PROPOSITION DE LOI DU TRIBUN TÉRENTILIUS HARSA
   
VISANT À LIMITER L'IMPERIUM CONSULAIRE
  
( 462 av. J.-C. )


     
Livius, III Nisard, Paris, 1864 ).
  

 
9. (1) La république se trouvait ainsi rendue à son premier état ; aussi les succès militaires ramenèrent-ils bientôt les troubles intérieurs. (2) Gaius Térentilius Harsa, cette année tribun du peuple, persuadé, en l'absence des consuls, que le champ était ouvert aux entreprises du tribunat, déclame plusieurs jours contre l'orgueil des patriciens, et attaque surtout l'autorité consulaire comme excessive, comme intolérable dans un état libre. (3) "Le nom en était moins odieux, le pouvoir, plus révoltant peut-être que celui des rois. (4) Ce sont deux maîtres au lieu d'un, avec une puissance sans contrôle et sans bornes. Indépendants et déréglés eux-mêmes, ils font peser sur le peuple toute la crainte des lois et des supplices. (5) Pour mettre un terme à cette licence, il va proposer la nomination de cinq citoyens, chargés de définir par une loi l'autorité consulaire. Quand le peuple aura donné aux consuls des droits sur lui, qu'ils en usent ; leurs passions, leurs caprices du moins ne seront plus des lois." (6) Les patriciens tremblent que l'absence des consuls n'aide à leur imposer ce joug, et le préfet de Rome, Quintus Fabius, convoque le sénat. Il invective avec tant de véhémence contre la loi et son auteur, que les menaces des deux consuls eux-mêmes, tonnant à côté du tribun, ne lui eussent pas imprimé plus de terreurs. (7) "Dans sa marche insidieuse, il avait épié ce moment pour attaquer la république. (8) Si les dieux irrités eussent, l'année précédente, entre la peste et la guerre, suscité un pareil tribun, rien n'eût conjuré la perte de Rome. C'est après la mort des deux consuls, quand la cité languissait, abattue dans la confusion de toutes ses parties, qu'il eût présenté cette loi spoliatrice de l'autorité consulaire. À la tête des Volsques et des Èques, il eût dirigé l'attaque de la ville. (9) Mais quoi ? n'est-il pas libre, si quelque citoyen a souffert de l'arrogance ou de la tyrannie des consuls, de les assigner, de les accuser devant ces juges mêmes qui comptent dans leurs rangs la victime ? (10) Ce n'est pas l'autorité des consuls, c'est la puissance tribunitienne qu'il rend odieuse et insupportable ; cette puissance calmée, réconciliée avec le sénat, et à laquelle il veut rendre ses antiques fureurs. Au reste, Fabius ne vient point le supplier d'abandonner son entreprise. (11) Mais vous, s'écrie-t-il, tribuns ses collègues, nous vous prions de vous rappeler avant tout que c'est pour la protection du citoyen, et non pour la perte de l'état que cette puissance vous fut accordée, qu'on vous créa les tribuns du peuple et non les ennemis du sénat. (12) À nous la douleur, à vous tout l'odieux d'une attaque contre la république sans défense ; à vous, qui pourrez, sans rien perdre de vos droits, diminuer la haine qui s'y attache. Faites que votre collègue n'entame point l'affaire avant l'arrivée des consuls ; les Èques et les Volsques, eux-mêmes, l'année précédente, quand la peste eut moissonné nos deux premiers magistrats, ralentirent les fureurs d'une guerre acharnée et implacable." (13) Les tribuns décident Térentilius à différer ; et, par le fait, à retirer sa proposition, et sur-le-champ on pressa le retour des consuls.
10. (1) Lucrétius revint chargé d'un immense butin, d'une gloire plus grande encore. Il en relève l'éclat à son arrivée par le soin qu'il prend de faire exposer dans le Champ de Mars tout le butin. Pendant trois jours chacun peut reconnaître et emporter sa propriété ; on vend ce qui reste sans maître. (2) D'un accord unanime, on décernait au consul le triomphe ; mais cet honneur fut différé. Le tribun présentait sa loi, et le consul n'avait rien plus à cœur que cette affaire. (3) On l'agita plusieurs jours dans le sénat et devant le peuple. Térentilius, cédant enfin à la majesté consulaire, se désiste, et l'on rend au vainqueur et à son armée les honneurs mérités. (4) Lucrétius triompha des Volsques et des Èques. Le triomphateur menait après lui ses légions. On accorda à l'autre consul d'entrer en ovation, mais sans le cortège de ses soldats. (5) L'an d'après, la loi Terentilia, présentée par tout le collège des tribuns, attaqua les nouveaux consuls. C'était Publius Volumnius et Servius Sulpicius. (6) Cette année encore le ciel parut en feu ; la terre essuya de violentes commotions ; une vache parla ; et cette merveille, niée l'année précédente, obtint crédit cette fois. Entre autres prodiges, il plut des lambeaux de chair, et une immense quantité d'oiseaux, voltigeant au milieu de cette pluie, la dévorait, dit-on. Ce qui tomba sur la terre y resta plusieurs jours, sans se corrompre. (7) Les livres de la