CICÉRON DISCOURS EN FAVEUR DE LA LOI MANILIA ( 66 av. J.-C. ) |
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( M. Lesage, Les auteurs latins expliqués d'après une méthode nouvelle, Paris, 1854 ). 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 |
1. |
La
vue de vos nombreuses assemblées, Romains, m'a toujours été bien agréable;
cette tribune m'a toujours semblé le théâtre le plus vaste et le plus
beau d'où l'on puisse parler au peuple : et pourtant je me suis toujours
tenu éloigné de cette carrière glorieuse, ouverte de tout temps et
avant tout au mérite. Ne voyez pas là un effet de ma volonté, mais
du plan de conduite que je me suis tracé dès ma jeunesse. Jusqu'ici,
c'était mon âge qui m'empêchait de m'élever jusqu'à la majesté de
ce lieu ; j'étais persuadé qu'il n'y fallait paraître qu'avec un génie
consommé et mûri par l'étude ; j'ai donc pensé devoir consacrer tout
mon temps à secourir mes amis. Aussi, voyant cette tribune toujours
occupée par des hommes qui veillaient à vos intérêts, je me suis voué
à prêter à de simples citoyens en péril un secours empressé et désintéressé,
et vos suffrages ont accordé à mes travaux la plus glorieuse récompense.
En effet, à cause de la prorogation des comices, élu trois fois premier
préteur par toutes les centuries, j'ai compris, Romains, et ce que
vous pensiez de moi, et ce que vous exigiez des autres. Aujourd'hui,
avec l'autorité que vous avez bien voulu me donner en me conférant
ces honneurs, avec une habitude de la parole telle qu'a pu l'acquérir
un homme actif par l'usage presque journalier des luttes du barreau,
je vais user de cette autorité auprès de ceux à qui je la dois, et,
si ma faible éloquence a quelque pouvoir, je tâcherai d'en faire sentir
les effets à ceux qui ont cru devoir récompenser mes travaux par leurs
suffrages. Or, s'il est une chose dont je croie devoir particulièrement
me féliciter, c'est d'avoir à traiter, pour mon début à cette tribune,
un sujet sur lequel on ne saurait tarir. C'est, en effet, du mérite
éclatant et incomparable de Cn. Pompée que je vais avoir à parler
; en pareille matière, il est plus difficile de finir que de commencer.
Je dois donc moins penser à étendre mon discours qu'à le renfermer
dans de justes limites.
Et,
d'abord, partons du fait qui donne lieu à toute la discussion présente
: une guerre terrible et pleine de dangers est déclarée aux alliés
et aux peuples tributaires de Rome par deux rois très puissants,
Mithridate et Tigrane ; l'un, que vous avez laissé pour vaincu,
l'autre, que vous avez attaqué, croient avoir trouvé une occasion
favorable pour s'emparer de l'Asie. Il arrive, tous les jours des
lettres de ce pays, adressées à des chevaliers romains, hommes très-honorables,
qui ont de grandes sommes engagées dans le recouvrement de vos impôts
; les liens qui m'attachent à l'ordre équestre les ont décidés à
me confier la défense de la république et de leurs intérêts. Ces
lettres leur apprennent que plusieurs bourgs de la Bithynie, qui
est aujourd'hui une de vos provinces, ont été incendiés ; que le
royaume d'Ariobarzane, qui touche aux pays tributaires de Rome,
est tout entier au pouvoir des ennemis ; que Lucullus, après avoir
fait de grandes choses dans ce pays, quitte la direction de cette
guerre ; que celui qui lui a succédé n'a point tout ce qu'il faut
pour conduire une si grande expédition ; que les alliés et les citoyens
ne désirent, ne demandent pour général qu'un homme ; que ce même
homme est le seul aussi que redoutent les ennemis, et qu'ils n'en
craignent pas d'autre. Et, puisque vous avez toujours été, plus que tout autre peuple, avides de gloire et d'honneur, vous devez effacer la tache que la précédente guerre contre Mithridate a imprimée au nom romain, et qui l'a flétri d'une manière ineffaçable : cet homme, en effet, qui, en un seul jour, dans toute l'Asie, dans un si grand nombre de villes, d'un seul mot écrit de sa main, a fait égorger et massacrer tant de citoyens romains, cet homme non-seulement n'a point reçu le châtiment que méritait son crime, mais il a régné vingt-trois ans depuis son forfait, et, loin de se cacher au fond du Pont ou de la Cappadoce, il sort du royaume de ses pères, et vient au grand jour, sous les yeux de toute l'Asie, se jeter sur les peuples qui vous payent tribut. Jusqu'ici, ceux de vos généraux qui ont fait la guerre à ce roi ont plutôt remporté les honneurs de la victoire que la victoire même. Lucius Sylla a reçu les honneurs du triomphe ; L. Muréna les a reçus ; tous deux étaient des hommes courageux et de grands capitaines ; mais, malgré leur triomphe, Mithridate repoussé, vaincu, continuait à régner. Il faut savoir gré à ces généraux de ce qu'ils ont fait, et