si grossière qu'elle soit, elle sait consoler l'homme de ses fautes mêmes. Si elle ignore absolument les devoirs de charité, du moins elle trace à l'homme avec une admirable netteté ses devoirs de famille. Elle rend le mariage obligatoire ; le célibat est un crime aux yeux d'une religion qui fait de la continuité de la famille le premier et le plus saint des devoirs. Mais l'union qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en présence des divinités domestiques ; c'est l'union religieuse, sacrée, indissoluble de l'époux et de l'épouse. Que l'homme ne se croie pas permis de laisser de côté les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel, comme il fa été à la fin de la société grecque et romaine. Cette antique religion le lui défend, et s'il ose le faire, elle l'en punit. Car le fils qui vient à naître d'une telle union, est considéré comme un bâtard, c'est-à-dire comme un être qui n'a pas place au foyer ; il n'a droit d'accomplir aucun acte sacré ; il ne peut pas prier (137). Cette même religion veille avec soin sur la pureté de la famille. A ses yeux, la plus grave faute qui puisse être commise est l'adultère. Car la première règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils ; or l'adultère trouble l'ordre de la naissance. Une autre règle est que le tombeau ne contienne que les membres de la famille ; or le fils de l'adultère est un étranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les principes de la religion sont violés ; le culte est souillé, le foyer devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiété. Il y a plus : par l'adultère la série des descendants est brisée ; la famille, même à l'insu des hommes vivants, est éteinte, et il n'y a plus de bonheur divin pour les ancêtres. Aussi le Hindou dit-il : « Le fils de l'adultère anéantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes adressées aux mânes (138). » Voilà pourquoi les lois de la Grèce et de Rome donnent au père le droit de repousser l'enfant qui vient de naître. Voilà aussi pourquoi elles sont si rigoureuses, si inexorables pour l'adultère. A Athènes il est permis au mari de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne à mort. Cette religion était si sévère que l'homme n'avait pas même le droit de pardonner complètement et qu'il était au moins forcé de répudier sa femme (139). Voilà donc les premières lois de la morale domestique trouvées et sanctionnées. Voilà, outre le sentiment naturel, une religion impérieuse qui dit à l'homme et à la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de cette union découlent des devoirs rigoureux dont l'oubli entraînerait les conséquences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De là est venu le caractère sérieux et sacré de l'union conjugale chez les anciens et la pureté que la famille a conservée longtemps. Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit à l'épouse qu'elle doit obéir, au mari qu'il doit commander. Elle leur apprend à tous les deux à se respecter l'un l'autre. La femme a des droits ; car elle a sa place au foyer ; c'est elle qui a la charge de veiller à ce qu'il ne s'éteigne pas (140). Elle a donc aussi son sacerdoce. Là où elle n'est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant. C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir « un foyer privé d'épouse (141). » Chez les Romains, la présence de la femme est si nécessaire dans le sacrifice, que le prêtre perd son sacerdoce en devenant veuf (142). On peut croire que c'est à ce partage du sacerdoce domestique que la mère de famille a dû la vénération dont on n'a jamais cessé de l'entourer dans la société grecque et romaine. De là vient que la femme a dans la famille le même titre que son mari : les Latins disent pater familias et mater familias, les Grecs oichodespotaes et oichodespoina, les Hindous grihapati, grihapatni. De là vient aussi cette formule que la femme prononçait dans le mariage romain : ubi tu Caius, ego Caia, formule qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas égale autorité, il y a au moins dignité égale. Quant au fils, nous l'avons vu soumis à l'autorité d'un père qui peut le vendre et le condamner à mort. Mais ce fils a son rôle aussi dans le culte ; il remplit une fonction dans les cérémonies religieuses ; sa présence, à certains jours, est tellement nécessaire que le Romain qui n'a pas de fils est forcé d'en adopter un fictivement pour ces jours-là, afin que les rites soient accomplis (143). Et voyez quel lien puissant la religion établit entre le père et le fils ! On croit à une seconde vie dans le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funèbres sont régulièrement offerts. Ainsi le père est convaincu que sa destinée après cette vie dépendra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son côté, est convaincu que son père mort deviendra un dieu et qu'il aura à l'invoquer. On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et d'affection réciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus domestiques le nom de piété : l'obéissance du fils envers le père, l'amour qu'il portait à sa mère, c'était de la piété, pietas erga parentes ; l’attachement du père pour son enfant, la tendresse de la mère, c'était encore de la piété, pietas erga liberos. Tout était divin dans la famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idée religieuse, tout cela se confondait et ne faisait qu'un. Il paraîtra peut-être bien étrange de compter l'amour de la maison parmi les vertus ; c'en était une chez les anciens. Ce sentiment était profond et puissant dans leurs âmes. Voyez Anchise qui, à la vue de Troie en flammes, ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse à qui l'on offre tous les trésors et l'immortalité même, et qui ne veut que revoir la flamme de son foyer. Avançons jusqu'à Cicéron ; ce n'est plus un poète, c'est un homme d'État qui parle : « Ici est ma religion, ici est ma race, ici les traces de mes pères ; je ne sais quel charme se trouve ici qui pénètre mon cœur et mes sens (144). » Il faut nous placer par la pensée au milieu des plus antiques générations, pour comprendre combien ces sentiments, affaiblis déjà au temps de Cicéron, avaient été vifs et puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri ; nous la quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons, ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la religion n'est pas là ; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le trouvons partout. Il en était autrement chez les anciens ; c'était dans l'intérieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinité, leur providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait leurs prières et exauçait leurs vœux. Hors de sa demeure, l'homme ne se sentait plus de dieu ; le dieu du voisin était un dieu hostile. L'homme aimait alors sa maison comme il aime aujourd'hui son église. Ainsi ces croyances des premiers âges n'ont pas été étrangères au développement moral de cette partie de l'humanité. Ces dieux prescrivaient la pureté et défendaient de verser le sang ; la notion de justice, si elle n'est pas née de cette croyance, a du moins été fortifiée par elle. Ces dieux appartenaient en commun à tous les membres d'une même famille ; la famille s'est ainsi trouvée unie par un lien puissant, et tous ses membres ont appris à s'aimer et à se respecter les uns les autres. Ces dieux vivaient dans l'intérieur de chaque maison ; l’homme a aimé sa maison, sa demeure fixe et durable qu’il tenait de ses aïeux et léguait à ses enfants comme un sanctuaire. L'antique morale, réglée par ces croyances, ignorait la charité ; mais elle enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a été, chez cette race, le commencement de la morale. Là les devoirs ont apparu, clairs, précis, impérieux, mais resserrés dans un cercle restreint. Et il faudra nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce caractère étroit de la morale primitive ; car la société civile, fondée plus tard sur les mêmes principes, a revêtu le même caractère, et plusieurs traits singuliers de l'ancienne politique s'expliqueront par là (145). |
|||||||||||||||||||||||||||
Chapitre X. – La gens à Rome et en Grèce. |
|||||||||||||||||||||||||||
On
trouve chez les jurisconsultes romains et les écrivains grecs
les traces d'une antique institution qui paraît avoir été
en grande vigueur dans le premier âge des sociétés
grecque et italienne, mais qui, s'étant affaiblie peu à
peu, n'a laissé que des vestiges à peine perceptibles
dans la dernière partie de leur histoire. Nous voulons parler
de ce que les latins appelaient gens et les grecs genos. On a beaucoup discuté sur la nature et la constitution de la gens. Il ne sera peut-être pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulté du problème. La gens, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la constitution était tout aristocratique ; c'est grâce à son organisation intérieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athènes perpétuèrent longtemps leurs privilèges. Lors donc que le parti populaire prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette vieille institution. S'il avait pu l'anéantir complètement, il est probable qu'il ne nous serait pas resté d'elle le moindre souvenir. Mais elle était singulièrement vivace et enracinée dans les mœurs, on ne put pas la faire disparaître tout à fait. On se contenta donc de la modifier : on lui enleva ce qui faisait son caractère essentiel et on ne laissa subsister que ses formes extérieures, qui ne gênaient en rien le nouveau régime. Ainsi à Rome les plébéiens imaginèrent de former des gentes à l'imitation des patriciens ; à Athènes on essaya de bouleverser les genae, de les fondre entre eux et de les remplacer par les dèmes que l'on établit à leur ressemblance. Nous aurons à revenir sur ce point quand nous parlerons des révolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici que cette altération profonde que la démocratie a introduite dans le régime de la gens est de nature à dérouter ceux qui veulent en connaître la constitution primitive. En effet, presque tous les renseignements qui nous sont parvenus sur elle datent de l'époque où elle avait été ainsi transformée. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les révolutions en avaient laissé subsister. Supposons que, dans vingt siècles, toute connaissance du moyen âge ait péri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui précède la révolution de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-là veuille se faire une idée des institutions antérieures. Les seuls documents qu'il aurait dans les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvième siècle, c'est-à-dire quelque chose de fort différent de la féodalité. Mais il songerait qu'une grande révolution s'est accomplie, et il en conclurait à bon droit que cette institution, comme toutes les autres, a dû être transformée ; cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui que l'ombre ou l'image affaiblie et altérée d'une autre noblesse incomparablement plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les faibles débris de l'antique monument, quelques expressions demeurées dans la langue, quelques termes échappés à la loi, de vagues souvenirs ou de stériles regrets, il devinerait peut-être quelque chose du régime féodal et se ferait des institutions du moyen âge une idée qui ne serait pas trop éloignée de la vérité. La difficulté serait grande assurément ; elle n'est pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut connaître la gens antique ; car il n'a d'autres renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps où elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Nous commencerons par analyser tout ce que les écrivains anciens nous disent de la gens, c'est-à-dire ce qui subsistait d'elle à l'époque où elle était déjà fort modifiée. Puis, à l'aide de ces restes, nous essayerons d'entrevoir le véritable régime de la gens antique. 1° Ce que les écrivains anciens nous font connaître de la gens. Si l'on ouvre l'histoire
romaine au temps des guerres puniques, on rencontre trois personnages
qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius Nero, Claudius Centho. Tous
les trois appartiennent à une même gens, la
gens Claudia. 2° Examens de quelques opinions qui ont été émises pour expliquer la gens romaine. Sur cet objet, qui est livré
depuis longtemps aux disputes des érudits, plusieurs systèmes
ont été proposés. Les uns disent : la gens
n'est pas autre chose qu'une similitude de nom (159).
