CICÉRON
   
DISCOURS POUR BALBUS
  
( 56 av. J.-C. )

 


 
( M. Cabaret-Dupaty, Cicéron, Œuvres complètes, IX, Paris, 1919 ).
 

 
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1.
    Si dans les tribunaux la considération personnelle des défenseurs est de quelque poids, elle ne manque point à la cause de Balbus, qui a pour avocats les hommes les plus distingués ; ni l'expérience, ce sont les plus habiles ; ni le talent, ce sont les plus éloquents ; ni l'affection, ce sont ses meilleurs amis, ceux que lui ont attachés de grands services et des liaisons intimes. Mais moi, quels titres apporté-je à cette cause ? point d'autre considération que celle dont vous voulez bien m'honorer, une faible expérience, un talent qui ne répond nullement à mon zèle. Balbus, je le vois, doit infiniment à ses autres défenseurs, et moi, je montrerai ailleurs combien je lui suis redevable. J'aime à le déclarer en commençant : si je ne puis m'acquitter par des services réels envers les amis qui se sont intéressés à mon rappel et à ma gloire, je m'acquitterai du moins par les sentiments et par l'expression de ma reconnaissance. Quelle force, juges, nous avons admirée hier dans le discours de Cn. Pompée ! quelle facilité ! quelle abondance ! et non contents, juges, d'une approbation silencieuse, vous avez manifesté hautement votre admiration. Pour moi, je n'ai rien entendu de plus habile sur la question de droit, de plus ingénieux sur les usages et sur les exemples de nos ancêtres, de plus profond sur les traités : je n'ai jamais ouï parler de guerres avec une autorité plus imposante, de la république avec plus de dignité, de soi-même avec plus de modestie, d'une cause et d'une accusation avec plus d'éloquence. Rien donc ne me parait plus vrai que ce qu'on avait peine à croire, et ce qui a été dit par certains philosophes livrés aux sciences et aux lettres, qu'un homme dont l'âme embrassait toutes les vertus exécutait aisément tout ce qu'il voulait entreprendre. Quand L. Crassus lui-même, né avec un talent si rare pour la parole, aurait plaidé cette cause, eût-il montré plus de fécondité, d'abondance, de variété, que nous en avons remarqué dans Pompée, qui n'a pu donner aux études oratoires que les intervalles de repos que lui a laissés, depuis sa jeunesse jusqu'à ce jour, un enchaînement de guerres et de victoires ? Et c'est pour moi une tâche d'autant plus difficile de parler le dernier, que je viens après un orateur dont le discours n'a pas effleuré seulement vos oreilles, mais s'est gravé profondément dans vos esprits ; de sorte que je dois craindre que le simple souvenir de ce que vous a dit Pompée ne vous soit plus agréable que tout ce que moi ou tout autre pourrait vous dire.

2.

    Mais il faut me prêter non seulement aux désirs de Balbus, à qui, dans l'accusation qu'on lui intente, je ne puis rien refuser, mais encore à ceux de Pompée, qui a voulu que, dans cette cause, ainsi que je l'ai déjà fait dans une autre, plaidée devant vous-mêmes, juges, j'entreprisse de louer et de défendre son bienfait, sa conduite et le motif qui l'a dirigée. C'est, à ce qu'il me semble, une chose bien digne de l'accusé, due à la gloire éclatante d'un éminent personnage, essentielle pour éclairer la religion des juges, décisive dans l'intérêt de la cause, que tout le monde demeure d'accord qu'une action est légitime, dès qu'il est constant que Cn. Pompée l'a faite : car rien de plus vrai que ce qu'il disait hier lui-même, qu'en forçant Balbus à combattre pour toute son existence, on ne l'accusait d'aucun délit. On ne l'accuse, en effet, ni d'avoir usurpé le titre de citoyen, ni d'avoir déguisé son origine, ni d'avoir caché son état à la faveur d'un mensonge impudent, ni d'avoir glissé son nom dans les registres des censeurs. Tout ce qu'on lui reproche, c'est d'être né à Gadès; et personne ne le nie. Au reste, de l'aveu même de l'accusateur, l'Espagne, dans une guerre très difficile, a vu Balbus servir sous Q. Metellus et sous C. Memmius, sur terre et sur mer. Lorsque Pompée vint dans ce pays, et qu'il fit choix de Memmius pour son questeur, Balbus continua de lui rester attaché. Il partit pour Carthagène, se trouva aux deux sanglantes batailles de la Turia et du Sucron; il accompagna Pompée jusqu'à la fin de la guerre. Tels sont les combats où Balbus s'est trouvé, tel est son empressement à nous servir, tels sont les travaux qu'il a essuyés et les périls qu'il a courus pour notre république, tel est son courage digne d'un illustre général ; tels étaient enfin ses droits à une honorable récompense, récompense dont il faut demander compte non à celui qui l'a obtenue, mais à celui qui l'a décernée.

3.

    Tels sont les motifs pour lesquels Cn. Pompée l'a décoré du titre de citoyen. L'accusateur ne conteste pas le fait, mais il le blâme. Ainsi, pour Balbus, il approuve la conduite, en même temps qu'il cherche à le faire punir ; et, pour Pompée, il attaque le fait, sans demander qu'on le punisse. Ainsi il veut qu'on prononce contre l'honneur, contre l'état de l'homme le plus irréprochable, et contre un acte du plus illustre de nos généraux. C'est donc l'existence civile de Balbus et un acte de Pompée qui sont cités en justice. Vous convenez que, dans la ville où il est né, Balbus est d'une des familles les plus distinguées; que, dès sa plus tendre enfance, renonçant à ses affaires personnelles, il a, dans toutes nos guerres, accompagné nos généraux ; qu'il n'est point de travaux guerriers, point de siége, point de bataille auxquels il n'ait pris part. Rien en cela qui ne soit honorable, personnel à Balbus ; et je n'y vois aucun motif d'accusation. Où donc est le délit ? c'est que Pompée l'a décoré du titre de citoyen. Balbus est-il coupable ? Nullement, à moins qu'un honneur ne soit une ignominie. Qui donc est coupable ? Dans le fait, personne ; par l'accusation, celui-là seul qui a accordé la grâce. Mais quand même, par un motif de faveur, Pompée aurait récompensé un homme moins digne de cet honneur, et qui, bien qu'estimable, ne nous aurait pas rendu de si grands services ; enfin, quand il aurait, non pas enfreint la loi, mais agi contre les règles d'une exacte convenance, il faudrait toujours s'interdire un pareil reproche. Mais que dit-on ? que prétend l'accusateur ? Pompée, dit-il, a enfreint la loi : ce qui est plus grave que s'il lui reprochait d'avoir agi contre les convenances ; car il est des choses qu'il ne convient pas de faire, encore qu'elles soient permises par la loi ; mais tout ce que la loi défend, on ne doit jamais se le permettre.

4.

    Ici, juges , je n'hésiterai pas à le soutenir il n'est pas permis de douter que ce qu'a fait Cn. Pompée, non seulement il le pouvait faire, mais qu'il le devait. Eh ! que manque-t-il à ce grand homme, qui empêche qu'on lui accorde ce privilège ? L'expérience ? mais le terme de son enfance a été pour lui le premier pas dans la carrière des guerres et des commandements les plus considérables. La plupart des hommes de son âge ont vu moins de camps qu'il n'a remporté de victoires ; il compte autant de triomphes qu'il y a de rivages et de parties dans le monde; il a remporté autant de victoires qu'il y a dans la nature d'espèces de guerres. Serait-ce le génie qui lui manque ? mais les hasards mêmes et les événements ont suivi ses desseins, plutôt qu'ils ne les ont réglés : pour le servir, avantage unique, le bonheur et le courage se sont disputé la gloire de le favoriser, de telle sorte qu'on attribuait généralement le succès à l'homme plus qu'à la fortune. A-t-on jamais eu lieu de désirer en lui la continence, l'intégrité, l'exactitude, la régularité ? est-il un homme que nos provinces, que les peuples libres, que les rois, que les nations étrangères aient vu, aient imaginé, dans leurs espérances ou dans leurs désirs, plus chaste, plus modéré, plus intègre ? Que dirai-je de sa réputation ? elle est aussi éclatante qu'elle doit l'être avec de telles vertus et une telle gloire. Le sénat et le peuple lui ont accordé pour récompense les plus magnifiques honneurs, et même des commandements, sans qu'il les ait demandés, et quoiqu'il les refusât. Discuter un acte émané d'un tel homme ; examiner si ce qu'il a fait, il lui était permis de le faire ou non ; que dis-je ? s'il le pouvait faire sans crime (car on l'accuse d'avoir agi contre les traités, contre la foi et les engagements du peuple romain), une telle imputation n'est-elle pas honteuse pour le peuple romain, honteuse pour vous-mêmes ?

