LOI SEMPRONIA
  
OUVRANT L'ACCÈS DES JURYS AUX CHEVALIERS
  
( 123 av. J.-C. )


     
Appianus, Bell. Civ., I, 22 ( Combes-Dounous, Paris, 1808 ).
  

 
Caius Gracchus fut donc élu une seconde fois tribun. Sûr de l'affection des plébéiens qu'il s'était attachés par des bienfaits, il travailla à se concilier ce qu'on appelait l'ordre des chevaliers, classe de citoyens d'un rang et d'une dignité intermédiaire entre les sénateurs et les plébéiens. Par un autre décret, il fit passer des sénateurs aux chevaliers la judicature, dans laquelle les premiers s'étaient couverts d'opprobre à force de vénalité. Il leur reprocha, à cet effet, les exemples récents de ce genre de prévarication, celui d'Aurelius Cotta, celui de Salinator, et enfin celui de Manlius Aquilius, le conquérant de l'Asie, qui avaient manifestement acheté les juges par lesquels ils avaient été absous ; si bien que les députés qui étaient venus de cette dernière région poursuivre Manius Aquilius, et qui étaient encore à Rome, témoins de cette iniquité, s'en étaient hautement et amèrement plaints. Le sénat, dans la honte du reproche qu'il venait d'essuyer, accepta la loi, qui reçut ensuite la sanction du peuple. Ce fut ainsi que le pouvoir judiciaire fut transféré des sénateurs aux chevaliers. L'on prétend qu'immédiatement après la loi, Gracchus dit : "Je viens d'enterrer tout à fait le Sénat". En effet, l'expérience prouva par la suite la vérité de la réflexion de Gracchus. Par la juridiction universelle que les chevaliers acquirent sur tous les citoyens romains, soit de la ville, soit du dehors, et sur les sénateurs eux-mêmes, pour toute somme quelconque en argent, pour tous les cas d'infamie et d'exil, ils devinrent en quelque façon les arbitres suprêmes de la république ; et les sénateurs se trouvèrent descendus, envers eux, au rang de subordonnés. Dès lors les chevaliers firent cause commune avec les tribuns dans les élections. A leur tour, les tribuns leur accordèrent tout ce qu'ils voulurent ; et ce concert jeta les sénateurs dans la plus sérieuse consternation. En peu de temps la prépondérance politique fut déplacée. La considération resta du côté des chevaliers. A la longue même, non seulement les chevaliers exercèrent presque toute l'autorité, mais ils poussèrent les choses jusqu'à insulter publiquement les sénateurs du haut des tribunaux. Ils se laissèrent aussi gagner par degré à la vénalité ; et lorsqu'ils eurent une fois tâté de ces gains illicites, ils s'y livrèrent avec plus de turpitude, avec une cupidité plus démesurée que ne faisaient leurs devanciers. Ils apostaient des accusateurs contre les citoyens riches ; et tantôt avec circonspection, tantôt sans ménagement, ils violaient dans tous les cas les lois contre la vénalité ; de manière que ce genre de responsabilité politique tomba entièrement en désuétude ; cette révolution dans l'ordre judiciaire prépara de longs et nouveaux sujets de sédition non moindres que les précédents.
 

     
Livius, Per., LX ( Nisard, Paris, 1864 ).
  

 
Le tribun du peuple, C. Gracchus, frère de Tibérius, et encore plus éloquent que lui, fait passer plusieurs lois pernicieuses ; une loi frumentaire entre autres, qui accordait aux plébéiens cinq sixièmes de mesure de blé ; la loi agraire que son frère avait déjà portée, et une autre loi encore pour se concilier l'ordre des chevaliers qui faisait alors cause commune avec le sénat. Cette loi portait que six cents chevaliers seraient choisis pour le sénat, et, comme il n'y avait à cette époque que trois cents sénateurs, qu'à ces trois cents sénateurs seraient adjoints les six cents chevaliers ; c'était donner aux chevaliers les deux tiers des voix dans le sénat.
 

     
Plutarch, Gr( Latzarus, Paris, 1950 ).
  

 
26. Des lois qu'il (Caius Gracchus) proposa pour faire plaisir au peuple et affaiblir le Sénat, la première concernait l'établissement des colonies et attribuait aux pauvres les terres du domaine public. La deuxième, relative à l'armée, disposait que les soldats en campagne seraient habillés par l'État sans que leur solde fût diminuée pour cela, et qu'on n'enrôlerait pas d'hommes au-dessous de dix-sept ans. La troisième, sur les alliés, donnait aux Italiens le même droit de vote qu'aux citoyens romains. La quatrième, sur le ravitaillement, abaissait le prix des vivres pour les pauvres. La cinquième, sur les tribunaux, enlevait au Sénat sa prépondérance judiciaire. Seuls en effet, jusque là, ils étaient redoutables au peuple et aux chevaliers ; mais la loi nouvelle ajoutait trois cents chevaliers à un nombre égal de sénateurs, et attribuait sans distinction aux six cents juges la décision de tous les procès. En proposant cette réforme, il accomplit, dit-on, toutes les formalités très minutieusement ; mais alors qu'avant lui tous les hommes politiques, dans leurs interventions, regardaient vers le Sénat et ce qu'on appelle le Comitium, il fut, dit-on, le premier à se tourner du côté opposé, vers le Forum ; et à l'avenir les orateurs suivirent cet exemple. Par ce léger changement et cette orientation nouvelle, il fit une révolution et transféra, en quelque sorte, le pouvoir de l'aristocratie à la démocratie, en montrant que les orateurs devaient s'adresser à la foule et non au Sénat.
27. Non seulement le peuple vota la loi judiciaire, mais encore il accorda à Caius le droit de choisir les juges pris parmi les chevaliers. C'était lui conférer une sorte d'autorité monarchique ; aussi le Sénat lui-même toléra-t-il sa participation aux débats de cette assemblée.
 

     
Velleius Paterculus, II, 6 ( Hainsselin & Watelet, Paris, 1932 ).
  

 
Dix ans après, la même démence qui avait saisi Tibérius Gracchus, s'empara de son frère Caïus. Par toutes ses vertus comme par cette marque de folie, Caïus ressemblait à son frère, mais par l'intelligence et l'éloquence, il lui était bien supérieur. Il pouvait sans le moindre effort obtenir le premier rang dans l'État. Cependant, soit pour venger la mort de son frère, soit pour s'assurer l'accès au pouvoir royal, il suivit son exemple en se faisant nommer tribun. Il reprit ses revendications, mais en leur donnant plus d'ampleur et de violence ; il accordait le droit de cité à tous les Italiens, l'étendait presque jusqu'aux Alpes, partageait les terres, interdisait à tout citoyen de posséder plus de cinq cents arpents, comme l'avait jadis défendu la loi Licinia, établissait de nouveaux droits de circulation, emplissait les provinces de colonies nouvelles, transférait le pouvoir judiciaire du sénat aux chevaliers, introduisait l'usage de distribuer du blé au peuple. Tout était changé, tout était bouleversé et agité, rien ne restait dans le même état. Bien plus, il se fit proroger une seconde année dans ses fonctions de tribun.