D'autres : Le mot gens désigne une sorte de parenté
factice. Suivant d'autres, la gens n'est que l'expression
d'un rapport entre une famille qui exerce le patronage et d'autres
familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications
ne répond à toute la série de faits, de lois,
d'usages, que nous venons d'énumérer. 3° La gens est la famille ayant encore son organisation primitive et son unité. Tout nous présente
la gens comme unie par un lien de naissance. Consultons encore
le langage : les noms des gentes, en Grèce aussi bien
qu'à Rome, ont tous la forme qui était usitée
dans les deux langues pour les noms patronymiques. Claudius signifie
fils de Clausus, et Butadès fils de Butès. 4° La famille (gens) a été d'abord la seule forme de société. Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux qu'elle s'était faits, les lois qu'elle s'était données, le droit d'aînesse sur lequel elle s'était fondée, son unité, son développement d'âge en âge jusqu'à former la gens, sa justice, son sacerdoce, son gouvernement intérieur, tout cela porte forcément notre pensée vers une époque primitive où la famille était indépendante de tout pouvoir supérieur, et où la cité n'existait pas encore.Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient qu'à une famille et n'exerçaient leur providence que dans l'enceinte d'une maison, ce culte qui était secret, cette religion qui ne voulait pas être propagée, cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles : il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu prendre naissance dans les esprits des hommes qu'à une époque où les grandes sociétés n'étaient pas encore formées. Si le sentiment religieux s'est contenté d'une conception si étroite du divin, c'est que l'association humaine était alors étroite en proportion. Le temps où l'homme ne croyait qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps où il n'existait que des familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et même fort longtemps, lorsque les cités et les nations étaient formées. L'homme ne s'affranchit pas aisément des opinions qui ont une fois pris l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent alors en contradiction avec l'état social. Qu'y a-t-il en effet de plus contradictoire que de vivre en société civile et d'avoir dans chaque famille des dieux particuliers ? Mais il est clair que cette contradiction n'avait pas existé toujours et qu'à l'époque où ces croyances s'étaient établies dans les esprits et étaient devenues assez puissantes pour former une religion, elles répondaient exactement à l'état social des hommes. Or le seul état social qui puisse être d'accord avec elles est celui où la famille vit indépendante et isolée. C'est dans cet état que toute la race aryenne paraît avoir vécu longtemps. Les hymnes des Védas en font foi pour la branche qui a donné naissance aux Hindous, les vieilles croyances et le vieux droit privé l'attestent pour ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains. Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers peuples, on s'aperçoit que la famille était constituée d'après les mêmes principes dans la Grèce et dans l'Inde ; ces principes étaient d'ailleurs, comme nous l'avons constaté plus haut, d'une nature si singulière, qu'il n'est pas à supposer que cette ressemblance fût l'effet du hasard ; enfin, non seulement ces institutions offrent une évidente analogie, mais encore les mots qui les désignent sont souvent les mêmes dans les différentes langues que cette race a parlées depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut tirer de là une double conclusion : l'une est que la naissance des institutions domestiques dans cette race est antérieure à l'époque où ses différentes branches se sont séparées ; l'autre est qu'au contraire la naissance des institutions politiques est postérieure à cette séparation. Les premières ont été fixées dès le temps où la race vivait encore dans son antique berceau de l'Asie centrale ; les secondes se sont formées peu à peu dans les diverses contrées où ses migrations l'ont conduite. On peut donc entrevoir une longue période pendant laquelle les hommes n'ont connu aucune autre forme de société que la famille. C'est alors que s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naître dans une société autrement constituée et qui a dû même être longtemps un obstacle au développement social. Alors aussi s'est établi l'ancien droit privé, qui plus tard s'est trouvé en désaccord avec les intérêts d'une société un peu étendue, mais qui était en parfaite harmonie avec l'état de société dans lequel il est né. Plaçons-nous donc par la pensée au milieu de ces antiques générations dont le souvenir n'a pas pu périr tout à fait et qui ont légué leurs croyances et leurs lois aux générations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi ; son culte est secret. Dans la mort même ou dans l'existence qui la suit, les familles ne se mêlent pas ; chacune continue à vivre à part dans son tombeau, d'où l'étranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriété, c'est-à-dire sa part de terre qui lui est attachée inséparablement par sa religion ; ses dieux Termes gardent l'enceinte, et ses Mânes veillent sur elle. L'isolement de la propriété est tellement obligatoire que deux domaines ne peuvent pas confiner l'un à l'autre et doivent laisser entre eux une bande de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute ne sont pas écrites, mais que la croyance religieuse grave dans le cœur de chaque homme. Elle a sa justice intérieure au-dessus de laquelle il n'en est aucune autre à laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a rigoureusement besoin pour sa vie matérielle ou pour sa vie morale, la famille le possède en soi. Il ne lui faut rien du