PROPOSITION DE LOI DE CATON SUR LE « TACITUM IUDICIUM »
  
( 54 av. J.-C. )


     
Plutarch, Cat. Min., 44 ( Ricard, Paris, 1883 ).
  

 
Caton, élu préteur pour l'année suivante, encourut le reproche d'avoir moins ajouté à l'éclat et à la dignité de cette magistrature par la sagesse de son administration, qu'il ne l'avait flétrie en se rendant nu-pieds et sans robe au tribunal, et présidant ainsi aux procès criminels des citoyens même les plus considérables. On a dit qu'il donnait ses audiences après dîner, lorsqu'il avait bien bu ; mais c'est une fausseté. Comme il voyait le peuple tout corrompu par les largesses de ceux qui aspiraient aux charges, et la plupart en faire un métier dont ils gagnaient leur vie, il voulut déraciner de la ville cette funeste maladie : il fit rendre dans le sénat un décret par lequel ceux qu'on aurait nommés aux charges et qui ne seraient accusés par personne étaient obligés de se présenter eux-mêmes devant les juges, et, après avoir fait serment de dire la vérité, d'y rendre compte des moyens qu'ils avaient employés pour être élus. Ce décret le rendit odieux à ceux qui sollicitaient les magistratures, et plus encore à ceux qui vendaient leurs suffrages. Un matin qu'il se rendait à son tribunal, il fut assailli par une troupe de ces mécontents, qui, le suivant avec de grands cris, l'accablaient d'injures et lui jetaient des pierres. Tout le monde s'enfuit de l'audience ; et Caton lui-même, poussé, emporté par la foule, ne put gagner le tribunal qu'avec peine. Là, il se tint debout avec un visage ferme et un air de confiance qui en eurent bientôt imposé à ces mutins et apaisé le tumulte. Alors, leur ayant parlé d'une manière convenable aux circonstances, il fut écouté tranquillement et fit cesser entièrement la sédition. Les sénateurs ayant loué son courage : « Pour moi, leur dit Caton, je ne vous loue point d'avoir laissé votre préteur dans le danger, sans lui donner aucun secours. » Chacun de ceux qui briguaient les charges se trouvait dans une position critique ; il n'osait, par la crainte du décret, donner de l'argent au peuple ; d'un autre côté, il craignait qu'un de ses concurrents, venant à en donner, ne le supplantât. Ils s'assemblèrent donc et convinrent entre eux de déposer chacun la somme de cent vingt-cinq mille drachmes ; de faire ensuite les démarches pour les magistratures avec toute la droiture et toute la justice possibles, à condition que celui qui aurait violé la loi en achetant les suffrages perdrait la somme déposée. L'accord ainsi fait, ils choisirent Caton pour dépositaire, pour témoin et pour arbitre. Ils passèrent chez lui le contrat et lui apportèrent leur argent ; mais il refusa de le garder et se contenta de prendre des cautions. Le jour de l'élection, Caton, placé près du tribun qui présidait les comices, et observant avec soin la manière dont on donnait les suffrages, s'aperçut qu'un de ceux qui avaient signé l'accord en violait la condition, et il ordonna sur-le-champ qu'on partageât entre les autres la somme convenue. Mais ses compétiteurs, en rendant justice à la droiture de Caton, en admirant son exactitude, refusèrent l'amende et se crurent assez vengés du prévaricateur par la honte qu'il avait d'être condamné par Caton. Cependant cette convention fut généralement blâmée, et l'envie se déchaîna contre Caton, qu'on accusait d'avoir voulu attirer à lui seul toute l'autorité du sénat, des magistrats et des juges. Il n'est point de vertu dont la constance et la gloire exposent plus à l'envie que la justice, parce que la confiance que le peuple prend en cette vertu lui assure une grande puissance. On ne se contente pas d'honorer la justice comme la valeur, ou de l'admirer comme la prudence ; on aime encore l'homme juste, on se livre à lui avec une entière confiance. On craint l'homme courageux, on se défie de l'homme prudent ; on croit qu'ils doivent plutôt à la nature qu'à leur volonté les vertus qui les distinguent ; on regarde la prudence comme une grande pénétration d'esprit, et le courage comme une force extraordinaire de l'âme ; mais pour être juste il suffit de le vouloir : aussi l'injustice est-elle le vice dont on rougit le plus, parce qu'il est inexcusable.