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ROGATIO
SEMPRONIA INTERDISANT DE POSSÉDER PLUS DE 500 ARPENTS DE TERRE ( 133 av. J.-C. ) |
Appianus, Bell. Civ., I ( Combes-Dounous, Paris, 1808 ). |
9. Tel était l'état
des choses, lorsque Tiberius Sempronius Gracchus, citoyen noble, animé
de la plus noble ambition, singulièrement distingué par son éloquence,
et, à tous ces titres, le plus renommé de tous les Romains, étant arrivé
au tribunat, fit un discours solennel touchant la situation des peuples
de l'Italie. Il représenta que c'étaient eux qui rendaient le plus de
services dans les armées ; qu'ils tenaient aux habitants de Rome par
les liens de sang ; que néanmoins ils étaient sur le point de périr
de misère et d'être anéantis par la dépopulation, sans que leur sort
parût avoir nulle amélioration à attendre. D'un autre côté il jeta des
regards d'animadversion sur les esclaves ; il parla de leur inutilité
militaire, de leur perpétuelle infidélité envers leurs maîtres ; il
exposa ce que venaient d'éprouver tout récemment, en Sicile, les propriétaires
de cette contrée de la part de leurs esclaves, dont le nombre s'était
grandement accru à l'ombre des travaux rustiques ; il rapporta que la
guerre que les Romains avaient été obligés de porter dans cette île
contre ces rebelles n'avait été ni facile, ni expéditive, mais qu'elle
avait traîné en longueur, et même que les succès y avaient été mêlés
de beaucoup de revers. A la faveur de ce discours, il proposa le
renouvellement de la loi qui réglait que nul citoyen ne pourrait posséder
au-delà de cinq cents arpents de terre ; il ajouta à ses anciennes dispositions
que les enfants des propriétaires pourraient posséder la moitié de cette
mesure ; et que trois citoyens, alternant chaque année, seraient nommés
pour distribuer aux citoyens pauvres les terres dont la récupération
serait opérée par la loi. |
10. Ce fut ce dernier
article de la loi qui excita principalement le mécontentement et l'animosité
des riches. Ils ne pouvaient plus espérer tourner la loi comme auparavant,
puisque l'exécution en était confiée à trois commissaires, et que, d'un
autre côté, il leur était défendu d'acquérir ; car Gracchus y avait
pourvu par la prohibition de toute espèce de vente. Aussi les voyait-on
de toutes parts se réunir en particulier, se répandre en doléances,
représenter aux citoyens pauvres qu'ils avaient arrosé leurs propriétés
de leur propres sueurs ; qu'ils en avaient planté les arbres, construit
les édifices; qu'ils avaient payé à quelques-uns de leurs voisins des
prix d'acquisition qu'on leur allait enlever avec la terre achetée.
Les uns disaient que leurs pères étaient inhumés dans leurs domaines ;
les autres, que leurs propriétés toutes patrimoniales n'étaient qu'un
lot de succession entre leurs mains. Ceux-ci alléguaient que leurs fonds
de terre avaient été payés avec les dots de leurs femmes, et que l'hypothèque
dotale de leurs enfants reposait dessus. Ceux-là montraient les dettes
qu'ils avaient contractées en devenant propriétaires. De tous les côtés
on n'entendait que plaintes de cette nature, que clameurs mêlées d'indignation.
