ROGATIO SEMPRONIA
     
INTERDISANT DE POSSÉDER PLUS DE 500 ARPENTS DE TERRE
   
( 133 av. J.-C. )


     
Appianus, Bell. Civ., I ( Combes-Dounous, Paris, 1808 ).
  

 
9. Tel était l'état des choses, lorsque Tiberius Sempronius Gracchus, citoyen noble, animé de la plus noble ambition, singulièrement distingué par son éloquence, et, à tous ces titres, le plus renommé de tous les Romains, étant arrivé au tribunat, fit un discours solennel touchant la situation des peuples de l'Italie. Il représenta que c'étaient eux qui rendaient le plus de services dans les armées ; qu'ils tenaient aux habitants de Rome par les liens de sang ; que néanmoins ils étaient sur le point de périr de misère et d'être anéantis par la dépopulation, sans que leur sort parût avoir nulle amélioration à attendre. D'un autre côté il jeta des regards d'animadversion sur les esclaves ; il parla de leur inutilité militaire, de leur perpétuelle infidélité envers leurs maîtres ; il exposa ce que venaient d'éprouver tout récemment, en Sicile, les propriétaires de cette contrée de la part de leurs esclaves, dont le nombre s'était grandement accru à l'ombre des travaux rustiques ; il rapporta que la guerre que les Romains avaient été obligés de porter dans cette île contre ces rebelles n'avait été ni facile, ni expéditive, mais qu'elle avait traîné en longueur, et même que les succès y avaient été mêlés de beaucoup de revers. A la faveur de ce discours, il proposa le renouvellement de la loi qui réglait que nul citoyen ne pourrait posséder au-delà de cinq cents arpents de terre ; il ajouta à ses anciennes dispositions que les enfants des propriétaires pourraient posséder la moitié de cette mesure ; et que trois citoyens, alternant chaque année, seraient nommés pour distribuer aux citoyens pauvres les terres dont la récupération serait opérée par la loi.
10. Ce fut ce dernier article de la loi qui excita principalement le mécontentement et l'animosité des riches. Ils ne pouvaient plus espérer tourner la loi comme auparavant, puisque l'exécution en était confiée à trois commissaires, et que, d'un autre côté, il leur était défendu d'acquérir ; car Gracchus y avait pourvu par la prohibition de toute espèce de vente. Aussi les voyait-on de toutes parts se réunir en particulier, se répandre en doléances, représenter aux citoyens pauvres qu'ils avaient arrosé leurs propriétés de leur propres sueurs ; qu'ils en avaient planté les arbres, construit les édifices; qu'ils avaient payé à quelques-uns de leurs voisins des prix d'acquisition qu'on leur allait enlever avec la terre achetée. Les uns disaient que leurs pères étaient inhumés dans leurs domaines ; les autres, que leurs propriétés toutes patrimoniales n'étaient qu'un lot de succession entre leurs mains. Ceux-ci alléguaient que leurs fonds de terre avaient été payés avec les dots de leurs femmes, et que l'hypothèque dotale de leurs enfants reposait dessus. Ceux-là montraient les dettes qu'ils avaient contractées en devenant propriétaires. De tous les côtés on n'entendait que plaintes de cette nature, que clameurs mêlées d'indignation. Les citoyens pauvres répondaient à toutes ces doléances, que de leur ancienne aisance ils étaient tombés dans une extrême misère ; que cette détresse les empêchait de faire des enfants, faute d'avoir de quoi les nourrir ; ils alléguaient que les terres conquises avaient été le fruit de leurs expéditions militaires ; ils s'indignaient de se trouver privés de leur proportion dans ces propriétés ; en même temps ils reprochaient aux riches d'avoir préféré à des hommes de condition libre, à leurs concitoyens, à ceux qui avaient l'honneur de porter les armes, des esclaves, engeance toujours infidèle, toujours ennemie de ses maîtres, et par cette raison exclue du service militaire. Tandis