5.

    Voici ce que mon père m'a raconté dans mon enfance. Q. Metellus, fils de Lucius, avait à se défendre d'une accusation de concussion; oui, Metellus, ce grand citoyen qui trouva plus doux de sauver sa patrie que de l'habiter, qui aima mieux abandonner Rome que ses principes. Or, comme il plaidait sa cause, et qu'on faisait passer ses comptes pour en examiner un article, il n'y eut aucun des juges, parmi ces chevaliers romains si respectables, qui ne détournât les yeux, et qui ne fût prêt à s'éloigner, dans la crainte de paraître suspecter si ce que Metellus avait porté sur ses registres était vrai ou faux. Et nous, après que Cn. Pompée a rendu une ordonnance de l'avis de son conseil, nous voulons la soumettre à notre révision, la confronter avec les lois, la rapprocher des traités, l'examiner avec une rigueur malveillante ! Dans Athènes, dit-on, un citoyen qui avait mené une vie vertueuse et irréprochable, ayant à déposer dans une cause publique, s'approcha des autels, suivant la coutume des Grecs, pour prêter serment : tous les juges s'y opposèrent d'une voix unanime. Ainsi, des Grecs n'ont pas voulu qu'un homme d'une vertu éprouvée parût s'engager par un serment solennel, plutôt que par sa simple parole; et nous, nous douterions de la fidélité de Cn. Pompée à maintenir religieusement la foi des traités et les dispositions des lois ? Dans quel esprit, selon vous, a-t-il agi contre les traités ? est-ce à son insu ou sciemment ? Sciemment ? O splendeur du nord romain ! grandeur et majesté de notre empire ! gloire de Cn. Pompée, répandue au loin sur toute la terre, et qui ne connaît d'autres bornes que celles de nos conquêtes ! nations, peuples, cités, rois, tétrarques, tyrans, témoins de son courage admirable dans la guerre, de son exactitude religieuse dans la paix ! je vous atteste enfin, régions inconnues, territoires où finit l'univers ; et vous, mers, ports, îles, rivages (car est-il une région maritime, une place, un lieu, où l'on ne voie empreintes les traces de la bravoure de cet illustre général, et surtout de sa douceur, de sa magnanimité, de sa prudence ?) qui donc aura l'audace d'avancer qu'un tel homme, un homme dont la sagesse, dont la vertu, dont la fermeté inébranlable sont au-dessus de tout ce qu'on saurait imaginer, ait sciemment méprisé, violé, rompu les traités ?

6.

    L'accusateur m'approuve d'un geste; il me fait entendre que Pompée l'a fait à son insu : comme si, lorsqu'on prend part au gouvernement d'une si grande république, qu'on est à la tête des plus importantes affaires, on méritait moins le blâme pour ignorer absolument la loi que pour la violer sciemment ! Ainsi donc, après avoir soutenu en Espagne une guerre importante, acharnée, Pompée ignorait les lois par lesquelles Gadès se gouverne ? Dira-t-on qu'il ne pouvait expliquer le traité fait avec un peuple dont il ne connaissait pas la langue ? On osera donc prétendre que Cn. Pompée ne savait pas ce que des hommes médiocres, sans aucune expérience, sans aucun goût pour l'art militaire, ce qu'enfin de simples copistes font profession de savoir ? Pour moi, juges, je pense bien différemment ; et si Cn. Pompée est supérieur dans toutes sortes de connaissances, même dans celles qu'il n'est pas facile d'acquérir sans beaucoup de loisir, je crois qu'il y joint encore le mérite singulier de posséder éminemment la connaissance des traités, des conventions et des conditions qui régissent les peuples, les rois, les nations étrangères ; enfin de toutes les parties du droit de la guerre et de la paix ; à moins peut-être que ce que les livres nous apprennent dans le repos du cabinet, Cn. Pompée n'ait pu l'apprendre ni par l'étude, lorsqu'il se reposait de ses travaux, ni par la pratique, lorsqu'il était à la tête des affaires. A mon avis, juges, la cause est plaidée. Ce que je dirai de plus doit être attribué au malheur des temps bien plus qu'à la nature de cette action judiciaire. En effet, c'est le travers qui entache en quelque sorte notre siècle, de porter envie au mérite, de vouloir ternir l'éclat de sa renommée. Ah ! si Cn. Pompée eût existé il y a cinq cents ans; s'il eût paru alors un homme dont, quoiqu'il fût encore adolescent et simple chevalier romain, le sénat eut souvent imploré le secours pour le salut de la république ; un homme dont les exploits et les éclatantes victoires auraient parcouru toutes les nations sur l'un et sur l'autre élément ; un homme dont les trois triomphes attesteraient que le monde entier est soumis à notre empire ; un homme que le peuple romain aurait décoré d'honneurs extraordinaires; si quelqu'un prétendait maintenant que ce qu'a fait un tel homme, il l'a fait contre les traités, qui voudrait l'entendre ? personne assurément. Sa mort ayant fait taire l'envie, ses exploits apparaîtraient, soutenus de la gloire immortelle de son nom. Ainsi donc sa vertu, que nous ne connaîtrions que par ouï-dire, ne nous laisserait aucun doute ; et, lorsque nous la voyons présente, éprouvée, devant nos yeux, elle sera en butte aux attaques des détracteurs ?

7. 

    Je ne parlerai donc plus de Pompée dans le reste de mon discours; mais vous, juges, conservez-en le souvenir dans votre mémoire. Quant à la loi, aux traités, aux anciens exemples, aux usages constants de notre république, je ne ferai que répéter ce que vous avez déjà entendu : car ni M. Crassus, qui a mis tant de soin à vous développer la cause avec tout le talent et le zèle dont il est capable ; ni Cn. Pompée, dont le discours était riche de tous les ornements qu'on pouvait attendre de lui, ne m'ont rien laissé à dire de nouveau. Mais puisque, malgré mon refus, ils veulent tous deux que je mette, en quelque sorte, la dernière main à leur ouvrage, je vous prie de croire que c'est moins par envie de discourir que pour servir un ami que je me suis chargé de cette tâche et de ce ministère. Avant d'entrer dans la cause et de discuter le droit de Balbus, il me semble que, pour détourner l'effet de la malignité, je dois dire un mot de la condition commune à nous tous tant que nous sommes. Si chacun de nous devait rester dans le rang où il est né ; s'il devait garder jusqu'à la vieillesse l'état où le sort l'a fait naître ; si tous ceux que la fortune a élevés, ou que leurs travaux et leurs talents ont illustrés, devaient en être punis, une telle loi, une telle condition d'existence ne serait pas plus dure pour Balbus que pour tant d'autres hommes distingués par leurs vertus et par leur courage. Mais si le mérite de plusieurs, si leur génie et leurs talents les ont fait sortir d'un rang infime et de l'obscurité d'une première origine, leur ont procuré non seulement des amitiés utiles et des biens immenses, mais encore des honneurs, de la gloire, un rang distingué, je ne vois pas pourquoi l'envie serait plus empressée d'outrager le mérite de Balbus que votre équité de venir en aide à sa modestie. Ainsi, juges, ce que je dois surtout vous demander, je ne vous le demande pas, dans la crainte de paraître douter de vos lumières et de vos sentiments. Or, je dois vous demander de ne pas haïr le génie, de ne pas vous montrer ennemis du talent, de ne pas croire qu'il faille persécuter l'instruction, punir le mérite. Je vous demande, si vous voyez que notre cause se soutient et se défend par elle–même, de vouloir bien que les grandes qualités personnelles de Balbus en facilitent plutôt qu'elles n'en retardent le triomphe.