Les citoyens pauvres répondaient à toutes ces doléances, que de leur
ancienne aisance ils étaient tombés dans une extrême misère ; que cette
détresse les empêchait de faire des enfants, faute d'avoir de quoi les
nourrir ; ils alléguaient que les terres conquises avaient été le fruit
de leurs expéditions militaires ; ils s'indignaient de se trouver privés
de leur proportion dans ces propriétés ; en même temps ils reprochaient
aux riches d'avoir préféré à des hommes de condition libre, à leurs
concitoyens, à ceux qui avaient l'honneur de porter les armes, des esclaves,
engeance toujours infidèle, toujours ennemie de ses maîtres, et par
cette raison exclue du service militaire. Tandis qu'à Rome tout retentissait
ainsi de plaintes et de reproches, les mêmes scènes s'offraient dans
toutes les colonies romaines, dans toutes les villes, qui jouissaient
du droit de cité. Partout la multitude, qui prétendait avoir un droit
de communauté sur les terres conquises, était en scission ouverte avec
les propriétaires, qui craignaient d'être spoliés. Les uns et les autres,
forts de leur nombre, s'exaspéraient, provoquaient des séditions continuelles,
en attendant le jour où la loi devait être présentée ; bien décidés,
les uns à ne consentir d'aucune manière qu'elle fût sanctionnée, les
autres à tout mettre en oeuvre pour la faire passer. Ils s'évertuèrent
et se piquèrent d'émulation dans leurs intérêts respectifs, et chacun
se prépara des deux côtés pour le jour des comices. |
11. Quant à Gracchus,
il avait principalement en vue d'augmenter non l'aisance, mais la population
des citoyens romains. C'était là le point d'utilité le plus important
de son entreprise ; et comme rien ne pouvait plus hautement ni plus
puissamment intéresser l'Italie, il ne pensait pas qu'il y rencontrerait
des obstacles. Le jour donc où la loi devait être soumise aux suffrages
étant arrivé, il prononça, avant toute chose, un long discours où étaient
développés plusieurs motifs en faveur de la loi. Il demanda aux uns
s'il n'était pas juste que des biens communs subissent une répartition
commune. Il demanda aux autres s'ils n'avaient pas, dans tous les temps,
plus à attendre des liens qui les unissaient à un concitoyen, qu'ils
n'avaient à espérer d'un esclave. Aux uns il demanda si celui qui servait
dans les armées de la république n'était pas plus utile que celui qui
en était exclu : aux autres, si celui qui était personnellement intéressé
au bien public, n'y était pas plus affectionné que celui qui n'y avait
point de part. Sans s'arrêter longtemps sur ces comparaisons, comme
peu susceptibles de controverse, il entra dans le détail des espérances
et des craintes que devait avoir la patrie ; il exposa que la plus grande
partie du territoire de la république était le fruit de la guerre, et
que la conquête du reste de l'univers était promise aux Romains ; que
dans ces circonstances, ils avaient sur toutes choses à réfléchir qu'ils
étaient placés entre l'espérance et la crainte, ou de conquérir le reste
du monde par l'accroissement de la population des plébéiens, ou de perdre
par sa décadence, ainsi que par la jalousie de leurs ennemis, les conquêtes
déjà consommées; il exalta la splendeur et la gloire de la première
de ces perspectives; il exagéra les craintes et les dangers à l'égard
de la seconde ; il invita les citoyens riches à considérer s'il ne convenait
pas qu'à l'aspect de ces brillantes espérances de la patrie, ils consentissent
à transmettre l'excédent de leurs propriétés à ceux qui donneraient
des enfants à la république, et que, dans l'alternative d'un faible
avantage et d'un très grand bien, ils donnassent la préférence à ce
dernier. Il leur fit en même temps envisager qu'ils seraient suffisamment
récompensés des soins qu'ils avaient donnés à leurs possessions, par
la propriété imprescriptible que la loi assurait à chacun, à titre gratuit,
de cinq cents arpents de terre, et de la moitié de cette quantité à
chacun des enfants de ceux qui étaient pères de famille. Gracchus ayant
par ce discours échauffé l'énergie des citoyens pauvres, et de tous
ceux des autres citoyens qui étaient plus accessibles à la force de
la raison qu'à l'amour de la propriété, ordonna au greffier de lire
la loi. |
12. Alors un des
collègues de Gracchus, le tribun Marcus Octavius, qui s'était laissé
gagner par les citoyens riches, ordonna, de son côté, au greffier de
garder le silence. Or, chez les Romains, le tribun qui interposait son
veto contre la loi proposée en arrêtait absolument l'émission. Gracchus,
après avoir éclaté en reproches contre son collègue, ajourna l'assemblée
au lendemain. Il s'entoura d'un appareil militaire important, dans la
vue de forcer Octavius à se contraindre malgré lui. Il ordonna au greffier
d'un ton menaçant de lire la loi à l'assemblée ; et le greffier se mit
à lire. Mais Octavius lui ordonna de nouveau de se taire, et il obéit.