les excuser s'ils ont laissé quelque chose à faire, parce que Sylla dut quitter cette guerre, rappelé en Italie par la république, et Muréna, rappelé par Sylla. Quant à Mithridate, il a employé ce temps, non à oublier les pertes de sa première guerre, mais à en préparer une nouvelle. Après avoir construit et équipé des flottes considérables, après avoir levé chez tous les peuples qu'il a pu mettre à contribution d'innombrables armées, après avoir feint de déclarer la guerre aux habitants du Bosphore, ses voisins, il a envoyé d'Ecbatane en Espagne des ambassadeurs aux généraux contre qui nous étions alors en guerre, afin que, vous voyant attaqués à la fois sur terre et sur mer, dans deux pays bien différents et bien éloignés l'un de l'autre, par deux armées ennemies agissant de concert, gênés par cette double lutte, vous eussiez à combattre pour le salut même de votre empire. Toutefois une partie du danger a été dissipée par la prudence divine et la rare valeur de Cn. Pompée : je veux parler de la guerre d'Espagne et de Sertorius, le plus fort et le plus dangereux de beaucoup de vos ennemis ; pour l'autre guerre, elle à été dirigée de telle sorte par L. Lucullus, cet homme éminent, qu'il faut attribuer les éclatants succès du début de l'expédition à son talent plutôt qu'à son bonheur, et les échecs que nous avons essuyés depuis à la fortune plutôt qu'aux fautes du général. D'ailleurs je parlerai plus tard de Lucullus, Romains, et j'en parlerai de manière à ne point paraître diminuer son vrai mérite et à ne point y ajouter aux dépens de la vérité. Mais, puisque c'est de la dignité et de la gloire de votre empire que je me suis proposé de vous entretenir d'abord, voyez quelles doivent être vos dispositions à ce sujet. Vos ancêtres ont souvent fait la guerre pour venger quelques marchands, quelques armateurs insultés ; vous, quand des milliers de citoyens romains ont été massacrés sur un seul ordre et le même jour, quels doivent être vos sentiments ? Pour quelques propos insolents tenus à vos ambassadeurs, vos pères ont détruit Corinthe, la lumière de la Grèce : et vous laisseriez impuni ce roi qui, après avoir fait battre de verges, charger de chaînes et torturer de toute manière un personnage consulaire, député du peuple romain, a fini par le mettre à mort ? Vos pères n'ont pu souffrir qu'on portât atteinte à la liberté des citoyens romains : et vous verriez avec indifférence qu'on leur eût ôté la vie ? Ils ont tiré vengeance d'un mot qui outrageait les droits des ambassadeurs : et vous ne vengeriez pas un envoyé du peuple romain livré aux plus affreux supplices ? Prenez-y garde : autant il a été beau pour eux de vous léguer un empire si glorieux, autant il serait honteux pour vous de ne pouvoir le défendre et le conserver tel que vous l'avez reçu. Que vous dirai-je du salut de vos alliés, qui courent les plus grands dangers ? Ariobarzane, roi allié et ami du peuple romain, a été chassé de son royaume ; l'Asie entière est menacée par deux rois, qui ne sont pas seulement les ennemis jurés de Rome, mais ceux de vos alliés et de vos amis ; toutes les villes libres, toute l'Asie, toute la Grèce, en présence d'un si grand danger, sont forcées d'attendre de vous du secours ; elles n'osent pas, surtout quand vous leur avez envoyé un autre général, vous demander celui qu'elles désirent, et pensent qu'elles ne pourraient le faire sans s'exposer à des risques extrêmes. Elles voient et savent ce que vous voyez et savez vous-mêmes, qu'il n'y a qu'un homme en qui tout soit grand, que cet homme est près d'elles, ce qui rend leurs regrets plus vifs ; enfin que son arrivée et le bruit de son nom, bien qu'il ne soit venu que pour la guerre des pirates, ont suffi pour arrêter et retarder les progrès des ennemis. Ces peuples, qui n'osent dire librement ce qu'ils pensent, vous demandent tout bas de les regarder comme aussi dignes que vos alliés des autres provinces de voir leur salut confié à un si grand homme ; ils le souhaitent d'autant plus, que les magistrats que nous envoyons dans ces provinces avec un commandement militaire peuvent bien, il est vrai, les protéger contre l'ennemi, mais que leur arrivée dans les villes de nos alliés diffère peu d'une prise d'assaut. Celui-ci, au contraire, ainsi qu'ils l'avaient entendu dire jusqu'à présent et qu’ils le voient aujourd'hui, a tant de douceur, tant de modération, tant d'humanité, qu'on regarde comme les plus heureux les peuples qui jouissent le plus longtemps de sa présence. Or,
si vos pères, sans avoir eux-mêmes à se plaindre d'aucune injure,
ont fait la guerre pour leurs alliés à Antiochus, à Philippe, aux
Étoliens, aux Carthaginois, quel zèle ne devez-vous pas mettre,