8. 

    Ce qui a donné naissance au procès qu'on intente à Balbus, c'est la loi portée, avec l'autorisation du sénat, par L. Gellius et Cn. Cornelius; loi qui ordonne clairement qu'on regardera comme citoyens romains ceux que Cn. Pompée, de l'avis de son conseil, aura décorés nommément de ce titre. Pompée, ici présent, déclare que Balbus en a été décoré. Les registres publics en font foi, l'accusateur en convient; mais il prétend qu'aucun membre d'un peuple fédéré ne peut obtenir le titre de citoyen romain, si ce peuple n'a pas accepté la loi qui l'y autorise. L'excellent jurisconsulte ! le savant antiquaire ! le merveilleux réformateur de notre république ! Il ajoute aux traités une disposition pénale ; il veut que les villes fédérées n'aient aucune part à nos faveurs, à nos récompenses : car pouvait–on rien dire qui annonçât plus d'impéritie, que d'avancer que les villes fédérées devaient accepter cette loi, lorsque le privilége d'y donner son consentement n'est pas plus celui des villes fédérées que de toutes les villes libres ? Tout ce qu'on a voulu en accordant ce privilége, c'est que, si le peuple romain avait porté une loi, et si les peuples alliés et latins l'avaient adoptée, s'ils y avaient donné leur consentement, ils fussent alors assujettis à la même loi que nous. On n'a pas prétendu porter la moindre atteinte à nos droits, mais seulement permettre à ces peuples de se servir de la jurisprudence que nous aurions établie, ou d'user de quelques-uns de nos avantages et de nos priviléges. C. Furius, du temps de nos ancêtres, a porté une loi sur les testaments ; Q. Voconius en a porté une sur le droit des femmes à succéder; on en a fait une infinité d'autres sur le droit purement civil : les Latins ont adopté celles qu'ils ont voulu. D'après la loi Julia même, laquelle accorde aux alliés et aux Latins le droit de cité romaine, les peuples qui n'y auront pas donné leur consentement ne jouiront pas de ce droit. Et c'est ce qui occasionna de vives contestations dans Naples et dans Héraclée, une grande partie des habitants de ces villes préférant au titre de citoyens romains l'avantage de se gouverner par leurs lois, qu'ils tenaient d'un traité. Telle est enfin la nature de cette faculté de donner son consentement et des termes qui l'expriment, que les peuples n'en jouissent pas comme d'un droit, mais l'obtiennent de nous comme une grâce. Lorsque le peuple romain a sanctionné une loi, si cette loi est telle qu'on puisse permettre à des villes fédérées ou libres de décider elles-mêmes de quelle jurisprudence elles veulent se servir pour ce qui les regarde, et non pour ce qui nous intéresse, alors il faut examiner si ces villes ont donné ou non leur consentement. Mais, lorsqu'il s'agit de notre république, de notre empire, de nos guerres, de nos victoires, de notre sûreté, on n'a point voulu qu'elles eussent le privilége de consentir ou de refuser.

9.

    Or, s'il n'est permis ni à nos généraux, ni au sénat, ni au peuple romain, d'adopter dans les villes de nos alliés et de nos amis tout homme qui aura le plus de courage et de mérite, et de l'engager par la perspective des récompenses à s'exposer pour notre salut, il faudra nous priver, dans les périls et les circonstances critiques, d'un avantage essentiel, et souvent même des plus grandes ressources. Mais, au nom des dieux ! quelle est cette alliance, quelle est cette amitié, quel est ce traité d'après lequel il faudra que notre empire, dans ses périls, se prive, pour sa défense, d'un habitant de Marseille, de Gadès, de Sagonte ? Ou si, parmi ces peuples, il s'est rencontré un homme qui ait secondé nos généraux par ses efforts, par des fournitures de vivres, par son courage à braver les dangers ; qui dans la mêlée se soit souvent mesuré corps à corps avec nos ennemis, qui ait souvent exposé sa tête à leurs traits, souvent afftonté pour nous la mort, ne pourra-t-il à aucun prix être gratifié du droit de cité romaine ? Certes, il serait dur pour le peuple romain de ne pouvoir employer ceux de ses alliés qui se distinguent par leur bravoure, et qui veulent partager nos périls; il serait injurieux, déshonorant pour nos alliés eux-mêmes, et pour les « fédérés » dont il s'agit, que ceux d'entre eux qui seraient les plus fidèles et les plus dévoués à nos intérêts, se vissent exclus des récompenses et des honneurs qui sont accessibles aux tributaires, accessibles aux ennemis, et souvent à des esclaves. Nous voyons en effet qu'une foule de tributaires de l'Afrique, de la Sicile, de la Sardaigne et des autres provinces, ont été décorés du titre de citoyens romains ; on a même, nous le savons, honoré de ce titre des ennemis qui, étant passés dans l'armée de nos généraux, avaient été d'une grande utilité à la république; enfin les esclaves, dont les droits et la condition sont si infimes, ont souvent, pour avoir servi l'État, été, par un décret public, gratifiés de la liberté, c'est-à-dire du titre de citoyens romains.

10.

    Voilà donc, grand défenseur des traités et des alliances, voilà la condition à laquelle vous réduisez les habitants de Gadès, vos concitoyens ! Oui, ceux que, avec les troupes auxiliaires de vos ancêtres, nous avons soumis et assujettis à notre puissance, pourront, si le peuple romain le permet, être gratifiés du droit de cité romaine par le sénat et par nos généraux ; et les Gaditains ne le pourront pas eux-mêmes ! S'ils avaient ordonné, par leurs lois et par leurs décrets, qu'aucun de leurs citoyens ne pourrait entrer dans le camp des généraux du peuple romain; qu'aucun ne pourrait risquer ses jours, exposer sa vie pour notre empire ; que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions pas employer le secours des habitants de Gadès ; s'ils avaient défendu particulièrement à quelque homme distingué par sa bravoure et son mérite de combattre pour notre empire à ses propres risques, nous aurions grand sujet de nous plaindre que l'on diminuât les ressources du peuple romain, que l'on portât le découragement dans l'âme des hommes les plus valeureux, que l'on nous privât de l'affection et de la bravoure des étrangers. Cependant quelle différence y a-t-il que les peuples fédérés défendent par une loi de sortir de leurs villes pour prendre part à nos guerres, ou que les priviléges dont nous aurons récompensé le courage de leurs concitoyens ne soient pas confirmés ? Non, si vous abolissiez les récompenses de la valeur, nous ne trouverions pas en eux plus de secours que s'il leur était absolument défendu de prendre part à nos guerres. En effet, puisque, même pour leur patrie, on a vu peu d'hommes, depuis que le monde existe, qui, sans être animés par l'espoir d'une récompense, aient exposé leur vie aux traits des ennemis; croyez-vous que, pour une république étrangère, quelqu'un ira se jeter dans les périls, lorsqu'on ne lui offrira point, et que même on lui interdira toute récompense ?

11.

    Mais, outre qu'il est absurde d'attribuer aux peuples fédérés, comme un droit spécial, le privilége de consentir, qui leur est commun avec les peuples libres (d'où l'on voit nécessairement, ou que personne chez nos alliés ne peut devenir citoyen romain, ou que les habitants des villes fédérées peuvent le devenir), notre savant docteur ignore toute notre jurisprudence concernant le changement de cité, jurisprudence fondée non seulement sur les lois publiques, mais sur les volontés particulières. En effet, suivant notre jurisprudence, on ne peut malgré soi changer de cité ; on le pourrait si on le voulait, pourvu qu'on fût adopté par la république dont on voudrait devenir citoyen. Par exemple, si les habitants de Gadés appelaient nommément un citoyen de Rome à être citoyen de leur ville, notre concitoyen serait absolument libre d'y consentir, et le traité n'empêcherait pas que, de citoyen de Rome, il pût devenir citoyen de Gadès. Mais d'après notre droit civil, nul ne peut être citoyen de deux villes. On ne saurait être citoyen de Rome quand on s'est donné formellement à une autre ville. Ainsi nous avons vu, après leur disgrâce, d'illustres personnages, Q. Maximus, C. Lénas, Q. Philippus, devenir citoyens de Nucérie; C. Caton, de Tarragone ; Q. Cépion et P. Rutilius, de Smyrne; ils n'ont pu cesser d'être citoyens de Rome avant de l'avoir quittée et de s'être retirés dans une autre cité. Mais ce n'est pas seulement en se donnant à une autre ville qu'on peut en devenir citoyen ; on peut encore changer de cité par le retour à son premier domicile. Et ce n'est pas sans raison qu'au sujet de l'affranchi Cn. Publicius Menander, que, du temps de nos ancêtres, nos ambassadeurs, partant pour la Grèce, avaient pris avec eux comme interprète, on a consulté l'assemblée du peuple pour décider que si ce Publicius, après être retourné dans sa patrie, revenait ensuite à Rome, il n'en fût pas moins citoyen de cette ville. Anciennement, beaucoup de citoyens romains ont d'eux-mèmes, sans avoir été condamnés, sans avoir perdu leurs droits civiques, abandonné notre ville pour aller s'établir dans une autre.