qu'à Rome tout retentissait ainsi de plaintes et de reproches, les mêmes scènes s'offraient dans toutes les colonies romaines, dans toutes les villes, qui jouissaient du droit de cité. Partout la multitude, qui prétendait avoir un droit de communauté sur les terres conquises, était en scission ouverte avec les propriétaires, qui craignaient d'être spoliés. Les uns et les autres, forts de leur nombre, s'exaspéraient, provoquaient des séditions continuelles, en attendant le jour où la loi devait être présentée ; bien décidés, les uns à ne consentir d'aucune manière qu'elle fût sanctionnée, les autres à tout mettre en oeuvre pour la faire passer. Ils s'évertuèrent et se piquèrent d'émulation dans leurs intérêts respectifs, et chacun se prépara des deux côtés pour le jour des comices.
11. Quant à Gracchus, il avait principalement en vue d'augmenter non l'aisance, mais la population des citoyens romains. C'était là le point d'utilité le plus important de son entreprise ; et comme rien ne pouvait plus hautement ni plus puissamment intéresser l'Italie, il ne pensait pas qu'il y rencontrerait des obstacles. Le jour donc où la loi devait être soumise aux suffrages étant arrivé, il prononça, avant toute chose, un long discours où étaient développés plusieurs motifs en faveur de la loi. Il demanda aux uns s'il n'était pas juste que des biens communs subissent une répartition commune. Il demanda aux autres s'ils n'avaient pas, dans tous les temps, plus à attendre des liens qui les unissaient à un concitoyen, qu'ils n'avaient à espérer d'un esclave. Aux uns il demanda si celui qui servait dans les armées de la république n'était pas plus utile que celui qui en était exclu : aux autres, si celui qui était personnellement intéressé au bien public, n'y était pas plus affectionné que celui qui n'y avait point de part. Sans s'arrêter longtemps sur ces comparaisons, comme peu susceptibles de controverse, il entra dans le détail des espérances et des craintes que devait avoir la patrie ; il exposa que la plus grande partie du territoire de la république était le fruit de la guerre, et que la conquête du reste de l'univers était promise aux Romains ; que dans ces circonstances, ils avaient sur toutes choses à réfléchir qu'ils étaient placés entre l'espérance et la crainte, ou de conquérir le reste du monde par l'accroissement de la population des plébéiens, ou de perdre par sa décadence, ainsi que par la jalousie de leurs ennemis, les conquêtes déjà consommées; il exalta la splendeur et la gloire de la première de ces perspectives; il exagéra les craintes et les dangers à l'égard de la seconde ; il invita les citoyens riches à considérer s'il ne convenait pas qu'à l'aspect de ces brillantes espérances de la patrie, ils consentissent à transmettre l'excédent de leurs propriétés à ceux qui donneraient des enfants à la république, et que, dans l'alternative d'un faible avantage et d'un très grand bien, ils donnassent la préférence à ce dernier. Il leur fit en même temps envisager qu'ils seraient suffisamment récompensés des soins qu'ils avaient donnés à leurs possessions, par la propriété imprescriptible que la loi assurait à chacun, à titre gratuit, de cinq cents arpents de terre, et de la moitié de cette quantité à chacun des enfants de ceux qui étaient pères de famille. Gracchus ayant par ce discours échauffé l'énergie des citoyens pauvres, et de tous ceux des autres citoyens qui étaient plus accessibles à la force de la raison qu'à l'amour de la propriété, ordonna au greffier de lire la loi.