Un combat de propos et d'invectives réciproques s'engagea soudain entre
les tribuns. Le tumulte qui s'y mêla ne permettant point de mettre la
loi en délibération, les grands conseillèrent aux tribuns de référer
de leurs différends au sénat. Gracchus adopta cette proposition. Il
ne doutait pas que les plus sensés d'entre les sénateurs ne fussent
disposés en faveur de la loi. Il se rendit donc au sénat ; mais dans
cette assemblée où l'on était moins nombreux que dans le Forum, les
riches l'attaquèrent de manière qu'il se retira du sénat, et revint
à l'assemblée du peuple, où il annonça que le lendemain on voterait
sur la loi, ainsi que sur la question de savoir si un tribun qui, comme
Octavius, se montrait l'ennemi des plébéiens, devait conserver ses fonctions.
Les choses effectivement se passèrent de la sorte. Octavius, que rien
ne pouvait intimider, renouvela son opposition à la loi ; et Gracchus
fit alors, avant toute chose, délibérer sur son compte. Après qu'on
eut recueilli les suffrages de la première tribu, qui vota la destitution
d'Octavius, Gracchus se tourna de son côté et l'invita à se départir
de son opposition. Sur son refus, on continua à recueillir les suffrages.
Les tribus étaient alors au nombre de trente-cinq. Les dix-sept premières,
dans leur animosité contre Octavius, avaient été unanimes ; et les suffrages
de la dix-huitième devaient emporter la décision. Gracchus, encore une
fois, se tournant du côté de son collègue, à la vue de l'assemblée,
lui représenta l'extrême danger qui le menaçait ; il le pria avec instance
de cesser de mettre obstacle à la loi la plus sacrée, et en même temps
la plus importante pour toute l'Italie ; de ne pas contrarier plus longtemps
l'intérêt qu'y attachait le peuple, à la cause duquel sa qualité de
tribun lui faisait d'ailleurs un devoir de céder, et de ne pas braver
la condamnation qui allait le dépouiller de sa magistrature. En terminant
ce discours, Gracchus prit les dieux à témoin que c'était à contre-coeur
qu'il provoquait le déshonneur d'un citoyen, son collègue ; mais Octavius
demeura inébranlable ; et l'on continua de prendre les voix. A l'instant
même, le décret du peuple fit rentrer le tribun dans la condition d'homme
privé; et il s'échappa clandestinement de l'assemblée. |
13. Quintus Mummius
fut élu pour le remplacer et la loi agraire sanctionnée. Afin d'en assurer
l'exécution, on nomma d'abord Gracchus, de qui elle était l'ouvrage,
son frère qui portait le même nom que lui, et Appius Claudius son beau-père
; car le peuple craignait que la loi ne fût encore un coup éludée, si
l'on ne confiait le soin de l'exécuter à Gracchus et à toute sa famille.
