LOI VALERIA
FUNDANIA ABROGEANT LA LOI OPPIA ( 195 av. J.-C. ) |
Livius, XXXIV ( Nisard, Paris, 1864 ). |
1. (1) Au
milieu des préoccupations que causaient tant de guerres importantes,
à peine terminées ou sur le point d'éclater, survint
une affaire, qui, malgré sa futilité, divisa les esprits
et souleva de grands débats. (2) Les
tribuns M. Fundanius et L. Valérius proposèrent
au peuple l'abrogation de la loi Oppia. (3) Cette
loi, portée par le tribun C. Oppius, sous le consulat de Q. Fabius
et de Ti. Sempronius, au fort de la guerre punique, défendait
"aux femmes d'avoir plus d'une demi-once d'or, de porter des vêtements
de diverses couleurs, et de faire usage de voitures à Rome, ou
dans d'autres villes, ou à un mille de leur enceinte, sauf le
cas de sacrifices publics." (4) Les
tribuns Marcus et Publius Junius Brutus voulaient la maintenir, et ils
avaient déclaré qu'ils ne la laisseraient pas abroger.
Plusieurs citoyens des plus nobles familles se portaient défenseurs
ou adversaires de la loi. Le Capitole était rempli d'une foule
d'hommes partagés aussi en deux camps. (5). Les
dames elles-mêmes, sans se laisser arrêter par aucune autorité
ni par la pudeur, ni par les ordres de leurs maris, sortaient de leurs
maisons ; on les voyait assiéger toutes les rues de la ville,
toutes les avenues du forum, et conjurer les hommes qui s'y rendaient
de consentir à ce qu'on ne privât point les femmes de leurs
parures, dans un moment où la république était
si florissante et où la fortune des particuliers s'augmentait
de jour en jour. (6) Ces rassemblements
de femmes devenaient chaque jour plus considérables ; il en arrivait
des places et bourgs du voisinage. (7) Déjà
même elles osaient s'adresser aux consuls, aux préteurs,
aux autres magistrats, et les fatiguer de leurs sollicitations. Mais
elles trouvèrent dans l'un des deux consuls, M. Porcius Caton,
un adversaire inflexible, qui prononça le discours suivant en
faveur de la loi qu'on proposait d'abroger. |
2. (1) "Romains,
si chacun de nous avait eu soin de conserver à l'égard
de son épouse ses droits et sa dignité de mari, nous n'aurions
pas affaire aujourd'hui à toutes les femmes. (2) Mais
après avoir, par leur violence, triomphé de notre liberté
dans l'intérieur de nos maisons, elles viennent jusque dans le
forum l'écraser et la fouler aux pieds ; et, pour n'avoir pas
su leur résister à chacune en particulier, nous les voyons
toutes réunies contre nous. (3) Je
l'avoue, j'avais toujours regardé comme une fable inventée
à plaisir cette conspiration formée par les femmes de
certaine île contre les hommes dont elles exterminèrent
toute la race. (4) Mais il n'est pas
une classe de personnes qui ne vous fasse courir les plus grands dangers,
lorsqu'on tolère ses réunions, ses complots et ses cabales
secrètes. En vérité, je ne saurais décider
ce qui est le plus dangereux de la chose en elle-même ou de l'exemple
que donnent les femmes. (5) De ces deux
points, l'un nous regarde nous autres consuls et magistrats ; l'autre,
Romains, est plus spécialement de votre ressort. C'est à
vous en effet à déclarer par le suffrage que vous porterez
si la proposition qui vous est soumise est avantageuse on non à
la république. (6) Quant à
ce rassemblement tumultueux de femmes, qu'il ait été spontané
ou que vous l'ayez excité, M. Fundanius et L. Valérius,
il est certain qu'on doit en rejeter la faute sur les magistrats ; mais
je ne sais si c'est à vous, tribuns, ou à vous autres,
consuls, que la honte en appartient. (7) Elle
est pour vous, si vous en êtes venus à prendre les femmes
