CICÉRON DISCOURS POUR CÉCINA ( 69 av. J.-C. ) |
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( Œuvres complètes de Cicéron, sous la dir. de M. Nisard, II, Paris, 1840 ). 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 |
1. |
Si
l'impudence avait autant de pouvoir devant les tribunaux et les juges
que l'audace peut en avoir dans la solitude d'une campagne, A Cécina
céderait aujourd'hui devant vous à l'impudence de Sext.
Ébutius, comme il a cédé auparavant à
son audace et à sa violence. Mais s'il a cru qu'il était
d'un homme sage de ne point décider par les armes ce qui devait
l'être par la justice, il croit qu'il est d'un homme ferme d'obtenir
devant les tribunaux une victoire qu'il n'a pas voulu disputer sur
un champ de bataille. Oui, Ébutius me paraît aussi impudent
aujourd'hui, qu'il s'est montré audacieux à la tète
de ses satellites. Car, c'est déjà une marque d'impudence,
après un délit aussi manifeste, d'oser se présenter
au tribunal ; trait ordinaire néanmoins dans nos moeurs
actuelles. Mais il va plus loin encore ; il avoue ce qu'on lui
reproche. Peut-être a-t-il fait ce raisonnement : Je n'aurais
pu réussir à retenir le bien d'autrui, si je n'eusse
employé qu'une violence simulée ; et Cécina,
saisi de frayeur, ne s'est enfui avec ses amis, que parce que la violence
a été faite contre tout droit et tout usage ; il
en sera de même ici : mes adversaires auront l'avantage,
si l'on plaide la cause suivant les formes et la coutume ; mais
si l'on s'en éloigne, je serai d'autant plus fort que j'agirai
plus effrontément. Croit-il donc que l'effronterie lui sera
aussi utile dans une contestation judiciaire, que la hardiesse dans
une attaque violente ? croit-il que nous n'avons pas alors cédé
plus volontiers à l'audace, afin d'opposer plus facilement
aujourd'hui les lois à son impudence ? Aussi, magistrats,
dans cette action je suivrai un tout autre plan que celui que j'avais
adopté en commençant. Alors tout notre espoir était
dans la défense ; il est aujourd'hui dans les aveux de
la partie adverse. Nous comptions alors sur nos témoins ;
nous comptons maintenant sur les siens. Je les craignais alors ;
car s'ils n'avaient pas de probité, ils pouvaient attester
le faux ; ou s'ils étaient reconnus honnêtes, ils
pouvaient faire recevoir comme vrai ce qu'ils auraient attesté
: à présent je suis tranquille : ou ils ont de l'honneur,
et ils me seront favorables ; car leur serment appuiera mon accusation :
ou ils méritent peu d'estime, et ils ne sauraient m'être
contraires ; car, si on les croit, on les croira sur l'objet
de l'accusation même ; et si on ne les croit pas, les témoins
de l'adversaire sont dès lors réputés suspects.
Toutefois, quand j'examine la conduite de nos adversaires, dans cette cause, je ne vois pas qu'on puisse montrer plus d'impudence ; mais quand je songe à votre indécision, j'appréhende que, sous ces dehors d'impudence, ils ne déguisent leur adresse et leur politique. En effet, s'ils eussent nié la violence à main armée, la déposition de témoins irréprochables les aurait convaincus facilement de mensonge ; au lieu qu'en avouant qu'ils ont pu faire alors ce qui n'est permis en aucun temps, ils ont espéré, et cette espérance n'a pas été déçue, qu'ils vous donneraient quelque scrupule, qu'ils vous engageraient à un nouvel examen, à de nouveaux délais. Ils ont osé croire aussi, et c'est là le plus odieux ! que, dans cette cause, il ne serait pas question de prononcer sur l'audace d'Ebutius, mais sur un point de droit civil. Si je n'avais ici qu'à défendre Cécina, je m'en croirais suffisamment capable ; je pourrais répondre de mon zèle et de mon exactitude, qualités qui dispensent d'un talent supérieur, surtout dans une affaire aussi claire et aussi simple : mais comme j'ai à parler d'une jurisprudence qui intéresse tout le monde, jurisprudence établie par nos ancêtres, et conservée jusqu'à ce jour ; comme, en la détruisant, on donne atteinte à une partie du droit civil, on confirme même par un jugement ce qu'il y a de plus contraire au droit, je veux dire la violence ; la cause, sans doute, demande beaucoup de talent, non pour démontrer ce qui est visible, mais pour empêcher que, si l'on vous fait illusion sur un point aussi grave, on ne s'imagine que c'est plutôt moi qui ai manqué à ma cause, que vous à vos serments et à votre devoir de juges. Cependant je me persuade, magistrats, que, si vous avez renvoyé deux fois la même cause à un plus ample informé, c'est moins par l'obscurité et l'incertitude du droit, que parce que vous vouliez prendre du temps, avant de décider contre Ébutius une affaire qui intéresse son honneur, et lui en donner aussi pour qu'il rentre en lui-même. Ces délais sont passés en coutume ; c'est un usage suivi par des juges intègres, par des hommes qui vous ressemblent ; il y a peut-être moins de reproches à vous faire, mais aussi bien plus de motifs de déplorer un tel abus. En effet, les tribunaux sont établis, ou pour vider les différends, ou pour punir les crimes. L'un de ces deux objets est de moindre conséquence, parce qu'il s'ensuit un moindre dommage, et que souvent il est jugé à l'amiable ; l'autre est de la plus grande importance, parce que les intérêts sont plus sérieux, et qu'il demande non la médiation d'un ami, mais l'inflexible sévérité et l'autorité d'un juge. Toutefois, par un abus funeste, l'objet le plus important, et pour lequel surtout les tribunaux sont établis, est traité avec une extrême mollesse. Oui, lorsqu'on devrait juger une affaire avec d'autant plus d'activité et de promptitude qu'elle est plus déshonorante, on juge avec la plus grande lenteur celle où la réputation d'une des deux parties est intéressée. Or convient-il que la raison même qui a fait établir les tribunaux, en retarde la marche ? Quelqu'un manque-t-il de remplir l'objet pour lequel il s'est rendu caution ; encore qu'il ne soit engagé que par une simple parole, les juges le condamnent sur-le-champ sans aucun scrupule et celui qui en a trompé un autre dans une tutelle, dans une société, dans une commission dont on le charge, dans un fidéicommis, sera puni moins promptement, parce que le délit est plus grave ? La sentence, dira-t-on, serait diffamante ; mais l'action l'est-elle moins ? Voyez donc quelle injustice ! une action révoltante entraîne le déshonneur ; et parce qu'un homme s'est déshonoré, on ne veut pas qu'il subisse son infamie. Si un juge, ou un juge-commissaire, me dit : «Mais vous pouviez vous pourvoir d'une manière plus modérée ; vous pouviez obtenir votre droit par une voie plus douce et plus facile : ainsi, prenez une autre marche, ou ne me pressez pas de juger ;» ce juge me paraîtra ou plus timide que ne doit l'être un homme ferme, ou plus prévenu que ne doit l'être un juge impartial, s'il me prescrit la manière de poursuivre mon droit, ou s'il n'ose pas juger lui-même le délit soumis à son jugement.Car si le préteur, qui donne les juges, ne prescrit jamais au demandeur la sorte d'action dont il doit faire usage, voyez combien il est injuste, lorsque la forme de jugement est réglée, qu'un juge examine la procédure qu'on a pu ou qu'on peut suivre, et non celle qu'on a suivie. Cependant, magistrats, nous nous prêterions à votre excessive indulgence pour Ébutius, si nous pouvions recouvrer nos droits d'une autre manière. Mais quelqu'un de vous croit-il qu'on doive négliger de poursuivre une violence faite avec des gens armés, ou peut-il nous indiquer une voie plus douce pour en tirer réparation ? Dans un délit pour lequel, comme le disent nos adversaires, on a établi des procès criminels, des procès capitaux, pouvez-vous nous taxer de dureté ; lorsque, jusqu'à présent, nous n'avons fait que revendiquer notre possession, en vertu de l'ordonnance du préteur ? Mais soit que le péril qui menace la réputation d'Ebutius, soit que l'embarras d'un droit obscur aient occasionné vos lenteurs jusqu'à ce jour, vous avez écarté vous-mêmes le premier obstacle en différant souvent de prononcer ; je me flatte de détruire aujourd'hui le second, et je ferai en sorte qu'il ne vous reste plus de doute sur notre démêlé particulier et sur le droit général. Et si, par hasard je vous parais reprendre les choses de plus haut que ne le demandent la nature de la cause et le point de droit dont il est question, je vous prie de me le pardonner, car autant Cécina craindrait de ne pas obtenir un arrêt favorable, autant il craint de paraître avoir usé des voies de rigueur contre son adversaire. M. Fulcinius, un des citoyens les plus distingués de la ville municipale de Tarquinies, faisait à Rome le commerce de la banque avec honneur. Il avait épousé Césennia, née d'une famille illustre de la même ville, d'une conduite digne des plus grands éloges, comme il l'a prouvé lui-même pendant sa vie en bien des manières, et déclaré à sa mort par son testament. Les malheurs de la république venant à troubler le commerce, il vendit à Césennia un fonds situé sur le territoire de Tarquinies ; et comme il employait à sa banque la dot de son épouse, qu'il avait reçue comptant, pour plus grande sûreté, il fit assigner sa dot sur ce fonds. Quelque temps après, il renonce au commerce de la banque, et achète quelques terres contiguës à celle de son épouse. Je tranche sur bien des faits étrangers à la cause : Fulcinius meurt ; il établit héritier par son testament le fils qu'il avait eu de Césennia, et lègue à Césennia l'usufruit de tous ses biens, pour en jouir conjointement avec son fils. C'était, de la part d'un époux, une grande marque de considération, bien flatteuse pour la veuve si elle eût été plus durable. Elle aurait joui des biens de son époux avec celui qu'elle voulait faire héritier des siens, et dont la tendresse était si chère à son cœur. Mais la fortune ennemie la priva bientôt de cette joie. Le jeune Fulcinius mourut peu de temps après. Il institua P. Césennius son héritier. Il légua à son épouse une somme considérable, et à sa mère la plus grande partie de ses biens. Les femmes furent donc appelées au partage de la succession. La vente était décidée et réglée. Ébutius, depuis longtemps subsistait des bienfaits et profitait de l'état de veuvage et d'abandon où se trouvait Césennia. Il s'était insinué dans son amitié, en se chargeant, non sans en tirer parti pour lui-même, des affaires et des procès qui pouvaient survenir à cette dame ; alors on le trouvait aussi dans tous ces détails de vente et de partage ; on le voyait s'offrir et s'ingérer partout avec empressement : tel était enfin l'ascendant qu'il avait pris sur Césennia, que, suivant cette femme peu instruite, rien ne pouvait se faire de bien si Ébutius ne s'en mêlait. Juges, vous connaissez un de ces personnages si communs dans le monde, complaisant des femmes, solliciteur des veuves, chicaneur de profession, amoureux de querelles et de procès, ignorant et sot parmi les hommes, habile et entendu avec les femmes : voilà Ébutius ; tel fut Ébutius à l'égard de Césennia. Ne demandez pas s'il était son parent : personne ne lui fut plus étranger ; si c'était un ami que lui eût laissé son père ou son époux : rien moins que