12.

    Si un citoyen de Rome peut devenir citoyen de Gadès, ou par l'exil, ou par le retour à son premier domicile, ou par le renoncement à cette ville, pourquoi, pour revenir à l'espèce de traité que nous appelons « foedus », lequel est étranger à la cause, puisque nous raisonnons sur le droit de cité, et non sur les conditions des traités; pourquoi, dis-je, un citoyen de Gadès ne pourrait-il pas devenir citoyen de Rome ? Pour moi, je pense bien autrement; et puisque de toutes les villes la route est ouverte pour arriver à la nôtre, et que de même le chemin n'est pas fermé à nos citoyens pour aller en d'autres villes, il me semble que plus une ville nous est unie par l'amitié, par une alliance, par des conventions, par un pacte, par un traité, plus elle mérite de partager nos privilèges, nos récompenses, le droit de cité romaine. Les autres villes ne balanceraient pas à donner chez elles le droit de cité à tous nos citoyens, si nous avions la même jurisprudence qu'elles; mais nous ne pouvons être en même temps citoyens de Rome et d'une autre ville; les autres le peuvent. Aussi voyons-nous que dans les villes grecques, par exemple à Athènes, des hommes de Rhodes, de Lacédémone, de tous les pays, sont reçus au nombre des citoyens : les mêmes individus sont tout à la fois citoyens de plusieurs républiques. J'ai vu moi-même quelques-uns de nos citoyens, faute de connaitre nos lois, siéger à Athènes au nombre des juges, être membres de l'aréopage, inscrits dans une tribu et rangés dans une classe. Ils ignoraient que, en acquérant le titre de citoyens d'Athènes, ils perdaient celui de citoyens de Rome, à moins de le recouvrer par droit de retour. Mais jamais un homme instruit de notre jurisprudence, de nos usages, et jaloux de conserver le droit de cité romaine, ne s'est attaché formellement à une autre cité.

13.

    Mais toute cette discussion, toute cette partie de mon discours regarde la jurisprudence commune pour le changement de cité. Elle n'a rien qui soit propre à la foi des traités et des alliances ; car, je le soutiens, en général, il n'est dans l'univers aucune nation, ou si contraire au peuple romain par la haine et par une antipathie naturelle, ou si unie à ce même peuple par l'attachement et par l'affection, chez laquelle il nous soit défendu de prendre un citoyen et de le gratifier du droit de cité. O jurisprudence admirable, que, par l'inspiration des dieux, nos ancêtres ont établie dès les premiers commencements de la puissance romaine ! aucun de nous ne peut être citoyen de plus d'une ville, parce que la différence des villes emporte nécessairement la diversité des lois ; aucun de nous ne peut devenir malgré lui citoyen d'une autre république, ni, malgré lui, rester citoyen de Rome. Tel est, en effet, le fondement le plus solide de notre liberté : chacun de nous est maître de conserver ou d'abandonner son privilège. Mais ce qui, sans contredit, a le mieux assuré notre empire, ce qui a le plus étendu le nom romain, c'est que Romulus, le premier de nos rois, le fondateur de cette ville, nous a appris, par le traité fait avec les Sabins, que nous devions agrandir notre république par l'adoption même d'ennemis comme citoyens. D'après l'autorité d'un tel exemple, nos ancêtres ne cessèrent jamais d'accorder et de communiquer à d'autres peuples le droit de cité romaine; aussi, dans le Latium, une foule d'habitants de Tusculum et de Lanuvium, et, ailleurs, des peuples entiers, tels que les Sabins, les Volsques, les Herniques, ont obtenu de nous le droit de cité. Les habitants de ces villes qui ne l'auraient pas voulu, n'auraient pas été forcés de devenir citoyens de Rome; et si quelques-uns avaient acquis le droit de cité romaine par la faveur du peuple, on n'aurait point regardé cela comme une infraction au traité fait avec eux.

14.

    Mais il existe certains traités, tels que ceux des Germains, des Insubriens, des Helvétiens, des Iapides et de quelques barbares de la Gaule : dans ces traités se trouve stipulé, par exception, qu'aucun d'eux ne pourra être reçu par nous comme citoyen. Que si, d'après cette clause, cela est défendu, il faut nécessairement que cela soit permis par les traités où cette exception ne se trouve pas. Où donc est-il stipulé, dans le traité de Gadès, que nous ne pourrons recevoir comme citoyen aucun habitant de Gadès ? Nulle part ; et quand cette clause y serait inscrite, elle aurait été annulée par la loi Gellia-Cornelia, qui donnait clairement à Pompée le pouvoir d'accorder le droit de cité. La clause, dit l'accusateur, existe, parce que le traité est consacré. Je vous pardonne de n'être pas fort sur les lois carthaginoises, puisque vous avez abandonné votre ville, et de n'avoir pu étudier les nôtres, puisque elles-mêmes, par un jugement public, vous ont éloigné de tout moyen de les connaître. Qu'y avait-il dans la loi portée en faveur de Pompée par les consuls Gellius et Lentulus, qui pût être regardé comme une clause consacrée ? D'abord il ne peut y avoir de consacré que ce que le peuple, assemblé par curies et par centuries, a sanctionné : ensuite, les sanctions doivent être consacrées ou par la nature même de la loi, ou par une invocation aux dieux qui lui donne un caractère sacré, ou par le genre de la peine qui livre à leur colère la tête de l'infracteur. Or, trouvez-vous rien de tel dans le traité de Gadès ? Soutenez-vous qu'il est consacré par l'anathème prononcé contre l'infracteur, ou par l'invocation énoncée dans la loi ? Je dis, moi que rien, absolument rien de tout ce traité n'a été déféré au peuple assemblé par curies et par centuries : que si quelque proposition lui a été faite concernant les habitants de Gadès, il n'y a jamais eu de loi formelle ni de peine portée pour nous interdire de recevoir aucun d'eux connue citoyen. Dans tous les cas, on devrait s'en tenir à ce que le peuple aurait depuis ordouné, sans avoir égard à aucune clause précédente, quoique consacrée. Mais lorsque le peuple n'a jamais rien ordonné au sujet des Gaditains, vous osez prononcer le nom de consacré !

15.

    Je n'ai pas intention, juges, en parlant de la sorte, d'infirmer le traité de Gadès. Rien n'est plus éloigné de ma pensée que de m'élever contre le respect dû à une tradition ancienne, contre les décisions du sénat, contre les droits d'une ville qui nous a rendu les plus signalés services. Autrefois, dans des moments bien difficiles pour notre république, lorsque Carthage, toute puissante sur terre et sur mer, soutenue des deux Espagnes, menaçait de toutes parts notre empire; lorsque, en Espagne, les deux foudres de notre empire, Cn. et P. Scipion, venaient tout à coup de s'éteindre, L. Mucius, centurion primipilaire, fit, dit-on, un traité avec le peuple de Gadès. Comme ce traité se maintenait par la fidélité du peuple de Gadès et par l'équité des Romains, par son ancienneté même plutôt que par la foi d'un engagement public et solennel, des citoyens de Gadès, pleins de sagesse et instruits du droit public, présentèrent au sénat, sous le consulat de Lepidus et de Q. Catulus, une requête au sujet de ce traité. Alors on renouvela, ou plutôt on conclut un traité avec la ville de Gadès. Le peuple romain n'a pas prononcé sur ce traité, et, tant qu'il n'y aura pas donné son assentiment, sa foi ne saurait être engagée en aucune manière. Ainsi, ce que la ville de Gadès a pu obtenir par des services rendus à notre république, par le témoignage de nos généraux, par le bénéfice du temps, par la puissante recommandation de Q. Catulus, cet illustre consul, par une décision du sénat, par un traité, elle l'a obtenu ; mais de sanction publique et solennelle, il n en existe pas. Le peuple romain ne s'est engagé en aucun temps. La position des Gaditains n'en est pas pour cela moins favorable, appuyés, comme ils le sont, par de puissantes et nombreuses considérations. Mais ce qui tranche ici toute contestation, c'est qu'il ne peut y avoir rien de consacré que ce qui est sanctionné par le peuple assemblé par curies et par centuries.