pour instruments de vos séditions tribunitiennes ; pour nous,
si la retraite des femmes nous fait, comme autrefois celle du peuple,
adopter la loi. (8) Je l'avoue, ce n'est
pas sans rougir que j'ai traversé tout à l'heure une légion
de femmes pour arriver au forum ; et si, par égard et par respect
pour chacune d'elles en particulier plutôt que pour toutes en
général, je n'eusse voulu leur épargner la honte
d'être apostrophées par un consul, je leur aurais dit :
(9) Quelle est cette manière de
vous montrer ainsi en public, d'assiéger les rues et de vous
adresser à des hommes qui vous sont étrangers ? Ne
pourriez-vous, chacune dans vos maisons, faire cette demande à
vos maris ? (10) Comptez-vous plus
sur l'effet de vos charmes en public qu'en particulier, sur des étrangers
que sur vos époux ? Et même, si vous vous renfermiez
dans les bornes de la modestie qui convient à votre sexe, devriez-vous
dans vos maisons vous occuper des lois qui sont adoptées on abrogées
ici ? (11) Nos aïeux voulaient
qu'une femme ne se mêlât d'aucune affaire, même privée,
sans une autorisation expresse ; elle était sous la puissance
du père, du frère ou du mari. Et nous, grands dieux !,
nous leur permettons de prendre en main le gouvernement des affaires,
de descendre au forum, de se mêler aux discussions et aux comices.
(12) Car aujourd'hui, en parcourant les
rues et les places, que font- elles autre chose que d'appuyer la proposition
des tribuns et de faire abroger la loi ? (13) Lâchez
la bride aux caprices et aux passions de ce sexe indomptable, et flattez-vous
ensuite de le voir ; à défaut de vous-mêmes, mettre
des bornes à son emportement. (14) Cette
défense est la moindre de celles auxquelles les femmes souffrent
impatiemment d'être astreintes par les mœurs ou par les lois.
Ce qu'elles veulent, c'est la liberté la plus entière,
ou plutôt la licence, s'il faut appeler les choses par leur nom.
Qu'elles triomphent aujourd'hui, et leurs prétentions n'auront
plus de terme !" |
3. (1) "Rappelez-vous
toutes les lois par lesquelles nos aïeux ont enchaîné
leur audace et tenté de les soumettre à leurs maris :
avec toutes ces entraves à peine pouvez-vous les contenir. (2) Que
sera-ce si vous leur permettez d'attaquer ces lois l'une après
l'autre, de vous arracher tout ce qu'elles veulent, en un mot, de s'égaler
aux hommes ? Pensez-vous que vous pourrez les supporter ?
Elles ne se seront pas plutôt élevées jusqu'à
vous qu'elles voudront vous dominer. (3) Mais,
dira-t-on, elles se bornent à demander qu'on ne porte pas contre
elles de nouvelles lois : ce n'est, pas la justice, é'est l'injustice
qu'elles repoussent. (4) Non, Romains,
ce qu'elles veulent, c'est que vous abrogiez une loi adoptée
par vous, consacrée par vos suffrages et sanctionnée par
une heureuse expérience de plusieurs années, c'est-à-dire
qu'en détruisant une seule loi vous ébranliez toutes les
autres. (5) Il n'y a pas de loi qui ne
froisse aucun intérêt ; on ne consulte ordinairement pour
les faire que l'utilité du plus grand nombre et le bien de l'état.
Si chacun détruit et renverse celles qui le gênent personnellement,
à quoi bon voter des lois en assemblée générale,
pour les voir bientôt abroger au gré de ceux contre qui
elles ont été faites ? (6) Je
voudrais savoir cependant pour quel motif les dames romaines parcourent
ainsi la ville tout éperdues, pourquoi elles pénètrent
presque au forum et dans l'assemblée ? (7) Viennent-elles
demander le rachat de leurs pères, de leurs maris, de leurs enfants
ou de leurs frères faits prisonniers par Hannibal ? Ces
malheurs sont loin de nous, et puissent-ils ne jamais se renouveler !