quand vous êtes provoqués, à défendre à la fois le salut de vos
alliés et la dignité de l'empire, surtout quand il s'agit de vos
revenus les plus importants ? En effet, Romains, ceux que nous retirons
des autres provinces sont tels, qu'ils suffisent à peine pour nous
donner les moyens de les défendre ; mais l'Asie est si riche et
si fertile, que l'on peut, et pour la fécondité de ses champs, et
pour la variété de ses productions, et pour l'étendue de ses pâturages,
et pour la quantité des objets qu'elle expose, la mettre au-dessus
de tous les pays du monde. Si donc, Romains, vous voulez conserver
les moyens de faire la guerre avec avantage et de maintenir la paix
avec honneur, écartez de cette province non-seulement le malheur,
mais même la crainte du malheur. Dans toute autre chose, en effet,
on ne sent la perte que quand le mal est venu ; mais, en fait d'impôts,
ce n'est pas seulement l'événement, c'est la crainte même qui entraîne
un désastre : quand l'ennemi est proche, alors même qu'il ne commet
aucun acte d'hostilité, on abandonne les troupeaux, on néglige l'agriculture,
le commerce maritime est arrêté : on ne tire plus rien ni des ports,
ni des dîmes, ni du droit sur les pâturages. Ainsi souvent le revenu
de toute une année est perdu pour un seul bruit de danger, pour
une seule crainte de guerre prochaine. Vous ne devez pas même dédaigner une considération que j'avais réservée pour la dernière en vous parlant de la nature de cette guerre, savoir, qu'il s'agit de la fortune d'un bon nombre de citoyens romains, fortune dont vous devez, avec votre sagesse ordinaire, vous préoccuper particulièrement. Les fermiers, hommes honorables et fort distingués, ont transporté dans cette province tous leurs fonds, toutes leurs ressources ; ils méritent par eux-mêmes que cette fortune vous intéresse. En effet, si nous avons toujours regardé les revenus publics comme le nerf de l'Etat, nous devons reconnaître que l'ordre chargé de les faire rentrer est le soutien des autres ordres. D'un autre côté ; d'autres citoyens, actifs et industrieux, font le commerce en Asie : les uns s'en occupent eux-mêmes, vous devez les protéger quoique absents ; d'autres y ont placé leur fortune et celle des leurs, et il s'agit de sommes importantes. C'est donc pour vous une question d'humanité de préserver de tout malheur un si grand nombre de citoyens ; c'est une question de prudence de comprendre que leur ruine ne saurait être indifférente à l'État. D'abord il importe peu qu'après avoir laissé perdre ces revenus pour vos fermiers, vous les recouvriez par la victoire ; après un tel désastre, les mêmes hommes ne seront plus en état de les prendre à ferme, et d'autres ne le voudront pas, parce qu'ils auront peur. Ensuite, cette même province d'Asie et ce même Mithridate nous ont donné, au commencement de cette guerre, une leçon que nous ne devons pas oublier, instruits que nous sommes par le malheur. A l'époque où tant de citoyens perdirent en Asie des sommes considérables, nous savons qu'à Rome, les payements s'étant trouvés entravés, le crédit fut ébranlé ; il est impossible, en effet, que, dans un pays, un grand nombre de citoyens perdent leur fortune, sans en entraîner beaucoup d'autres dans leur désastre. Écartez ce danger de la république, et croyez-moi quand je vous expose ce que vous avez sous les yeux : il existe un lien étroit entre le crédit, ce mouvement de fonds de Rome et du forum, et les fortunes de l'Asie : l'un ne peut tomber que le même coup n'ébranle et ne détruise l'autre. Voyez donc si vous devez hésiter à donner toute votre attention à une guerre dans laquelle il s'agit de défendre, en même temps que la république, la gloire de votre nom, le salut des alliés, vos revenus les plus importants et la fortune d'un grand nombre de citoyens. Maintenant
que j'ai parlé de la nature de cette guerre, je vais dire quelques
mots de son importance ; car on pourrait prétendre qu'elle
est assez nécessaire pour que nous la fassions, mais qu'elle n'est
pas assez grave pour que nous la craignions. Or, vous devez surtout
prendre garde de considérer comme étant sans intérêt ce qui mérite