dehors ; elle est un état organisé, une société qui se suffit. Mais cette famille des anciens âges n'est pas réduite aux proportions de la famille moderne. Dans les grandes sociétés la famille se démembre et s'amoindrit ; mais en l'absence de toute autre société, elle s'étend, elle se développe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes restent groupées autour d'une branche aînée, près du foyer unique et du tombeau commun. Un autre élément encore entra dans la composition de cette famille antique. Le besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le riche a du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de régime patriarcal, serviteurs ou esclaves c'est tout un. On conçoit en effet que le principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gré du serviteur, ne peut guère s'accorder avec un état social où la famille vit isolée. D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la famille un étranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur devienne un membre et une partie intégrante de cette famille. C'est à quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au culte domestique. Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons athéniennes, nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait approcher du foyer, on le mettait en présence de la divinité domestique ; on lui versait sur la tête de l'eau lustrale et il partageait avec la famille quelques gâteaux et quelques fruits (164). Cette cérémonie avait de l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle signifiait sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait désormais un membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave assistait-il aux prières et partageait-il les fêtes (165). Le foyer le protégeait ; la religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'à son maître (166). C'est pour cela que l'esclave devait être enseveli dans le lieu de la sépulture de la famille. Mais par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le temps qui suivait la mort. Son maître pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme il y était lié par le culte, il ne pouvait pas sans impiété se séparer d'elle. Sous le nom d'affranchi ou sous celui de client, il continuait à reconnaître l'autorité du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maître, et les enfants qui naissaient de lui, continuaient à obéir. Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de petites familles clientes et subordonnées. Les Romains attribuaient l'établissement de la clientèle à Romulus, comme si une institution de cette nature pouvait être l'œuvre d'un homme. La clientèle est plus vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existé partout, en Grèce aussi bien que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cités qui l'ont établie et réglée ; elles l'ont au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu a peu amoindrie et détruite. La clientèle est une institution du droit domestique, et elle a existé dans les familles avant qu'il y eût des cités. Il ne faut pas juger de la clientèle des temps antiques d'après les clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut longtemps un serviteur attaché au patron. Mais il y avait alors quelque chose qui faisait sa dignité : c'est qu'il avait part au culte et qu'il était associé à la religion de la famille. Il avait le même foyer, les mêmes fêtes, les mêmes sacra que son patron. A Rome, en signe de cette communauté religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en était considéré comme un membre par l'adoption. De là un lien étroit et une réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Écoutez la vieille loi romaine : « Si le patron a fait tort à son client, qu'il soit maudit, sacer esto, qu'il meure. » Le patron doit protéger le client par tous les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa prière comme prêtre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard, quand la justice de la cité appellera le client, le patron devra le défendre ; il devra même lui révéler les formules mystérieuses de la loi qui lui feront gagner sa cause. On pourra témoigner en justice contre un cognat, on ne le pourra pas contre un client ; et l'on continuera à considérer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs envers les. cognats (167). Pourquoi ? C'est qu'un cognat, lié seulement par les femmes, n'est pas un parent et n'a pas part à la religion de la famille. Le client, au contraire, a la communauté du culte ; il a, tout inférieur qu'il est, la véritable parenté, qui consiste, suivant l'expression de Platon, à adorer les mêmes dieux domestiques. La clientèle est un lien sacré que la religion a formé et que rien ne peut rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se détacher d'elle. La clientèle est même héréditaire. On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa branche aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients, pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grâce à sa religion qui en maintenait l’unité, grâce à son droit privé qui la rendait indivisible, grâce aux lois de la clientèle qui retenaient ses serviteurs, arrivait à former à la longue une société fort étendue qui avait son chef héréditaire. C'est d'un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la race aryenne paraît avoir été composée pendant une longue suite de siècles. Ces milliers de petits groupes vivaient isolés, ayant peu de rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'étant unis par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun son gouvernement intérieur, chacun ses dieux. |
|||||||||||||||||||||||||||
Notes. |
|||||||||||||||||||||||||||
1. L'usage
des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; il n'a disparu
