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| ROGATIO 
        SEMPRONIA INTERDISANT DE POSSÉDER PLUS DE 500 ARPENTS DE TERRE ( 133 av. J.-C. ) | 
| Appianus, Bell. Civ., I ( Combes-Dounous, Paris, 1808 ). | 
| 9. Tel était l'état 
          des choses, lorsque Tiberius Sempronius Gracchus, citoyen noble, animé 
          de la plus noble ambition, singulièrement distingué par son éloquence, 
          et, à tous ces titres, le plus renommé de tous les Romains, étant arrivé 
          au tribunat, fit un discours solennel touchant la situation des peuples 
          de l'Italie. Il représenta que c'étaient eux qui rendaient le plus de 
          services dans les armées ; qu'ils tenaient aux habitants de Rome par 
          les liens de sang ; que néanmoins ils étaient sur le point de périr 
          de misère et d'être anéantis par la dépopulation, sans que leur sort 
          parût avoir nulle amélioration à attendre. D'un autre côté il jeta des 
          regards d'animadversion sur les esclaves ; il parla de leur inutilité 
          militaire, de leur perpétuelle infidélité envers leurs maîtres ; il 
          exposa ce que venaient d'éprouver tout récemment, en Sicile, les propriétaires 
          de cette contrée de la part de leurs esclaves, dont le nombre s'était 
          grandement accru à l'ombre des travaux rustiques ; il rapporta que la 
          guerre que les Romains avaient été obligés de porter dans cette île 
          contre ces rebelles n'avait été ni facile, ni expéditive, mais qu'elle 
          avait traîné en longueur, et même que les succès y avaient été mêlés 
          de beaucoup de revers. A la faveur de ce discours, il proposa le 
          renouvellement de la loi qui réglait que nul citoyen ne pourrait posséder 
          au-delà de cinq cents arpents de terre ; il ajouta à ses anciennes dispositions 
          que les enfants des propriétaires pourraient posséder la moitié de cette 
          mesure ; et que trois citoyens, alternant chaque année, seraient nommés 
          pour distribuer aux citoyens pauvres les terres dont la récupération 
          serait opérée par la loi. | 
| 10. Ce fut ce dernier 
          article de la loi qui excita principalement le mécontentement et l'animosité 
          des riches. Ils ne pouvaient plus espérer tourner la loi comme auparavant, 
          puisque l'exécution en était confiée à trois commissaires, et que, d'un 
          autre côté, il leur était défendu d'acquérir ; car Gracchus y avait 
          pourvu par la prohibition de toute espèce de vente. Aussi les voyait-on 
          de toutes parts se réunir en particulier, se répandre en doléances, 
          représenter aux citoyens pauvres qu'ils avaient arrosé leurs propriétés 
          de leur propres sueurs ; qu'ils en avaient planté les arbres, construit 
          les édifices; qu'ils avaient payé à quelques-uns de leurs voisins des 
          prix d'acquisition qu'on leur allait enlever avec la terre achetée. 
          Les uns disaient que leurs pères étaient inhumés dans leurs domaines ; 
          les autres, que leurs propriétés toutes patrimoniales n'étaient qu'un 
          lot de succession entre leurs mains. Ceux-ci alléguaient que leurs fonds 
          de terre avaient été payés avec les dots de leurs femmes, et que l'hypothèque 
          dotale de leurs enfants reposait dessus. Ceux-là montraient les dettes 
          qu'ils avaient contractées en devenant propriétaires. De tous les côtés 
          on n'entendait que plaintes de cette nature, que clameurs mêlées d'indignation. 