Pourtant, lorsqu'ils nous accablaient, vous avez refusé cette
faveur à leurs pieuses instances. (8) Mais
à défaut de cette piété filiale, de cette
tendre sollicitude pour leurs proches, c'est sans doute un motif religieux
qui les rassemble ? Elles vont sans doute au-devant de la déesse
Mère de l'Ida qui nous arrive de Pessinonte, en Phrygie ?
car enfin quel prétexte peut-on faire valoir pour excuser cette
émeute de femmes ? (9) On
me répond : Nous voulons être brillantes d'or et de
pourpre ; et nous promener par la ville, les jours de fêtes et
autres, dans des chars de triomphe, comme pour étaler la victoire
que nous remportons sur la loi abrogée, sur vos suffrages surpris
et arrachés ; nous voulons qu'on ne mette plus de bornes à
nos dépenses, à notre luxe." |
4. (1) "Romains,
vous m'avez souvent entendu déplorer les dépenses des
femmes et des hommes, celles des simples citoyens comme celles des magistrats
; (2) souvent j'ai répété
que deux vices contraires, le luxe et l'avarice, minaient la république.
Ce sont des fléaux qui ont causé la ruine de tous les
grands empires. (3) Aussi, plus notre
situation devient heureuse et florissante, plus notre empire s'agrandit,
et plus je les redoute. Déjà nous avons pénétré
dans la Grèce et dans l'Asie, où nous avons trouvé
tous les attraits du plaisir ; déjà même nous tenons
dans nos mains les trésors des rois. Ne dois-je pas craindre
qu'au lieu d'être les maîtres de ces richesses, nous n'en
devenions les esclaves ? (4) C'est
pour le malheur de Rome, vous pouvez m'en croire, qu'on a introduit
dans ses murs les statues de Syracuse. Je n'entends que trop de gens
vanter et admirer les chefs-d'œuvre de Corinthe et d'Athènes,
et se moquer des dieux d'argile qu'on voit devant nos temples. (5) Pour
moi, je préfère ces dieux qui nous ont protégés,
et qui nous protégeront encore, je l'espère, si nous les
laissons à leur place. (6) Du
temps de nos pères, Cinéas, envoyé à Rome
par Pyrrhus, essaya de séduire par des présents les hommes
et même les femmes. Il n'y avait pas encore de loi Oppia pour
réprimer le luxe des femmes ; et pourtant aucune n'accepta. (7) Quelle
fut, à votre avis, la cause de ces refus ? La même
qui avait engagé nos aïeux à ne point établir
de loi à ce sujet. Il n'y avait pas de luxe à réprimer.
(8) De même que les maladies sont
nécessairement connues avant les remèdes qui peuvent les
guérir, de même les passions naissent avant les lois destinées
à les contenir. (9) Pourquoi la
loi Licinia a-t-elle défendu de posséder plus de cinq
cents arpents ? Parce qu'on ne songeait qu'à étendre
sans cesse ses propriétés. Pourquoi la loi Cincia a-t-elle
prohibé les cadeaux et les présents ? Parce que le
sénat s'habituait à lever des impôts et des tributs
sur les plébéiens. (10) Il
ne faut donc pas s'étonner qu'on n'eût besoin ni de la
loi Oppia, ni d'aucune autre pour limiter les dépenses des femmes,
à une époque où elles refusaient et la pourpre
et l'or qu'on venait leur offrir. (11) Aujourd'hui,
que Cinéas parcoure la ville, il les trouvera toutes dans les
rues et disposées à recevoir. (12) J'avoue
qu'il y a des caprices que je ne puis expliquer et dont je cherche en
vain la raison. Qu'une chose fût permise à l'une et défendue
à l'autre, il y aurait peut-être là de quoi éprouver
un sentiment naturel de honte ou de colère. Mais quand l'ajustement
est le même pour toutes, quelle humiliation chacune de vous peut-elle
redouter ? (13) C'est une faiblesse
condamnable que de rougir de son économie ou de sa pauvreté
; mais la loi vous met également à l'abri de ce double
écueil, en vous défendant d'avoir ce que vous n'aurez
pas. (14) Eh bien ! dira cette femme
riche, c'est cette inégalité même que je ne puis
souffrir. Pourquoi ne m'est-il pas permis de me vêtir d'or et
de pourpre ? Pourquoi la pauvreté des autres se cache- t-elle
si bien à l'ombre de cette loi qu'on pourrait les croire en état
d'avoir ce qu'elles n'ont pas, n'était la défense qui
existe ? (15) Romains, répondrais-je,
voulez-vous établir entre vos femmes une rivalité de luxe,
qui pousse les riches à se donner des parures que nulle autre
ne pourra avoir, et les pauvres à dépenser au-delà
de leurs ressources pour éviter une différence humiliante ?