que quand les croyances relatives au culte des morts se sont obscurcies.
Les mots taphos patroos, taphos ton progonon reviennent sans
cesse chez les Grecs, comme chez les Latins tumulus patrius ou
avitus, sepulcrum gentis. Voy. Hérodote, II, 136. Démosthènes,
in Eubul., 28 ; in Macart., 79. Lycurgue, in Leocr.,
25. Cicéron, De Off., I, 17 : monumenta majorum, sepulcra
communia. Cicéron. De legib., II, 22 : mortuum
extra gentem inferri fas negant. Ovide, Trist., IV, 3, 45.
Velleius, II, 119. Suétone, Neron, 50 ; Tibère,
1. Digeste, XI, 5; XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote
qui prouve combien on jugeait nécessaire que chacun fût enterré dans
le tombeau de sa famille. On raconte que les Lacédémoniens, sur le point
de combattre contre les Messéniens, attachèrent à leur bras droit des
marques particulières contenant leur nom et celui de leur père, afin
qu'en cas de mort le corps pût être reconnu sur le champ de bataille
et transporté au tombeau paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, Sept.,
889 (914), taphon patroon lachai. Les orateurs grecs attestent
fréquemment cet usage ; quand Isée, Lysias, Démosthènes veulent prouver
que tel homme appartient à telle famille et a droit à l’héritage, ils
ne manquent guère de dire que le père de cet homme est enterré dans
le tombeau de cette famille. 2. Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous verrons dans la suite que ces vieilles lois ont été modifiées. 3. Hérodote, V, 72, 73. Denys d'Halic., I, 24; III, 99. 4. Étienne de Byzance, patra. 5. thyein gamon, Pollux, VIII, 107. Démosthènes, p.1313, 1820. telos, gamoio, Homère, Odyss., XX, 74. Sacrum nuptiale, Tite-Live, XXX, 14. 6. Pollux, III, 3, 38. 7. proteleia, progamia, Pollux, III, 38. 8. Homère, Iliade, XVIII, 391. Hésiode, Scutum, v. 275. Hérodote, VI, 129, 130. Plutarque, Thésée, 10; Lycurgue, passim; Solon, 20; Aristide, 20; Quest. Gr., 27. Démosthènes, in Stephanum, II. Isée, III, 39. Euripide, Hélène, 722-725; Phén., 345. Harpocration, v. Gamaelia. Pollux, III, c. 3. – Même usage Chez les Macédoniens. Quinte-Curce, VIII, 16. 9. Varron, De ling. lat., V, 61. Denys d'Halic., II, 25, 26. Ovide, Fast., II, 558. Plutarque, Quest. rom., l et 29; Romul., 15. Pline, Hist. Nat., XVIII, 3. Tacite, Ann., IV, 16; XI, 27. Juvénal, Sat., X, 329-336. Gaius, Inst., I, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v. Rapi. Macrobe, Sat., I, 15. Servius ad Aen., IV, 168. – Mêmes usages chez les Étrusques, Varron, De re rust., II, 4. – Mêmes usages chez les anciens Hindous, Lois de Manou, III, 27-30, 172; V, 152; VIII, 227; IX, 194. Mitakchara, trad. Orianne, p. 166, 167, 236. 10. Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent usitées chez les Romains et où la religion n'intervenait pas. Qu'il nous suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien; car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'à mesure qu'elles s'affaiblissaient. 11. Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halic., II, 25 : Koinonos chraematon kai ieron. Étienne de Byz., patra. 12. Platon, Lois, VIII, p. 841. 13. Denys d'Halic., II, 25. 14. Festus., v. Diffarreatio. Pollux, III, c. 3 : apopompae. On lit dans une inscription : Sacerdos confarreationum et diffarreationum. Orelli, 2648. 15. Phrikodae, allokota, skothropa. Plutarque, Quest. rom., 50. 16. Bhagavad-Gita, I, 40. 17. Isée, VII, 30-32. 18. Cicéron, De legib., II, 19 : perpetua sint sacra. 19. Isée, VII, 30. 20. Denys d'Halic., IX, 22. 21. Cicéron, De legib., III, 2. 22. Plutarque, Lycurg. ; apophth. des Lacéd. 23. Pollux, III, 48. 24. Isée, VII. Démosthènes, in Macart. 25. Ménandre, fr. 185, éd. Didot. Alciphron, I, 16. Eschyle, Agam., 1166, éd. Hermann. 26. Lois de Manou, IX, 81. 27. Hérodote, V, 39 ; VI, 61. 28. Aulu-Gelle, IV, 3. Valère-Maxime, II, 1, 4. Denys d'Halic., II, 25. 29. Xénophon, Gouv. des Lacéd. Plutarque, Solon, 20. Lois de Manou, IX, 121. 30. Lois de Manou, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux, Deutéronome, 25. 31. Eschyle, Choéph., 264 (262). 32. Aristophane, Oiseaux, 922. Démosthènes, in Boeot., p. 1016. Macrobe, Sat., I, 17. Lois de Manou, II, 30. 33. Platon, Thééthète. Lysias, dans Harpocration, v. Amphidomia. 34. Lois de Manou, IX, 10. 35. Isée, II, 10-46. 36. Lois de Manou, IX, 168, 174. Dattaca-Sandrica, tr. Orianne, p. 260. 37. Voy. aussi Isée, II, 11-14. 38. Cicéron, Pro domo, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19. 39. Epi ta iera agein, Isée, VII. Venire in sacra, Cicéron, Pro domo, 13; in penates adsciscere, Tacite, Hist., I, 15. 40. Valère-Maxime, VII, 7. Cicéron, Pro domo, 13 : est heres sacrorum. 41. Amissis sacris paternis, Cicéron, ibid. 42. Isée, VI, 44 ; X, 11. Démosthènes, . contre Léochares. Antiphon, Frag., 15. Comparez les Lois de Manou, IX, 142. 43. Consuetudo apud antiquos fuit ut qui in familiam transiret prius se abdicaret ab ea in qua natus fuerat. Servius ad Aen., II, 156. 44. Aulu-Gelle, XV, 27. 45. Platon, Lois, V, p. 729. 46. Patris non matris familiam sequitur, Digeste, liv. 50, tit. 16, § 196. 47. Lois de Manou, V, 60. 48. Mitakchara, tr. Orianne, p. 213. 49. Gaius. I, 156 ; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2 ; III, 5. 50. Quelques historiens ont émis l'opinion qu'à Rome la propriété avait d'abord été publique et n'était devenue privée que sous Numa. Cette erreur vient d'une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (Numa, 16), de Cicéron (République. II, 14) et de Denys d'Halic. (II 74). Ces trois auteurs disent en effet que Numa distribua des terres aux citoyens, mais ils indiquent très clairement qu'il n'eut à faire ce partage qu'à l'égard des terres conquises par son prédécesseur, agri quos bello Romulus ceperat. Quant au sol romain lui-même, ager Romanus, il était propriété privée depuis l'origine de la ville. 