12. Alors un des collègues de Gracchus, le tribun Marcus Octavius, qui s'était laissé gagner par les citoyens riches, ordonna, de son côté, au greffier de garder le silence. Or, chez les Romains, le tribun qui interposait son veto contre la loi proposée en arrêtait absolument l'émission. Gracchus, après avoir éclaté en reproches contre son collègue, ajourna l'assemblée au lendemain. Il s'entoura d'un appareil militaire important, dans la vue de forcer Octavius à se contraindre malgré lui. Il ordonna au greffier d'un ton menaçant de lire la loi à l'assemblée ; et le greffier se mit à lire. Mais Octavius lui ordonna de nouveau de se taire, et il obéit. Un combat de propos et d'invectives réciproques s'engagea soudain entre les tribuns. Le tumulte qui s'y mêla ne permettant point de mettre la loi en délibération, les grands conseillèrent aux tribuns de référer de leurs différends au sénat. Gracchus adopta cette proposition. Il ne doutait pas que les plus sensés d'entre les sénateurs ne fussent disposés en faveur de la loi. Il se rendit donc au sénat ; mais dans cette assemblée où l'on était moins nombreux que dans le Forum, les riches l'attaquèrent de manière qu'il se retira du sénat, et revint à l'assemblée du peuple, où il annonça que le lendemain on voterait sur la loi, ainsi que sur la question de savoir si un tribun qui, comme Octavius, se montrait l'ennemi des plébéiens, devait conserver ses fonctions. Les choses effectivement se passèrent de la sorte. Octavius, que rien ne pouvait intimider, renouvela son opposition à la loi ; et Gracchus fit alors, avant toute chose, délibérer sur son compte. Après qu'on eut recueilli les suffrages de la première tribu, qui vota la destitution d'Octavius, Gracchus se tourna de son côté et l'invita à se départir de son opposition. Sur son refus, on continua à recueillir les suffrages. Les tribus étaient alors au nombre de trente-cinq. Les dix-sept premières, dans leur animosité contre Octavius, avaient été unanimes ; et les suffrages de la dix-huitième devaient emporter la décision. Gracchus, encore une fois, se tournant du côté de son collègue, à la vue de l'assemblée, lui représenta l'extrême danger qui le menaçait ; il le pria avec instance de cesser de mettre obstacle à la loi la plus sacrée, et en même temps la plus importante pour toute l'Italie ; de ne pas contrarier plus longtemps l'intérêt qu'y attachait le peuple, à la cause duquel sa qualité de tribun lui faisait d'ailleurs un devoir de céder, et de ne pas braver la condamnation qui allait le dépouiller de sa magistrature. En terminant ce discours, Gracchus prit les dieux à témoin que c'était à contre-coeur qu'il provoquait le déshonneur d'un citoyen, son collègue ; mais Octavius demeura inébranlable ; et l'on continua de prendre les voix. A l'instant même, le décret du peuple fit rentrer le tribun dans la condition d'homme privé; et il s'échappa clandestinement de l'assemblée.
13. Quintus Mummius fut élu pour le remplacer et la loi agraire sanctionnée. Afin d'en assurer l'exécution, on nomma d'abord Gracchus, de qui elle était l'ouvrage, son frère qui portait le même nom que lui, et Appius Claudius son beau-père ; car le peuple craignait que la loi ne fût encore un coup éludée, si l'on ne confiait le soin de l'exécuter à Gracchus et à toute sa famille. Ce tribun, triomphant dans son succès et comblé d'éloges par le peuple, non pas comme le fondateur d'une seule cité, non pas comme le père d'un seul peuple, mais comme le père de tous les peuples de l'Italie, fut reconduit en pompe à sa maison. Cela fait, ceux dont les suffrages avaient décidé la victoire en faveur de la loi s'en retournèrent dans leurs foyers rustiques qu'ils avaient quittés pour ce motif. Leurs adversaires, encore mécontents, restèrent à Rome, et divulguèrent qu'aussitôt que l'année du tribunat de Gracchus serait expirée, ils se garderaient bien de réélire celui qui avait attenté à une sainte, à une inviolable magistrature, et qui avait jeté au milieu de l'Italie tant de germes de sédition.
 