16.

    Mais, quand même le peuple romain aurait scellé de ses suffrages ce traité, que, d'après la décision du sénat et en considération de son ancienneté, il confirme par son approbation et par son avis, qu'y aurait-il, dans la teneur de ce même traité, qui ne nous permît pas de recevoir un habitant de Gadès au nombre de nos citoyens ? Le traité porte seulement que la paix sera juste et éternelle. Qu'est-ce que cela fait au droit de cité ? On a ajouté un article qui n'est pas dans tous les traités : Ils observeront avec empressement les égards dus à la majesté du peuple romain. Ces mots annoncent l'infériorité du peuple gaditain dans le traité. D'abord, cette façon de parler, ils observeront, dont nous nous servons dans les lois plutôt que dans les traités, est une injonction, et non une prière. En second lieu, lorsqu'on enjoint d'observer les égards dus à la majesté de l'un des deux peuples, et qu'on se tait sur l'autre, assurément on reconnaît la supériorité du peuple dont la majesté se trouve garantie dans le traité. L'accusateur a donné une explication qui ne mérite guère qu'on y réponde. « Comiter », dit-il, est employé ici pour « communiter », « en commun. » Ne semble-t-il pas que « comiter » soit un vieux mot, un mot qui ne soit plus d'usage ? « Comis » se dit d'un homme affectueux, complaisant et doux, « qui montre avec empressement le chemin au voyageur égaré » ; « comiter », « avec bonté et sans mauvaise grâce. » Le mot « communiter », « en commun », ici ne signifierait rien. D'ailleurs, cet article dans un traité serait absurde : qu'ils observent en commun les égards dus à la majesté du peuple romain, c'est-à-dire que le peuple romain ne laisse porter aucune atteinte à sa majesté. Mais quand, par impossible, il en serait ainsi, toujours serait-il vrai de dire que le traité garantirait notre majesté, et non celle du peuple de Gadès. Notre majesté peut-elle donc être conservée avec empressement par les habitants de Gadès, si, pour en assurer le maintien, nous ne pouvons, par l'attrait des récompenses, attirer à nous aucun Gaditain ? et que devient cette majesté, si l'on nous empêche de faire décerner par le peuple romain, à nos généraux, le pouvoir d'accorder des grâces pour récompenser le courage ?

17.

    Mais pourquoi recourir à des raisonnements qui pourraient me servir de réponse victorieuse vis-à-vis des habitants de Gadès, si je les avais pour adversaires ? Si c'étaient eux qui réclamassent Balbus, je leur dirais : Le peuple romain a porté, pour accorder le titre de citoyen, une loi de l'espèce de celles où le privilége de donner son consentement n'est pas stipulé en faveur des peuples; Cn. Pompée, de l'avis de son conseil, a récompensé Balbus du titre de citoyen ; les habitants de Gadès ne peuvent s'appuyer d'aucune ordonnance du peuple romain. Ainsi donc, le traité n'étant pas consacré, aucune clause n'empêche l'exécution de la loi ; et, quand même il le serait, il n'y est question que de la paix. On y a ajouté un article qui oblige les Gaditains à observer les égards dus à la majesté romaine. Or, on y porterait certainement atteinte s'il ne nous était pas permis dans nos guerres d'employer le secours de leurs citoyens, ou si nous n'avions pas le pouvoir de leur accorder des récompenses. Mais pourquoi argumenter contre les habitants de Gadès, puisque, loin de combattre ce que je dis, ils le confirment par leur assentiment, par leur autorité, et même par une députation ? Ce sont eux qui, dès leur origine, dès les commencements de leur république, détachés d'esprit et de coeur des Carthaginois, ont manifesté leur sympathie pour notre empire et pour le nom romain; eux qui, lorsque ces ennemis nous faisaient des guerres cruelles, leur ont fermé leurs murs, les ont harcelés avec leurs flottes, les ont repoussés en leur opposant leurs corps, leurs armes et toutes leurs forces. Ils se sont toujours renfermés comme dans une citadelle inviolable dans les termes de cet ancien traité de Marcius, et se sont crus étroitement unis avec nous par un second traité conclu d'après l'avis de Catulus, confirmé par la décision du sénat. Enfin, à l'exemple d'Hercule, qui avait pris leur ville pour terme de ses voyages et de ses travaux, nos ancêtres ont voulu que les murs de Gadès, ses temples, ses campagnes fussent les limites de notre empire et du nom romain. Les Gaditains peuvent prendre à témoin nos généraux morts, mais dont la gloire vivra éternellement dans notre mémoire, les Scipions, les Brutus, les Horaces, les Cassius, les Metellus, et ce grand Cn. Pompée ici présent, qu'ils ont aidé d'argent et de vivres, lorsque, loin de leur ville, il soutenait une guerre opiniâtre et périlleuse; et aujourd'hui même ils peuvent attester le peuple romain, qu'ils viennent de soulager dans une disette, en lui fournissant des subsistances, comme ils l'ont déjà fait souvent; ils le prennent à témoin qu'ils désirent, pour eux et pour ceux de leurs enfants qui se distingueront par leur bravoure, obtenir le droit d'avoir une place dans nos camps, sous la tente de nos généraux, dans la mêlée enfin, au milieu de nos étendards, et de s'élever par ces degrés au rang de nos citoyens.

18.

    Si des habitants de l'Afrique, de la Sardaigne, de l'Espagne, de ces provinces qui furent frappées d'un tribut et de la perte d'une partie de leur territoire, peuvent acquérir par leur bravoure le droit de cité romaine, tandis que les habitants de Gadès, qui nous sont unis par des services, par une ancienne amitié, par une fidélité constante, par leur zele à partager nos périls, par un traité, ne jouiront point des mêmes priviléges, ils pourront croire que ce n'est pas un traité que nous avons fait avec eux, mais la loi la plus injuste que nous leur avons imposée. Et ne croyez pas, juges, que ce soient de ma part de vaines suppositions : je ne dis rien ici que les habitants de Gadès n'aient confirmé par un jugement; le fait même le prouve assez. Déjà, depuis plusieurs années, ils ont gratifié Balbus du droit d'hospitalité publique, je le déclare; je produirai des témoins. Je produirai leurs députés, je ferai paraître, pour rendre témoignage en sa faveur, les personnages les plus distingués et les plus nobles de leur ville, que les Gaditains ont envoyés devant votre tribunal, avec mission de le défendre contre l'attaque dirigée contre lui. Enfin, bien avant l'accusation, lorsqu'on apprit à Gadès qu'on devait la susciter à Balbus, les habitants rendirent contre l'accusateur, quoique leur concitoyen, les plus rigoureux décrets. Si un peuple donne son consentement lorsqu'il confirme par son voeu nos ordonnances, le peuple de Gadès pouvait-il donner un plus formel consentement (puisque ce mot fait tant de plaisir à mon adversaire) qu'il ne l'a fait en gratifiant Balbus du droit d'hospitalité publique, en avouant par là qu'il était devenu citoyen de notre ville, et que son droit de cité romaine méritait cet honneur ? pouvait-il manifester sa volonté d'une manière plus authentique qu'en punissant l'accusateur et en lui imposant une amende ? pouvait-il prononcer plus formellement sur l'affaire qu'en députant vers votre tribunal ses principaux citoyens, en les chargeant d'affirmer la validité du droit de Balbus, de rendre témoignage de sa conduite, de le défendre contre une accusation injuste ? Car est-il quelqu'un assez dépourvu de raison pour ne pas sentir que les habitants de Gadès ont intérêt à conserver ce beau droit de pouvoir toujours prétendre à cette récompense si honorable, au titre de citoyen romain ? qu'ils doivent grandement s'applaudir de ce que l'affection de Balbus pour ses compatriotes reste à Gadès, tandis que son crédit et sa puissante recommandation seront occupés ici à les servir ? Et quel est celui d'entre nous qui, en considération du zèle empressé et des soins officieux de Balbus, ne porte pas un intérêt encore plus vif à la ville de Gadès ?