le plus votre attention. On demandera peut-être maintenant comment, s'il en est ainsi, la guerre qui reste à faire offre des dangers. Apprenez-le, Romains ; car la question ne me semble pas dénuée de raison. D'abord Mithridate s'est sauvé de ses États, comme on rapporte qu'autrefois la fameuse Médée s'enfuit de ce même royaume du Pont ; dans sa fuite, dit-on, elle dispersa les membres de son frère sur la route par où son père devait la poursuivre, afin que le soin de ramasser ces lambeaux épars et la douleur paternelle ralentissent la poursuite. Ainsi Mithridate, en fuyant, a laissé dans le Pont une énorme quantité d'or, d'argent et d'objets de grand prix, qu'il avait reçus de ses ancêtres, ou qu'il avait recueillis dans la guerre précédente, en ravageant l'Asie, et qu'il avait réunis dans ses États. Tandis que nos soldats s'emparaient avidement de tout ce butin, le roi leur a échappé. Ainsi le père de Médée fut retardé dans sa fuite par le chagrin ; nos soldats l'ont été par la joie. Pendant que Mithridate fuyait épouvanté, Tigrane, roi d'Arménie, lui a offert un asile, l'a rassuré au moment où il désespérait de sa situation, l'a relevé de son abattement, l'a consolé de ses revers. Lorsque Lucullus entra avec une armée dans le royaume de ce prince, plusieurs peuples se soulevèrent contre notre général ; car on avait effrayé les habitants de ces pays, que le peuple romain n'a jamais songé à attaquer ou à inquiéter. On avait, d'ailleurs, répandu chez ces nations barbares un bruit odieux et alarmant : on disait que c'était pour piller un temple très-riche et très-respecté que notre armée arrivait dans ces contrées. Aussi des peuples nombreux et puissants s'agitaient, émus par ce nouveau motif de crainte. D'un autre côté, notre armée, bien qu'elle eût pris une ville dans les États de Tigrane et que la chance des combats lui eût été favorable, trouvait ces pays trop éloignés et regrettait la patrie. Je n'en dirai pas davantage ; mais, à la fin, nos soldats cherchaient plutôt les moyens de revenir bien vite que de pousser plus loin leurs conquêtes. Quant à Mithridate, il avait rassuré les siens, et aux troupes nouvelles qu'il tirait de ses États il joignait les troupes auxiliaires que lui envoyaient plusieurs rois et plusieurs peuples. Nous savons, en effet, que les désastres qu'éprouvent des rois excitent généralement la sympathie des autres rois, ou des peuples qui obéissent à des rois, parce que ce nom leur semble grand et respectable. Aussi Mithridate a-t-il pu faire, quoique vaincu, ce qu'il n'avait pas osé faire avant de l'être ; rentré dans son royaume, il ne s'est point contenté d'avoir, contre toute espérance, revu les lieux d'où il avait été chassé, mais il s'est jeté sur votre armée victorieuse et triomphante. Ici, Romains, permettez-moi, comme le font les poëtes qui chantent les exploits de Rome, de passer sous silence notre désastre ; il a été tel que ce n'est point un messager échappé de la bataille, mais la voix publique qui l'a appris à L. Lucullus. Au moment même de cet affreux événement et du plus épouvantable échec, L. Lucullus, qui peut-être eût été capable de remédier à de si grands malheurs, fut rappelé par vous, parce qu'à l'exemple de nos pères vous crûtes devoir mettre un terme à la durée de son commandement ; il se vit donc forcé de congédier une partie de ses soldats, qui avaient fait leur temps de service, et laissa l'autre partie à Glabrion. Je supprime à dessein bien des faits ; mais vous voyez sans peine combien est devenue grave une guerre où deux rois très-puissants unissent leurs forces, où des nations soulevées recommencent la lutte, où des peuples qui n'ont point encore combattu courent aux armes, enfin où un nouveau général va prendre la conduite de l'ancienne armée après le revers qu'elle a essuyé. Je
crois avoir suffisamment démontré pourquoi cette guerre est nécessaire
par sa nature, pourquoi elle est dangereuse par son importance.
Il me reste à parler du général qu'il faut choisir pour la diriger,
du chef que vous devez mettre à la tête d'une telle expédition. Quels éloges pourraient égaler la valeur de Cn. Pompée ? Que pourrait-on vous dire qui fût digne de lui, ou nouveau pour vous, ou inconnu à personne ? Les qualités d'un général ne sont pas seulement, comme on le croit d'ordinaire, la constance au milieu des fatigues, le courage dans les dangers, l'activité dans les opérations, la promptitude dans l'exécution, la prévoyance dans les mesures à prendre ; ces qualités, Pompée les possède à un plus haut degré qu'aucun des généraux que nous avons vus à l'oeuvre ou dont nous avons entendu parler. Témoin l'Italie, qui, de l'aveu de Sylla lui-même après sa victoire, a dû son salut à la valeur et au secours de Pompée ; témoin la Sicile, qui, menacée de toutes parts, s'est vu délivrer non par la terreur de ses armes, mais par la rapidité de ses opérations ; témoin l'Afrique, qui, opprimée par des ennemis nombreux, a vu leur sang inonder son sol ; témoin la Gaule, à travers laquelle nos légions se sont ouvert un chemin vers l'Espagne en exterminant les Gaulois ; témoin l'Espagne, qui a vu tant de fois d'innombrables ennemis vaincus et écrasés par lui ; témoin une seconde fois et d'autres encore l'Italie, qui, menacée d'une guerre d'esclaves, guerre