     
Cicero, Sest., 48 ( Cabaret-Dupaty, Paris, 1919 ).
  

 
Tib. Gracchus proposait la loi agraire. Cette loi plaisait au peuple : elle semblait assurer un sort aux citoyens indigents. Les grands s'y opposaient, parce qu'ils y voyaient une source de désordres, et qu'ils pensaient d'ailleurs que chasser les riches de leurs anciennes possessions, c'était dépouiller la république de ses défenseurs.
 

     
Livius, Per., LVIII ( Nisard, Paris, 1864 ).
  

 
Malgré l'opposition du sénat et des chevaliers, Tib. Sempronius Gracchus, tribun du peuple, propose une loi agraire qui défend de posséder plus de cinq cents arpents des terres publiques. Il se porte à de tels excès qu'il fait abroger par une loi le pouvoir de son collègue, M. Octavius, qui soutenait le parti contraire, et se nomme lui, son frère Gracchus, et Appius Claudius, son beau-père, triumvirs pour le partage des terres.
 

     
Plutarch, Gr( Latzarus, Paris, 1950 ).
  

 
8. Les Romains, quand ils avaient conquis à la guerre des terres appartenant à des peuples voisins, en vendaient une partie et nationalisaient le reste, qu'ils donnaient à exploiter aux citoyens sans propriété et sans ressources, moyennant une faible redevance au profit du Trésor. Comme les riches offraient des redevances plus fortes et évinçaient ainsi les pauvres, on porta une loi qui ne permettait pas d'avoir plus de cinq cents arpents [= loi Licinia de 145]. Cette mesure mit un frein, pour un peu de temps, à l'avidité des riches et vint en aide aux pauvres qui pouvaient rester sur place, dans les propriétés qui leur étaient affermées et qu'ils exploitaient depuis le début. Plus tard leurs voisins riches se firent transférer les locations à ferme grâce à des prête-noms, et comme à la fin, ils occupaient ouvertement, par eux-mêmes, la plupart de ces biens, les pauvres, ainsi refoulés, ne se prêtaient plus avec zèle aux expéditions militaires et négligeaient même d'élever des enfants. Ainsi toute l'Italie ressentit bientôt la pénurie d'hommes libres et se remplit de prisonniers barbares, dont les riches se servaient pour labourer la terre à défaut de citoyens qu'ils en avaient chassés. Dans ces conditions Caius Lélius, l'ami intime de Scipion, entreprit de redresser la situation ; mais, se heurtant à l'opposition des puissants, il recula devant leurs protestations bruyantes et abandonna sa campagne. Il dut à cette volte-face la qualification de sage ou de prudent ; car tel est, semble-t-il, le double sens du mot sapiens. Tibérius, lui, dès sa désignation comme tribun de la plèbe, reprit avec ardeur l'action abandonnée par Lélius. Il le fit, d'après la plupart des historiens, à l'instigation du rhéteur Diophane et du philosophe Blossius, dont l'un, Diophane, était un exilé de Mytilène, et dont l'autre, né précisément en Italie, à Cumes, avait été à Rome en relations étroites avec Antipater de Tarse qui l'honora de la dédicace de certains traités philosophiques. Quelques auteurs vont jusqu'à mettre en cause la mère de Tibérius, Cornélie, qui se plaignait souvent à ses fils d'être toujours appelée la belle-mère de Scipion, et pas encore la mère des Gracques. D'autres encore rendent responsable du plan de Tibérius un certain Spurius Postumius, du même âge que lui et son rival en éloquence judiciaire. Tibérius, à son retour de l'armée, s'aperçut que Spurius avait pris sur lui une grande avance en matière de réputation et de crédit ; et il le vit entouré d'admiration. Il voulut donc, semble-t-il, le surpasser, et, à cette fin, s'avisa d'une politique étrange et qui suscita dans la ville une grande attente. Mais son frère Caius a écrit dans un livre qu'en passant par la Toscane pour aller à Numance, Tibérius, à la vue du pays désert, sans laboureurs ni pâtres en dehors des esclaves importés et des Barbares, conçut la première idée de la politique qui fut pour les deux frères, la source de mille malheurs. Mais c'est surtout le peuple lui-même qui enflamma le zèle et l'ambition de Tibérius en l'excitant, par des inscriptions tracées sur les portiques, les murs et les monuments, à faire recouvrer aux pauvres le territoire public.