cela. Qu'était-il donc ? Un de ces hommes que je viens de dépeindre ; un ami d'intérêt, tenant à Césennia, non par quelque lien de parenté, mais par un faux zèle pour sa personne, par un empressement hypocrite, par des services quelquefois utiles, rarement fidèles. La vente était décidée, comme j'avais commencé de le dire ; il était réglé qu'on la ferait à Rome : les amis et les parents de Césennia lui donnaient une idée qu'elle avait eue d'elle-même. Elle pouvait acheter, disaient-ils, la terre qu'avait acquise Fulcinius, et qui tenait à celle qu'il lui avait vendue. Il n'y aurait pas de raison de laisser échapper une telle occasion, surtout puisqu'il devait lui revenir de l'argent dans le partage ; cet argent ne pouvait être mieux employé. Césennia est donc déterminée. Elle donne commission d'acheter la terre. A qui, magistrats ? Ne vous revient-il pas à l'esprit, cet homme toujours prêt à se charger des affaires de Césennia, sans lequel rien ne pouvait se faire avec assez d'intelligence, avec assez d'adresse ? Vous rencontrez juste. Ébutius est chargé de la commission. Il se trouve à la vente, il met l'enchère. Beaucoup sont détournés d'acheter, les uns par le prix, les autres par considération pour Césennia. La terre est adjugée à Ébutius. Ébutius promet de l'argent au banquier. Et c'est par le témoignage de celui-ci que notre homme de bien prétend aujourd'hui prouver qu'il a acheté pour lui-même ; comme si on avait douté alors qu'elle ne fût achetée pour Césennia. La plupart le savait, presque tout le monde l'avait entendu dire ; les autres avaient bien des raisons pour le conjecturer : il devait revenir de l'argent à Césennia dans la succession ; il lui était avantageux d'en acheter des terres ; les terres étaient fort à sa bienséance, elles étaient vendues ; celui-là enchérissait, qu'on était accoutumé à voir agir pour Césennia ; enfin nul ne pouvait soupçonner qu'il achetât pour lui-même. Cette acquisition faite, l'argent est payé par Césennia. Ébutius s'imagine qu'on ne saurait le prouver, parce qu'il a détourné lui-même les registres de cette dame, et qu'il présente ceux du banquier sur lesquels est porté ce qu'il a payé et ce qui lui a été adjugé ; comme si la chose avait pu se faire autrement. Tout s'étant passé ainsi que je viens de le, dire, Césennia prit possession de la terre et la donna à ferme. Elle épousa peu de temps après Cécina. Pour trancher court, Césennia mourut après avoir fait son testament. Elle institue Cécina son héritier pour onze douzièmes et demi de la succession. Des trois soixante douzièmes qui restent, elle en lègue deux à Fulcinius, affranchi de son premier époux ; le troisième elle l'abandonne à Ébutius pour récompense de ses soins et de ses peines, si toutefois il s'en était donné quelques-unes. Il regarde, lui, ce modique legs comme le fondement sur lequel il peut bâtir toutes ses chicanes. Dès le commencement, il osa dire que Cécina était inhabile à hériter de Césennia, parce que, enveloppé dans la disgrâce des habitants de Volaterre, il ne jouissait pas de tous les droits de citoyen. On croira peut-être que Cécina, en homme timide et peu instruit, n'ayant ni assez de résolution, ni assez de lumières, n'a pas jugé que la succession valût la peine de se voir contester son titre de citoyen romain ; on croira qu'il a cédé à Ebutius tout ce qu'il voulait des biens de Césennia. Non, certes ; mais il détruisit et pulvérisa cette extravagante chicane avec toute la fermeté d'un homme sage et courageux. Ébutius avait part à la succession ; se prévalant de sa modique portion de legs, il prend le titre d'héritier, et demande un arbitre pour les partages. Au bout de quelques jours, ne pouvant rien arracher de Cécina par la crainte d'un procès, il lui déclare à Rome, dans la place publique, que la terre dont j'ai parlé plus haut, dont j'ai montré qu'il avait été l'acquéreur au nom de Césennia, que cette terre est à lui, qu'il l'a achetée pour lui-même. Comment, une terre que Césennia a possédée sans contestation pendant quatre ans, c'est-à-dire, depuis que la terre a été vendue jusqu'à sa mort, vous prétendez qu'elle est à vous ? Oui, dit-il ; et Césennia n'en avait que l'usufruit et la jouissance par le testament de son premier époux. Ébutius, plein de mauvaise foi, faisait donc cette nouvelle chicane : Cécina, de l'avis de ses amis, résolut de fixer un jour où l'on se transporterait sur les lieux, et où lui, Cécina, serait dépossédé suivant les formalités d'usage. On s'abouche, on convient d'un jour. Cécina, avec ses amis, se rend le jour marqué au château d'Axia, qui n'est pas éloigné de la terre en litige. Là il apprend de différentes personnes qu'Ébutius a rassemblé et armé une foule d'hommes libres et d'esclaves. Parmi ceux qui l'accompagnaient, les uns en étaient surpris, les autres ne le croyaient pas. Ébutius lui-même vient au château ; il déclare à Cécina qu'il avait des gens armés ; qu'il lui arriverait malheur s'il approchait. Cécina et ses amis jugèrent à propos de tenter l'aventure, et d'avancer jusqu'où ils pourraient, sans trop s'exposer. Ils descendent du château, et s'acheminent vers la terre. Il y avait, ce semble, de la témérité dans cette démarche ; mais la raison, je pense, qui leur fit prendre ce parti, c'est qu'aucun d'eux ne pouvait supposer à Ébutius le dessein d'effectuer une telle menace. Celui-ci place des gens armés dans toutes les avenues qui pouvaient conduire, non seulement au domaine contesté, mais à une terre voisine, qui n'était l'objet d'aucune contestation. Cécina voulut donc d'abord entrer dans une possession qui lui appartenait depuis longtemps, et par où l'on pouvait approcher de plus près du terrain en litige : une foule de gens armés s'y opposèrent. Chassé de cet endroit, il s'efforce de pénétrer, comme il peut, à la terre dont il devait être éloigné par une violence simulée, d'après la convention. L'extrémité de cette terre est bardée d'une rangée d'oliviers. Cécina en approchait : Ébutius se présente avec toute sa troupe ; et, appelant par son nom son esclave Antiochus, il lui dit assez haut pour être entendu, de tuer le premier qui entrerait dans la rangée d'oliviers. Cécina, si prudent, suivant moi, me semble avoir eu, dans cette occasion, plus de courage que de prudence. Il voyait une multitude de gens en armes, il avait entendu ces paroles d'Ébutius. Il s'approcha néanmoins ; et déjà il avait passé les oliviers qui bordent l'héritage, lorsqu'il fut obligé de battre en retraite pour éviter l'attaque violente d'Antiochus armé, et celle des autres qui lui lançaient des traits. Ses amis, et ceux qui l'avaient accompagné, prennent en même temps la fuite, saisis de crainte, comme vous l'avez entendu dire à un témoin des adversaires. Cécina porte donc ses plaintes au préteur Dolabella, lequel rend une ordonnance suivant la coutume, AU SUJET DE LA VIOLENCE FAITE AVEC DES GENS ARMÉS, sans aucune clause, en ces termes : "On rétablira celui qui a été chassé par la violence". Ébutius déclare qu'il n'est point dans le cas de l'ordonnance. Les deux contendants consignent une somme ; le procès s'engage, et c'est à vous, magistrats, de le juger. Cécina devait désirer avant tout de ne pas avoir de procès, ensuite de n'en pas avoir avec un homme d'aussi mauvaise foi, enfin d'en avoir avec un personnage aussi extravagant ; car son imprudence nous sert autant que sa mauvaise foi nous est nuisible. Elle lui a fait rassembler et armer des hommes dont il s'est servi pour faire violence. En cela, il a nui à Cécina ; mais il l'a servi, en ce qu'il a pris des témoins pour attester sa conduite audacieuse, et qu'il s'appuie dans la cause de leurs dépositions. Je suis donc résolu, avant que d'en venir à mes défenses et à mes témoins, de faire usage des aveux d'Ébutius et des dépositions dont il s'appuie. Qu'avoue donc Ébutius, et si fermement, qu'il paraît non seulement en convenir, mais s'en glorifier ? J'ai fait chercher des hommes, je les ai rassemblés, je les ai armés ; j'ai empêché Cécina d'avancer, en le menaçant de la mort ; c'est avec le fer, oui, dit-il, c'est avec le fer (et il le dit devant des juges) que je l'ai éloigné, que je l'ai épouvanté. Et ses témoins, qu'attestent-ils ? Vétilius, parent d'Ebutius, déclare qu'il a accompagné Ebutius avec des esclaves armés. Qu'ajoute-t-il ? qu'il y avait un grand nombre de gens armés. Quoi encore ? qu'Ébutius a menacé Cécina. Pour moi, que dirais-je de ce témoin, sinon que les juges doivent ajouter foi à ce qu'il dépose, quoique ce ne soit pas un homme digne de foi ; qu'ils le doivent, par la raison qu'il atteste pour son parent ce qui est le plus contraire à la cause de son parent ? Térentius, second témoin, accuse Ébutius, il s'accuse lui-même ; il dit contre Ébutius qu'il y avait des gens armés ; il publie contre lui-même qu'il a ordonné à Antiochus, esclave d'Ébutius, de se jeter avec son épée sur Cécina qui avançait. Que pourrais-je dire de plus contre cet Homme ? Malgré les instances de Cécina, je refusai de parler contre lui dans la crainte de paraître l'accuser d'un crime capital. Je ne sais maintenant quel parti prendre à son sujet, puisque, sous la foi du serment, il dépose ainsi contre lui-même. Célius ne s'est pas contenté de dire qu'Ébutius était soutenu d'une troupe nombreuse de gens armés, il a même ajouté que Cécina n'était accompagné que d'un petit nombre de personnes. Déprimerai je un témoin auquel je demande que les juges ajoutent autant de foi que si je le produisais moi-même ? Memmius a suivi ; il a fait valoir le service important qu'il a rendu aux amis de Cécina, en leur ouvrant, a-t-il dit, par la terre de son frère, un chemin pour se sauver, lorsqu'ils étaient tous saisis de crainte. Je sais gré à ce témoin de s'être montré aussi officieux dans cette rencontre que scrupuleux dans sa déposition. A. Attilius et L. Attilius, son fils, ont dit qu'ils étaient eux-mêmes avec Ébutius en armes, et qu'ils ont amené leurs gens armés ; ils ont dit de plus qu'Ébutius menaçant Cécina de le tuer, Cécina lui demanda de le déposséder suivant les formalités d'usage. P. Rutilius a dit la même chose, et l'a dit d'autant plus volontiers qu'il était jaloux d'avoir été cru au moins une fois en justice. Il est encore deux témoins qui n'ont point parlé de la violence, mais de l'acquisition de la terre : P. Césennius, vendeur de la terre, homme de poids, seulement par sa corpulence ; le banquier Clodius, nommé Phormion, non moins basané, non moins présomptueux que le Phormion de Térence : ni l'un ni l'autre n'ont parlé de la violence ; ils n'ont rien dit que d'étranger à la cause. Le dixième témoin qui a déposé, témoin attendu, réservé pour le dernier, sénateur du peuple romain, la gloire de cet ordre, l'honneur et l'ornement des tribunaux, le modèle de l'antique sévérité, c'est Fidiculanius Falcula. Il avait montré d'abord beaucoup de véhémence et de chaleur ; non seulement il était disposé à nuire à Cécina par son parjure, il paraissait même irrité contre moi : je l'ai rendu si doux et si paisible, qu'il n'osa pas dire une seconde fois, ainsi que vous vous le rappelez, de combien de milles sa terre