Ce tribun, triomphant dans son succès et comblé d'éloges par le peuple,
non pas comme le fondateur d'une seule cité, non pas comme le père d'un
seul peuple, mais comme le père de tous les peuples de l'Italie, fut
reconduit en pompe à sa maison. Cela fait, ceux dont les suffrages avaient
décidé la victoire en faveur de la loi s'en retournèrent dans leurs
foyers rustiques qu'ils avaient quittés pour ce motif. Leurs adversaires,
encore mécontents, restèrent à Rome, et divulguèrent qu'aussitôt que
l'année du tribunat de Gracchus serait expirée, ils se garderaient bien
de réélire celui qui avait attenté à une sainte, à une inviolable magistrature,
et qui avait jeté au milieu de l'Italie tant de germes de sédition. |
Cicero, Sest., 48 ( Cabaret-Dupaty, Paris, 1919 ). |
Tib. Gracchus
proposait la loi agraire. Cette loi plaisait au peuple : elle semblait
assurer un sort aux citoyens indigents. Les grands s'y opposaient, parce
qu'ils y voyaient une source de désordres, et qu'ils pensaient d'ailleurs
que chasser les riches de leurs anciennes possessions, c'était dépouiller
la république de ses défenseurs. |
Livius, Per., LVIII ( Nisard, Paris, 1864 ). |
Malgré
l'opposition du sénat et des chevaliers, Tib. Sempronius Gracchus, tribun
du peuple, propose une loi agraire qui défend de posséder plus de cinq
cents arpents des terres publiques. Il se porte à de tels excès
qu'il fait abroger par une loi le pouvoir de son collègue, M. Octavius,
qui soutenait le parti contraire, et se nomme lui, son frère Gracchus,
et Appius Claudius, son beau-père, triumvirs pour le partage des terres. |
Plutarch, Gr. ( Latzarus, Paris, 1950 ). |
8. Les
Romains, quand ils avaient conquis à la guerre des terres appartenant
à des peuples voisins, en vendaient une partie et nationalisaient le
reste, qu'ils donnaient à exploiter aux citoyens sans propriété et sans
ressources, moyennant une faible redevance au profit du Trésor. Comme
les riches offraient des redevances plus fortes et évinçaient ainsi
les pauvres, on porta une loi qui ne permettait pas d'avoir plus de
cinq cents arpents [= loi Licinia de 145]. Cette mesure mit un frein,
pour un peu de temps, à l'avidité des riches et vint en aide aux pauvres
qui pouvaient rester sur place, dans les propriétés qui leur étaient
affermées et qu'ils exploitaient depuis le début. Plus tard leurs voisins
riches se firent transférer les locations à ferme grâce à des prête-noms,
et comme à la fin, ils occupaient ouvertement, par eux-mêmes, la plupart
de ces biens, les pauvres, ainsi refoulés, ne se prêtaient plus avec
zèle aux expéditions militaires et négligeaient même d'élever des enfants.
Ainsi toute l'Italie ressentit bientôt la pénurie d'hommes libres et
se remplit de prisonniers barbares, dont les riches se servaient pour
labourer la terre à défaut de citoyens qu'ils en avaient chassés. Dans
ces conditions Caius Lélius, l'ami intime de Scipion, entreprit de redresser
la situation ; mais, se heurtant à l'opposition des puissants,
il recula devant leurs protestations bruyantes et abandonna sa campagne.
Il dut à cette volte-face la qualification de sage ou de prudent ;
car tel est, semble-t-il, le double sens du mot sapiens. Tibérius,
lui, dès sa désignation comme tribun de la plèbe, reprit avec ardeur
l'action abandonnée par Lélius. Il le fit, d'après la plupart des historiens,
à l'instigation du rhéteur Diophane et du philosophe Blossius, dont
l'un, Diophane, était un exilé de Mytilène, et dont l'autre, né précisément
en Italie, à Cumes, avait été à Rome en relations étroites avec Antipater
de Tarse qui l'honora de la dédicace de certains traités philosophiques.
Quelques auteurs vont jusqu'à mettre en cause la mère de Tibérius, Cornélie,
qui se plaignait souvent à ses fils d'être toujours appelée la belle-mère
de Scipion, et pas encore la mère des Gracques. D'autres encore rendent
responsable du plan de Tibérius un certain Spurius Postumius, du même
âge que lui et son rival en éloquence judiciaire. Tibérius, à son retour
de l'armée, s'aperçut que Spurius avait pris sur lui une grande avance
en matière de réputation et de crédit ; et il le vit entouré d'admiration.
Il voulut donc, semble-t-il, le surpasser, et, à cette fin, s'avisa
d'une politique étrange et qui suscita dans la ville une grande attente.