19.

    Je ne rappellerai pas toutes les distinctions dont C. César a décoré le peuple de cette ville, lorsqu'il était préteur en Espagne ; les divisions qu'il a su apaiser chez les Gaditains ; les lois que, de leur consentement, il leur a données; l'antique barbarie de leurs moeurs et de leurs usages qu'il a su faire disparaître ; l'empressement avec lequel, à la prière de Balbus, il les a comblés de bienfaits. Je ne parle pas d'une foule de gràces que l'affection de celui-ci pour eux et ses démarches leur font obtenir tous les jours, sans aucune peine, ou du moins assez facilement. Aussi les principaux de la ville sont présents à sa cause ; ils le défendent par leur affection comme citoyen de Gadès, par leur témoignage comme citoyen de Rome, par leur empressement comme étant devenu un hôte sacré pour eux, après avoir été un de leurs plus nobles concitoyens, par leur zèle comme le défenseur le plus ardent de leurs intérêts. Et de peur que les habitants de Gadès ne s'imaginent, quoiqu'on ne leur fasse aucun tort, qu'en permettant à leurs citoyens d'obtenir chez nous le droit de cité pour prix de leur bravoure, leur traité ne soit, par ce motif, moins favorable que celui des autres peuples, je rassurerai et les personnages recommandables ici présents et cette cité qui nous est si fidèle et si dévouée. Je vous montrerai en même temps, juges, quoique vous ne l'ignoriez pas, qu'on n'a jamais élevé un doute sur la jurisprudence en vertu de laquelle vous avez à prononcer dans cette affaire.

20.

    Quels sont donc ceux que nous regardons comme les plus sûrs interprètes des traités, comme les plus savants dans le droit de la guerre, les plus compétents pour l'examen des constitutions des villes et de leurs privilèges ? Sans doute ceux qui ont déjà commandé les armées, et soutenu des guerres : car si Q. Scévola l'augure, cet habile jurisconsulte, quand on lui demandait avis sur les lois qui régissent les propriétés rurales, renvoyait quelquefois à Furius et à Cascellius, qui faisaient profession de cette science : si, pour ma prise d'eau de Tusculum, je consultais N. Tugio préférablement à C. Aquillius, parce que la pratique assidue et l'application à une seule chose font souvent plus que le génie même et les vastes connaissances : hésitera-t-on, pour les traités, pour tout ce qui concerne le droit de la guerre et de la paix, à préférer nos généraux aux plus habiles jurisconsultes ? Or, le fait que l'on attaque aujourd'hui, ne pouvons-nous pas le défendre par l'exemple et l'autorité de C. Marius ? Où trouverait-on un personnage plus grave, plus ferme, plus distingué par son courage, par ses lumières, par sa bonne foi, par son équité ? Or, C. Marius a gratifié du droit de cité romaine M. Annius Appius, homme d'un mérite rare, d'une bravoure à toute épreuve, quoiqu'il n'ignorât pas que Camerte fût une ville fédérée, en vertu d'un traité revêtu des formes les plus solennelles. Pourriez-vous donc, juges, condamner Balbus, sans condamner la conduite de C. Marius ? Qu'il revive un moment dans votre imagination, ce grand homme, puisqu'il ne peut revivre en réalité; voyez-le des yeux de l'esprit, ne pouvant le voir des yeux du corps ; écoutez-le, il vous dira : « Je n'ignorais ni les traités, ni les usages, ni la guerre ; j'avais été soldat et l'élève de Scipion l'Africain ; je m'étais formé par le service et par les lieutenances militaires. Quand même, en fait de guerres, je n'en aurais lu qu'autant que j'en ai fait et terminé ; quand je n'aurais pas servi sous autant de consuls que j'ai été de fois consul moi-méme, j'aurais pu acquérir la connaissance parfaite de tous les droits de la guerre. Aucun traité, je n'en ai jamais douté, n'empêchait de servir la république. J'ai choisi les hommes les plus braves dans les villes qui mous étaient le plus amies et le plus dévouées : ni le traité d'Iguvium, ni celui de Camerte, ne renfermaient de clause qui défendit au peuple romain de récompenser la vaillance des citoyens de ces villes.

21. 

    Aussi, quelques années après que Marius eut accordé ces droits de cité, quoiqu'on fit des informations très rigoureuses sur le titre de citoyen, en vertu de loi Licinia-Mucia, quelqu'un de ceux qui, dans les villes fédérées, avaient été décorés de ce titre, a-t-il été cité en justice ? L. Matrinius, il est vrai, un de ceux que C. Marius avait faits citoyens, fut accusé; mais il était de Spolète, illustre et puissante colonie latine. Son accusateur, L. Antistius, homme éloquent, né comme lui à Spolète, ne s'avisa point de dire que le peuple de cette dernière ville n'avait pas donné son consentement : car il savait que les peuples avaient coutume de donner leur consentement pour ce qui les regardait eux-mêmes, et non pour ce qui nous intéressait. Mais comme la loi Apuleia, loi que Saturninus avait portée pour C. Marius, ordonnait à ce général d'établir des colonies, et l'autorisait à faire dans chacune de ces colonies trois citoyens romains, Antistius prétendait que, l'établissement de ces colonies n'ayant pas eu lieu, cette faveur devait être regardée comme non avenue. Il n'y a rien de semblable dans la cause actuelle. Mais enfin telle fut l'autorité de C. Marius que, sans employer le ministère de L. Crassus, son allié, cet homme si éloquent lui-même, il n'eut besoin que de quelques mots et du seul respect qu'inspirait sa personne, pour défendre la cause et la gagner. En effet, juges, qui voudrait enlever à nos généraux le droit d'honorer la bravoure dans la guerre, dans les combats, dans les armées ? qui voudrait enlever aux peuples alliés, aux peuples fédérés, l'espoir des récompenses, lorsqu'ils défendent notre république ? Que si le visage de C. Marius, si sa voix, si ses yeux où brillait le feu du génie guerrier, si ses triomphes récents, si sa présence, eurent alors tant de pouvoir sur les esprits; que l'exemple, que les exploits, que la mémoire et le nom à jamais célèbres de ce héros n'obtiennent pas moins d'influence aujourd'hui ! Qu'il y ait cette différence entre les citoyens qui ont du crédit et ceux qui se signalent par leur courage, que les uns exercent le pouvoir pendant leur vie ; mais que l'autorité des autres, quoique morts (si un défenseur de Rome peut mourir), leur survive éternellement.

22.