          Les citoyens pauvres répondaient à toutes ces doléances, que de leur 
          ancienne aisance ils étaient tombés dans une extrême misère ; que cette 
          détresse les empêchait de faire des enfants, faute d'avoir de quoi les 
          nourrir ; ils alléguaient que les terres conquises avaient été le fruit 
          de leurs expéditions militaires ; ils s'indignaient de se trouver privés 
          de leur proportion dans ces propriétés ; en même temps ils reprochaient 
          aux riches d'avoir préféré à des hommes de condition libre, à leurs 
          concitoyens, à ceux qui avaient l'honneur de porter les armes, des esclaves, 
          engeance toujours infidèle, toujours ennemie de ses maîtres, et par 
          cette raison exclue du service militaire. Tandis qu'à Rome tout retentissait 
          ainsi de plaintes et de reproches, les mêmes scènes s'offraient dans 
          toutes les colonies romaines, dans toutes les villes, qui jouissaient 
          du droit de cité. Partout la multitude, qui prétendait avoir un droit 
          de communauté sur les terres conquises, était en scission ouverte avec 
          les propriétaires, qui craignaient d'être spoliés. Les uns et les autres, 
          forts de leur nombre, s'exaspéraient, provoquaient des séditions continuelles, 
          en attendant le jour où la loi devait être présentée ; bien décidés, 
          les uns à ne consentir d'aucune manière qu'elle fût sanctionnée, les 
          autres à tout mettre en oeuvre pour la faire passer. Ils s'évertuèrent 
          et se piquèrent d'émulation dans leurs intérêts respectifs, et chacun 
          se prépara des deux côtés pour le jour des comices. | 
| 11. Quant à Gracchus, 
          il avait principalement en vue d'augmenter non l'aisance, mais la population 
          des citoyens romains. C'était là le point d'utilité le plus important 
          de son entreprise ; et comme rien ne pouvait plus hautement ni plus 
          puissamment intéresser l'Italie, il ne pensait pas qu'il y rencontrerait 
          des obstacles. Le jour donc où la loi devait être soumise aux suffrages 
          étant arrivé, il prononça, avant toute chose, un long discours où étaient 
          développés plusieurs motifs en faveur de la loi. Il demanda aux uns 
          s'il n'était pas juste que des biens communs subissent une répartition 
          commune. Il demanda aux autres s'ils n'avaient pas, dans tous les temps, 
          plus à attendre des liens qui les unissaient à un concitoyen, qu'ils 
          n'avaient à espérer d'un esclave. Aux uns il demanda si celui qui servait 
          dans les armées de la république n'était pas plus utile que celui qui 
          en était exclu : aux autres, si celui qui était personnellement intéressé 
          au bien public, n'y était pas plus affectionné que celui qui n'y avait 
          point de part. Sans s'arrêter longtemps sur ces comparaisons, comme 
          peu susceptibles de controverse, il entra dans le détail des espérances 
          et des craintes que devait avoir la patrie ; il exposa que la plus grande 
          partie du territoire de la république était le fruit de la guerre, et 
          que la conquête du reste de l'univers était promise aux Romains ; que 
          dans ces circonstances, ils avaient sur toutes choses à réfléchir qu'ils 
          étaient placés entre l'espérance et la crainte, ou de conquérir le reste 
          du monde par l'accroissement de la population des plébéiens, ou de perdre 
          par sa décadence, ainsi que par la jalousie de leurs ennemis, les conquêtes 
          déjà consommées; il exalta la splendeur et la gloire de la première 
          de ces perspectives; il exagéra les craintes et les dangers à l'égard 
          de la seconde ; il invita les citoyens riches à considérer s'il ne convenait 
          pas qu'à l'aspect de ces brillantes espérances de la patrie, ils consentissent 
          à transmettre l'excédent de leurs propriétés à ceux qui donneraient 
          des enfants à la république, et que, dans l'alternative d'un faible 
          avantage et d'un très grand bien, ils donnassent la préférence à ce 
          dernier. Il leur fit en même temps envisager qu'ils seraient suffisamment 
          récompensés des soins qu'ils avaient donnés à leurs possessions, par 
          la propriété imprescriptible que la loi assurait à chacun, à titre gratuit, 
          de cinq cents arpents de terre, et de la moitié de cette quantité à 
          chacun des enfants de ceux qui étaient pères de famille. Gracchus ayant 
          par ce discours échauffé l'énergie des citoyens pauvres, et de tous 
          ceux des autres citoyens qui étaient plus accessibles à la force de 
          la raison qu'à l'amour de la propriété, ordonna au greffier de lire 
          la loi. | 
| 12. Alors un des 
          collègues de Gracchus, le tribun Marcus Octavius, qui s'était laissé 
          gagner par les citoyens riches, ordonna, de son côté, au greffier de 
          garder le silence. Or, chez les Romains, le tribun qui interposait son 
          veto contre la loi proposée en arrêtait absolument l'émission. Gracchus, 
          après avoir éclaté en reproches contre son collègue, ajourna l'assemblée 
          au lendemain. Il s'entoura d'un appareil militaire important, dans la 
          vue de forcer Octavius à se contraindre malgré lui. Il ordonna au greffier 
          d'un ton menaçant de lire la loi à l'assemblée ; et le greffier se mit 
          à lire. Mais Octavius lui ordonna de nouveau de se taire, et il obéit. 