était éloignée de Rome ; car ayant dit qu'elle était bien à cinquante-trois milles, le peuple se mit à crier en riant que c'était justement le compte. Tout le monde se rappelait qu'il avait reçu autant de sesterces dans le jugement d'Oppianicus. Que dirai-je contre lui, sinon ce qu'il ne peut nier ? qu'il a pris séance dans un tribunal où l'on jugeait une cause publique, n'étant pas membre de ce tribunal ; que là IL A PRONONCÉ, quoiqu'il n'eût pas entendu la cause, et qu'il pût la renvoyer à un plus ample informé ; qu'ayant voulu juger d'une affaire qui lui était inconnue, il a mieux aimé condamner qu'absoudre ; que l'accusé ne pouvant être condamné, s'il y avait une voix de moins, il était venu, non pour examiner la cause, mais pour consommer la condamnation. Peut-on rien alléguer de plus fort contre un juge, que de dire qu'on l'a engagé, par argent, à condamner un homme qu'il n'avait jamais vu, dont il n'avait jamais entendu parler ? Quel reproche peut être mieux fondé que celui qu'on n'essaye pas même de détruire par un signe de tête ? quoiqu'il en soit, Falcula a voulu nous apprendre que, lorsqu'on plaidait la cause, et que les autres témoins déposaient, il avait l'esprit ailleurs, et songeait dans ce moment à quelque accusé ; car seul il a dit qu'il n'y avait pas de gens armés avec Ébutius, quoique les autres témoins, avant lui, eussent déposé qu'il y en avait un grand nombre. Je crus d'abord, qu'en homme habile, il sentait à merveille ce que demandait la cause, et que seulement il se trompait en ce qu'il infirmait le témoignage de tous ceux qui avaient déposé avant lui, lorsque, tout à coup, Vétilius se montrant aussi peu sensé qu'il a coutume de l'être, déclara qu'il n'y avait que ses esclaves qui fussent armés. Que dire d'Ébutius ? ne lui permettrons-nous pas de s'avouer le plus insensé des hommes, pour se défendre d'en être le plus scélérat ? Est-ce que vous n'ajoutiez pas foi, magistrats, à toutes ces dépositions, quand vous avez renvoyé l'affaire à un plus ample informé ? Mais il était incontestable que les témoins déposaient suivant la vérité. Une multitude d'hommes rassemblés, des armes, des traits, la crainte pressante de la mort, le péril évident du massacre, vous laissaient-ils des doutes de la violence dont se plaint Cécina ? Où donc trouvera-t-on de la violence si on n'en trouve point là ! Ceci vous a-t-il paru une belle défense : Je n'ai pas chassé, j'ai empêché qu'on n'entrât. Je ne vous ai point permis d'entrer sur le terrain en litige ; je vous ai opposé des gens armés, afin de vous apprendre que, si vous y mettiez le pied, vous péririez sur-le-champ. Comment Ébutius, quand on a été effrayé, repoussé, mis en fuite par des armes, vous trouvez qu'on n'a pas été chassé ? Nous examinerons ensuite le mot, établissons maintenant le fait, que ne nient pas nos adversaires, et voyons si, d'après les faits, on peut avoir action. Voici le fait que ne nient pas les adversaires : Cécina est venu au temps et au jour marqués pour être dépouillé suivant les formalités d'usage ; il a été éloigné et repoussé par la violence, par des hommes rassemblés et armés. Ce fait étant certain, moi qui ne connais pas les formes judiciaires, qui ignore les affaires et les procès, je crois avoir action ; je crois, Ébutius, en vertu de l'ordonnance du prêteur, pouvoir obtenir mon droit et me venger de votre injure. Je suppose que je me trompe en cela, et qu'en vertu de l'ordonnance, je ne saurais procurer à Cécina ce qu'il désire. Instruisez-moi, je ne veux pas ici d'autre maître que vous. Je vous demande si, d'après le fait, j'ai action ou non. Il ne faut pas rassembler des hommes parce qu'on dispute une succession ; il ne convient pas d'armer une multitude pour conserver son droit. Rien n'est plus contraire au bon droit que la violence ; rien n'est plus ennemi de la justice que des hommes attroupés les armes à la main. Dans cet état de cause, et le fait étant de nature à fixer surtout l'attention des magistrats, je vous le demande encore, Ébutius, d'après le fait, ai-je action ou non ? Vous refuserez d'en convenir. Je suis bien aise d'entendre dire à celui qui, au milieu de la paix, lorsque tout est tranquille, a formé une troupe, a rassemblé, armé, disposé une multitude, qui, par la terreur des armes et par la crainte de la mort, a éloigné, repoussé, mis en fuite des hommes désarmés, des hommes venus au jour marqué pour tenter les voies de droit ; je suis bien aise de lui entendre dire : J'ai fait tout ce que vous me reprochez ; ma démarche était indiscrète, téméraire, pouvait avoir des suites filcheuses : eh bien ! je l'ai faite impunément ; car vous ne pouvez avoir action contre moi, en vertu du droit civil et du droit prétorien. Écouterez-vous, Romains, un pareil discours ? souffrirez-vous qu'on vous le répète sans cesse ? Nos ancêtres, pleins de sagesse et de prévoyance ont établi des lois pour régler les plus petites choses comme les plus importantes ; ils sont entrés dans les moindres détails, et ils auraient omis ce seul cas, un cas aussi grave ! Ils m'auraient donné action contre celui qui m'eût contraint, par la force des armes, de sortir de ma maison, et ils ne me l'auraient pas accordée contre celui qui m'eût empêché d'y entrer ! Je n'examine pas encore le fond de la cause de Cécina ; je ne parle pas encore de notre droit de propriété : j'attaque seulement, Pison, votre moyen de défense. Si Cécina, dites-vous, étant sur la terre qu'il réclame, en avait été chassé, alors il eût fallu le rétablir en vertu de l'ordonnance du préteur ; mais il n'a pu être chassé d'un lieu où il n'était pas : Cécina n'a donc rien gagné par l'ordonnance. Eh bien ! je vous le demande à mon tour, si aujourd'hui, lorsque vous retournerez chez vous, des hommes rassemblés et armés vous éloignaient, non seulement de la porte et de l'intérieur, mais des premières avenues et du parvis de votre maison, je vous le demande, quelle action auriez-vous ? L. Calpurnius, mon ami, vous avertit de dire, ce qu'il a déjà dit lui-même, que vous auriez une action pour outrage. Mais pour l'article de la propriété, mais pour être rétabli dans un bien dont on a été dépossédé injustement, mais pour une affaire de droit civil, qu'est-ce que fait une action pour outrage, et l'obtiendrez-vous, cette action ? Je vous accorderai plus ; non seulement vous l'avez obtenue, mais encore vous avez fait condamner votre partie adverse : en posséderez-vous davantage votre bien ? L'action d'outrage ne donne pas le droit de propriété, mais adoucit, par la rigueur d'une sentence, la peine d'avoir été lésé dans sa liberté. Le préteur cependant, Pison, se taira-t-il sur un cas aussi grave ? ne saura-t-il comment vous rétablir dans votre demeure ! Lui qui siège des jours entiers pour empêcher qu'on ne fasse des violences, ou pour ordonner qu'on les répare quand elles sont faites ; qui rend des ordonnances au sujet des fossés, des égouts ; des moindres contestations sur les eaux et les chemins, gardera-t-il tout à coup le silence ? ne pourra-t-il pas réprimer l'injustice la plus criante ? Et si Pison a éte repoussé de sa maison et de sa demeure, s'il en a été repoussé par des hommes rassemblés et armés, ne saura-t-il comment le secourir suivant les formes et les usages ? Car enfin que dira-t-il ? ou que demanderez-vous après avoir essuyé une pareille injure ? Emploierez-vous cette formule, REPOUSSÉ PAR LA VIOLENCE ? Mais jamais on ne rendit d'ordonnance suivant cette formule inconnue, extraordinaire, inouïe. Emploierez-vous cette autre, CHASSÉ PAR LA VIOLENCE ? Mais qu'y gagnerez-vous ? on vous répondra ce que vous me répondez maintenant, que les gens armés ne vous ont qu'empêché d'entrer, et que vous n'avez pu être chassé d'un lieu où vous n'étiez pas. Je suis chassé, dites-vous, si quelqu'un de mes gens est chassé. Fort bien, si vous abandonnez les mots pour recourir au droit ; car si nous nous attachons aux mots seuls, comment êtes-vous chassé lorsque votre esclave est chassé ? Mais soit ; je dois vous regarder comme chassé, quoiqu'on ne vous ait pas touché, n'est-ce pas ? Mais si l'on n'a pas même déplacé un seul de vos gens ; si tous ont été laissés et gardés dans la maison ; si vous avez été seul repoussé de votre maison par la violence et par la terreur des armes, aurez-vous l'action dont nous avons fait usage ? en aurez-vous une autre, ou n'en aurez-vous aucune ? Vous avez trop de lumières et trop de réputation de sagesse pour dire qu'on ne doit avoir aucune action dans une injure aussi éclatante, aussi atroce. S'il en est par hasard quelqu'une qui nous ait échappé, dites quelle est cette action, je suis bien aise de l'apprendre ; si c'est celle dont nous avons fait usage, d'après votre propre jugement, nous avons gain de cause. Vous ne direz point, j'en suis sûr, que dans le même cas, sur la même ordonnance, vous deviez être rétabli, et non Cécina. En effet, qui ne voit clairement que les propriétés, les possessions, les biens n'auront plus rien d'assuré, si l'on ôte de sa force à fordonnance de préteur, si l'on y porte atteinte dans quelque partie, si la violence d'hommes armés est soutenue par l'autorité de juges respectables, approuvée dans un jugement où l'on convient qu'on a pris les armes, où l'on ne dispute que sur les mots ? Gagnet-on sa cause auprès de vous, quand on dit pour sa défense : Je vous ai repoussé avec des gens armés, je ne vous ai pas chassé ; en sorte qu'un délit grave disparaisse, non par la solidité des raisons , mais par le changement d'un mot ? Déciderez-vous qu'on n'a aucune action, qu'on ne peut tenter la voie de la justice contre celui qui s'est opposé à un particulier avec des gens armés, qui, avec une multitude rassemblée, l'a empêché d'entrer dans sa maison, et même d'en approcher ? La distinction de notre adversaire peut-elle avoir lieu ? Que je sois chassé, et jeté hors de ma propriété, dès que j'y aurai mis le pied, ou qu'avec la même violence et les mêmes armes, on se présente à moi auparavant, pour que je ne puisse, non seulement entrer dans ma maison, mais même la regarder, ou essayer d'en approcher, n'est-ce donc pas la même chose ? Le premier acte de violence diffère-t-il du second, de sorte que celui-là soit forcé de me rétablir qui m'a expulsé lorsque j'étais entré, et non celui qui m'a violemment repoussé lorsque j'entrais ? Voyez, au nom des dieux ! quelle jurisprudence vous voulez établir pour nous, quelles suites elle aurait pour vous-même et pour tous les Romains. L'ordonnance du préteur, en vertu de laquelle nous avons agi, donne une seule espèce d'action. Si cette action est nulle, ou si elle n'a aucune force dans l'affaire actuelle, quelle négligence, quel défaut de raison dans nos ancêtres, d'avoir oublié d'établir une action pour un cas aussi grave, ou d'en avoir établi une qui ne puisse point renfermer dans sa teneur tous les cas particuliers ! Il est dangereux de détruire l'ordonnance prétorienne ; il est malheureux pour tout le monde qu'il y ait une circonstance où l'on ne puisse opposer aux voies de fait les voies de droit : mais combien ne serait-il pas inconvenant de taxer de folie les hommes