Sibylle, consultés par les duumvirs sacrés, répondirent qu'on était menacé d'une nuée d'étrangers, qui s'empareraient des hauteurs de la ville, pour y répandre le carnage ; ils recommandaient surtout de s'abstenir des dissensions civiles. C'était fait à dessein pour entraver la loi, disaient les récriminations des tribuns : un conflit violent se préparait ; (8) tout à coup, car chaque année ramenait le même cercle d'événements, les Herniques font savoir que les Volsques et les Èques, malgré le délabrement de leurs forces, remettent sur pied leurs armées. À Antium se noue cette intrigue ; les colons antiates s'assemblent ouvertement à Écétra ; telle est la source, tels sont les moyens de cette guerre. (9) À ces nouvelles, le sénat décrète une levée, et ordonne aux deux consuls de répartir entre eux les commandements militaires. L'un devait marcher contre les Volsques, l'autre contre les Èques. (10) Les tribuns cependant font retentir le Forum de leurs cris. "Cette guerre des Volsques est une fable où les Herniques ont joué leur rôle. Ce n'est déjà plus avec la force qu'on écrase la liberté du peuple romain ; on l'élude par l'artifice. (11) Comme le massacre presque général des Volsques et des Èques ne permet plus d'ajouter foi à un armement spontané de leur part, on cherche de nouveaux ennemis ; on verse l'infamie sur une colonie fidèle et voisine ; le sénat déclare la guerre aux Antiates innocents ; il la fait au peuple de Rome ; (12) il le charge du poids des armes ; il en pousse précipitamment les bataillons hors des murs, punissant, par l'exil et l'éloignement des citoyens, les attaques des tribuns. (13) C'est ainsi, et ces menées n'ont point d'autre but, qu'on l'emportera sur la loi, à moins qu'ils ne profitent du moment où rien n'est encore fait, où ils sont à Rome, et revêtus encore de la toge, pour se conserver une patrie, pour se garantir du joug. (14) L'appui ne manquera pas au courage ; tous les tribuns sont d'accord ; point d'ennemis à redouter, point de périls au-dehors ; les dieux ont pourvu, l'année précédente, à la sûre défense de la liberté." Ainsi parlaient les tribuns.
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31. ... (2) Les mêmes tribuns du peuple, réélus l'année suivante, sous le consulat de Titus Romilius et Gaius Véturius, ne cessaient de prôner leur loi dans toutes leurs assemblées. "Ils rougiraient d'avoir vainement augmenté leur nombre, si cette affaire devait dormir pendant les deux années de leur charge, comme elle avait fait durant le dernier lustre." (3) Au moment où toute leur activité se concentrait sur cette affaire, des courriers arrivent tremblants de Tusculum, et annoncent que les Èques sont sur leurs terres. On eût éprouvé quelque honte, après les services récents qu'avait rendus ce peuple, à différer le secours. Les deux consuls, envoyés avec une armée, rencontrèrent l'ennemi à son poste ordinaire, sur l'Algide. (4) C'est là qu'on en vint aux mains. Plus de sept mille ennemis y restèrent ; les autres prirent la fuite. Le butin fut immense ; mais, pour réparer l'épuisement du trésor, les consuls firent tout vendre. Cette mesure excita néanmoins le mécontentement de l'armée, et fournit aux tribuns des motifs pour noircir les consuls auprès du peuple. (5) Aussi, dès qu'ils sortirent de charge, et sous le consulat de Spurius Tarpéius et d'Aulus Aternius, ils furent cités, Romilius par Gaius Claudius Cicéron, tribun du peuple ; Véturius par Lucius Aliénus, édile plébéien. (6) L'un et l'autre, à la grande indignation des patriciens, furent condamnés ; Romilius, à payer dix mille as, et Véturius quinze mille. L'échec qu'éprouvèrent ces consuls ne rendit point leurs successeurs plus traitables. "On pouvait bien, disaient-ils, les condamner, mais le peuple et les tribuns ne sauraient faire passer leur loi." (7) Renonçant alors à une loi qui avait vieilli depuis qu'on l'avait présentée, les tribuns traitèrent les patriciens avec plus de douceur. Ils les priaient de "mettre un terme à leurs dissensions : si les lois plébéiennes leur déplaisaient si fort, ils n'avaient qu'à autoriser la création, en commun, de commissaires choisis parmi le peuple et parmi les patriciens, pour rédiger des règlements dans l'intérêt des deux ordres, et assurer à tous une égale liberté." (8) Les patriciens étaient loin de rejeter ces offres ; mais "nul, disaient-ils, n'était appelé à donner des lois, s'il ne sortait de l'ordre des patriciens." Ainsi, d'accord sur le besoin de nouvelles lois, on n'était divisé que sur le choix du législateur. On envoya donc à Athènes Spurius Postumius Albus, Aulus Manlius, Publius Sulpicius Camérinus, avec l'ordre de copier les célèbres lois de Solon, et de prendre connaissance des institutions des autres états de la Grèce, de leurs mœurs et de leurs droits.