Mais son frère Caius a écrit dans un livre qu'en passant par la Toscane
pour aller à Numance, Tibérius, à la vue du pays désert, sans laboureurs
ni pâtres en dehors des esclaves importés et des Barbares, conçut la
première idée de la politique qui fut pour les deux frères, la source
de mille malheurs. Mais c'est surtout le peuple lui-même qui enflamma
le zèle et l'ambition de Tibérius en l'excitant, par des inscriptions
tracées sur les portiques, les murs et les monuments, à faire recouvrer
aux pauvres le territoire public. |
9. Cependant
il ne composa pas la loi à lui seul, mais en prenant pour conseillers
les premiers des citoyens en mérite et en réputation, parmi lesquels
étaient Crassus le Grand Pontife, Mucius Scévola le jurisconsulte, alors
consul, et Appius Claudius, son beau-père à lui, Tibérius. Et il semble
qu'une loi destinée à réprimer tant d'injustice et d'avidité n'ait jamais
été rédigée avec plus de douceur et de modération. Car ceux qui auraient
dû porter la peine de leur désobéissance et rétrocéder, en payant une
amende, les terres dont ils jouissaient illégalement étaient seulement
tenus de sortir, moyennant indemnité, des propriétés détenues comme
tout droit, et de les abandonner aux citoyens dans le besoin. Bien que
cette réforme fût tellement accommodante, le peuple, oubliant le passé,
se contentait d'avoir désormais une garantie contre l'injustice ;
mais les riches et les propriétaires, hostiles à la loi par avidité
et au législateur par colère et esprit contentieux, cherchaient à détourner
le peuple de la ratifier, en disant que Tibérius instituait un partage
de terres pour bouleverser l'État et tout ébranler. Ils n'aboutirent
à rien ; car Tibérius défendait une belle et juste cause avec une
éloquence capable d'embellir même des opérations moins nobles ;
il était donc effrayant et invincible, chaque fois que, le peuple étant
répandu autour de la tribune où il se dressait, il parlait en faveur
des pauvres : "Les bêtes, disait-il, qui paissent en Italie
ont une tanière, et il y a pour chacune d'elles un gîte et un asile ;
mais ceux qui combattent et meurent pour l'Italie n'ont que leur part
d'air et de lumière, pas autre chose. Sans domicile, sans résidence
fixe, ils errent partout avec leurs enfants et leurs femmes ; et
les généraux mentent en engageant leurs soldats à défendre, dans les
combats, leurs tombeaux et leurs temples contre les ennemis ; car
il est tant de Romains dont aucun ne possède d'autel de famille ni de
tombeaux d'ancêtres ! C'est pour le luxe et la richesse d'autrui
qu'ils font la guerre et meurent ; et l'on a beau les appeler maîtres
du monde, ils n'ont même pas une motte de terre à eux !" |
10. Ce
discours qu'il prononça avec un grand courage et une émotion sincère,
transporta le peuple, qui trépignait d'enthousiasme, et aucun de ses
adversaires n'osa le contredire. Laissant donc de côté la discussion,
ils s'adressèrent à Marcus Octavius, l'un des tribuns de la plèbe, jeune
homme de mœurs sérieuses et de conduite réglée. C'était l'ami et
le familier de Tibérius ; aussi, au premier moment, par déférence
pour son collègue, se dérobait-il à leurs ouvertures. Mais, comme beaucoup