odieuse et redoutable, a demandé du secours à Pompée absent, et qui a vu cette guerre, déjà diminuée et amoindrie par l'attente de ce général, achevée et éteinte par son arrivée ; témoin tous les pays du monde, tous les peuples, toutes les nations étrangères, enfin l'Océan entier, les golfes et les ports de toutes les mers. Y a-t-il eu, en effet, sur la surface des mers, dans ces dernières années, un seul lieu qui ait été assez bien défendu pour être en sûreté, ou assez éloigné pour être à l'abri ? Quel homme s'est embarqué sans s'exposer à la mort ou à l'esclavage, quand il avait à craindre ou la tempête ou les pirates qui couvraient les mers ? Cette guerre si grave, si honteuse, si ancienne déjà, qui se divisait et s'étendait si loin, qui eût jamais pensé qu'elle pût être mise à fin par tous nos généraux en une seule année, ou par un seul général au bout de longues années ? Quelle province avez-vous protégée, dans ces derniers temps, contre les attaques des corsaires ? Sur quel revenu avez-vous pu compter ? Quel peuple allié avez-vous défendu ? A qui vos flottes ont-elles porté secours ? Combien pensez-vous qu'il y ait eu d'îles abandonnées ? Combien de villes alliées désertées par crainte des pirates, ou prises par eux ? Mais
à quoi bon vous parler de faits qui se sont passés loin de nous
? Ce fut jadis, ce fut la gloire du peuple romain de faire la guerre
loin de Rome et de protéger de ses armes, non ses propres foyers,
mais ceux de ses alliés. Vous dirai-je que, pendant ces dernières
années, la mer fut fermée à vos alliés, quand nos armées ne partaient
elles-mêmes de Brindes qu'en plein hiver ? Me plaindrai-je que des
ambassadeurs de nations étrangères aient été pris en venant vers
vous, quand ceux du peuple romain ont dû être rachetés ? Dirai-je
que la mer n'était point sûre pour les marchands, quand douze faisceaux
sont tombés entre les mains des pirates ? Rappellerai-je que Cnide,
que Colophon, que Samos, cités fameuses, que tant d'autres villes
encore ont reçu leur joug, quand vous savez que vos ports, et dos
ports d'où vous tirez la subsistance et la vie, l'ont subi également
? Ignorez-vous que le port de Caiète, si fréquenté, si rempli de
navires, a été pillé par eux, sous les yeux d'un préteur ; qu'à
Misène les enfants de celui-là même qui leur avait fait la guerre
précédemment ont été enlevés ? Pourquoi pleurer sur le désastre
d'Ostie, sur cette tache, sur cette honte imprimée au nom romain,
quand, presque sous vos yeux, une flotte commandée par un consul
romain fut prise et coulée à fond par ces brigands ? Dieux immortels
! se peut-il que la valeur incroyable et divine d'un seul homme
ait su, en si peu de temps, jeter un tel éclat sur la république,
que vous, qui naguère voyiez la flotte ennemie à l'embouchure du
Tibre, vous n'entendiez plus dire maintenant qu'un seul vaisseau
de pirate se soit montré sur l'Océan ? Voilà
le courage divin et incroyable de ce grand général ; mais que dire
des autres qualités que j'ai citées tout à l'heure ? à quel degré
il les possède ! Car ce n'est pas le courage seulement qu'il faut
rechercher dans un capitaine accompli ; il y a bien d'autres qualités
éminentes, qui doivent accompagner et aider la valeur. Et d'abord
quelle ne doit pas être son intégrité ? Quelle modération ne doit-il
pas montrer en toute circonstance ? quelle bonne foi ? quelle affabilité
? quel génie ? quelle bonté ? Examinons rapidement comment Cn. Pompée
réunit toutes ces perfections ; car il les a toutes au plus haut
degré ; et c'est en le comparant aux autres généraux, plutôt qu'en
le considérant seul, que nous pourrons les reconnaître et les apprécier. Et voyez encore quelle est, en toute autre circonstance, la modération de Pompée. D'où vient, à votre avis, cette prodigieuse célérité, cette incroyable rapidité de mouvements ? Ce n'est point à l'aide de rameurs plus vigoureux, de manoeuvres jusqu'ici inconnues, ou de vents nouveaux, qu'il est arrivé si vite aux extrémités de la terre ; mais les motifs qui d'ordinaire retardent les autres généraux ne l'ont pas arrêté : il n'a point été détourné de sa route par la cupidité, pour aller s'emparer de quelque riche butin ; par la débauche, pour satisfaire sa passion ; par le charme des lieux, pour se procurer une distraction ; par la renommée de quelque ville, pour contenter sa curiosité ; enfin, par la fatigue même, pour prendre du repos. Ces statues, ces tableaux, toutes ces merveilles dont les villes grecques sont ornées, et que les autres croient devoir enlever, il n'a pas même cru devoir les visiter. Aussi maintenant dans tous ces pays regarde-t-on Cn. Pompée non comme un envoyé de Rome, mais comme un être descendu du ciel ; on commence enfin à