51. Hestia, hestaemi, stare. Voy. Plutarque, De primo frigido, 21; Macrobe, I, 23; Ovide, Fast., VI, 299. 52. Herchos hieron. Sophocle, Trachin., 606. 53. A l'époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus jeune de Zeus, et où l'on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu nouveau prit pour lui l'épithète de hercheios. Il n'en est pas moins vrai qu'à l'origine le vrai protecteur de l'enceinte était le dieu domestique. Denys d'Halic. l'atteste (I, 67) quand il dit que les theoi hercheioi sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort d'ailleurs du rapprochement d'un passage de Pausanias (IV, 17) avec un passage d'Euripide (Troy., l7) et un de Virgile (En., II, 514) ; ces trois passages se rapportent au même fait et montrent que le Zeus hercheios n'est autre que le foyer domestique. 54. Festus, v. Ambitus. Varron, De ling. lat., V, 22. Servius, ad Aen., II, 469. 55. Diodore, V, 68. 56. Cicéron, Pro domo, 41. 57. Ovide, Fast., V, 141. 58. Telle était du moins la règle antique, puisque l'on croyait que le repas funèbre devait servir d'aliment aux morts. Voy. Euripide, Troyennes, 381. 59. Cicéron, De legib., II, 22; II, 26. Gaius, Instit., II, 6. Digeste, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client, comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et étaient enterrés dans le tombeau commun. – La règle qui prescrivait que chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles publiques. 60. Lycurgue, contre Léocrate, 25. A Rome, pour qu'une sépulture fût déplacée, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, Lettr., X, 73. 61. Cicéron, De legib., II, 24. Digeste, liv. XVIII, tit. 1, 6. 62. Loi de Solon, citée par Gaius au Digeste, liv. X, tit. I, 13. Démosthènes, contre Calliclès. Plutarque, Aristide, 1. 63. Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voy. Fragm. terminalia, édit. Goez, p. 147. Pomponius, au Digeste, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, au Digeste, VIII, 1, 14. 64. Lares agri custodes, Tibulle, I, 1, 23. Religio Larum posita in fundi villaeque conspectu. Cicéron, De legib., II, 11. 65. Cicéron, De legib., I, 21. 66. Caton, De re rust., 141. Script. rei agrar., éd. Goez, p. 308. Denys d'Halic., II, 14. Ovide, Fast., II, 639. Strabon, V, 3. 67. Siculus Flaccus, éd. Goez, p. 5. 68. Lois de Manou, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, Législat. hindoue, p. 159. 69. Varron, De ling. lat., V, 74. 70. Pollux, IX, 9. Hesychius, oros. Platon, Lois, VIII, p. 842. 71. Ovide, Fast., II, 677. 72. Festus, v. Terminus. 73. Script. rei agrar., édit. Goez, p. 258. 74. Platon, Lois, VIII, p. 842. 75. Plutarque, Lycurgue, Agis. Aristote, Polit., II, 6, 10 (II, 7). 76. Aristote, Polit., II, 4, 4 (II, 5). 77. Id., ibid., II, 3, 7. 78. Eschine, contre Timarque. Diogène Laërce, I, 55. 79. Aristote, Polit, VII, 2. 80. Mitakchara, trad. Orianne, p. 50. Cette règle disparut peu à peu quand le brahmanisme devint dominant. 81. Ce prêtre était appelé agrimensor. Voy. Scriptores rei agrariae. 82. Stobée, 42. 83. Cette règle disparut dans l'âge démocratique des cités. 84. Une loi des Eléens défendait de mettre hypothèque sur la terre, Aristote, Polit., VII, 2. L'hypothèque était inconnue dans l'ancien droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypothèque dans le droit athénien s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque. 85. Dans l'article de la loi des Douze-Tables qui concerne le débiteur insolvable, nous lisons : si volet suo vivito; donc le débiteur, devenu presque esclave, conserve encore quelque chose à lui; sa propriété, s'il en a, ne lui est pas enlevée. Les arrangements connus en droit romain sous les noms de mancipation avec fiducie et de pignus étaient, avant l'action Servienne, des moyens détournés pour assurer au créancier le paiement de la dette; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du débiteur. Cela n'était pas facile; mais la distinction que l'on faisait entre la propriété et la possession, offrit une ressource. Le créancier obtint du préteur le droit de faire rendre, non pas la propriété, dominium, mais les biens du débiteur, bona. Alors seulement, par une expropriation déguisée, le débiteur perdit la jouissance de sa propriété. 86. Cicéron, De legib., II, 19, 20. Festus, v. Everriator. 87. Isée, VI, 51. Platon appelle l’héritier diadochos theon, Lois, V, 740. 88. Lois de Manou, IX, 186. 89. Digeste, liv. XXXVIII, tit. 16, 14. 90. Institutes, III, 1, 3 ; III, 9, 7 ; III, 19, 2. 91. Démosthènes, in Boeotumin Mantith., 10. Isée, X, 4. Lysias, in Mantith., 10. 92. Institutes, II, 9, 2. 93. Institutes, III, 2, 3. 94. Cicéron, De rep., III, 7. 95. Cicéron, in Verr., I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cité de Dieu, III, 21. 96. Démosthènes, in Eubul., 21. Plutarque, Thémist., 32. Isée, X, 4. Corn. Népos, Cimon. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'épouser un frère utérin ni un frère émancipé. On ne pouvait épouser que le frère consanguin, parce que celui-là seul était héritier du père. 97. Isée, III, 64 ; X, 5. Démosthènes, in Eubul., 41. La fille unique était appelée epixlaeros, mot que l'on traduit à tort par héritière ; il signifie qui est à côté de l'héritage, qui passe avec l'héritage, que l'on prend avec lui. En fait la fille n'était jamais héritière. 98. Lois de Manou, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16. 99. Isée, VII. 100. On ne l'appelait pas petit-fils ; on lui donnait le nom particulier de thugatridous. 101. Isée, VIII, 31 ; X, 12. Démosthènes, in Steph., II, 20. 102. Lois de Manou, IX, 186, 187. 103. Démosthènes, in Macart. ; in Leoch. Isée, VII, 20. 104. Institutes. III, 2, 4. 105. Ibid., III, 3. 