(16) Croyez-moi, si elles se mettent
à rougir de ce qui n'est pas honteux, elles ne rougiront plus
de ce qui l'est réellement. Celle qui en aura le moyen, achètera
des parures ; celle qui ne le pourra pas, demandera de l'argent à
son mari. (17) Malheur alors au mari
qui cédera et à celui qui ne cédera pas !
Ce qu'il aura refusé sera donné par un autre. (18) Ne
les voit-on pas déjà s'adresser à des hommes qui
leur sont étrangers, et, qui pis est, solliciter une loi, des
suffrages, réussir même auprès de quelques-uns,
sans s'inquiéter de vos intérêts ni de ceux de votre
patrimoine et de vos enfants ? Dès que la loi cessera de
limiter leurs dépenses, vous n'y parviendrez jamais. (19) Romains,
n'allez pas croire que les choses en resteront au point où elles
étaient avant la proposition de la loi, Il est moins dangereux
de ne pas accuser un coupable que de l'absoudre ; de même
le luxe serait plus supportable, si on ne l'avait jamais attaqué
; mais à présent, il aura toute la fureur d'une bête
féroce que les liens ont irritée et qu'on a ensuite déchaînée.
(20) Mon avis est donc qu'il ne faut
point abroger la loi Oppia. Fassent les dieux que votre décision,
quelle qu'elle soit, tourne à votre avantage !" |
5.
(1) Après
ce discours, les tribuns du peuple, qui avaient annoncé leur
résolution d'intervenir, ajoutèrent quelques mots dans
le même sens. L. Valérius prit alors la. parole en faveur
de sa proposition : "S'il ne s'était présenté,
dit-il, que de simples particuliers pour appuyer ou combattre la loi
que nous proposons, j'aurais, moi aussi, gardé le silence, persuadé
qu'on avait assez discuté de part et d'autre, et j'aurais attendu
vos suffrages, (2) Mais à présent
qu'un personnage aussi considérable que le consul M. Porcius
vient d'attaquer notre projet non seulement par l'autorité de
son nom, dont l'influence eût été assez grande même
sans qu'il eût parlé, mais encore par un long discours
étudié, il est nécessaire que nous lui opposions
une courte réponse. (3) Après
tout, il s'est plus attaché à censurer les dames qu'à
combattre notre proposition, et même on ne saurait dire s'il attribue
à un mouvement spontané de leur part, ou bien à
nos conseils, la démarche qu'il blâme en elles. (4) Je
défendrai donc le fond de la cause, sans chercher à nous
justifier, car les imputations du consul sont plutôt des conjectures
que des faits. (5) Il a parlé
de cabales, d'émeutes, de retraite de femmes, parce que les dames
se sont montrées en public pour vous prier d'abroger, aujourd'hui
que la république est heureuse et florissante au sein de la paix,
une loi portée contre elles pendant la guerre au milieu de circonstances
difficiles. (6) Ce sont là de
grands mots prodigués à dessein pour grossir les choses
; on pourrait en trouver d'autres encore, je le sais ; et nous
savons tous aussi que Caton est un orateur sévère, quelquefois