les plus sages, de prononcer que nos ancêtres n'ont pas songé à établir d'ordonnance prétorienne, et à donner d'action pour un cas si important ? Nous pouvons nous plaindre, nous dit-on ; mais Ébutius n'est point compris dans l'ordonnance prétorienne. Pourquoi ? C'est qu'on n'a point fait de violence à Cécina. Peut-on dire qu'il n'y ait pas eu de violence où il y a eu des armes, une multitude d'hommes munis de traits et d'épées, disposés et comme rangés en bataille ; où il y a des menaces, l'appareil d'un combat, et le danger de la mort ? Personne, dit-on , n'a été tué, personne n'a été blessé. Quoi ! lorsqu'il s'agit de contestation pour un bien, de discussion judiciaire entre particuliers, vous direz qu'il n'y a pas eu de violence, s'il n'y a pas eu de meurtre et de massacre ? Moi, je dis que de grandes armées ont été souvent repoussées et mises en déroute par la seule frayeur, et par le choc des ennemis, sans qu'il y ait eu personne de tué, ni même de blessé. En effet, magistrats, on ne doit pas seulement appeler violence celle qui atteint notre corps et qui attaque notre vie : une violence beaucoup plus forte est celle qui, nous montrant l'appareil de la mort, jette la terreur dans notre esprit, nous fait souvent quitter la place et abandonner notre poste. Aussi arrive-t-il souvent que des hommes blessés, malgré la faiblesse extrême de leur corps, conservent la force de leur âme, et tiennent toujours ferme dans le poste qu'ils ont résolu de défendre ; d'autres, au contraire, sans avoir reçu de blessure reculent ; en sorte qu'il n'est pas douteux que cette terreur générale imprimée aux esprits ne prouve mieux la violence que des blessures dont le corps serait atteint. Si donc nous disons que des armées ont été repoussées, quand la crainte et souvent le moindre soupçon de péril a causé leur déroute ; si nous savons, pour l'avoir vu ou pour l'avoir ouï dire, que des troupes nombreuses ont été repoussées, non seulement par le conflit des boucliers et le choc des corps, non seulement par les coups portés de près ou de loin, mais souvent par le seul cri des soldats, par l'ordre de bataille et l'aspect des étendards : ce qu'on appelle force et violence dans la guerre, n'aura point ce nom dans la paix ! ce qui paraît grave dans des opérations militaires, sera jugé peu de chose dans le droit civil ! ce qui fait impression sur des troupes aguerries, n'en fera aucune sur un petit nombre de témoins pacifiques ! la violence sera dénoncée par les blessures du corps plus que par la frayeur de l'âme ! et l'on exigera qu'il y ait eu des blessures, quand il est certain qu'il y aura eu fuite et déroute ! Un de vos témoins a dit que la crainte ayant saisi ceux qui accompagnaient Cécina, il leur avait montré un endroit par où ils pouvaient échapper. Des hommes qui cherchaient non seulement à prendre la fuite, mais un chemin sûr pour s'enfuir, on trouvera qu'ils n'ont pas essuyé de violence ? pourquoi donc fuyaient-ils ? Par crainte. Mais que craignaient-ils ? la violence, sans doute. Pouvez-vous donc nier les principes quand vous accordez les conséquences ? Vous avouez qu'ils étaient effrayés, qu'ils ont fui ; vous convenez que la raison de leur fuite est celle que nous savons tous, les armes, une multitude rassemblée, l'irruption et l'attaque de gens armés où vous convenez de ces faits, vous nierez qu'il y ait eu violence ? C'est un ancien usage, confirmé par l'exemple de nos ancêtres et pratiqué dans plusieurs occasions : lorsque, dans un cas de violence légale, l'une des parties aperçoit, même de loin, des gens armés, elle se retire dès que les témoins ont signé, et peut attaquer la partie adverse en justice COMME AYANT USÉ DE VIOLENCE CONTRE L'ORDONNANCE DU PRÉTEUR. Comment ! savoir qu'il y avait des gens armés suffit pour prouver qu'il y a eu violence, et tomber dans leurs mains ne suffit pas ! la vue des gens armés pourra démontrer la violence ; l'irruption et l'attaque ne le pourront point ! celui qui se sera retiré prouvera plus facilement qu'on lui a fait violence, que celui qui aura été mis en fuite ? Pour moi, je dis plus : si, dès qu'Ébutius seul dit à Cécina, dans le château, qu'il avait rassemblé et armé des hommes, et qu'il lui arriverait malheur s'il approchait, celui-ci se fût retiré d'abord ; vous auriez prononcé, sans hésiter, qu'on avait fait violence à Cécina : s'il se fût retiré dès qu'il eut apercu de loin des gens armés, vous l'auriez prononcé bien plus encore ; car il y a violence toutes les fois que par la crainte on nous force de nous retirer d'un lieu, ou qu'on nous empêche d'en approcher. En décidant autrement, prenez garde de décider qu'on n'a pas fait violence à quiconque s'est retiré avec la vie sauve ; prenez garde de nous prescrire à tous, comme une règle, dans les démêlés pour des possessions, d'en venir aux mains et de combattre avec les armes. Dans la guerre, les généraux font subir une peine aux lâches : prenez garde que de même, dans les tribunaux, ceux qui ont fui soient traités moins favorablement que ceux qui ont combattu jusqu'au bout. Lorsque, dans une discussion de droit et dans des contestations juridiques entre particuliers, nous parlons de violence, on doit entendre la plus légère. J'ai vu des gens armés, quoique en petit nombre ; c'est une grande violence. Je me suis retiré, effrayé par les armes d'un seul homme ; c'est avoir été repoussé et chassé. Si vous le décidez ainsi, par la suite on ne voudra jamais, dans un démêlé pour des possessions, engager un combat, ni même opposes la moindre résistance. Mais si vous pensez que pour la violence il faut qu'il y ait meurtre, blessure, sang répandu, vous déciderez qu'on doit être plus attaché à ses biens qu'à sa vie. C'est vous-même que je prends pour juge, Ébutius : répondez-moi, si vous le jugez à propos. Cécina n'a-t-il pas voulu ou n'a-t-il pas pu approcher de la terre en litige ? Dire que vous vous êtes opposé à lui, que vous l'avez repoussé, c'est convenir assurément qu'il voulait en approcher. Prétendrez-vous donc que la violence n'ait pas été un obstacle pour celui à qui une troupe de gens armés n'a pas permis d'approcher, quoiqu'il le désirât, quoiqu'il fût venu dans ce dessein ? S'il n'a pu exécuter son projet, il faut, sans doute, qu'une violence se soit opposée à ses désirs : ou bien dites pourquoi, voulant approcher, il n'a point approché. Vous ne pouvez disconvenir qu'il y ait eu violence : mais on demande comment celui qui n'a point approché d'un lieu en a été chassé. Pour être chassé d'un lieu, il faut nécessairement être déplacé et repoussé : or, comment cela peut-il arriver quand on n'a pas même été dans le lieu d'où l'on dit qu'on a été chassé ? Mais si on y avait été, et que, saisi de crainte en voyant des gens armés, on eût pris la fuite, on l'eût abandonné, diriez-vous qu'on a été chassé ? oui, sans doute. Mais vous qui jugez des contestations judiciaires avec une subtilité si minutieuse, plutôt par les mots que d'après la raison, qui réduisez le droit à de vaines paroles, sans songer à l'intérêt de tous, pourrez-vous dire que celui-là a été chassé que l'on n'a pas touché ? Direz-vous qu'il a été poussé dehors ? car c'était le mot dont les préteurs se servaient anciennement dans l'ordonnance dont nous parlons. Mais quoi ! peut-on pousser quelqu un dehors, si on ne le touche pas ? En voulant nous attacher au mot, ne faut-il point, de toute nécessité, convenir que celui-là seul a été poussé dehors, sur qui l'on a porté la main ? Non, si nous voulons exprimer la chose par le mot, on ne peut dire que quelqu'un soit poussé hors d'un lieu, s'il n'en est déplacé, s'il n'en est rejeté avec violence et par l'effort de la main. Le mot employé dans l'ordonnance signifie proprement jeté de haut en bas, précipité. Or, peut-on dire qu'un homme ait été précipité, s'il n'a été jeté d'un lieu élevé dans un lieu plus bas ? On peut dire qu'il a été chassé, repoussé, mis en fuite ; mais on ne dira jamais de celui que l'on n'a pas touché, qui même n'a pas été chassé d'un lieu plat et uni, on ne dira jamais qu'il ait été précipité. Quoi donc ! croyons-nous que l'ordonnance n'a été rédigée que pour ceux qui ont été jetés de lieux élevés ? car il n'y a que ceux-là que nous puissions dire proprement avoir été précipités. Lorsque le voeu, l'intention et l'esprit de l'ordonnance prétorienne sont bien connus, ne croirons-nous pas que c'est l'excès de l'impudence et de la folie de chercher à tromper par des mots, de négliger le fond, de trahir même la cause et l'intérêt de tous ? Doutera-t-on qu'il n'y ait pas une assez grande abondance de mots, non seulement dans notre langue que l'on dit être pauvre, mais dans la langue la plus riche, pour que chaque chose ait son mot propre et déterminé ? D'ailleurs est-il besoin de mots quand la chose pour laquelle les mots sont trouvés, est suffisamment entendue ? Est-il une loi, un sénatus-consulte, une ordonnance de magistrats, un traité, une alliance ; et, pour revenir aux actes des particuliers, est-il un testament, une stipulation, un engagement, un contrat, une décision de parents, qui ne puissent être infirmés ou entièrement détruits, si nous voulons assujettir les choses aux paroles, si nous abandonnons la volonté de ceux qui ont écrit, leurs sentiments et leurs intentions ? On ne s'entendra certainement plus dans les conversations familières, dans les entretiens journaliers, si on chicane sur les mots. Enfin, nous ne pourrons plus commander dans nos maisons, si nos esclaves, avant de nous obéir, sont libres de s'attacher à la valeur rigoureuse des termes, et non pas à leur signification usuelle. Est-il nécessaire que je rapporte des exemples ? ne s'en présente-t-il pas à chacun de vous une foule de toute espèce qui prouvent que le droit ne dépend pas entièrement des mots, que les mots sont assujettis aux intentions et aux sentiments des hommes ? Un peu avant que je partisse au barreau, le plus éloquent des orateurs, L. Crassus, a fort bien discuté et développé cette même vérité dans une cause portée devant les centumvirs, où il avait pour adversaire Q. Mucius : il persuada sans peine à tout le tribunal que M. Curius, établi héritier en cas qu'un fils posthume vînt à mourir, devait être héritier, quoique ce fils ne fût pas mort, quoiqu'il ne fût pas même venu au monde. Cette clause était-elle donc exprimée en termes assez clairs ? point du tout. Qu'est-ce donc qui détermina les juges ? l'intention du testateur. Si nous pouvions faire connaître nos intentions sans parler, nous ne ferions point usage de mots ; ne le pouvant pas, nous avons trouvé des mots, non pour traverser nos volontés, mais pour les faire connaître. La loi fixe à deux ans la prescription pour un fonds de terre. Nous appliquons la même règle aux maisons, qui ne sont pas nommées dans la loi. Si le chemin est impraticable, elle permet de conduire ses bêtes de charge par où l'on voudra. On peut croire, à s'en tenir aux mots, que si le chemin dans le Bruttium était impraticable, on pourrait, si on voulait, conduire ses bêtes de charge à travers la terre de M. Scaurus dans le Tusculum. L'action contre le vendeur