106. Isée, X. Démosthènes, passim. Gaius, III, 2. Institutes, III, 1, 2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces règles furent modifiées dans le droit prétorien. 107. Plutarque, Solon, 21. 108. Id, Agis, 5. 109. Aristote, Polit., II, 3, 4. 110. Platon, Lois, XI. 111. Uti legassit, ita jus esto. Si nous n'avions de la loi de Solon que les mots diathesthai opos an ethele, nous supposerions aussi que le testament était permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajoute an me paides osi. 112. Ulpien, XX, 2. Gaius, I, l02, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament calatis comitiis fut sans nul doute le plus anciennement pratiqué; il n'était déjà plus connu au temps de Cicéron (De orat., I, 53). 113. Lois de Manou, IX, 105-107, 126. 114. Fragments des histor. grecs, coll. Didot. t. II, p. 211. 115. Aristote, Polit.. II, 9 ; II, 3. 116. Presbeia, Démosthènes, Pro Phorm., 34. 117. Démosthènes, in Boeot. de nomine. 118. La vieille langue latine en a conservé d'ailleurs un vestige qui, si faible qu'il soit, mérite pourtant d'être signalé. On appelait sors un lot de terre, domaine d'une famille; sors patrimonium significat, dit Festus; le mot consortes se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux qu'un lot de terre et vivaient sur le même domaine; or la vieille langue désignait par ce mot des frères et même des parents à un degré assez éloigné : témoignage d'un temps où le patrimoine et la famille étaient indivisibles. (Festus, v. Sors. Cicéron, in Verrem, II, 3, 23. Tite-Live, XLI, 27. Velleius, I, 10. Lucrèce, III, 772 ; VI, 1280.) 119. Festus, v. Mater familiae. 120. Lois de Manou, V, 147, 148. 121. Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Démosthénes, in Eubulid., 41. 122. Démosthènes, in Steph., II ; in Aphob. Plutarque, Thémist., 32. Denis d'Halic., II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2. Macrobe, I, 3. 123. Démosthènes, in Aphobum ; pro Phormione. 124. Cicéron, Topic., 14. Tacite, Ann., 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6. On verra plus loin qu'à une certaine époque et pour des raisons que nous aurons à dire, on a imaginé des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a fait produire les mêmes effets juridiques que produisait le mariage sacré. 125. Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle : jus proprium est civium romanorum, il faut entendre qu'au temps de Gaius le droit romain ne reconnaît cette puissance que chez le citoyen romain; cela ne veut pas dire qu'elle n'eût pas existé antérieurement ailleurs et qu'elle n'eût pas été reconnue par le droit des autres villes. Cela sera éclairci par ce que nous dirons de la situation légale des sujets sous la domination de Rome. 126. Hérodote, I, 59. Plutarque, Alcib., 29 ; Agésilas, 3. 127. Démosthènes, in Eubul., 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8. Institutes, I, 9. Digeste, liv. I, tit. 1, 11. 128. Gaius, II, 98. Toutes ces règles du droit primitif furent modifiées par le droit prétorien. 129. Cicéron, De legib., II, 20. Gaius, II, 81. Digeste, liv. XVIII, tit. 1, 2. 130. Plutarque, Solon, 13. Denys d'Halic., II, 26. Gaius, I, 117; I, 132; IV, 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XLI, 8. Festus, v. Deminutus. 131. Plutarque, Publicola, 8. 132. Gaius, II, 96; IV, 77, 78. 133. Il vint un temps où cette juridiction fut modifiée par les mœurs; le père consulta la famille entière et l'érigea en un tribunal qu'il présidait. Tacite, XIII, 32. Digeste, liv. XXIII, tit.. 4, 5. Platon, Lois, IX. 134. Plutarque, Quest. rom., 51. Macrobe, Sat., III, 4. 135. Hérodote, I, 35. Virgile, En., II, 719. Plutarque, Thésée, 12. 136. Apollonius de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, Choeph., 96. 137. Isée, VII. Démosthènes, in Macart. 138. Lois de Manou, III, 175. 139. Démosthènes, in Neoer., 89. [Il est vrai que, si cette morale primitive condamnait l'adultère, elle ne réprouvait pas l'inceste; la religion l'autorisait. Les prohibitions relatives au mariage étaient au rebours des nôtres : il était louable d'épouser sa sœur (Démosthènes, in Neoer., 22; Cornélius Nepos, prooemium; id., Vie de Cimon; Minucius Felix, in Octavio), mais il était défendu, en principe, d'épouser une femme d'une autre ville.] 140. Caton, 143. Denys d'Halic., II, 22. Lois de Manou, III, 62 ; V, 151. 141. Xénophon, Gouv., de Lacéd. 142. Plutarque, Quest. rom., 50. 143. Denys d'Halic., II, 20, 22. 144. Cicéron, De legib., II, 1; Pro domo, 41. 145. Est-il besoin d'avertir que nous avons essayé, dans ce chapitre, de saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et les Romains ? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiée ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs ? Déjà dans l'Odyssée nous trouverons des sentiments nouveaux et d'autres mœurs; la suite de ce livre le montrera. 146. Démosthènes, in Neoer., 71. Voy. Plutarque, Thémist., 1. Eschine, De falsa legat., 147. Boeckh, Corp. inscr., 385. Ross, Demi Attici, 24. La gens chez les Grecs est souvent appelée patra : Pindare, passim. 147. Hésychius, gennaetai. Pollux, III, 52 ; Harpocration, orgeones. 148. Plutarque, Thémist., I. Eschine, De falsa legat., 147. 149. Cicéron, De arusp. resp., 15. Denys d'Halic., XI, 14. Festus, Propudi. 150. Tite-Live, V, 46 ; XXII, 18. Valère-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94. Denys d'Halic., II, 21; IX, 19; VI, 28. Pline XXXIV, 13. Macrobe, III, 5. 151. Démosthènes, in Macart., 79; in Eubul., 28. 152. Velléius, II, 119. Suétone, Tibère, I; Néron, 50. 153. Tite-Live, V, 32. Denys d'Halic., Fragm., XIII, 5. Appien, Annib., 28. 154. Denys d'Halic., XI, 14. Tite-Liv., III, 58. 155. Denys d'Halic., II, 7. 156. Id., IX, 5. 157. Boeckh, Corp. inscr., 397, 399. Ross, Demi Attici, p. 24. 