même un peu farouche, bien qu'il soit naturellement doux. (7) Car
enfin qu'y a-t-il d'étrange à voir les dames romaines
se réunir en masse dans les rues pour une affaire qui leur est
personnelle ? Ne les y a-t-on jamais vues jusqu'ici ? J'en
appelle contre vous, Caton, à vos 'Origines'. (8) Vous
y apprendrez combien de fois la chose est arrivée, et toujours
pour le bien de l'état. Dès nos premiers temps, sous le
règne de Romulus, lorsque les Sabins, maîtres du Capitole,
étaient venus livrer bataille dans le Forum, ne sont-ce pas les
dames qui, en se jetant au milieu de la mêlée, séparèrent
les combattants ? (9) Plus tard
après l'expulsion des rois, quand les Volsques, sous la conduite
de Coriolan, vinrent camper à cinq milles de Rome, ne sont-ce
pas les dames qui détournèrent l'orage prêt à
anéantir la ville ? Quand Rome fut prise par les Gaulois,
l'or qui servit à la racheter, ne fut-il pas, et de l'aveu de
tous, fourni par les contributions volontaires des dames ? (10) Sans
aller chercher si loin des exemples, n'avons-nous pas vu dans la dernière
guerre, lorsqu'on avait besoin d'argent, les veuves aider de leurs ressources
le trésor épuisé ? Enfin, quand on appela
de nouveaux dieux au secours de la patrie en danger, ne sont-ce pas
les dames qui allèrent en corps jusqu'au bord de la mer pour
recevoir la déesse Mère de l'Ida ? (11) Les
cas sont différents, me répondra-t-on. Aussi n'ai-je pas
l'intention de les assimiler ; j'ai seulement voulu prouver que la démarche
n'a rien de nouveau. (12) On ne s'est
pas étonné de les voir intervenir dans des affaires qui
intéressaient également tout le monde, hommes et femmes
: doit-on s'étonner qu'elles agissent de même dans une
circonstance qui ne regarde qu'elles ? Et qu'ont-elles fait après
tout ? (13) Nous avons, en vérité,
des oreilles bien délicates, si nous ne pouvons entendre qu'avec
indignation les prières de femmes honnêtes, quand les maîtres
ne dédaignent pas d'écouter les supplications de leurs
esclaves." |
6. (1) "J'arrive
maintenant à l'affaire en question. Le consul l'a envisagée
sous deux points de vue. Il s'est récrié d'abord en général
sur la pensée d'abroger une loi quelconque, (2) puis
en particulier sur la proposition d'abroger celle qui a pour but de
réprimer le luxe des femmes. Dans la première partie,
où il a parlé de lois en général, son langage
a été digne d'un consul ; dans la seconde, les attaques
qu'il a dirigées contre le luxe conviennent à l'austérité
de ses moeurs. (3) Aussi dois-je craindre
que vous ne vous laissiez éblouir, si je ne vous prouve la fragilité
de ses arguments sur ces deux points. (4) Je
reconnais d'abord que les lois faites non pour un temps, mais pour toujours
et dans un intérêt qui ne varie point, ne sauraient être
abrogées, à moins que l'expérience n'ait condamné
l'une d'elles, ou qu'un changement politique ne l'ait rendue inutile.