    Que dis-je ? le père de Cn. Pompée, après les plus brillants exploits dans la guerre d'Italie, pour recompenser P. Césius, aujourd'hui chevalier romain, homme estimable, et qui vit à Ravenne, ne l'a-t-il pas décoré du titre de citoyen, quoiqu'il fût d'une ville fédérée ? Et P. Crassus, cet illustre personnage, n'a-t-il pas gratifié du même titre deux cohortes entières de Camertins, et une légion d'Héraclée, de cette ville qui fut, à ce que l'on croit, presque la seule avec laquelle nous fîmes un traité du temps de Pyrrhus, sous le consulat de C. Fabricius ? Et Ariston de Marseille, puis neuf habitants de Gadès, puisqu'il s'agit de ce peuple, faits citoyens par Sylla ? Et ce personnage, si plein de vertu, de loyauté, de modération, Q. Metellus Pius, n'a-t-il pas accordé le même titre à Q. Fabius de Sagonte ? Et M. Crassus, ici présent. qui a fait valoir avec tant d'habileté les exemples que je viens de citer, n'a- t-il pas déclaré citoyen un habitant d'Aletrium, ville fédérée ? Oui, M. Crassus, dont chacun reconnaît la gravité, la haute prudence, et qui s'est toujours montré si réservé pour accorder le titre de citoyen ! C'est donc vous qui entreprenez de faire révoquer une grâce, ou plutôt un jugement, un acte de Cn. Pompée, qui n'a fait que ce qu'il savait avoir été fait par C. Marius, par P. Crassus, par L. Sylla, par Q. Metellus, ce dont enfin il avait un exemple domestique, ce qu'il avait vu faire à son père ! En effet, Balbus n'est pas le seul qu'il ait décoré du titre de citoyen : il en a gratifié Asdrubal de Gadès dans la guerre d'Afrique ; les Ovius de Messine, quelques habitants d'Utique, les Fabius de Sagonte : car si toutes sortes de récompenses sont dues à ceux qui, par leurs travaux et à leurs risques, défendent notre empire, assurément ils sont dignes surtout d'obtenir le titre de citoyens d'une ville pour laquelle ils se sont exposés aux dangers et aux traits des ennemis. Et plût aux dieux que tous les défenseurs de cet empire, en quelque endroit qu'ils se trouvent, pussent venir augmenter le nombre des citoyens de Rome, et qu'au contraire les ennemis de l'État qui sont dans Rome fussent rejetés hors de son sein ! En effet, ce n'est pas plus pour Annibal que pour tous les autres généraux qu'un de nos grands poètes lui fait dire, en exhortant ses soldats : «Quiconque frappera l'ennemi sera pour moi Carthaginois, quel qu'il soit et de quelque pays qu'il vienne.» Au reste, cette considération n'arrête pas, et n'arrêta jamais nos généraux : aussi ont-ils appelé à être citoyens des hommes courageux de tous les pays, et fort souvent ils ont préféré le mérite sans naissance à la noblesse sans courage.

23.

    Vous venez de voir comment d'illustres personnages, aussi grands capitaines qu'habiles politiques, ont interprété le droit public et les traités. Je vais aussi vous rappeler la décision de plusieurs juges qui ont informé sur cet article, la décision de tout le peuple romain, l'auguste décision du sénat. Les juges s'étant déclarés, et s'expliquant ouvertement sur l'arrêt qu'ils devaient rendre, d'après la loi Papia, en faveur de M. Crassus contre les Mamertins, qui le réclamaient comme leur concitoyen, ceux d'entre eux qui s'étaient chargés de poursuivre l'affaire au nom de leur ville se désistèrent. Une foule de citoyens des villes libres et fédérees, qui avaient reçu le droit de cité romaine, ont été libérés de toute poursuite. Aucun ne fut jamais accusé pour son adoption civique, ou parce que la ville dont il était natif n'avait pas donné son consentement, ou parce que le traité l'empêchait de changer de cité. J'oserai même soutenir que jamais personne ne s'est vu condamné, lorsqu'il était constant qu'un de nos généraux l'avait fait citoyen. Écoutez maintenant la décision du peuple romain, donnée dans plusieurs occasions, et confirmée par la pratique dans des causes importantes. Qui ne sait qu'on a fait un traité avec tous les Latins, sous le consultat de Sp. Cassius et de Postumus Cominius ? Nous nous rappelons que ce traité fut dernièrement gravé sur une colonne d'airain, placée derrière les Rostres. Comment L. Cossinius de Tibur, père du chevalier romain d'une grande vertu et très-distingué; comment T. Coponius, de la même ville, personnage d'un mérite rare (vous connaissez ses petits-fils T. et C.Coponius), sont-ils devenus citoyens romains, après avoir fait condamner, l'un T. Célius, l'autre C. Masso ? Eh quoi ! l'on aura pu parvenir au titre de citoyen par les talents de l'esprit et par l'éloquence, et on ne le pourra par ses exploits et son courage ? Sera-t-il permis aux peuples fédérés de nous enlever des dépouilles, et leur sera-t-il défendu d'en enlever aux ennemis ? ce qu'ils pourront obtenir par la parole, ne pourront-ils le conquérir en combattant ? nos ancêtres ont-ils voulu que de plus grandes récompenses fussent assurées à l'accusateur qu'au guerrier ?

24.

    Si, en se soumettant à une disposition très rigoureuse de la loi Servilia, nos premiers citoyens, hommes si sages et si respectables, ont souffert que, par la volonté du peuple, elle ouvrît à des Latins, c'est-à-dire à des peuples fédérés, ce moyen de parvenir au droit de cité; si la loi Licinia-Mucia n'a pas réformé cette disposition, surtout lorsque la nature même de l'accusation et de la récompense, qu'on ne pouvait obtenir que par la condamnation d'un sénateur, ne pouvait être agréable ni à aucun membre du sénat, ni à aucun homme de bien ; les récompenses accordées par les juges ayant été ratifiées, a-t-on dû mettre en doute que les jugements des généraux n'eussent la même force dans la même circonstance ? Croyons-nous donc que les peuples latins aient obtenu le droit de donner leur consentement par la loi Servilia, ou par les autres qui proposaient aux Latins, pour récompense d'un service, le titre de citoyen ? Écoutez maintenant les décisions du sénat, qui furent toujours confirmées par celles du peuple. Nos ancêtres ont voulu que les sacrifices de Cérès fussent célébrés avec une extrême vénération et suivant les plus religieuses cérémonies. Comme ces sacrifices étaient empruntés des Grecs, l'administration en fut toujours confiée à des prêtresses grecques, tout ce qui les concernait fut toujours appelé d'un nom grec. Mais, en choisissant dans la Grèce une femme pour leur apprendre ces sacrifices et pour en avoir l'administration, nos ancêtres ont voulu qu'elle devint citoyenne, afin que ce fût une citoyenne qui sacrifiât pour des citoyens, et qu'elle honorât les dieux par des rites étrangers, mais avec l'esprit et l'âme d'une Romaine. Je vois que ces prêtresses étaient presque toujours de Naples ou de Vélie, qui, sans contredit, sont des villes fédérées. Je laisse les anciens temps; je ne parle que d'une époque plus récente. Avant qu'on eût accordé le droit de cité aux habitants de Vélie, C. Valerius Flaccus, préteur de Rome, proposa nommément au peuple, de l'avis du sénat, de faire citoyenne Calliphane de Vélie. Croirons-nous donc ou que les habitants de Vélie ont donné leur consentement, ou que cette prétresse n'a pas été faite citoyenne, ou que le traité a été violé par le sénat et le peuple romain ?

25.

    Je n'ignore pas, juges, que dans une cause si claire, si peu douteuse, bien des points ont été traités plus au long et par plus de personnes habiles qu'il n'était nécessaire ; mais si l'on a suivi cette marche, ce n'est pas pour vous prouver une chose si manifeste ; c'est pour réprimer la malignité d'une foule d'hommes malveillants, injustes, envieux. Afin de les animer davantage, de faire arriver jusqu'à vos oreilles les propos de gens qui s'affligent de la prospérité d'autrui, et d'influer ainsi sur le jugement, l'accusateur a semé avec art, dans tout son plaidoyer, des soupçons calomnieux d'abord sur les richesses de Balbus qui ne sont pas de nature à exciter l'envie et qui, après tout, semblent avoir été bien administrées plutôt que mal acquises; puis sur ses dissolutions prétendues, pour lesquelles on n'articulait pas de faits précis, mais de vagues médisances ; enfin sur sa terre de Tusculum, que l'accusateur se rappelait avoir appartenu à Metellus et à L. Crassus : mais il ignorait que Crassus l'avait achetée de l'affranchi Sotericus Marcius; qu'elle était parvenue à Metellus des biens de Venonius Vindicius. Il ignorait aussi que les terres ne sont d'aucune famille; qu'en vertu des lois elles ne passent pas toujours aux proches comme les tutelles; mais que, par les acquisitions, elles deviennent souvent la propriété des étrangers, souvent même des hommes de la dernière classe. On lui a encore reproché de s'être fait inscrire dans la tribu Crustumine. Il a obtenu cet avantage par le privilége de la loi touchant la brigue; ce qui est moins odieux que d'obtenir par le privilége des lois le droit de donner son avis au rang d'ancien préteur, et de porter la robe prétexte. On a aussi allégué l'adoption de Théophane, dont Balbus n a tiré d'autre avantage que le droit d'hériter de ses parents.