          Un combat de propos et d'invectives réciproques s'engagea soudain entre 
          les tribuns. Le tumulte qui s'y mêla ne permettant point de mettre la 
          loi en délibération, les grands conseillèrent aux tribuns de référer 
          de leurs différends au sénat. Gracchus adopta cette proposition. Il 
          ne doutait pas que les plus sensés d'entre les sénateurs ne fussent 
          disposés en faveur de la loi. Il se rendit donc au sénat ; mais dans 
          cette assemblée où l'on était moins nombreux que dans le Forum, les 
          riches l'attaquèrent de manière qu'il se retira du sénat, et revint 
          à l'assemblée du peuple, où il annonça que le lendemain on voterait 
          sur la loi, ainsi que sur la question de savoir si un tribun qui, comme 
          Octavius, se montrait l'ennemi des plébéiens, devait conserver ses fonctions. 
          Les choses effectivement se passèrent de la sorte. Octavius, que rien 
          ne pouvait intimider, renouvela son opposition à la loi ; et Gracchus 
          fit alors, avant toute chose, délibérer sur son compte. Après qu'on 
          eut recueilli les suffrages de la première tribu, qui vota la destitution 
          d'Octavius, Gracchus se tourna de son côté et l'invita à se départir 
          de son opposition. Sur son refus, on continua à recueillir les suffrages. 
          Les tribus étaient alors au nombre de trente-cinq. Les dix-sept premières, 
          dans leur animosité contre Octavius, avaient été unanimes ; et les suffrages 
          de la dix-huitième devaient emporter la décision. Gracchus, encore une 
          fois, se tournant du côté de son collègue, à la vue de l'assemblée, 
          lui représenta l'extrême danger qui le menaçait ; il le pria avec instance 
          de cesser de mettre obstacle à la loi la plus sacrée, et en même temps 
          la plus importante pour toute l'Italie ; de ne pas contrarier plus longtemps 
          l'intérêt qu'y attachait le peuple, à la cause duquel sa qualité de 
          tribun lui faisait d'ailleurs un devoir de céder, et de ne pas braver 
          la condamnation qui allait le dépouiller de sa magistrature. En terminant 
          ce discours, Gracchus prit les dieux à témoin que c'était à contre-coeur 
          qu'il provoquait le déshonneur d'un citoyen, son collègue ; mais Octavius 
          demeura inébranlable ; et l'on continua de prendre les voix. A l'instant 
          même, le décret du peuple fit rentrer le tribun dans la condition d'homme 
          privé; et il s'échappa clandestinement de l'assemblée. | 
| 13. Quintus Mummius 
          fut élu pour le remplacer et la loi agraire sanctionnée. Afin d'en assurer 
          l'exécution, on nomma d'abord Gracchus, de qui elle était l'ouvrage, 
          son frère qui portait le même nom que lui, et Appius Claudius son beau-père 
          ; car le peuple craignait que la loi ne fût encore un coup éludée, si 
          l'on ne confiait le soin de l'exécuter à Gracchus et à toute sa famille. 