(5) Mais aussi, je regarde comme destinées
en quelque sorte à mourir toutes les lois de circonstance ; elles
doivent disparaître avec les circonstances mêmes qui les
ont réclamées. (6) Les
lois faites en temps de paix sont ordinairement abrogées par
la guerre, et réciproquement ; de même que sur un
vaisseau telle manoeuvre est bonne dans le calme, telle autre dans la
tempête. (7) Les lois étant
ainsi distinctes par leur nature, à quelle classe vous semble
appartenir celle que nous vous demandons d'abroger ? Est-ce une
de ces vieilles lois de nos rois, nées pour ainsi dire avec la
ville ? (8) Fait-elle partie de
notre seconde législation, de celle que les décemvirs,
créés pour rédiger un code, ont renfermée
dans les douze tables. Est-ce une loi que nos aïeux aient jugée
nécessaire pour maintenir l'honneur des dames, et dont l'abrogation
doive porter atteinte à la pudeur et à la chasteté
de leur sexe ? (9) Qui donc ignore
que c'est une loi récente, portée il y a vingt ans sous
le consulat de Q. Fabius et de Ti. Sempronius ? Et si
jusqu'alors nos dames ont eu pendant tant d'années une conduite
irréprochable, devons-nous craindre, quand nous aurons abrogé
la loi, de les voir se jeter dans tous les excès du luxe ?
(10) Sans doute que si elle avait été
faite en vue de mettre un frein aux dérèglements des femmes,
nous aurions à redouter de leur donner libre carrière
en l'abrogeant ; mais les circonstances mêmes où elle fut
établie nous en expliquent les motifs. (11) Hannibal
était au coeur de l'Italie : vainqueur à Cannes, et déjà
maître de Tarente, d'Arpi et de Capoue, (12) il
menaçait de marcher sur Rome avec son armée ; nos
alliés nous avaient trahis ; nous n'avions ni recrues pour
nos légions, ni soldats de marine pour la flotte, ni argent dans
le trésor ; on achetait, pour les armer, des esclaves, dont le
prix ne devait être payé à leurs maîtres qu'à
la fin de la guerre ; (13) les publicains
s'étaient engagés à fournir ; à la même
condition, le blé et les autres approvisionnements nécessaires
; nous donnions, chacun suivant nos revenus, un certain nombre d'esclaves
destinés à servir sur les galères, et nous les
entretenions à nos frais ; (14) nous
déposions au trésor, à l'exemple des sénateurs,
tout notre or et tout notre argent ; les veuves et les orphelins y apportaient
leur offrande ; on avait fixé la somme que chacun pouvait avoir
chez soi, tant en bijoux d'or et d'argent, qu'en monnaie d'argent et
de cuivre ; (15) dans de pareilles circonstances,
les dames étaient- elles si exclusivement occupées de
leur luxe et de leur parure qu'on ait senti le besoin d'y mettre des
bornes par la loi Oppia ? N'arriva-t-il pas que l'affliction dans
laquelle elles étaient toutes plongées interrompit les
mystères de Cérès, et que le sénat se vit
obligé de limiter à trente jours la durée de leur
deuil ? (16) Qui ne voit que la
misère publique et la pénurie du trésor, que la
nécessité imposée à tous les particuliers
de consacrer leur fortune au service de l'état, dictèrent
cette loi qui ne devait durer qu'autant qu'en subsisterait le motif ?
(17) S'il faut observer à perpétuité
les sénatus-consultes ou les plébiscites rendus à
cette époque, pourquoi rembourser aux particuliers leurs avances ?
Pourquoi payer comptant les fournitures publiques ? (18) Pourquoi
ne plus acheter d'esclaves pour en faire des soldats ? Pourquoi
chacun de nous en particulier ne fournit-il plus de rameurs, comme alors ?" |
7. (1) "Tous
les ordres de l'état, tous les citoyens se ressentiront de l'heureux
changement survenu dans nos affaires ; nos femmes seules n'auront pas
l'avantage de jouir de la paix et de la tranquillité publique !