9. Cependant il ne composa pas la loi à lui seul, mais en prenant pour conseillers les premiers des citoyens en mérite et en réputation, parmi lesquels étaient Crassus le Grand Pontife, Mucius Scévola le jurisconsulte, alors consul, et Appius Claudius, son beau-père à lui, Tibérius. Et il semble qu'une loi destinée à réprimer tant d'injustice et d'avidité n'ait jamais été rédigée avec plus de douceur et de modération. Car ceux qui auraient dû porter la peine de leur désobéissance et rétrocéder, en payant une amende, les terres dont ils jouissaient illégalement étaient seulement tenus de sortir, moyennant indemnité, des propriétés détenues comme tout droit, et de les abandonner aux citoyens dans le besoin. Bien que cette réforme fût tellement accommodante, le peuple, oubliant le passé, se contentait d'avoir désormais une garantie contre l'injustice ; mais les riches et les propriétaires, hostiles à la loi par avidité et au législateur par colère et esprit contentieux, cherchaient à détourner le peuple de la ratifier, en disant que Tibérius instituait un partage de terres pour bouleverser l'État et tout ébranler. Ils n'aboutirent à rien ; car Tibérius défendait une belle et juste cause avec une éloquence capable d'embellir même des opérations moins nobles ; il était donc effrayant et invincible, chaque fois que, le peuple étant répandu autour de la tribune où il se dressait, il parlait en faveur des pauvres : "Les bêtes, disait-il, qui paissent en Italie ont une tanière, et il y a pour chacune d'elles un gîte et un asile ; mais ceux qui combattent et meurent pour l'Italie n'ont que leur part d'air et de lumière, pas autre chose. Sans domicile, sans résidence fixe, ils errent partout avec leurs enfants et leurs femmes ; et les généraux mentent en engageant leurs soldats à défendre, dans les combats, leurs tombeaux et leurs temples contre les ennemis ; car il est tant de Romains dont aucun ne possède d'autel de famille ni de tombeaux d'ancêtres ! C'est pour le luxe et la richesse d'autrui qu'ils font la guerre et meurent ; et l'on a beau les appeler maîtres du monde, ils n'ont même pas une motte de terre à eux !"
10. Ce discours qu'il prononça avec un grand courage et une émotion sincère, transporta le peuple, qui trépignait d'enthousiasme, et aucun de ses adversaires n'osa le contredire. Laissant donc de côté la discussion, ils s'adressèrent à Marcus Octavius, l'un des tribuns de la plèbe, jeune homme de mœurs sérieuses et de conduite réglée. C'était l'ami et le familier de Tibérius ; aussi, au premier moment, par déférence pour son collègue, se dérobait-il à leurs ouvertures. Mais, comme beaucoup de personnages influents l'assiégeaient de leurs prières et de leurs supplications, il se laissa, pour ainsi dire, forcer la main, s'opposa à la politique de Tibérius et fit écarter la loi. Or, chez les tribuns de la plèbe, c'est l'opposant qui détient la puissance ; car les décisions de la majorité n'ont aucune portée, dès lors qu'un seul tribun émet son veto. Ainsi Tibérius irrité retira-t-il la loi humaine dont nous avons parlé pour en proposer une plus agréable à la masse et plus énergique envers les coupables, à qui elle ordonnait d'évacuer aussitôt les terres qu'ils occupaient au mépris des lois antérieurs. Il y eut donc désormais chaque des débats à la tribune entre Octavius et lui, mais tout en se heurtant avec beaucoup de passion et d'opiniâtreté, ils ne tinrent jamais, dit-on, l'un sur l'autre aucun propos malsonnant, et ils ne laissèrent même pas, sous l'empire de la colère, échapper un mot déplacé. Car ce n'est pas seulement, semble-t-il, dans les transports des Bacchantes mais aussi dans les conflits d'influence et les accès de colère que le bon naturel et la bonne éducation tiennent en arrêt l'esprit, le modèrent et le règlent. Et même, voyant Octavius sous le coup de la loi, car il détenait une part considérable des biens domaniaux, Tibérius le pria de relâcher son opposition, en s'engageant à lui rendre la valeur des propriétés usurpées, qu'il prélèverait sur ses propres biens, pourtant médiocres. Comme Octavius n'acceptait pas cette offre, Tibérius, par un édit, suspendit l'exercice de toutes les magistratures jusqu'au moment où le vote sur sa loi aurait été acquis. Il ferma les portes du temple de Saturne en y apposant son sceau personnel, pour que les questeurs ne pussent rien prendre dans le Trésor n'y rien y verser. Il fit aussi proclamer que les préteurs qui désobéiraient à son édit seraient frappés d'une amende ; et ainsi tous les magistrats, pris de peur, abandonnèrent chacun les affaires de son ressort. A dater de là, les possesseurs sans titre légal se vêtirent de deuil, et ils se promenaient sur le Forum avec des airs pitoyables et humiliés ; mais ils conspiraient en secret contre Tibérius, et ils avaient recruté des sicaires pour l'assassiner, ce qui amena le grand homme à porter sur lui, au su de tout le monde, un poignard de brigand, l'arme que les Romains appellent dolon.