          Ce tribun, triomphant dans son succès et comblé d'éloges par le peuple, 
          non pas comme le fondateur d'une seule cité, non pas comme le père d'un 
          seul peuple, mais comme le père de tous les peuples de l'Italie, fut 
          reconduit en pompe à sa maison. Cela fait, ceux dont les suffrages avaient 
          décidé la victoire en faveur de la loi s'en retournèrent dans leurs 
          foyers rustiques qu'ils avaient quittés pour ce motif. Leurs adversaires, 
          encore mécontents, restèrent à Rome, et divulguèrent qu'aussitôt que 
          l'année du tribunat de Gracchus serait expirée, ils se garderaient bien 
          de réélire celui qui avait attenté à une sainte, à une inviolable magistrature, 
          et qui avait jeté au milieu de l'Italie tant de germes de sédition. | 
| Cicero, Sest., 48 ( Cabaret-Dupaty, Paris, 1919 ). | 
| Tib. Gracchus 
          proposait la loi agraire. Cette loi plaisait au peuple : elle semblait 
          assurer un sort aux citoyens indigents. Les grands s'y opposaient, parce 
          qu'ils y voyaient une source de désordres, et qu'ils pensaient d'ailleurs 
          que chasser les riches de leurs anciennes possessions, c'était dépouiller 
          la république de ses défenseurs. | 
| Livius, Per., LVIII ( Nisard, Paris, 1864 ). | 
| Malgré 
          l'opposition du sénat et des chevaliers, Tib. Sempronius Gracchus, tribun 
          du peuple, propose une loi agraire qui défend de posséder plus de cinq 
          cents arpents des terres publiques. Il se porte à de tels excès 
          qu'il fait abroger par une loi le pouvoir de son collègue, M. Octavius, 
          qui soutenait le parti contraire, et se nomme lui, son frère Gracchus, 
          et Appius Claudius, son beau-père, triumvirs pour le partage des terres. | 
| Plutarch, Gr. ( Latzarus, Paris, 1950 ). | 
| 8. Les 
          Romains, quand ils avaient conquis à la guerre des terres appartenant 
          à des peuples voisins, en vendaient une partie et nationalisaient le 
          reste, qu'ils donnaient à exploiter aux citoyens sans propriété et sans 
          ressources, moyennant une faible redevance au profit du Trésor. Comme 
          les riches offraient des redevances plus fortes et évinçaient ainsi 
          les pauvres, on porta une loi qui ne permettait pas d'avoir plus de 
          cinq cents arpents [= loi Licinia de 145]. Cette mesure mit un frein, 
          pour un peu de temps, à l'avidité des riches et vint en aide aux pauvres 
          qui pouvaient rester sur place, dans les propriétés qui leur étaient 
          affermées et qu'ils exploitaient depuis le début. Plus tard leurs voisins 
          riches se firent transférer les locations à ferme grâce à des prête-noms, 
          et comme à la fin, ils occupaient ouvertement, par eux-mêmes, la plupart 
          de ces biens, les pauvres, ainsi refoulés, ne se prêtaient plus avec 
          zèle aux expéditions militaires et négligeaient même d'élever des enfants. 
          Ainsi toute l'Italie ressentit bientôt la pénurie d'hommes libres et 
          se remplit de prisonniers barbares, dont les riches se servaient pour 
          labourer la terre à défaut de citoyens qu'ils en avaient chassés. Dans 
          ces conditions Caius Lélius, l'ami intime de Scipion, entreprit de redresser 
          la situation ; mais, se heurtant à l'opposition des puissants, 
          il recula devant leurs protestations bruyantes et abandonna sa campagne. 
          Il dut à cette volte-face la qualification de sage ou de prudent ; 
          car tel est, semble-t-il, le double sens du mot sapiens. Tibérius, 
          lui, dès sa désignation comme tribun de la plèbe, reprit avec ardeur 
          l'action abandonnée par Lélius. Il le fit, d'après la plupart des historiens, 
          à l'instigation du rhéteur Diophane et du philosophe Blossius, dont 
          l'un, Diophane, était un exilé de Mytilène, et dont l'autre, né précisément 
          en Italie, à Cumes, avait été à Rome en relations étroites avec Antipater 
          de Tarse qui l'honora de la dédicace de certains traités philosophiques. 
          Quelques auteurs vont jusqu'à mettre en cause la mère de Tibérius, Cornélie, 
          qui se plaignait souvent à ses fils d'être toujours appelée la belle-mère 
          de Scipion, et pas encore la mère des Gracques. D'autres encore rendent 
          responsable du plan de Tibérius un certain Spurius Postumius, du même 
          âge que lui et son rival en éloquence judiciaire. Tibérius, à son retour 
          de l'armée, s'aperçut que Spurius avait pris sur lui une grande avance 
          en matière de réputation et de crédit ; et il le vit entouré d'admiration. 
          Il voulut donc, semble-t-il, le surpasser, et, à cette fin, s'avisa 
          d'une politique étrange et qui suscita dans la ville une grande attente. 