de personnages influents l'assiégeaient de leurs prières et de leurs
supplications, il se laissa, pour ainsi dire, forcer la main, s'opposa
à la politique de Tibérius et fit écarter la loi. Or, chez les tribuns
de la plèbe, c'est l'opposant qui détient la puissance ; car les
décisions de la majorité n'ont aucune portée, dès lors qu'un seul tribun
émet son veto. Ainsi Tibérius irrité retira-t-il la loi humaine dont
nous avons parlé pour en proposer une plus agréable à la masse et plus
énergique envers les coupables, à qui elle ordonnait d'évacuer aussitôt
les terres qu'ils occupaient au mépris des lois antérieurs. Il y eut
donc désormais chaque des débats à la tribune entre Octavius et lui,
mais tout en se heurtant avec beaucoup de passion et d'opiniâtreté,
ils ne tinrent jamais, dit-on, l'un sur l'autre aucun propos malsonnant,
et ils ne laissèrent même pas, sous l'empire de la colère, échapper
un mot déplacé. Car ce n'est pas seulement, semble-t-il, dans les transports
des Bacchantes mais aussi dans les conflits d'influence et les accès
de colère que le bon naturel et la bonne éducation tiennent en arrêt
l'esprit, le modèrent et le règlent. Et même, voyant Octavius sous le
coup de la loi, car il détenait une part considérable des biens domaniaux,
Tibérius le pria de relâcher son opposition, en s'engageant à lui rendre
la valeur des propriétés usurpées, qu'il prélèverait sur ses propres
biens, pourtant médiocres. Comme Octavius n'acceptait pas cette offre,
Tibérius, par un édit, suspendit l'exercice de toutes les magistratures
jusqu'au moment où le vote sur sa loi aurait été acquis. Il ferma les
portes du temple de Saturne en y apposant son sceau personnel, pour
que les questeurs ne pussent rien prendre dans le Trésor n'y rien y
verser. Il fit aussi proclamer que les préteurs qui désobéiraient à
son édit seraient frappés d'une amende ; et ainsi tous les magistrats,
pris de peur, abandonnèrent chacun les affaires de son ressort. A dater
de là, les possesseurs sans titre légal se vêtirent de deuil, et ils
se promenaient sur le Forum avec des airs pitoyables et humiliés ;
mais ils conspiraient en secret contre Tibérius, et ils avaient recruté
des sicaires pour l'assassiner, ce qui amena le grand homme à porter
sur lui, au su de tout le monde, un poignard de brigand, l'arme que
les Romains appellent dolon. |
11. Le
jour du vote était venu et Tibérius appelait le peuple à se prononcer,
quand les riches enlevèrent les urnes. Il régnait une grande confusion ;
mais comme les partisans de Tibérius, qui avaient le nombre pour eux,
pouvaient emporter la décision de vive force et se groupaient à cette
fin, Manlius et Fulvius, personnages consulaires, tombèrent aux genoux
du tribun, et, en versant des larmes, le prièrent de ne pas aller plus
loin. Lui, comprenant le danger immédiat, et ressentant d'ailleurs du
respect pour ces hommes d'État, leur demande ce qu'ils lui conseillaient
de faire. Ils déclarèrent alors qu'ils n'avaient pas de titres suffisants
pour lui donner un conseil d'une si grande importance ; aussi l'engageaient-ils
à remettre la décision au Sénat. Il se laissa convaincre par leurs prières.