présent est conçue en ces termes : PUISQUE JE VOUS APERÇOIS DEVANT CE TRIBUNAL ... Le fameux Appius l'aveugle n'aurait pu employer cette action, si l'on s'attachait scrupuleusement aux termes sans égard aux choses qu'ils expriment. Si Cornélius était nommé héritier dans un testament comme étant encore pupille, et qu'il eût déjà vingt ans, d'après vous, il perdrait sa succession. Il s'offre à moi une foule d'exemples, et sans doute il s'en offre à vous encore un plus grand nombre. Mais pour ne pas embrasser trop de choses, et ne pas trop m'écarter de mon sujet, considérons l'ordonnance même dont il s'agit. Vous y verrez que si nous établissons le droit sur les mots, en voulant être fins et subtils, nous perdrons tout l'avantage de cette ordonnance. Si vous, OU VOS ESCLAVES, OU VOTRE AGENT, AVEZ CHASSÉ ... Si votre fermier seulement m'eût chassé, ce ne serait pas, sans doute, vos esclaves qui m'auraient chassé, mais un de vos esclaves. Seriez-vous donc en droit de dire que vous n'êtes point dans le cas de l'ordonirance ? Oui, assurément. Car est-il rien de plus facile que de prouver à ceux qui savent notre langue, qu'on ne saurait appeler des esclaves un seul esclave ? Supposons même que vous n'ayez pas d'autre esclave que celui qui m'a chassé, vous direz encore plus haut : Si j'ai des esclaves, j'avoue que vous avez été chassé par mes esclaves. Et il n'est pas douteux que si nous jugeons d'après le mot, et non d'après la chose, on doit entendre par esclaves au pluriel plusieurs esclaves, et qu'un seul homme ne fait pas plusieurs. Le mot, du moins, porte à penser ainsi ; il y force même. Mais le fond du droit, l'esprit de l'ordonnance des préteurs, l'opinion et les lumières de personnages éclairés, n'admettent point cette défense, et la rejettent avec mépris. Quoi donc ! est-ce que nos magistrats ne savent point parler notre langue ? Oui, et autant qu'il faut pour faire connaître la volonté des législateurs, puisqu'ils ont eu intention que vous me rétablissiez , soit que vous m'ayez chassé vous-même, ou quelqu'un des vôtres, esclaves ou amis ; ils n'ont pas spécifié le nombre d'esclaves, mais ils ont dit en général vos esclaves. Ils ont appelé du nom de PROCURATEUR FONDÉ tout homme libre. Ce n'est pas que tous ceux que nous avons chargés de quelque commission soient ou puissent être appelés nos procurateurs fondés : mais en cela ils n'ont pas voulu qu'on subtilisât sur les termes, quand on connaissait l'esprit de l'ordonnance. La chose au fond est toujours la même, soit qu'il s'agisse d'un esclave ou de plusieurs, elle ne change point dans le cas où j'aurais été chassé par votre procureur fondé proprement dit, par un homme chargé d'administrer toute la fortune d'un citoyen qui n'est pas en Italie, qui est absent pour les affaires de la république ; par un maître substitué, à qui le vrai maître a remis tous ses droits ; ou par votre fermier, par votre voisin, par votre client, par votre affranchi, par tout autre qui se sera chargé de cette violence à votre prière ou en votre nom. Si donc, pour rétablir celui qui s'est vu chassé par la violence, la chose au fond est toujours la même ; la chose une fois connue, il importe peu quelle est la signification des mots et des termes. Si j'ai été chassé par votre affranchi, par quelqu'un qui n'est chargé d'aucune de vos affaires, vous ne me rétablirez pas moins que si je l'avais été par votre procureur fondé proprement dit. Ce n'est pas que tous ceux que nous avons chargés de quelque commission soient des procureurs fondés, mais c'est qu'il n'est pas nécessaire d'examiner le mot. Vous ne me rétablirez pas moins si j'ai été chassé par un seul de vos esclaves, que si je l'avais été par tous vos esclaves ensemble : ce n'est pas qu'un seul esclave soit plusieurs esclaves, mais c'est qu'on examine l'action, et non les paroles. Et pour m'éloigner encore plus des mots, sans m'écarter de la chose, quand il n'y aurait eu aucun esclave à vous, quand ce seraient les esclaves d'un autre dont vous auriez payé les bras, ils seront regardés comme étant vos esclaves. Continuons d'examiner l'ordonnance : AVEC DES HOMMES RASSEMBLÉS, dit-elle. Quand vous ne les auriez pas rassemblés, qu'ils seraient venus d'eux-mêmes, c'est assurément rassembler des hommes, que de les réunir ; et ceux qu'on a réunis dans le même lieu ont été vraiment rassemblés. Que s'ils ne sont pas même venus, s'ils étaient auparavant dans la campagne, selon leur usage, non pour commettre une violence, mais pour cultiver la terre, ou pour faire paître des troupeaux, vous soutiendrez qu'ils n'ont pas été rassemblés ; et si l'on s'en tient aux termes, vous l'emporterez, même à mon jugement : mais si on considère la chose, vous n'aurez pour vous aucun juge ; car vos ancêtres ont voulu qu'on réparât une violence faite par une multitude en général, et non pas seulement par une multitude rassemblée. Mais comme, pour l'ordinaire, quand on a besoin d'une multitude, on rassemble des hommes, voilà pourquoi l'ordonnance parle d'hommes rassemblés. Quand cette ordonnance différerait pour les termes, elle serait toujours la même pour les choses ; elle aurait la même force dans tous les cas où le fond est le même. AVEC DES HOMMES ARMÉS, ajoute l'ordonnance. Que dirons-nous ? si nous voulons parler notre langue, qui pouvons-nous appeler vraiment des hommes armés ? sans doute ceux qui sont munis de boucliers, de traits et d'épées. Quoi donc ! si vous chassez quelqu'un de sa terre avec des mottes, des pierres ou des bâtons, et qu'on vous enjoigne de rétablir celui que vous aurez chassé avec des hommes armés, direz-vous que vous n'êtes point dans le cas de l'ordonnance ? Si l'on n'a égard qu'aux mots, si l'on juge des choses d'après les paroles et non d'après la raison, je vous conseille de le dire : on vous accordera certainement que des pierres qu'on ramasse, que des mottes de terre, des morceaux de gazon, des branches d'arbre qu'on rompt en passant, ne sont pas des armes ; qu'être muni de tout cela, ce n'est pas être armé ; que les armes ont leurs noms particuliers, qu'il y en a d'offensives et de défensives : on vous accordera que ceux qui n'avaient pas de ces armes, étaient désarmés. Lorsqu'il s'agira d'examiner des armes, vous pourrez parler comme vous faites ; lorsqu'on examinera le droit et la justice, rougissez d'employer ce misérable détour. Non, vous ne trouverez point de juge qui examine si un homme était armé, comme il examinerait les armes d'un soldat ; mais il regardera comme ayant été réellement armés ceux qui se trouveront avoir été munis d'instruments propres à donner la mort ou faire violence. Et pour vous faire mieux comprendre combien vos disputes de mots sont absurdes, si vous ou quelque autre, étant seul, vous fussiez tombé sur moi avec un bouclier et une épée, et qu'ainsi j'eusse été chassé, oseriez-vous dire que l'ordonnance parle d'hommes armés, et qu'il n'y avait qu'un homme armé ? Vous ne seriez pas, je crois, assez impudent pour le dire. Mais prenez garde de l'être ici bien davantage : car dans le premier cas du moins, vous pourriez prendre toute la terre à témoin, vous plaindre de ce que, dans votre affaire, on oublie de parler la langue ; qu'on prend des hommes sans armes pour des hommes armés ; que l'ordonnance parlant de plusieurs, et la chose ayant été faîte par un seul, un seul homme est donc regardé comme faisant plusieurs hommes. Mais dans ces affaires ce ne sont pas les mots qui sont portés en justice, mais la chose pour laquelle les mots ont été employés dans l'ordonnance. Nos ancêtres ont voulu que toute violence, sans exception, qui attaquait nos jours, fût réparée. Cette violence se fait ordinairement avec des hommes rassemblés et armés ; si elle est faite d'une autre manière et avec le même danger pour ma vie, ils ont voulu qu'elle fût jugée par la même règle. Car ce n'est point pour moi une plus grande injure d'être chassé par tous vos esclaves, et non simplement par le fermier de vos terres ; par vos propres esclaves, et non par des esclaves d'emprunt que l'on paye ; par votre fondé de pouvoir, et non par votre voisin ou par votre affranchi ; par des hommes rassemblés, et non par des hommes venus d'eux-mêmes, ou par vos ouvriers de journée ; par des homme armés, et non par des hommes désarmés, mais ayant les mêmes facilités pour nuire ; par plusieurs, et non par un seul. L'ordonnance indique les moyens ordinaires avec lesquels se fait une violence ; si elle s'est faite par d'autres moyens, quoique non comprise dans la lettre de l'ordonnance, elle se trouve cependant renfermée dans l'esprit et dans l'intention de la loi. Je passe maintenant à votre défense principale : Je ne l'ai point chassé, puisque je ne lui ai point permis d'approcher. Sans doute, Pison, vous voyez vous-même combien cette défense est plus faible et moins recevable que cette autre : Ils n'étaient pas armés, ils n'avaient que des pierres et des bâtons. Certes, si moi, qui n'ai pas, à beaucoup près, toutes les ressources de la parole, j'avais le choix de soutenir, ou que celui-là n'a pas été chassé à qui on s'est présenté avec des armes et dans l'intention de faire violence, ou que ceux-là n'étaient pas armés qui étaient sans épées et sans boucliers ; je trouverais l'une et l'autre proposition également insoutenable et puérile ; mais dans l'une des deux, ce me semble, je pourrais trouver quelque chose à dire, en essayant de montrer que ceux-là n'étaient pas armés, qui n'avaient ni épée ni bouclier ; au lieu que je serais grandement embarrassé s'il me fallait soutenir que celui-là n'a pas été chassé, qui a été repoussé et mis en fuite. Ce qui m'a le plus surpris dans tout votre plaidoyer, c'est que vous ayez dit qu'on ne devait pas suivre l'autorité des jurisconsultes. Ce n'est point pour la première fois, et seulement dans cette cause, que j'ai entendu parler de la sorte ; mais vous, je ne savais pourquoi vous teniez ce langage. Ordinairement on n'a recours à ce moyen que quand on croit pouvoir défendre l'équité naturelle contre les décisions de la jurisprudence. Si l'on rencontre des hommes qui disputent sur les mots et les syllabes, et, comme on dit, dans la rigueur de la lettre, on oppose à ces discussions de mauvaise foi les principes sacrés de l'équité et de la justice. Alors on se moque de toutes ces formes de la chicane ; alors on tâche de rendre odieux les piéges tendus à la simplicité par des disputes sur les syllabes et sur les mots ; alors on soutient avec chaleur que les causes doivent être jugées d'après ce qui est juste et équitable, et non d'après de subtiles et captieuses interprétations ; qu'il est d'un plaideur de mauvaise foi de s'attacher aux paroles ; qu'un bon juge doit défendre l'intention et le sentiment de celui qui les a écrites. Mais ici, lorsque c'est vous-même qui vous défendez par des mots et des syllabes, lorsque vous nous opposez ce raisonnement : «D'où avez-vous été chassé ? est-ce d'un lieu où l'on ne vous a point permis d'approcher ? dans ce cas, vous avez été repoussé et non chassé ; » lorsque vous venez nous dire : "J'en conviens , je l'avoue ; j'ai rassemblé des hommes, je les ai