          Mais son frère Caius a écrit dans un livre qu'en passant par la Toscane 
          pour aller à Numance, Tibérius, à la vue du pays désert, sans laboureurs 
          ni pâtres en dehors des esclaves importés et des Barbares, conçut la 
          première idée de la politique qui fut pour les deux frères, la source 
          de mille malheurs. Mais c'est surtout le peuple lui-même qui enflamma 
          le zèle et l'ambition de Tibérius en l'excitant, par des inscriptions 
          tracées sur les portiques, les murs et les monuments, à faire recouvrer 
          aux pauvres le territoire public. | 
| 9. Cependant 
          il ne composa pas la loi à lui seul, mais en prenant pour conseillers 
          les premiers des citoyens en mérite et en réputation, parmi lesquels 
          étaient Crassus le Grand Pontife, Mucius Scévola le jurisconsulte, alors 
          consul, et Appius Claudius, son beau-père à lui, Tibérius. Et il semble 
          qu'une loi destinée à réprimer tant d'injustice et d'avidité n'ait jamais 
          été rédigée avec plus de douceur et de modération. Car ceux qui auraient 
          dû porter la peine de leur désobéissance et rétrocéder, en payant une 
          amende, les terres dont ils jouissaient illégalement étaient seulement 
          tenus de sortir, moyennant indemnité, des propriétés détenues comme 
          tout droit, et de les abandonner aux citoyens dans le besoin. Bien que 
          cette réforme fût tellement accommodante, le peuple, oubliant le passé, 
          se contentait d'avoir désormais une garantie contre l'injustice ; 
          mais les riches et les propriétaires, hostiles à la loi par avidité 
          et au législateur par colère et esprit contentieux, cherchaient à détourner 
          le peuple de la ratifier, en disant que Tibérius instituait un partage 
          de terres pour bouleverser l'État et tout ébranler. Ils n'aboutirent 
          à rien ; car Tibérius défendait une belle et juste cause avec une 
          éloquence capable d'embellir même des opérations moins nobles ; 
          il était donc effrayant et invincible, chaque fois que, le peuple étant 
          répandu autour de la tribune où il se dressait, il parlait en faveur 
          des pauvres : "Les bêtes, disait-il, qui paissent en Italie 
          ont une tanière, et il y a pour chacune d'elles un gîte et un asile ; 
          mais ceux qui combattent et meurent pour l'Italie n'ont que leur part 
          d'air et de lumière, pas autre chose. Sans domicile, sans résidence 
          fixe, ils errent partout avec leurs enfants et leurs femmes ; et 
          les généraux mentent en engageant leurs soldats à défendre, dans les 
          combats, leurs tombeaux et leurs temples contre les ennemis ; car 
          il est tant de Romains dont aucun ne possède d'autel de famille ni de 
          tombeaux d'ancêtres ! C'est pour le luxe et la richesse d'autrui 
          qu'ils font la guerre et meurent ; et l'on a beau les appeler maîtres 
          du monde, ils n'ont même pas une motte de terre à eux !" | 
| 10. Ce 
          discours qu'il prononça avec un grand courage et une émotion sincère, 
          transporta le peuple, qui trépignait d'enthousiasme, et aucun de ses 
          adversaires n'osa le contredire. Laissant donc de côté la discussion, 
          ils s'adressèrent à Marcus Octavius, l'un des tribuns de la plèbe, jeune 
          homme de mœurs sérieuses et de conduite réglée. C'était l'ami et 
          le familier de Tibérius ; aussi, au premier moment, par déférence 
          pour son collègue, se dérobait-il à leurs ouvertures. Mais, comme beaucoup 