croire qu'il a existé autrefois des Romains de cette modération, ce que les peuples étrangers ne pouvaient plus admettre et regardaient comme une tradition mensongère. L'éclat de votre empire brille à présent aux yeux de ces peuples ; ils comprennent que leurs ancêtres, au temps où nous avions des magistrats si modérés, aient mieux aimé obéir au peuple romain que de commander aux autres peuples. D'un autre côté les simples particuliers le trouvent si abordable, il leur donne une telle liberté d'exposer leurs plaintes contre les injustices dont ils sont l'objet, qu'il semble, lui qui par son rang est au-dessus des plus grands, se mettre par son affabilité au niveau des plus petits. Quant à sa prudence, à son éloquence, à l'autorité de sa parole, qualités qui rehaussent la dignité du général, vous en avez jugé vous-mêmes, Romains, à cette tribune. Quelle opinion n'a-t-on pas de sa bonne foi parmi les alliés, quand les ennemis de toutes les nations l'ont regardée comme sacrée ? Son humanité est telle qu'il serait difficile du dire si l'ennemi craint plus son courage pendant la lutte qu'il ne chérit sa clémence après la défaite. Et vous hésiteriez à confier le soin de cette guerre importante à un homme qui semble né, par un bienfait de la divinité, pour achever toutes les guerres de notre temps ? Puisqu'il est vrai qu'à la guerre et dans le commandement des armées la réputation peut beaucoup, personne ne doute que, sur ce point encore, le général dont nous parlons n'ait une grande supériorité. C'est une chose fort importante pour le succès des opérations militaires, que l'opinion que vos alliés et vos ennemis ont de vos généraux ; qui peut en douter, quand on sait que pour faire naître chez les hommes des sentiments aussi sérieux que la mépris, la crainte, la haine, l'amour, l'opinion n'a pas moins d'influence que les motifs les plus graves ? Or, quel nom eut jamais tant d'éclat dans le monde ? qui fit jamais d'aussi grandes choses ? quel homme (car c'est là surtout ce qui fait la réputation), quel homme a mérité de votre part des jugements aussi glorieux, aussi éclatants ? Croyez-vous qu'il y ait une contrée assez solitaire pour n'avoir pas entendu parler de ce jour où le peuple romain tout entier, couvrant le forum et remplissant tous les temples d'où l'on peut apercevoir cette tribune, désigna Pompée seul pour diriger cette guerre commune à toutes les nations ? Aussi, sans en dire davantage, sans chercher à vous prouver par des exemples étrangers quelle est à la guerre l'influence de la réputation, prenons chez ce même Pompée les exemples de tout ce qu'il y a de grand. Au jour où vous l'avez chargé de la guerre des pirates, on a vu, grâce à l'espoir que donnait le nom d'un seul homme, le prix des denrées, qui étaient extrêmement rares et chères, baisser tout à coup comme après une récolte extraordinaire et au sein d'une longue paix. Mais, quand, après le désastre du Pont, après cette bataille dont je n'ai parlé tout à l'heure que malgré moi, vos alliés se furent effrayés, que vos ennemis eurent repris confiance et rassemblé de plus grandes forces, quand notre province n'était plus suffisamment défendue, l'Asie était perdue pour vous, Romains, si la fortune de la république n'eût fait apparaître alors Pompée dans ce pays comme un envoyé du ciel. A son arrivée, Mithridate, fier d'un triomphe nouveau pour lui, s'arrêta ; Tigrane, qui menaçait l'Asie avec une armée considérable, n'osa pas s'avancer. Et vous mettrez en doute ce que pourra la valeur d'un homme dont la réputation a produit de tels effets ! vous douterez qu'avec un commandement et une armée il ne sauve sans peine nos alliés et nos tributaires, quand son nom seul et le bruit de son arrivée ont suffi pour les défendre ? D'un
autre côté, voulez-vous une preuve de la réputation de Pompée aux
yeux des ennemis de Rome ? voyez en si peu de temps, sur tant de
points si éloignés et si divers, tous les peuples se soumettre à
lui seul. Les députés des Crétois, bien qu'il y eût dans leur île
une armée et un général de la république, vont trouver Pompée au
bout du monde, et déclarent que c'est à lui qu'ils veulent livrer
toutes les villes de la Crète. Mais quoi ! ce même Mithridate n'a-t-il
pas envoyé jusqu'en Espagne un ambassadeur à ce même Pompée ? et
Pompée l'a toujours regardé comme un ambassadeur véritable, bien
que ceux qui étaient jaloux que ce fût vers lui qu'on l'eût député
aient prétendu que c'était plutôt un espion qu'un ambassadeur. Vous
pouvez donc dès maintenant, Romains, vous figurer l'effet que doit
produire sur ces rois, sur les peuples étrangers, la réputation
de Pompée, encore augmentée par ses nouveaux exploits et par vos
glorieux témoignages. Cn.