Mais comme le Sénat, une fois réuni, n'aboutissait à rien, à cause des
riches qui étaient influents dans son sein, Tibérius se résolut à un
acte illégal et injuste. Il dépouilla Octavius de sa magistrature, ne
trouvant pas d'autre moyen de faire passer sa loi. Il commença par lui
demander publiquement, de la façon la plus courtoise et en lui prenant
les mains, de céder et de faire plaisir au peuple, qui réclamait des
satisfactions légitimes, bien mince dédommagement de ses grandes fatigues
et des grands dangers qu'il courait. Comme Octavius repoussait cette
requête avec violence, Tibérius reprit : "Il est impossible
que deux magistrats pourvus d'une égale autorité soient en désaccord
sur une matière importants sans qu'avec le temps la guerre survienne
entre eux. Je ne vois qu'un remède à cette situation ; c'est que
l'un de nous cesse d'exercer sa charge." Il enjoignit donc à Octavius
de faire voter d'abord le peuple sur son cas à lui, Tibérius, promettant
de redescendre aussitôt de la tribune, réduit au rang de simple citoyen,
si les suffrages populaires en décidaient ainsi. Sur le refus d'Octavius,
il déclara qu'il soumettrait lui-même au peuple le cas de son collègue,
si celui-ci ne changeait pas d'avis après réflexion. |
12. Sur
le moment il en resta là et leva la séance. Le lendemain, en assemblée
du peuple, il monta à la tribune et essaya, cette fois encore, de convaincre
Octavius. Mais, le trouvant irréductible, il déposa un projet de loi
qui lui enlevait le tribunat, et il appela les citoyens à voter aussitôt
sur cette question. Comme il y avait trente-cinq tribus et que dix-sept
avaient déjà donné leur approbation, il suffisait du vote d'une seule
tribu pour qu'Octavius fût destitué de sa charge. Tibérius suspendit
alors le vote et recommença d'implorer son collègue. Il l'embrassait
sous les yeux du peuple et le couvrait de baisers, le suppliant instamment
de ne pas se laisser faire une pareille honte et de ne pas le forcer,
lui Tibérius, à prendre la responsabilité d'une mesure si grave et si
pénible. Ces prières, dit-on, ne laissèrent pas Octavius absolument
insensible et obstiné ; ses yeux se remplirent de larmes, et il
resta longtemps silencieux. Cependant, jetant un regard sur les riches
et les propriétaires massés autour de la tribune, il fut apparemment
intimidé. La crainte d'être décrié par eux lui fit affronter tous les
dangers avec assez de noblesse, et il dit à Tibérius de faire ce qu'il
voulait. La loi fut donc votée. Tibérius ordonna aussitôt à l'un de
ses affranchis de faire descendre Octavius de la tribune ; car
il employait comme viateurs ses anciens esclaves, et cette circonstance
rendit plus pitoyable encore le spectacle de la violence faite à Octavius,
précipité brutalement de son siège. Le peuple se jeta sur lui ;
mais les riches, qui étaient accourus, lui firent une barrière de leurs
bras étendus, et Octavius put, à grand-peine, se dérober à la foule
et s'enfuir ; mais un esclave dévoué qui se tenait devant lui pour
le protéger, eut les yeux crevés. Cet attentat eut lieu malgré Tibérius,
qui, apprenant la tournure des événements, avait fait diligence pour
arrêter l'échauffourée. |
13. A
la suite de cette agitation, la loi agraire fut votée ; et l'on
choisit des triumvirs pour la recherche et la répartition des terres.
C'étaient Tibérius lui-même, son beau-père Appius Claudius et son frère
Caius Gracchus qui ne se trouvait pas alors à Rome, faisant la campagne
de Numance sous les ordres de Scipion. |
Pseudo-Aurelius Victor, 64 ( Dubois, Paris, 1846 ). |
Tiberius
Gracchus était petit-fils de Scipion l'Africain par sa mère ; questeur
de Mancinus en Espagne, il approuva le traité honteux fait avec les
Numantins. Il courait le risque d'être livré aux ennemis ; mais
son éloquence le sauva. Tribun du peuple, il rendit une loi qui défendait
à tout citoyen d'avoir plus de mille arpents de terre. Comme son
collègue Octavius s'y opposait, il le força, par un exemple inouï jusqu'alors,
à se démettre de sa magistrature. |
Velleius Paterculus, II, 2 ( Hainsselin & Watelet, Paris, 1932 ). |
... Il
(Tibérius Gracchus) promit le droit de cité à l'Italie entière, réalisa
en même temps les vœux de tous en promulguant des lois agraires,
bouleversa tout de fond en comble et mit la république au bord de l'abîme
en lui faisant courir un double danger. Comme Octavius son collègue
résistait dans l'intérêt de l'État, il annula ses pouvoirs et nomma
des triumvirs chargés de répartir les terres et de conduire les colonies ;
ce furent, avec lui-même, son beau-père l'ancien consul Appius et son
frère Caïus qui était encore un tout jeune homme. |
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