          de personnages influents l'assiégeaient de leurs prières et de leurs 
          supplications, il se laissa, pour ainsi dire, forcer la main, s'opposa 
          à la politique de Tibérius et fit écarter la loi. Or, chez les tribuns 
          de la plèbe, c'est l'opposant qui détient la puissance ; car les 
          décisions de la majorité n'ont aucune portée, dès lors qu'un seul tribun 
          émet son veto. Ainsi Tibérius irrité retira-t-il la loi humaine dont 
          nous avons parlé pour en proposer une plus agréable à la masse et plus 
          énergique envers les coupables, à qui elle ordonnait d'évacuer aussitôt 
          les terres qu'ils occupaient au mépris des lois antérieurs. Il y eut 
          donc désormais chaque des débats à la tribune entre Octavius et lui, 
          mais tout en se heurtant avec beaucoup de passion et d'opiniâtreté, 
          ils ne tinrent jamais, dit-on, l'un sur l'autre aucun propos malsonnant, 
          et ils ne laissèrent même pas, sous l'empire de la colère, échapper 
          un mot déplacé. Car ce n'est pas seulement, semble-t-il, dans les transports 
          des Bacchantes mais aussi dans les conflits d'influence et les accès 
          de colère que le bon naturel et la bonne éducation tiennent en arrêt 
          l'esprit, le modèrent et le règlent. Et même, voyant Octavius sous le 
          coup de la loi, car il détenait une part considérable des biens domaniaux, 
          Tibérius le pria de relâcher son opposition, en s'engageant à lui rendre 
          la valeur des propriétés usurpées, qu'il prélèverait sur ses propres 
          biens, pourtant médiocres. Comme Octavius n'acceptait pas cette offre, 
          Tibérius, par un édit, suspendit l'exercice de toutes les magistratures 
          jusqu'au moment où le vote sur sa loi aurait été acquis. Il ferma les 
          portes du temple de Saturne en y apposant son sceau personnel, pour 
          que les questeurs ne pussent rien prendre dans le Trésor n'y rien y 
          verser. Il fit aussi proclamer que les préteurs qui désobéiraient à 
          son édit seraient frappés d'une amende ; et ainsi tous les magistrats, 
          pris de peur, abandonnèrent chacun les affaires de son ressort. A dater 
          de là, les possesseurs sans titre légal se vêtirent de deuil, et ils 
          se promenaient sur le Forum avec des airs pitoyables et humiliés ; 
          mais ils conspiraient en secret contre Tibérius, et ils avaient recruté 
          des sicaires pour l'assassiner, ce qui amena le grand homme à porter 
          sur lui, au su de tout le monde, un poignard de brigand, l'arme que 
          les Romains appellent dolon. | 
| 11. Le 
          jour du vote était venu et Tibérius appelait le peuple à se prononcer, 
          quand les riches enlevèrent les urnes. Il régnait une grande confusion ; 
          mais comme les partisans de Tibérius, qui avaient le nombre pour eux, 
          pouvaient emporter la décision de vive force et se groupaient à cette 
          fin, Manlius et Fulvius, personnages consulaires, tombèrent aux genoux 
          du tribun, et, en versant des larmes, le prièrent de ne pas aller plus 
          loin. Lui, comprenant le danger immédiat, et ressentant d'ailleurs du 
          respect pour ces hommes d'État, leur demande ce qu'ils lui conseillaient 
          de faire. Ils déclarèrent alors qu'ils n'avaient pas de titres suffisants 
          pour lui donner un conseil d'une si grande importance ; aussi l'engageaient-ils 
          à remettre la décision au Sénat. Il se laissa convaincre par leurs prières. 