armés ; je vous ai menacé de la mort ; je dois être puni en vertu de l'ordonnance prétorienne, si l'on examine l'intention et le droit ; mais je trouve dans l'ordonnance un mot sous lequel je me mets à l'abri : Je ne vous ai point chassé d'un lieu où je vous ai empêché de vea nir ;» vous qui jouez un pareil rôle, vous blâmez les jurisconsultes de croire qu'on doit avoir égard au droit et non pas aux mots. A ce sujet, vous avez rappelé que Scévola n'avait pas gagné une cause qu'il plaidait au tribunal des centumvirs. J'ai déjà cité le même Scévola ; et quoique sa cause fût soutenable, tandis que la vôtre ne l'est pas, je l'ai dit : Scévola, faisant la même chose que vous faites à présent, ne persuada personne, parce qu'il semblait, avec des mots, vouloir renverser toute justice. Je suis surpris que, dans une telle affaire, vous ayez attaqué les jurisconsultes mal à propos et contre l'intérêt de votre cause ; et en général, ce qui m'étonne, c'est que, dans les tribunaux, quelquefois même des orateurs de beaucoup d'esprit soutiennent qu'il ne faut pas toujours s'en rapporter aux jurisconsultes, qu'il ne faut pas toujours dans les causes consulter le droit civil. Si ceux qui soutiennent ce sentiment disent que les jurisconsultes ne décident pas bien, ce ne sont pas les règles du droit civil qu'ils doivent attaquer, mais les décisions de l'ignorance. Convenir que les jurisconsultes répondent comme ils le doivent et dire qu'on doit juger autrement, c'est vouloir qu'on juge mal ; car il n'est pas possible qu'on doive juger d'une façon et répondre d'une autre, ni qu'on soit habile jurisconsulte quand on décide comme un point de droit ce qui ne doit pas être confirmé par un jugement. Mais on a quelquefois prononcé contre la décision des jurisconsultes. D'abord, a-t-on jugé bien ou mal ? Si l'on a bien jugé, c'est selon le droit qu'on a jugé ; sinon, vous voyez clairement, qui des juges ou des jurisconsultes, sont blâmables. Ensuite, si l'on a jugé lorsque le droit était douteux, on n'a pas plus jugé contre les jurisconsultes, en prononçant contre l'avis de Scévola, que jugé d'après leur autorité, si on a suivi l'opinion de Manilius. Crassus lui-même, plaidant devant les centumvirs, ne parlait point contre les jurisconsultes, mais il faisait voir que l'opinion soutenue par Scévola n'était pas conforme au droit ; et pour le prouver, il ne se contentait point d'apporter des raisons, il s'appuyait de l'autorité de Quintus Mucius, son beau-père, et de plusieurs hommes fort habiles. Rejeter le droit civil, c'est agir contre l'intérêt de tous, c'est renverser le soutien des tribunaux, c'est détruire les fondements de la société. Blâmer les interprètes du droit, dire qu'ils ne connaissent pas le droit, c'est déprimer les personnes et non le droit civil. Croire qu'il ne faut pas écouter ceux qui sont instruits, ce n'est pas offenser les personnes, c'est attaquer les lois et la justice. Il est donc absolument nécessaire de vous persuader qu'il n'est rien dans un État qu'on doive conserver plus soigneusement que le droit civil, puisque sans ce droit je ne puis savoir ce qui est à moi ou à autrui, et qu'il n'est plus de règle commune et uniforme, qui fixe les incertitudes des citoyens. Ainsi, dans les autres questions soumises aux tribunaux, lorsqu'on examine si un fait est réel ou non, si c'est une vérité ou un mensonge, il n'est que trop ordinaire de suborner un témoin, de fabriquer des pièces ; quelquefois on présente l'erreur à un juge intègre, sous une apparence spécieuse ; on fournit à un juge corrompu, qui a mal jugé sciemment, le moyen de persuader qu'il s'est déterminé par la déposition d'un témoin ou par l'autorité d'une pièce. Il n'est rien de tel dans le droit : il n'y a pas de pièces fabriquées ; il n'y a pas de faux témoins. Ce crédit énorme, qui a trop de pouvoir parmi nous, demeure oisif en ce seul cas ; il n'a aucun moyen d'effrayer, de corrompre ou de surprendre un juge, enfin il ne saurait produire la moindre sensation. Un homme moins scrupuleux qu'accrédité, peut dire à un juge : Jugez que cela a été fait ou n'a jamais été fait ni même imaginé ; croyez ce témoin, approuvez cette pièce. Mais il ne peut lui dire : Jugez que le testament de celui à qui il est né un fils après sa mort, n'est pas nul ; qu'on peut exiger ce qu'une femme a promis sans l'aveu de son tuteur. La puissance ni le crédit n'ont aucun accès dans ces sortes de questions. Enfin ce qui doit rendre le droit plus sacré et plus vénérable c'est que, en pareil cas, un juge ne saurait être corrompu par argent. Ce témoin produit par vous, Ébutius, ce sénateur qui a osé CONDAMNER un citoyen, quoiqu'il n'eût pu même savoir de quoi on l'accusait, n'oserait jamais décider que la dot qu'une femme a promise sans être autorisée de personne, est due à son époux. Quelle science admirable, Romains, et digne à ce titre d'être conservée ! Oui, tel est le droit civil ; nul crédit ne peut le changer, nulle puissance ne peut l'ébranler, nul argent ne peut l'altérer. Si on le détruit, que dis-je ? si l'on s'en écarte, si on ne le conserve pas dans toute sa pureté, on ne peut plus compter ni sur ce qu'on reçoit de son père, ni sur ce qu'on laisse à ses enfants. De quoi vous sert-il, en effet, qu'une maison ou une terre vous soit laissée par votre père, ou vous tombe en partage par quelque autre voie légitime, si vous n'êtes pas sûr de pouvoir garder tout ce que vous possédez alors par droit de propriété, si on peut attaquer votre droit, si le crédit d'un homme puissant vous empêche de posséder en vertu de la loi civile et publique ? De quoi vous sert-il d'avoir une terre si, sous quelque prétexte, on peut changer et bouleverser les règles sagement établies par nos ancêtres pour les bornes, pour les possessions, pour les eaux et pour les chemins ? Croyez-moi, vous êtes plus héritiers de vos biens, par les lois et le droit civil, que par les personnes mêmes qui vous ont transmis ces biens. C'est en vertu d'un testament qu'une terre tombe en ma possession ; mais je ne puis conserver, sans le droit civil, ce qui m'est devenu propre. Une terre peut m'être laissée par mon père ; mais le droit de prescription, mais le terme de toute inquiétude et de la crainte des procès, ne m'est point laissé par mon père ; c'est aux lois que j'en suis redevable. Le droit de conduire l'eau, d'en puiser, le droit de chemin et de passage, m'est laissé par mon père ; mais je tire du droit civil la confirmation de tous ces droits. Ainsi le patrimoine public du droit que vous avez reçu de vos ancêtres, vous ne devez pas le conserver avec moins d'attention que vous conservez vos patrimoines particuliers, non seulement parce que ceux-ci n'ont de sûreté que par le droit civil, mais encore parce qu'un seul homme souffre de la perte d'un patrimoine de famille, au lieu que la science du droit ne saurait être perdue sans un énorme préjudice pour tout le corps de l'État. Dans cette cause même, Romains, si nous ne vous persuadons pas qu'on a été chassé par la violence et par des hommes armés, quand on a été certainement repoussé et mis en fuite par les armes et la violence, qu'arrivera-t-il ? Cécina, sans perdre sa fortune, qu'il perdrait avec courage s'il le fallait, ne sera point remis en possession pour le moment, voilà tout : mais il n'y aura plus rien d'assuré dans les droits et dans les fortunes du peuple romain ; les possessions, les propriétés deviendront douteuses et incertaines ; voici la règle que vous établirez par votre sentence : celui à qui on disputera désormais une possession ne sera légalement rétabli qu'autant qu'on l'aura chassé lorsqu'il sera entré dans la terre en litige ; il n'y sera point rétabli, si on s'est présenté à lui avec une multitude armée lorsqu'il y entrait ; si, lorsqu'il y venait, on l'a éloigné, repoussé, mis en fuite. Par là, Romains, vous déciderez qu'il n'y a de violence que dans le meurtre, et non aussi dans l'intention de le commettre ; qu'il n'y a pas de violence, à moins qu'il n'y ait du sang de répandu ; que celui qu'on a éloigné avec les armes n'a qu'une action pour outrage ; que je ne saurais être chassé d'un lieu , à moins qu'on n'y voie les traces de mes pas. Décidez donc, Romains, lequel vous paraît plus utile, de retenir l'esprit de la loi, et d'avoir surtout égard aux principes d'équité, ou de donner la torture au droit, en chicanant sur les mots et les syllabes. Dans ce moment, j'ai lieu de m'applaudir de l'absence d'un illustre jurisconsulte qui se trouvait dernièrement à l'audience, et qui a suivi tous les plaidoyers de cette affaire ; c'est de Caïus Aquillius que je veux parler. S'il était présent, je m'exprimerais avec plus de timidité sur ses vertus et ses lumières ; sa modestie pourrait s'offenser de mes louanges, et moi-même je rougirais de le louer en face. Nos adversaires ont prétendu qu'on ne devait pas trop déférer à son autorité ; moi, quoi que je dise d'un tel homme, je ne crains pas d'en dire plus que vous n'en pensez ou que vous ne désirez que ,j'en dise. Je soutiens donc qu'on ne peut trop déférer à l'autorité d'un homme dont le peuple romain a reconnu les lumières dans les sages formules qu'il indiquait aux plaideurs, et non dans de vaines subtilités ; qui n'a jamais séparé le droit civil de l'équité naturelle ; qui, depuis tant d'années, consacrant au peuple romain son génie, ses travaux, ses vertus, tient sans cesse ouverts pour lui ses trésors précieux ; qui est si droit et si honnête que ses décisions paraissent plutôt inspirées par la nature que dictées par la science ; si habile et si éclairé, qu'il semble devoir au droit civil, non seulement les lumières de son esprit, mais les qualités de son coeur ; dont le génie est si étendu et la probité si spontanée, qu'on sent soi-même qu'on ne puise rien dans une telle source que de pur et de limpide. Ainsi, Pison, nous vous savons infiniment gré de dire que notre défense est appuyée de l'autorité d'un tel homme. Mais je suis surpris que vous citiez comme étant contre moi celui même que vous nommez comme venant à l'appui de notre défense ! Que dit enfin cet Aquillius dont nous nous appuyons ? On doit agir, dit-il, selon les termes dans lesquels sont exprimés un acte et une sentence. Parmi les jurisconsultes, ne puis-je donc citer en ma faveur celui même d'après lequel, dites-vous, nous défendons cette cause en suivant vos principes ? Il discutait avec moi la question présente, savoir, s'il était vrai qu'on ne pût se dire chassé que d'un lieu où l'on avait été. Il avouait que le sens et l'esprit de l'ordonnance étaient pour nous, mais que la lettre était contre nous ; or, il ne pensait pas qu'on pût s'écarter de la lettre. Je lui opposais plusieurs exemples, outre l'argument de l'équité ; je lui disais que, dans nombre d'occasions, on avait distingué, des mots écrits et de la lettre, le droit et la justice ; qu'on avait toujours fait la plus grande attention à ce qui était le plus juste, à ce qui avait en soi le plus d'autorité : il me rassura en me disant que je ne devais pas être embarrassé dans cette cause, que les termes de la consignation faite par les deux parties