Pompée vivrait aujourd'hui à Rome en simple particulier, que vous
devriez encore le choisir et l'envoyer pour conduire une guerre
si importante ; mais, puisqu'aux autres avantages que j'ai cités
se joint cette heureuse circonstance qu'il est sur les lieux mêmes,
qu'il commande une armée, et qu'il peut y joindre tout de suite
les secours des chefs qui ont là des troupes, qu'attendons-nous,
et pourquoi ne pas se hâter, sous les auspices des dieux, de confier
cette guerre contre les deux rois à l'homme que nous avons chargé,
si heureusement pour la république, de tant de missions importantes
? Y eut-il jamais un Etat (je ne parle pas d'Athènes, qui posséda, dit-on, jadis des forces maritimes assez considérables ; je ne parle pas de Carthage, qui fut si puissante par sa flotte et son commerce ; je ne parle pas des Rhodiens, dont l'habileté et la gloire navale subsistent encore), y eut-il jamais, dis-je, un Etat si faible, une île si petite, qui ne pût défendre par elle-même ses ports, son territoire et une partie des côtes ? Eh bien ! pendant plusieurs années de suite, avant la loi Gabinia, ce peuple romain, dont le nom, jusqu'à présent, était resté celui d'un peuple invincible sur mer, s'est vu privé de la plus grande partie non-seulement de ses revenus, mais même de sa dignité et de son empire. Nous, dont les ancêtres battirent sur mer Antiochus et Persée, et vainquirent dans toutes les batailles navales les Carthaginois, le peuple du monde le plus exercé et le mieux partagé en fait de forces maritimes, nous ne pouvions, sur aucun point, tenir tête aux pirates. Nous qui, précédemment, non-seulement protégions l'Italie, mais pouvions, par notre influence, faire respecter nos alliés sur les côtes les plus lointaines ; quand l'île de Délos, située si loin de nous dans la mer Égée, où abordaient de toutes parts les navigateurs avec leurs marchandises et leurs cargaisons, quand Délos, regorgeant de richesses, bien que fort petite et sans murailles, ne craignait rien ; nous, dis-je, nous nous voyions interdire le passage non-seulement dans nos provinces, sur toutes les côtes de l'Italie et dans nos ports, mais même sur la voie Appienne, et, à ce moment-là même, des magistrats du peuple romain ne rougissaient pas de monter à cette tribune, que vos pères vous avaient laissée ornée de dépouilles navales et de débris des flottes ennemies ! Dans cette circonstance, le peuple romain n'a point douté, Q. Hortensius, que vous n'eussiez de bonnes intentions en parlant ainsi, vous et tous ceux qui partageaient votre opinion ; mais, quand il s'agissait du salut commun, ce même peuple a mieux aimé prendre conseil de sa douleur que de se rendre à votre autorité. Ainsi une seule loi, un seul homme, une seule année, non-seulement nous ont affranchis de tant de malheurs et de tant de honte, mais nous ont enfin fait paraître sur terre et sur mer comme les véritables maîtres de tous les peuples, de toutes les nations. Aussi trouvé-je plus odieux encore l'affront fait, dirai-je à Gabinius ou à Pompée, ou, ce qui est plus exact encore, à tous les deux ? d'avoir refusé Gabinius pour lieutenant à Pompée qui le désire et le demande. Le général qui, pour une guerre de cette importance, demande un lieutenant de son choix, n'est-il pas digne de l'obtenir, quand tous les autres ont emmené avec eux des hommes de leur choix pour aller dépouiller nos alliés et piller nos provinces ? ou bien celui qui, par une loi, a assuré le salut et la dignité du peuple romain et de toutes les nations, doit-il être privé de partager la gloire du chef et de l'armée qui ont été choisis par ses conseils et à ses risques ? Eh quoi ! C. Falcidius, Q. Métellus, Q. Célius Latiniensis, Cn. Lentulus, que je cite tous avec respect, ont bien pu, après avoir été tribuns du peuple, devenir lieutenants l'année suivante ; et l'on n'affiche de tels scrupules qu'à propos de Gabinius, qui, dans une guerre entreprise d'après la loi Gabinia, avec un général et une armée qu'il a obtenus de vous, devrait être préféré à tout autre ? J'espère bien que les consuls soumettront cette affaire au sénat ; s'ils hésitent ou qu'ils ne le fassent qu'avec peine, je déclare que je ferai moi-même une proposition. Et nul ne saurait m'empêcher, Romains, par un édit inique, de défendre, avec votre aide, vos droits et votre bienfait ; je ne reculerai que devant l'opposition des tribuns ; et, quant à cette opposition, ceux mêmes qui nous en menacent examineront plus d'une fois jusqu'où vont leurs droits. Suivant moi, Romains, A. Gabinius, auteur de la guerre navale et des succès qui l'ont suivie, est le seul homme qu'on puisse adjoindre à Cn. Pompée, puisque l'un de ces deux personnages a obtenu de vous que cette guerre fût confiée à un seul général, et que l'autre, après l'avoir entreprise, l'a menée à fin. Il
me reste à parler de l'autorité et de l'opinion de Q. Catulus. Quand
il vous disait : Si vous mettez tous les pouvoirs aux mains de Pompée
et qu'il lui arrive quelque malheur, en qui placerez-vous votre
confiance ? il a recueilli un fruit bien glorieux de sa valeur
et de son mérite ; car vous lui avez répondu tous à peu près d'une
voix : "C'est sur vous, Catulus, que nous compterons." C'est, en
effet, un illustre citoyen, et il n'est point d'affaire si grave,
si difficile, qu'il ne puisse diriger par sa prudence, soutenir