          Mais comme le Sénat, une fois réuni, n'aboutissait à rien, à cause des 
          riches qui étaient influents dans son sein, Tibérius se résolut à un 
          acte illégal et injuste. Il dépouilla Octavius de sa magistrature, ne 
          trouvant pas d'autre moyen de faire passer sa loi. Il commença par lui 
          demander publiquement, de la façon la plus courtoise et en lui prenant 
          les mains, de céder et de faire plaisir au peuple, qui réclamait des 
          satisfactions légitimes, bien mince dédommagement de ses grandes fatigues 
          et des grands dangers qu'il courait. Comme Octavius repoussait cette 
          requête avec violence, Tibérius reprit : "Il est impossible 
          que deux magistrats pourvus d'une égale autorité soient en désaccord 
          sur une matière importants sans qu'avec le temps la guerre survienne 
          entre eux. Je ne vois qu'un remède à cette situation ; c'est que 
          l'un de nous cesse d'exercer sa charge." Il enjoignit donc à Octavius 
          de faire voter d'abord le peuple sur son cas à lui, Tibérius, promettant 
          de redescendre aussitôt de la tribune, réduit au rang de simple citoyen, 
          si les suffrages populaires en décidaient ainsi. Sur le refus d'Octavius, 
          il déclara qu'il soumettrait lui-même au peuple le cas de son collègue, 
          si celui-ci ne changeait pas d'avis après réflexion. | 
| 12. Sur 
          le moment il en resta là et leva la séance. Le lendemain, en assemblée 
          du peuple, il monta à la tribune et essaya, cette fois encore, de convaincre 
          Octavius. Mais, le trouvant irréductible, il déposa un projet de loi 
          qui lui enlevait le tribunat, et il appela les citoyens à voter aussitôt 
          sur cette question. Comme il y avait trente-cinq tribus et que dix-sept 
          avaient déjà donné leur approbation, il suffisait du vote d'une seule 
          tribu pour qu'Octavius fût destitué de sa charge. Tibérius suspendit 
          alors le vote et recommença d'implorer son collègue. Il l'embrassait 
          sous les yeux du peuple et le couvrait de baisers, le suppliant instamment 
          de ne pas se laisser faire une pareille honte et de ne pas le forcer, 
          lui Tibérius, à prendre la responsabilité d'une mesure si grave et si 
          pénible. Ces prières, dit-on, ne laissèrent pas Octavius absolument 
          insensible et obstiné ; ses yeux se remplirent de larmes, et il 
          resta longtemps silencieux. Cependant, jetant un regard sur les riches 
          et les propriétaires massés autour de la tribune, il fut apparemment 
          intimidé. La crainte d'être décrié par eux lui fit affronter tous les 
          dangers avec assez de noblesse, et il dit à Tibérius de faire ce qu'il 
          voulait. La loi fut donc votée. Tibérius ordonna aussitôt à l'un de 
          ses affranchis de faire descendre Octavius de la tribune ; car 
          il employait comme viateurs ses anciens esclaves, et cette circonstance 
          rendit plus pitoyable encore le spectacle de la violence faite à Octavius, 
          précipité brutalement de son siège. Le peuple se jeta sur lui ; 
          mais les riches, qui étaient accourus, lui firent une barrière de leurs 
          bras étendus, et Octavius put, à grand-peine, se dérober à la foule 
          et s'enfuir ; mais un esclave dévoué qui se tenait devant lui pour 
          le protéger, eut les yeux crevés. Cet attentat eut lieu malgré Tibérius, 
          qui, apprenant la tournure des événements, avait fait diligence pour 
          arrêter l'échauffourée. | 
| 13. A 
          la suite de cette agitation, la loi agraire fut votée ; et l'on 
          choisit des triumvirs pour la recherche et la répartition des terres. 
          C'étaient Tibérius lui-même, son beau-père Appius Claudius et son frère 
          Caius Gracchus qui ne se trouvait pas alors à Rome, faisant la campagne 
          de Numance sous les ordres de Scipion. | 
| Pseudo-Aurelius Victor, 64 ( Dubois, Paris, 1846 ). | 
| Tiberius 
          Gracchus était petit-fils de Scipion l'Africain par sa mère ; questeur 
          de Mancinus en Espagne, il approuva le traité honteux fait avec les 
          Numantins. Il courait le risque d'être livré aux ennemis ; mais 
          son éloquence le sauva. Tribun du peuple, il rendit une loi qui défendait 
          à tout citoyen d'avoir plus de mille arpents de terre. Comme son 
          collègue Octavius s'y opposait, il le força, par un exemple inouï jusqu'alors, 
          à se démettre de sa magistrature. | 
| Velleius Paterculus, II, 2 ( Hainsselin & Watelet, Paris, 1932 ). | 
| ... Il 
          (Tibérius Gracchus) promit le droit de cité à l'Italie entière, réalisa 
          en même temps les vœux de tous en promulguant des lois agraires, 
          bouleversa tout de fond en comble et mit la république au bord de l'abîme 
          en lui faisant courir un double danger. Comme Octavius son collègue 
          résistait dans l'intérêt de l'État, il annula ses pouvoirs et nomma 
          des triumvirs chargés de répartir les terres et de conduire les colonies ; 
          ce furent, avec lui-même, son beau-père l'ancien consul Appius et son 
          frère Caïus qui était encore un tout jeune homme. | 
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