étaient en ma faveur, si j'y prenais garde. Je demandai comment ; il me répondit : Cécina a été chassé par la violence et avec des hommes armés, d'un lieu quelconque ; sinon du lieu où il voulait se rendre, du moins de celui d'où il a pris la fuite. Qu'en voulez-vous conclure ? répliquai-je. Le préteur, ajouta-t-il, a ordonné de rétablir dans le lieu d'où l'on aurait été chassé par la violence, c'est-à-dire, quel que fût le lieu d'où l'on aurait été chassé. Or Ebutius, qui avoue que Cécina a été chassé de quelque lieu, a tort de dire qu'il n'est point dans le cas de l'ordonnance, et doit nécessairement perdre la somme qu'il a consignée. Eh bien ! Pison, voulez-vous combattre avec des mots ? vous plaît-il d'établir sur un mot une question de droit, la cause de toutes les possessions en général, et non pas simplement de la nôtre ? J'ai fait connaître ce que je pensais, ce qui a été pratiqué par nos ancêtres, ce que demandait la dignité de nos juges ; j'ai fait voir qu'il était juste et raisonnable, qu'il était utile pour tout le monde, d'examiner l'intention et l'esprit d'un acte, et non les mots. Vous voulez que je discute les mots : avant que d'entrer dans cette discussion, je vous déclare ma répugnance. Je disqu'on ne le doit pas, qu'on ne saurait le soutenir ; je dis qu'il est impossible de rien exprimer, de rien statuer, de rien excepter suffisamment, si, parce qu'un mot est omis ou qu'il renferme une équivoque, encore que l'on connaisse l'esprit de la chose et la chose même, on fait prévaloir le sens littéral sur la volonté manifeste du législateur. Puisque j'ai assez déclaré ma répugnance, j'accepte enfin ce que vous me proposez. Je vous demande, au nom de mon client, si j'ai été chassé, non de la terre de Fulcinius (car le préteur n'a pas ordonné de me rétablir dans cette terre si j'en avais été chassé, mais de me rétablir dans le lieu d'où j'aurais été chassé) ; j'ai été chassé de la terre voisine par laquelle je voulais me rendre à la terre en litige ; j'ai été chassé du chemin ; je l'ai été assurément de quelque lieu public ou privé : c'est là qu'on a ordonné de me rétablir. Vous prétendez n'être point dans le cas de l'ordonnance du préteur. Je prétends, moi, que vous êtes précisément dans le cas de cette ordonnance. Que dites-vous à cela ? il faut de toute nécessité que vous soyez battu ou par vos propres armes, ou par les miennes. Si vous ne recourez à l'esprit de l'ordonnance, si vous dites qu'on doit examiner de quelle terre il s'agissait, lorsqu'on ordonnait à Ebutius de rétablir Cécina ; si vous ne croyez pas qu'on doive soumettre une question de droit à l'ambiguïté d'un mot, vous voilà dans mes retranchements et dans ma défense. C'est là, oui, c'est là ma défense ; je le publie hautement ; j'en atteste tous les dieux et tous les hommes : nos ancêtres n'ayant pas voulu fournir une défense légale à la violence armée, on ne doit pas, en justice, suivre les pas de celui qui a été chassé, mais la conduite de celui qui a chassé ; on a été vraiment chassé quand on a été mis en fuite ; on nous a fait violence quand on nous a effrayé par la crainte de la mort. Vous redoutez cette attaque, et vous voulez, pour ainsi dire, de ce champ de bataille de l'équité, m'attirer dans les défilés tortueux de vos chicanes sur les mots et les syllabes : vous serez pris dans les piéges mêmes où vous voulez me prendre. Je ne vous ai point chassé, dites-vous, je vous ai repoussé. Cette raison vous parait bien subtile ; c'est votre arme principale. Il faut nécessairement que vous soyez percé de votre propre épée. Car voici ce que je vous réplique : Si je n'ai pas été chassé du lieu où l'on ne m'a point permis d'approcher, je l'ai du moins été de celui dont j'ai approché, d'où j'ai pris la fuite. Si le préteur n'a point distingué le lieu où il ordonnait de me rétablir, et qu'il ait ordonné de me rétablir, je n'ai pas été rétabli d'après son ordonnance. Je vous en prie, magistrats, si vous trouvez plus de subtilité dans ce moyen que dans ceux dont je fais usage ordinairement, songez d'abord que c'est un autre qui l'a imaginé, et non pas moi ensuite, que, loin de l'avoir inventé, je ne l'approuve même pas ; que je ne l'ai pas apporté pour me défendre, mais que je l'oppose à la défense de nos adversaires ; enfin que je suis en droit de dire que, dans l'affaire actuelle, on ne doit pas examiner en quels termes est conçue l'ordonnance du préteur, mais de quel lieu il s'agissait lorsqu'il a rendu son ordonnance, et que dans la dénonciation d'une violence à main armée, il n'est pas question de savoir où elle a été commise, mais si elle a été commise ; que vous, Pison, vous ne pouvez aucunement établir dans quel cas vous voulez qu'on ait égard aux mots, et dans quel cas, ne le voulant point, il faut néanmoins y avoir égard. Mais que peut-on répondre à ce que j'ai déjà touché plus haut, que tels sont, non seulement le voeu et l'esprit, mais encore les termes de l'ordonnance, qu'on ne devrait, ce me semble, y rien changer ? Redoublez d'attention, je vous en prie, magistrats ; vous avez besoin de toute votre intelligence pour saisir, non mes réflexions, mais celles de vos ancêtres : ce que je vais dire, ce n'est pas moi qui l'ai imaginé, ce sont eux-mêmes qui l'ont aperçu. Ils ont senti que, lorsque le préteur statue sur la violence, il est deux sortes de cas auxquels son ordonnance pourrait s'étendre : le premier, si l'on était chassé avec violence du lieu où l'on se trouvait ; l'autre, si l'on était éloigné avec violence du lieu où l'on voulait se transporter. Et il n'y a, en effet, que ces deux cas de possibles. Or, je vous en prie, Romains, suivez mon raisonnement. Quelqu'un chasse-t-il mes esclaves de ma terre, il me chasse du lieu où je suis. Quelqu'un vient-il au-devant de moi avec des hommes armés, hors de ma terre, et m'empêche-t-il d'y entrer, il ne me chasse pas de ce lieu, il m'en repousse. Nos ancêtres ont trouvé un seul mot qui suffit pour exprimer ces deux circonstances, en sorte que je doive être rétabli en vertu d'une seule et même ordonnance, soit que j'aie été chassé de ma terre ou d'auprès de ma terre : D'OÙ VOUS AUREZ ÉTÉ CHASSÉ, dit l'ordonnance. Ce mot D'OÙ annonce en même temps qu'on a été chassé d'un lieu, ou d'auprès d'un lieu. D'où Cinna a-t-il été chassé ? de Rome ; c'est-à-dire, jeté hors de Rome. D'où a-t-il été repoussé ? de Rome, c'est-à-dire, d'auprès de Rome. D'où les Gaulois ont-ils été chassés ? du Capitole ; c'est-à-dire, d'auprès du Capitole. D'où les partisans de Gracchus ont-ils été chassés ? du Capitole ; c'est-à-dire, jetés hors du Capitole. Vous voyez donc qu'un seul mot signifie les deux choses, d'un lieu ou d'auprès d'un lieu. Et, lorsque le préteur ordonne qu'on soit rétabli dans le lieu d'où l'on a été chassé, c'est comme si les Gaulois, pouvant l'obtenir, eussent demandé à nos ancêtres d'être rétablis dans le lieu d'où ils avaient été chassés ; il aurait fallu, je pense, les rétablir, non dans la voie souterraine par où ils avaient voulu emporter le Capitole, mais dans le Capitole même dont ils voulaient se saisir. Car voilà ce qu'on entend par ces mots : RÉTABLISSEZ-LE DANS LE LIEU D'OÙ VOUS L'AVEZ CHASSÉ, soit que vous l'ayez chassé d'un lieu, soit que vous l'en ayez repoussé. L'explication maintenant est simple : rétablissez dans le même lieu ; c'est-à-dire, si vous l'avez chassé d'un lieu, rétablissez-le dans le lieu, non pas dont vous l'avez chassé, mais d'où vous l'avez repoussé. Si quelqu'un, de la pleine mer, s'était approché de sa patrie, et que, rejeté tout à coup par la tempête, il souhaitât d'être rétabli dans le lieu d'où il aurait été chassé, il souhaiterait, je pense, que la fortune le rétablît dans sa patrie, dans le lieu d'où il aurait été repoussé ; non sur la mer, mais dans la ville où il voulait se rendre : de même, en recherchant la signification des mots par la comparaison des choses, si quelqu'un repoussé d'un lieu demande d'être rétabli d'où il a été chassé, il demande d'être rétabli non dans le lieu d'où il a été chassé, mais dans le lieu d'où il a été repoussé. C'est à quoi les paroles nous conduisent, et la chose même nous force d'adopter ce sentiment, de donner cette explication. En effet, Pison (je reviens à ce que je disais au commencement de ce plaidoyer), si quelqu'un vous eût chassé de votre maison avec violence, avec des hommes armés, que feriez-vous ? sans doute, vous réclameriez la même ordonnance que nous. Mais si quelqu'un, à votre retour de la place publique, vous empêchait, avec des hommes armés, d'entrer dans votre maison, que feriez-vous ? vous useriez de la même ordonnance. Lors donc que le préteur aurait ordonné de vous rétablir dans le lieu d'où vous auriez été chassé, vous interpréteriez la chose comme je l'interprète moi-même, puisque ce mot D'OÙ, par lequel il serait ordonné de vous rétablir, peut signifier également qu'il faut vous rétablir dans votre maison, soit que vous ayez été chassé de l'entrée ou de l'intérieur de cette maison. Mais pour que vous n'hésitiez pas, magistrats, soit d'après les mots, soit d'après la chose, à vous prononcer en notre faveur, du milieu des débris de tous les moyens ruinés, s'élève une nouvelle défense. On peut chasser, disent nos adversaires, celui qui est en possession ; celui qui n'est pas en possession, ne peut être chassé en aucune sorte. Ainsi donc, Ébutius, si l'on me chasse de votre maison, je ne dois pas être rétabli ; on doit vous rétablir, si l'on vous chasse de la vôtre. Voyez, Pison, par combien d'endroits pèche cette défense. Et d'abord, remarquez que vous abandonnez votre moyen victorieux : vous qui disiez qu'on ne peut être chassé d'un lieu si l'on n'y est pas, vous convenez maintenant qu'on peut être chassé d'un lieu dont on est en possession, quoiqu'on n'y soit pas. Pourquoi donc, dans cette ordonnance concernant une violence ordinaire, D'OÙ IL M'A CHASSÉ AVEC VIOLENCE, ajoute-t-on ces mots, LORSQUE J'ÉTAIS EN POSSESSION, si l'on ne peut être chassé à moins qu'on ne soit en possession ? ou pourquoi n'ajoute-t-on pas ces mêmes mots dans cette ordonnance, AU SUJET DES HOMMES ARMÉS , s'il faut examiner si celui qui a été chassé était en possession ou non ? Vous dites qu'on ne peut être chassé à moins qu'on ne soit en possession. Jemontre, moi, que si quelqu'un a été chassé sans une troupe d'hommes armés et rassemblés, celui qui avoue avoir chassé gagne sa cause, s'il prouve que celui qu'il a chassé n'était pas en possession. Vous dites qu'on ne peut être chassé à moins qu'on ne soit en possession. Je montre moi par l'ordonnance AU SUJET DES HOMMES ARMÉS, que quand même on pourrait prouver que celui qui a été chassé n'était pas en possession, on doit être condamné si on avoue qu'on l'a chassé. On peut être chassé de deux manières ou sans une troupe d'hommes rassemblés et armés, ou par une violence de cette nature. Pour ces deux cas différents, il y a deux ordonnances différentes. Pour la violence ordinaire, ou simulée, il ne suffit pas de pouvoir montrer qu'on a été chassé, si l'on ne prouve qu'on l'a été lorsqu'on était en possession. Cela même ne suffit point, si l'on ne