par son intégrité et mener à fin par sa valeur. Mais je suis loin
de partager cette fois son sentiment ; plus l'existence de l'homme
est courte et incertaine, plus la république, tant que les dieux
le permettent, doit jouir de la vie et du mérite d'un homme supérieur. Quoi de plus nouveau, en effet, que de voir un jeune homme, simple particulier, lever une armée dans les circonstances les plus difficiles pour la république ? Pompée en a levé une ; de le voir la commander ? il l'a commandée ; diriger la guerre avec succès ? il l'a fait aussi. Quoi de plus extra ordinaire que de voir un homme si jeune, bien éloigné de l'âge requis pour être sénateur, eh, du commandement d'une armée ? de lui voir confier la Sicile, l'Afrique et les guerres qu'il fallait y soutenir ? Il s'est montré dans ces provinces d'une intégrité, d'une sagesse, d'une valeur admirables ; il a terminé en Afrique une guerre importante, et a ramené son aimée victorieuse. Quoi de plus inouï que de voir un chevalier romain honoré du triompha ? Or, le peuple, romain n'a pas seulement été témoin de ce spectacle, mais il a cru devoir y courir et y applaudir avec le plus grand empressement. Quoi de plus contraire aux usages que de charger un chevalier romain, plutôt qu'un consul, d'une guerre terrible et dos plus importantes, quand il y avait deux consuls d'un courage et d'une distinction rares ? On l'en a pourtant chargé. Et dans ce temps-là, comme quelques sénateurs disaient qu'il ne fallait pas envoyer un simple particulier à la place d'un consul, L. Philippus s'écria, dit-on, que dans sa pensée Pompée allait remplacer non pas un consul, mais les deux consuls. Ainsi il inspirait de si belles espérances, qu'on lui confiait, malgré son âge, l'emploi des deux consuls. Quoi de plus singulier que de le voir dispensé d'obéir aux lois par un sénatus-consulte, et nommé consul avant l'âge où les lois lui eussent permis d'aspirer à toute autre magistrature ? Quoi de plus incroyable qu'un sénatus-consulte décrétant un second triomphe pour un simple chevalier ? Non, les innovations faites de mémoire d'homme pour qui que ce soit n'ont jamais été si nombreuses que celles dont Pompée seul a été l'objet. Et toutes ces distinctions, si brillantes, si neuves, ont été décrétées pour un même citoyen, de l'avis de Q. Catulus et de tous les personnages les plus illustres du même ordre. Qu'ils prennent donc garde que ce ne soit de leur part une injustice et une tyrannie, quand vous avez approuvé tout ce qu'ils ont demandé pour la gloire de Pompée, de refuser leur assentiment à ce que vous voulez faire vous-mêmes pour ce grand homme, et de repousser ce que propose le peuple romain : le peuple a bien le droit de faire prévaloir sa volonté contre ceux qui s'y opposent, puisque c'est malgré les réclamations de ces mêmes hommes qu'il a chargé Pompée seul de la guerre des pirates. Si vous avez eu tort de faire ce choix, s'il a été funeste à la république, ils ont raison de vouloir régler vos voeux par leurs conseils ; mais si vous avez, dans cette circonstance, vu mieux qu'eux l'intérêt de l'État ; si vous avez, malgré eux et par votre propre impulsion, rendu la dignité à Rome et sauvé l'univers, que ces grands personnages reconnaissent donc enfin qu'eux et les autres doivent se soumettre à l'autorité du peuple romain. Dans cette guerre d'Asie, dirigée contre des rois, il n'est pas seulement besoin de cette valeur militaire, que Pompée possède à un éminent degré, il faut encore d'autres qualités nombreuses et grandes Dans l'Asie, dans la Cilicie, dans la Syrie, chez des peuples plus reculés encore, il est bien difficile qu'un général romain ne pense qu'à l'ennemi et à la gloire. S'il en est qui soient vraiment purs et désintéressés, on ne les croit pas tels, à cause du grand nombre de ceux que l'on a vus cupides. Il est impossible, en effet, Romains de vous dire de quelle haine nous sommes l'objet chez les peuples étrangers, grâce aux injustices et aux désordres des hommes que nous avons envoyés dans ces contrées avec un commandement, pendant cas dernières années. Croyez-vous qu'il y ait eu un temple que nos magistrats aient respecté, une ville qu'ils aient épargnée, une maison assez bien fermée, assez bien défendue contre leurs violences ? On cherche maintenant quelles sont les villes les plus riches, les plus opulentes, pour leur déclarer la guerre, parce qu'on est avide de pillage. Je discuterais volontiers cette question avec Q. Catulus et Q. Hortensius, ces deux hommes si distingués ; car ils connaissant les plaies de nos alliés, ils ont sous les yeux leurs malheurs, ils entendent leurs plaintes. Croyez-vous envoyer une armée contre vos enne mis pour défendre vos alliés, ou n'est-ce pas contre vos amis, sous prétexte de combattre vos ennemis ? Y a-t-il dans toute l'Asie une ville qui puisse suffire à la cupidité et à l'insolence, je ne dis pas d'un général ou d'un lieutenant, mais seulement d'un tribun ? Aussi,
eussiez-vous un homme qui parût capable de vaincre en bataille rangée
les armées des deux rois, s'il n'est pas capable aussi de respecter
les biens de nos alliés, leurs femmes et leurs enfants, les richesses
qui ornent leurs temples et leurs villes, l'or et les trésors des
rois, et de ne porter sur ces objets ni ses yeux, ni ses mains,
ni ses désirs, cet homme-là n'est pas celui qu'il faut pour la guerre
d'Asie contre les deux princes que nous combattons. |