26.

    Mais le plus difficile n'est pas d'adoucir les sentiments des envieux de Balbus. Comme tous ceux que possède l'envie, ils le déchirent dans des repas, le décrient dans des cercles : et il y a plus de médisance que d'inimitié dans leurs attaques. Ceux qui sont bien plus à redouter pour Balbus, ce sont les ennemis ou les envieux de ses amis : car, pour lui-même, a-t-il jamais eu des ennemis ? a-t-il pu sérieusement en avoir ? Quel homme de bien n'a-t-il pas honoré ? a-t-il jamais oublié la déférence due à la fortune et au rang des personnes ? Étroitement lié avec un homme très puissant, l'a-t-on vu, dans nos plus grands maux, dans nos plus violentes discordes, choquer qui que ce fût de l'un ou de l'autre parti par des actions, par des paroles, ou même par un air de fierté ? Ç'a été ma destinée ou celle de la république, que tout le fardeau des malheurs publics retombât sur moi seul : loin de triompher de mes disgrâces et de nos dissensions, Balbus, en mon absence, a soulagé tous les miens par mille bons offices, par ses larmes, par ses soins, par ses consolations. C'est sur leur témoignage et à leurs prières que je paye aujourd'hui à Balbus un tribut mérité, et que je lui marque, comme je l'ai dit dès le commencement, la juste reconnaissance que je lui dois. Je me flatte donc, juges, puisque vous aimez, vous chérissez ceux qui ont été les premiers auteurs de mon rappel et de ma réintégration dans ma dignité, que vous vous plairez à approuver tout ce que Balbus a, selon ses moyens et son pouvoir, fait pour moi dans l'occasion. Ce ne sont donc pas, je le répète, ses ennemis qui le persécutent, il n'en a aucun ; mais les ennemis de ses amis ; car ils sont puissants et nombreux. Cn. Pompée, dans son discours plein de force et d'éloquence, leur disait hier de l'attaquer lui-même, s'ils le voulaient, et cherchait ainsi à les détourner d'un combat injuste et inégal.

27.

    Ce serait une loi équitable, et pour nous, juges, aussi avantageuse que pour tous ceux qui sont engagés dans les liens de notre intimité, de concentrer nos inimitiés entre nous seuls, et de ménager les amis de nos ennemis. Oui, si, à cet égard, mes conseils pouvaient à leurs yeux ètre de quelque poids, surtout s'ils veulent bien reconnaître combien des circonstances diverses et ma propre expérience ont pu m'instruire, je les détournerais même de toute division trop éclatante. Soutenir de vifs démêlés dans l'intérêt public, en défendant l'opinion qu'on juge la meilleure, m'a toujours paru le caractère distinctif des hommes fermes, des hommes vraiment grands ; et je ne me suis jamais refusé à cette tâche, à ce devoir, à cette fonction. Mais ces démêlés ne sont raisonnables qu'autant qu'ils sont utiles à l'Etat, ou du moins qu'ils ne lui sont pas nuisibles. Nous avions notre manière de voir, nous l'avons soutenue avec chaleur : nous avons subi les chances de la discussion, nous n'avons pas réussi. Les autres en ont éprouvé de la peine ; nous, des afflictions et des disgrâces. Pourquoi vouloir renverser ce qu'on ne saurait changer, plutôt que de le soutenir ? Le sénat a décerné des prières publiques à C. César dans la forme la plus honorable et pour un nombre de jours encore sans exemple. Malgré l'épuisement du trésor, il a pourvu à la solde de son armée victorieuse ; il a décidé qu'on donnerait dix lieutenants au général, et qu'aux termes de la loi Sempronia on ne lui enverrait pas de successeur. C'est moi qui le premier ai ouvert ces avis, qui ai porté la parole : et je n'ai point cru devoir consulter mon ancien dissentiment avec César, plutôt que de me prêter à ce que réclament, dans les circonstances actuelles, l'intérêt de la république et le besoin de la concorde. Il en est d'autres qui ne pensent pas de même; peut-être sont-ils plus fermes dans leurs opinions. Je ne blâme personne; mais je ne suis point de l'avis de tout le monde, et je ne crois pas qu'il y ait de la légèreté à régler son opinion sur les besoins présents de l'État, comme on règle sur les vents la course d'un vaisseau. Mais s'il en est qui gardent une haine éternelle contre ceux qu'ils ont haïs une fois, et plusieurs, je le sais, sont dans ce cas, qu'ils combattent seulement les chefs du parti contraire, et non leur suite et leurs adhérents. Combattre les chefs passera peut-être auprès de quelques-uns pour de l'entêtement, auprès des autres pour de la vertu ; mais tout le monde sera d'accord qu'attaquer leurs amis, c'est une injustice, une sorte de cruauté. Si nous ne pouvons par aucun motif fléchir l'esprit de certains hommes, nous nous flattons, juges, que le vôtre est adouci moins par nos paroles que par votre bonté naturelle.

28.

    Et pourquoi l'amitié de César, au lieu de faire le plus grand honneur à Balbus, lui causerait-elle le moindre tort ? Dès sa jeunesse, il a connu César ; il a plu à cet homme d'un si grand mérite; César, dans la foule de ses amis, l'a mis au nombre de ses plus intimes. Dans sa préture, durant son consulat, il l'a préposé à la construction de ses machines de guerre ; il a goûté sa prudence, apprécié son dévouement, agréé ses services et son affection. Balbus a partagé autrefois presque tous les travaux de César : peut-être participe t-il aujourd'hui à quelques-uns de ses avantages. Si cela peut lui nuire auprès de vous, je ne vois pas ce qui pourra être utile à personne auprès de tels juges. Mais puisque C. César est si loin de Rome, puisqu'il est à présent dans des contrées qui, par leur position, bornent l'univers et qui, grâce à ses exploits, servent de limites à notre empire, ne souffrez pas, juges, au nom des dieux, qu'on lui porte cette triste nouvelle, que l'intendant de ses machines de guerre, un homme qui lui est si cher, qui est si avant dans son intimité, et dont tout le crime est l'amitié de son général, a succombé sous le poids de votre sentence. Soyez touchés du sort d'un infortuné qui se trouve appelé en justice non pour un délit personnel, mais pour le bienfait d'un grand homme; non pour combattre une accusation, mais pour discuter à ses risques et périls un point de droit public. Si le père de Cn. Pompée, si Pompée lui-même, si Lucius et M. Crassus, si Q. Metellus, L. Sylla, C. Marius, si le sénat et le peuple romain, si les juges qui ont prononcé dans une circonstance pareille, si les peuples alliés, si les peuples fédérés, si les anciens Latins ont ignoré ce point de droit, n'est-il pas plus utile et plus honorable pour vous de vous égarer avec de tels guides, que d'être instruits par un maître tel que notre accusateur ? Mais si vous avez à juger d'un droit certain, incontestable, utile, approuvé, confirmé par un jugement, gardez-vous de rien statuer de nouveau sur ce qui est consacré par d'anciens usages. En même temps, juges, figurez-vous avoir ici devant vos yeux, comme accusés, ces illustres morts par qui des habitants de villes fédérées ont été gratifiés du droit de cité romaine, le sénat qui a souvent prononcé en notre faveur, le peuple qui a ordonné, les juges qui ont confirmé. Songez encore que Balbus vit et a vécu de manière que, quoiqu'en général on n'ait à répondre devant les tribunaux que de ses propres délits, on l'a traduit devant des juges, non pour appeler sur lui la peine d'un crime personnel, mais pour lui disputer le prix de sa bravoure. Songez encore que, par votre jugement, il s'agit de décider aujourd'hui lequel vous aimez mieux, ou que l'amitié des hommes illustres fasse désormais la gloire de ceux qui l'obtiennent, ou qu'elle entraîne leur ruine. Enfin, juges, n'oubliez pas que, dans cette cause, vous allez prononcer non sur un tort imputable à L. Cornelius Balbus, mais sur une faveur qu'il tient de Cn. Pompée.