montre qu'on n'y était, ni par force, ni furtivement, ni précairement. Aussi celui qui déclare qu'il a rétabli, ne craint-il pas d'avouer hautement qu'il a chassé avec violence ; mais il ajoute, Il n'était pas en possession ou même, en convenant que celui qu'il a chassé était en possession, il gagne sa cause s'il prouve que c'était une possession, ou violente, ou frauduleuse, ou précaire. Vous voyez, juges, quels moyens de défense nos ancêtres ont fournis à celui qui a fait violence sans armes et sans multitude rassemblée. Celui, au contraire, qui, s'écartant des formes, des règles, des sages coutumes, a eu recours au fer, aux armes, au meurtre, vous voyez qu'il plaide dépourvu de toute défense et de toute ressource, afin qu'ayant disputé une succession avec les armes, il se prouvât, pour ainsi dire, entièrement désarmé, quand il se défend devant les tribunaux. En quoi donc, Pison, diffèrent les deux ordonnances dont je parle ? quelle différence trouvez-vous d'ajouter ou de ne pas ajouter ces mots, lorsque A. CÉCINA ÉTANT EN POSSESSION OU N'Y ÉTAIT PAS ? Les règles du droit, la diversité des ordonnances, l'autorité de nos ancêtres, tout cela ne fait-il sur vous aucune impression ? Si l'on avait ajouté l'article de la possession, il faudrait l'examiner ; on ne l'a pas ajouté : l'exigerez-vous ? Au reste, ce n'est pas par où je défends Cécina : Cécina était en possession ; et quoique cette question soit étrangère à la cause, je vais cependant, Romains, la traiter en peu de mots : par là vous ne serez pas moins portés à protéger la personne même, qu'à défendre le droit civil. Vous ne niez pas, Ébutius, que Césennia n'ait eu une possession usufruitière. Le même fermier qui avait loué de Césennia, continuant, après sa mort, à tenir la terre en vertu de la même location, était-il douteux que, si Césennia avait une vraie possession lorsque le fermier tenait la terre, son héritier, après sa mort, ne l'ait eue au même titre ? Ensuite, lorsque Cécina lui-même visitait ses héritages, il vint aussi dans cette terre et reçut les comptes du fermier : le fait est prouvé. D'ailleurs, Ébutius, si mon client n'était pas en possession, pourquoi lui signifiâtes-vous qu'il eût à vous abandonner cette terre plutôt que toute autre ? Enfin, pourquoi Cécina lui-même voulait-il être dépossédé suivant les formalités d'usage, et vous avait-il donné cette réponse de l'avis de ses amis et même d'Aquillius ? Mais, dites-vous, Sylla a porté une loi. Sans me plaindre de ces temps désastreux et du malheur de la république, je vous réponds que le même Sylla a mis une clause dans cette loi, il déclare que SI LA LOI ÉTAIT CONTRAIRE AU DROIT REÇU, ELLE SERAIT NULLE. Qu'est-ce qu'on appelle contraire au droit reçu ? est-il quelque chose que le peuple ne puisse ordonner ou défendre ? Sans aller plus loin, cette clause même annonce qu'il est quelque chose qui aimule les lois ; autrement, on ne la mettrait pas dans toutes les lois. Mais, je vous demande, si le peuple ordonnait que je fusse votre esclave, ou que vous fussiez le mien, croyez-vous que cet ordre aurait son effet ? Vous voyez qu'il serait nul, entre toutes les choses que les lois ne peuvent ordonner. Ainsi, vous convenez d'abord que la puissance législative n'est pas illimitée, et ensuite vous ne prouvez pas que, la liberté ne pouvant aucunement se perdre, on puisse perdre le droit de cité. Nos ancêtres nous ont laissé les mêmes lois pour l'une et pour l'autre ; et si une fois le droit de cité ne peut être conservé, la liberté ne peut l'être davantage. Car enfin, peut-on être libre par le droit des Quirites, quand on n'est même pas de leur nombre ? C'est ce que je fis entendre aux juges lorsque, très jeune encore, je plaidais ce point contre Cotta, l'homme le plus éloquent de notre ville. Je défendais la liberté d'une femme d'Arrétium, et Cotta avait fait naître des doutes aux décemvirs sur la validité de notre. action, parce qu'on avait dépouillé les Arrétins du droit de cité : je soutenais fortement qu'ils n'avaient pu perdre ce droit. Les décemvirs ne décidèrent rien dans la première audience ; mais ensuite, après une délibération mûre et réfléchie, ils prononcèrent en notre faveur. C'était du vivant de Sylla, et malgré le talent de Cotta, notre adversaire, que cette décision fut donnée. Pourquoi citerais-je les autres circonstances où tous ceux qui sont dans le même cas agissent en vertu dela loi, poursuivent leur droit, exercent le privilége de citoyen sans nulle difficulté de la part des magistrats, des juges, des hommes instruits ou ignorants ? Aucun de vous, Romains, ne doute de ce que je dis. Écoutez, Pison, une objection qui vous a échappé, je ne l'ignore pas ; on demande comment, si le droit de cité ne peut se perdre, nos citoyens sont souvent partis pour les colonies latines. Ils sont partis, ou de leur propre mouvement, ou pour ne point subir une peine légale. S'ils eussent voulu subir cette peine, ils auraient pu rester dans Rome et y jouir des droits de citoyen. Et celui qu'a livré le chef des féciaux, celui que son père ou le peuple a vendu, comment perd-il le droit de cité ? On livre un citoyen romain pour affranchir la cité d'un engagement solennel : lorsqu'il est reçu, il appartient à ceux auxquels il a été livré ; si on ne le reçoit pas comme les Numantins n'ont pas reçu Mancinus, par cela même il conserve tous les droits de citoyen dont il jouissait auparavant. Si un père a vendu le fils que la naissance avait soumis à son pouvoir, il renonce au pouvoir qu'il avait sur ce fils. Lorsque le peuple vend un citoyen qui a fui pour se soustraire au service militaire, il ne lui ôte pas la liberté ; il juge qu'il n'est pas libre, puisqu'il n'a pas voulu s'exposer au péril pour conserver sa liberté. Et lorsqu'il vend celui qui n'a pas fait inscrire son nom sur le rôle des censeurs, il juge que l'inscription sur ce rôle affranchissant son esclave légitime, tout homme libre qui n'a point déclaré son nom aux censeurs, a renoncé de lui-même à la dignité d'homme libre. Que si, dans ces diverses occasions, on peut très bien ôter à quelqu'un la liberté ou le droit de cité, ceux qui rapportent ces exemples n'aperçoivent point les vraies intentions de nos ancêtres, qui ont voulu qu'on pût ôter l'un et l'autre avec ces formes, mais n'ont pas voulu qu'on pût le faire sans ces mêmes formes. Puisqu'ils citent ces autorités prises dans le droit civil, je voudrais qu'ils montrassent à qui, en vertu des lois, on a fait perdre la liberté ou le droit de cité romaine. Pour ce qui est de l'exil, on voit clairement quelle est sa nature. L'exil n'est pas un supplice, mais un port et un asile pour se dérober au supplice car ceux qui veulent se soustraire à une punition ou à une disgrâce, changent de pays, de lieu et de demeure. Aussi ne trouvera-t-on pas que les lois, chez nous, comme chez les autres peuples, punissent quelque crime de l'exil. Mais lorsque des citoyens veulent éviter les peines infligées par la loi, la prison, la mort, l'ignominie, ils se retirent en exil comme dans un refuge : s'ils voulaient subir dans leur ville la rigueur des lois ils ne perdraient le droit de cité qu'en perdant la vie ; ne le voulant point, on ne leur ôte pas le droit de cité, ce sont eux qui y renoncent et qui l'abandonnent. Comme, d'après nos lois, on ne saurait appartenir à deux villes, un citoyen perd enfin le droit de cité, lorsque, en s'enfuyant, il est reçu dans le lieu de son exil, c'est-à-dire, dans une autre ville. J'ai supprimé beaucoup de choses sur cet article de notre jurisprudence ; toutefois, Romains, je ne l'ignore pas, j'en ai dit plus que n'en demande l'affaire soumise à votre décision. Je l'ai fait, non que je jugeasse cette discussion nécessaire à la cause, mais afin de faire voir à tout le monde que le droit de cité n'a été enlevé et ne peut être enlevé à personne. J'ai voulu l'apprendre à ceux auxquels Sylla a voulu faire cette injustice, comme à tous les autres citoyens anciens et nouveaux. On ne saurait en effet montrer pourquoi, si on peut faire perdre le droit de cité à quelque nouveau citoyen, on ne pourrait pas en dépouiller tous les patriciens et les plus anciens citoyens. Mais que cette discussion soit étrangère à la cause, on peut s'en convaincre, d'abord parce que ce n'est pas là-dessus que vous avez à prononcer ; ensuite parce que Sylla lui-même, en ôtant à plusieurs le droit de cité romaine, ne leur a point enlevé le droit d'aliéner et d'hériter. Il veut qu'ils soient traités comme les habitants de Rimini : or, qui ne sait pas que ceux-ci jouissaient des mêmes droits que les douze colonies, et qu'ils pouvaient hériter des citoyens romains ? Mais quand même Cécina aurait pu perdre par la loi son droit de cité, tous les gens honnêtes ne devraient-ils pas chercher les moyens de corriger l'injustice et de rétablir dans ce droit un homme si avantageusement connu, si sage, d'une prudence si consommée, d'un si rare mérite, d'une si grande considération, plutôt que de s'inquiéter comment il s'est pu trouver un homme de l'ignorance et de l'effronterie de Sext. Ébutius, pour prétendre que Cécina a été dépouillé du droit de cité dont il est si évident qu'il n'a rien perdu. Niais comme Cécina n'a point trahi son droit, comme il n'a point cédé à l'audace et à l'insolence d'Ébutius, la cause de Cécina étant la cause du peuple romain, celle de tous les peuples, je la confie à votre justice et à votre religion. Cécina fut toujours jaloux de se concilier votre estime et celle des hommes qui vous ressemblent, juges ; et ce n'est pas là ce dont il s'est le moins occupé dans cette cause. Il n'a eu d'autre but que de paraître n'avoir pas absolument négligé son droit, et il n'appréhende pas moins de passer pour mépriser Ébutius, que pour avoir été méprisé par lui. Si donc, abstraction faite de la cause, on peut louer les deux rivaux, vous voyez dans Cécina un homme d'une modestie admirable, d'un mérite rare, d'une probité reconnue, et dont les premiers citoyens de l'Étrurie ont admiré la vertu et la douceur dans l'une et l'autre fortune. Si du côté de la partie adverse, quelque chose doit choquer dans la personne, vous voyez, pour n'en pas dire plus, un homme qui confesse avoir rassemblé et armé des satellites. Sans considérer les personnes, si vous n'examinez que la cause en elle-même, vous avez à prononcer sur la violence ; or, celui contre qui je parle avoue qu'il a fait violence avec des gens armés : il entreprend de se défendre par un mot, et non par la justice ; mais cette défense même lui a été enlevée ; là-dessus nous avons pour nous la décision des hommes les plus sages. Il ne s'agit pas dans ce jugement de savoir si Cécina était en possession ou non, et cependant j'ai prouvé qu'il était en possession ; il est encore moins question si la terre lui appartient ou non en propriété, et cepéndant j'ai montré qu'elle lui appartenait ; maintenant, examinez ce que vous devez prononcer sur des hommes armés, dans les circonstances actuelles ; sur la violence d'après l'aveu d'Ébutius ; sur l'équité naturelle d'après notre discussion ; sur le droit civil d'après l'esprit de l'ordonnance. |