(2) Nous autres hommes, nous pourrons,
comme magistrats et comme prêtres, porter la prétexte bordée
de pourpre ; nos enfants auront aussi leurs toges ornées de la
bande de pourpre ; nos magistrats des colonies et des municipes, ici
même à Rome, nos derniers officiers, les inspecteurs des
quartiers, auront le droit de porter la prétexte ; (3) il
leur sera permis et de s'en revêtir pendant la vie, et de se faire
brûler avec cet ornement après leur mort ; les femmes seules
se verront interdire l'usage de la pourpre ! Vous pourrez, parce
que vous êtes homme, vous couvrir d'un manteau de pourpre, et
vous ne permettrez pas à votre femme d'avoir un petit voile de
cette étoffe ! La housse de votre cheval sera plus riche
que la robe de votre femme ! (4) Encore
dans le déchet de la pourpre qui s'use, je vois un prétexte,
injuste il est vrai, mais néanmoins un prétexte d'économie.
Mais pour l'or, qui. ne perd rien de sa valeur, si ce n'est la main
d'oeuvre, quelle avarice ? C'est plutôt une ressource pour
les besoins de l'état et. ceux des particuliers, comme vous en
avez fait l'épreuve. (5) Il n'y
aura pas, dit-on, de rivalité entre les dames, lorsque aucune
d'elles ne portera de l'or. Oui, mais quels ne seront pas leur dépit
et leur colère, quand elles verront les femmes des alliés
latins se parer en toute liberté de ces ornements qu'on leur
interdit, (6) étaler l'or et la
pourpre de leurs habits, se promener sur des chars par toute la ville,
tandis qu'elles-mêmes les suivront à pied, comme si le
siège de la puissance romaine était dans quelque cité
latine et non dans Rome ? (7) Ce
contraste serait blessant pour des hommes, combien ne doit-il pas l'être
pour l'amour-propre des femmes, qui sont si sensibles aux moindres humiliations ?
(8) Magistratures, sacerdoces, triomphes,
distinctions honorifiques, récompenses, dépouilles militaires,
rien de tout cela n'est fait pour elles. (9) La
parure, les ornements, l'élégance, voilà ce qui
les distingue ; voilà leurs jouissances et leur gloire ; voilà
leur monde, suivant l'expression de nos ancêtres. (10) Leur
deuil se borne à quitter l'or et la pourpre, qu'elles reprennent
à la fin de leur deuil. Dans les jours d'actions de grâces
et de supplications, elles ne font que se parer d'ornements plus riches.
(11) Mais, nous dit-on encore, si vous
abrogez la loi Oppia, il ne sera pas en votre pouvoir d'interdire à
vos femmes aucun des ornements qui leur sont défendus par cette
loi ; Vos filles, vos femmes, vos soeurs mêmes seront moins
dans votre dépendance. (12) Non,
l'esclavage des femmes ne cesse qu'avec la vie de leurs parents ; et
cette liberté que leur donne la perte d'un mari ou d'un père,
elles demandent aux dieux de l'éloigner d'elles. (13) Elles
aiment mieux dépendre de vous que de la loi pour leur parure
; et vous devez, vous, les protéger, les tenir en votre puissance,
mais n'en pas faire des esclaves ; vous devez préférer
le titre de père ou de mari à celui de maître. (14) Le
consul s'est servi de paroles irritantes en prononçant les mots
d'émeute de femmes et de retraite ; n'avons-nous pas à
craindre en effet qu'elles ne s'emparent du mont Sacré ou de
l'Aventin, comme fit jadis le peuple mécontent ? (15) Ah !
songez que leur faiblesse est destinée à subir tout ce
que vous aurez décidé. Plus vous avez de pouvoir, plus
vous devez montrer de modération." |
8. (1) Après
ces deux discours prononcés pour et contre la loi, on vit se
répandre dans les rues un nombre de femmes beaucoup plus considérable
que les jours précédents ; (2) elles
allèrent en masse assiéger la porte des tribuns, qui s'opposaient
à la motion de leurs collègues, et elles ne s'éloignèrent
qu'après avoir obtenu leur désistement. (3) On
ne pouvait plus douter dès lors que la loi ne fût abrogée
à l'unanimité. Elle le fut en effet vingt ans après
sa promulgation. |
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