11. Le jour du vote était venu et Tibérius appelait le peuple à se prononcer, quand les riches enlevèrent les urnes. Il régnait une grande confusion ; mais comme les partisans de Tibérius, qui avaient le nombre pour eux, pouvaient emporter la décision de vive force et se groupaient à cette fin, Manlius et Fulvius, personnages consulaires, tombèrent aux genoux du tribun, et, en versant des larmes, le prièrent de ne pas aller plus loin. Lui, comprenant le danger immédiat, et ressentant d'ailleurs du respect pour ces hommes d'État, leur demande ce qu'ils lui conseillaient de faire. Ils déclarèrent alors qu'ils n'avaient pas de titres suffisants pour lui donner un conseil d'une si grande importance ; aussi l'engageaient-ils à remettre la décision au Sénat. Il se laissa convaincre par leurs prières. Mais comme le Sénat, une fois réuni, n'aboutissait à rien, à cause des riches qui étaient influents dans son sein, Tibérius se résolut à un acte illégal et injuste. Il dépouilla Octavius de sa magistrature, ne trouvant pas d'autre moyen de faire passer sa loi. Il commença par lui demander publiquement, de la façon la plus courtoise et en lui prenant les mains, de céder et de faire plaisir au peuple, qui réclamait des satisfactions légitimes, bien mince dédommagement de ses grandes fatigues et des grands dangers qu'il courait. Comme Octavius repoussait cette requête avec violence, Tibérius reprit : "Il est impossible que deux magistrats pourvus d'une égale autorité soient en désaccord sur une matière importants sans qu'avec le temps la guerre survienne entre eux. Je ne vois qu'un remède à cette situation ; c'est que l'un de nous cesse d'exercer sa charge." Il enjoignit donc à Octavius de faire voter d'abord le peuple sur son cas à lui, Tibérius, promettant de redescendre aussitôt de la tribune, réduit au rang de simple citoyen, si les suffrages populaires en décidaient ainsi. Sur le refus d'Octavius, il déclara qu'il soumettrait lui-même au peuple le cas de son collègue, si celui-ci ne changeait pas d'avis après réflexion.
12. Sur le moment il en resta là et leva la séance. Le lendemain, en assemblée du peuple, il monta à la tribune et essaya, cette fois encore, de convaincre Octavius. Mais, le trouvant irréductible, il déposa un projet de loi qui lui enlevait le tribunat, et il appela les citoyens à voter aussitôt sur cette question. Comme il y avait trente-cinq tribus et que dix-sept avaient déjà donné leur approbation, il suffisait du vote d'une seule tribu pour qu'Octavius fût destitué de sa charge. Tibérius suspendit alors le vote et recommença d'implorer son collègue. Il l'embrassait sous les yeux du peuple et le couvrait de baisers, le suppliant instamment de ne pas se laisser faire une pareille honte et de ne pas le forcer, lui Tibérius, à prendre la responsabilité d'une mesure si grave et si pénible. Ces prières, dit-on, ne laissèrent pas Octavius absolument insensible et obstiné ; ses yeux se remplirent de larmes, et il resta longtemps silencieux. Cependant, jetant un regard sur les riches et les propriétaires massés autour de la tribune, il fut apparemment intimidé. La crainte d'être décrié par eux lui fit affronter tous les dangers avec assez de noblesse, et il dit à Tibérius de faire ce qu'il voulait. La loi fut donc votée. Tibérius ordonna aussitôt à l'un de ses affranchis de faire descendre Octavius de la tribune ; car il employait comme viateurs ses anciens esclaves, et cette circonstance rendit plus pitoyable encore le spectacle de la violence faite à Octavius, précipité brutalement de son siège. Le peuple se jeta sur lui ; mais les riches, qui étaient accourus, lui firent une barrière de leurs bras étendus, et Octavius put, à grand-peine, se dérober à la foule et s'enfuir ; mais un esclave dévoué qui se tenait devant lui pour le protéger, eut les yeux crevés. Cet attentat eut lieu malgré Tibérius, qui, apprenant la tournure des événements, avait fait diligence pour arrêter l'échauffourée.
13. A la suite de cette agitation, la loi agraire fut votée ; et l'on choisit des triumvirs pour la recherche et la répartition des terres. C'étaient Tibérius lui-même, son beau-père Appius Claudius et son frère Caius Gracchus qui ne se trouvait pas alors à Rome, faisant la campagne de Numance sous les ordres de Scipion.
 

     
Pseudo-Aurelius Victor, 64 ( Dubois, Paris, 1846 ).
  

 
Tiberius Gracchus était petit-fils de Scipion l'Africain par sa mère ; questeur de Mancinus en Espagne, il approuva le traité honteux fait avec les Numantins. Il courait le risque d'être livré aux ennemis ; mais son éloquence le sauva. Tribun du peuple, il rendit une loi qui défendait à tout citoyen d'avoir plus de mille arpents de terre. Comme son collègue Octavius s'y opposait, il le força, par un exemple inouï jusqu'alors, à se démettre de sa magistrature.
 

     
Velleius Paterculus, II, 2 ( Hainsselin & Watelet, Paris, 1932 ).
  

 
... Il (Tibérius Gracchus) promit le droit de cité à l'Italie entière, réalisa en même temps les vœux de tous en promulguant des lois agraires, bouleversa tout de fond en comble et mit la république au bord de l'abîme en lui faisant courir un double danger. Comme Octavius son collègue résistait dans l'intérêt de l'État, il annula ses pouvoirs et nomma des triumvirs chargés de répartir les terres et de conduire les colonies ; ce furent, avec lui-même, son beau-père l'ancien consul Appius et son frère Caïus qui était encore un tout jeune homme.