158. Tite-Live, VI, 20. Suétone, Tibère, 1. Ross, Demi Attici, p. 24. 159. Deux passages de Cicéron, Tusc., I, 16, et Topiques, 6, ont singulièrement embrouillé la question. Il faut bien reconnaître que Cicéron, comme presque tous ses contemporains, ignorait ce que c’était que la gens. Les explications qu’il en donne ne sont pas seulement incomplètes, elles sont puériles. 160. Démosthènes, in Macart., 79. Pausanias, I, 37. Inscription des Amynandrides, citée par Ross, p. 24. 161. Festus, v. Caeculus, Calpurnii, Cloelia. 162. [Nous n'avons pas à revenir sur ce que nous avons dit plus haut (liv. II, ch. v) de l'agnation. On a pu voir que l'agnation et la gentilité découlaient des mêmes principes et étaient une parenté de même nature. Le passage de la loi des Douze Tables qui assigne l'héritage aux gentiles à défaut d'agnati a embarrassé les jurisconsultes et a fait penser qu'il pouvait y avoir une différence essentielle entre ces deux sortes de parenté. Mais cette différence essentielle ne se voit par aucun texte. On était agnatus comme on était gentilis, par la descendance masculine et par le lien religieux. Il n'y avait entre les deux qu'une différence de degré, qui se marqua surtout à partir de l'époque où les branches d'une même gens se divisèrent. L'agnatus fut membre de la branche, le gentilis de la gens. Il s'établit alors la même distinction entre les termes de gentilis et d'agnatus qu'entre les mots gens et familia. Familiam dicimus omnium agnatorum, dit Ulpien au Digeste, liv. L, tit. 16, § 195. Quand on était agnat à l'égard d'un homme, on était à plus forte raison son gentilis ; mais on pouvait être gentilis sans être agnat. La loi des Douze Tables donnait l'héritage, à défaut d'agnats, à ceux qui n'étaient que gentilis à l'égard du défunt, c'est-à-dire qui n'étaient de sa gens sans être de sa branche ou de sa familia.] 163. [L'usage des noms patronymiques date de cette haute antiquité et se rattache visiblement à cette vieille religion. L'unité de naissance et de culte se marqua par l'unité de nom. Chaque gens se transmit de génération en génération le nom de l'ancêtre et le perpétua avec le même soin qu'elle perpétuait son culte. Ce que les Romains appelaient proprement nomen était ce nom de l'ancêtre que tous les descendants et tous les membres de la gens devaient porter. Un jour vint où chaque branche, en se rendant indépendante à certains égards, marqua son individualité en adoptant un surnom (cognomen). Comme d'ailleurs chaque personne dut être distinguée par une dénomination particulière, chacun eut son agnomen, comme Caius ou Quintus. Mais le vrai nom était celui de la gens; c'était celui-là que l'on portait officiellement; c'était celui-là qui était sacré; c'était celui-là qui, remontant au premier ancêtre connu, devait durer aussi longtemps que la famille et que ses dieux. – Il en était de même en Grèce; Romains et Hellènes se ressemblent encore en ce point. Chaque Grec, du moins s'il appartenait à une famille ancienne et régulièrement constituée, avait trois noms comme le patricien de Rome. L'un de ces noms lui était particulier; un autre était celui de son père, et comme ces deux noms alternaient ordinairement entre eux, l'ensemble des deux équivalait au cognomen héréditaire qui désignait à Rome une branche de la gens. Enfin le troisième nom était celui de la gens tout entière. Exemples: Miltiadaes Kimonos Lachiadaes, et à la génération suivante Kimon Miltiadou Lachiadaes. Les Lakiades formaient un genos comme les Cornelii une gens. Il en était ainsi des Butades, des Phytalides, des Brytides, des Amynandrides, etc. On peut remarquer que Pindare ne fait jamais l'éloge de ses héros sans rappeler le nom de leur genos. Ce nom, chez les Grecs, était ordinairement terminé en idaes ou adaes et avait ainsi une forme d'adjectif, de même que le nom de la gens, chez les Romains, était invariablement terminé en ius. Ce n'en était pas moins le vrai nom; dans le langage journalier on pouvait désigner l'homme par son surnom individuel; mais dans le langage officiel de la politique ou de la religion, il fallait donner à l'homme sa dénomination complète et surtout ne pas oublier le nom du genos. (Il est vrai que plus tard la démocratie substitua le nom du dème à celui du genos.) – Il est digne de remarque que l'histoire des noms a suivi une tout autre marche chez les anciens que dans les sociétés chrétiennes. Au moyen âge, jusqu'au douzième siècle, le vrai nom était le nom de baptême ou nom individuel, et les noms patronymiques ne sont venus qu'assez tard comme noms de terre ou comme surnoms. Ce fut exactement le contraire chez les anciens. Or cette différence se rattache, si l'on y prend garde, à la différence des deux religions. Pour la vieille religion domestique, la famille était le vrai corps, le véritable être vivant, dont l'individu n'était qu'un membre inséparable; aussi le nom patronymique fut-il le premier en date et le premier en importance. La nouvelle religion, au contraire, reconnaissait à l'individu une vie propre, une liberté complète, une indépendance toute personnelle, et ne répugnait nullement à l'isoler de la famille; aussi le nom de baptême fut-il le premier et longtemps le seul nom.] 164. Démosthènes, in Stephanum, I, 74. Aristophane, Plutus, 768. Ces deux écrivains indiquent clairement une cérémonie, mais ne la décrivent pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques détails. 165. Ferias in famulis habento. Cicéron, De legib., II, 8 ; II, 12. 166. Quum dominis tum famulis religio Larum. Cicéron, De legib., II, 11. [Comp. Eschyle, Agamemnon, 1035-1038. L'esclave pouvait même accomplir l'acte religieux au nom de son maître. Caton, De re rust, 83.] 167. Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3 ; XXI, 1. |
|||||||||||||||||||||||||||
|
|||||||||||||||||||||||||||