CICÉRON PLAIDOYER POUR LE POÈTE ARCHIAS ( 61 av. J.-C. ) |
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( M. Lesage, Les auteurs latins expliqués d'après une méthode nouvelle, Paris, 1854 ). 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 |
1. |
Juges,
si je possède quelque talent, et je sens toute l'exiguïté
du mien, si j'ai acquis quelque expérience dans l'art de la
parole, auquel, je ne le nie pas, je me suis passablement exercé,
ou si je dois cette habileté, toute faible qu'elle est, à
l'étude des belles-lettres, qui, j'en conviens, n'ont manqué
d'attraits pour moi à aucune époque de ma vie, c'est
surtout Licinius, ici présent, qui a le droit d'en réclamer
de moi le fruit. En effet, aussi loin que mon esprit peut remonter
dans le passé, et se rappeler le souvenir le plus éloigné
de mon enfance, je le vois m'introduire, le premier, et me guider
dans l'étude des belles-lettres. Si donc cette voie qu'animèrent
ses encouragements, que formèrent ses leçons, a jamais
sauvé quelques citoyens, à celui de qui je tiens les
moyens de secourir et de sauver les autres, je dois assurément,
autant qu'il est en moi, procurer et secours et salut. Et pour qu'on ne s'étonne pas de m'entendre parler en ces termes d'un homme qui suit une profession autre que la mienne, qui s'est livré à un genre différent de l'art oratoire, je dirai que moi-même je ne me suis jamais livré tout entier exclusivement à l'étude de l'éloquence. En effet, tous les arts qui ont pour but la culture de l'esprit sont unis entra eux par un lien commun et par une espèce de parenté étroite. Mais,
pour qu'il ne paraisse étonnant à aucun de vous, que, dans une question
d'état, dans une cause de droit public, plaidée devant un préteur
très-distingué du peuple romain, devant les juges les plus respectables,
en présence d'une assemblée si nombreuse, je parle un langage étranger
non-seulement aux usages des tribunaux, mais au genre judiciaire
; je vous prie de m'accorder, dans cette cause, une grâce que vous
ne pouvez refuser à la qualité de l'accusé, une grâce qui, je l'espère,
n'a rien de pénible pour vous ; c'est que, parlant pour un grand
poëte, pour un homme d'une vaste instruction, dans cette assemblée
où siègent tant de savants, devant un préteur et des juges si éclairés
; parlant, dis-je, pour un homme qu'une vie tranquille et studieuse
a toujours tenu loin de nos périlleux débats, je puisse m'exprimer
dans un langage presque nouveau et inusité dans cette enceinte. A
peine Archias, sorti de l'enfance, eût-il achevé les exercices destinés
à former cet âge aux belles-lettres, qu'il se livra à la composition.
Son premier théâtre fut Antioche, où il naquit de parents distingués ;
cette ville jadis opulente, ce rendez-vous célèbre de l'érudition
et des beaux-arts, le vit surpasser tous ses rivaux par la gloire
de son génie. Ensuite, dans les autres parties de l'Asie, et dans
toute la Grèce, on parlait de son arrivée avec tant d'éloges, que
l'attente du personnage surpassait sa réputation de génie, et que
l'admiration, à son arrivée, surpassait ce qu'on avait attendu de
lui. S'il
n'est ici question que du droit de cité et de la loi, je n'ai plus
rien à dire, la cause est plaidée. Lequel de ces faits, Gratius,
peut-on infirmer ? Diras-tu qu'il n'a point été inscrit à Héraclée ?
Voici un témoin de l'autorité, de la probité la plus respectable,
le vertueux M. Lucullus ; il ne dit pas seulement je crois, mais
je sais ; j'ai entendu dire, mais j'ai vu ; j'étais présent, mais
j'ai agi en personne. Voici les députés d'Héraclée, les hommes les
plus distingués de la ville ; venus exprès pour cette cause, chargés
de témoigner su nom de toute la cité, ils affirment qu'Archias a
été reçu citoyen d'Héraclée. En
effet, tandis que ceux d'Appius passaient pour être tenus avec trop
de négligence ; tandis que la légèreté de Gabinius, tant qu'il fut
en place, et son malheur après sa condamnation, avaient enlevé aux
siens toute autorité, Métellus, le plus vertueux et le plus scrupuleux
de tous les hommes, apporta tant de soin à cette affaire, qu'il
vint trouver le préteur L. Lentulus et les juges pour leur dire
qu'une rature qui se trouvait sur un nom lui donnait de l'inquiétude.
Or, dans ces registres, il n'y a point de rature sur le nom de Licinius.
Après des faits si positifs, quelle raison de douter de son droit,
surtout quand on le voit inscrit dans plusieurs autres villes ?
En effet, quand un grand nombre d'hommes d'un mérite médiocre, sans
profession ou qui n'en avaient que de peu honorables, obtenaient
sans effort dans la grande Grèce le titre de citoyen, puis-je croire
que Rhége, Locres, Naples ou Tarente, aient refusé à un poëte d'un
talent si élevé et si brillant une faveur qu'elles accordaient à
des comédiens ? Quoi ! tandis que les autres, non-seulement après
la loi de Silvanus, mais encore après la loi Papia, se sont glissés,
on ne sait comment, dans les registres de ces villes municipales,
Archias, qui ne fait pas usage du titre qu'il possède dans quelques-unes,
parce qu'il a toujours voulu appartenir exclusivement à Héraclée,
sera repoussé et privé de son droit ? Cherche
des preuves, si tu peux ; car jamais ni sa propre conduite personnelle,
ni celle de ses amis à son égard, ne t'en fourniront contre lui.
Tu me demanderas peut-être, Gratius, ce qui me fait trouver tant
de charmes dans le commerce d'Archias ? C'est qu'il offre à mon
esprit un agréable délassement après le tumulte du barreau, et un
repos pour mes oreilles fatiguées des clameurs de nos débats judiciaires.
Crois-tu que nous puissions être tous les jours en état de parler
sur tant de sujets différents, si nous ne cultivions notre esprit
par l'étude des lettres, ou qu'il pût supporter une si grande contention,
si cette même étude ne nous procurait quelque repos ? Pour moi,
j'avoue que je me livre avec empressement à ces nobles amusements.
Que ceux-là en rougissent qui se sont enfoncés dans l'étude des
lettres de manière à ne procurer aucun bien à la société, et à ne
produire au jour aucun fruit da leurs travaux. Mais moi, pourquoi
en rougirais-je, moi qui, depuis tant d'années, lorsqu'il a été
question de me rendre utile, ne me suis jamais laissé détourner
par mes intérêts, ni distraire par le désir de ma tranquillité,
ni arrêter par le sommeil ? Qui donc enfin pourrait me blâmer ou
se fâcher contre moi, si le temps que les autres consacrent à leurs
affaires, aux fêtas et aux jeux, à d'autres plaisirs, et même au
repos du corps et de l'esprit, que d'autres accordent aux longs
repas, enfin aux jeux de hasard et à la paume, je l'emploie
à repasser mes études littéraires ? On doit me le pardonner d'autant
plus volontiers, que ces travaux rentrent dans les occupations de
ma profession ; mes talents, quels qu'ils soient, n'ont jamais fait
défaut à mes amis en danger. Si cette étude paraît de peu de valeur
aux yeux de certaines personnes, je sais du moins à quelle source
je puise l'élévation. Mais quoi ? dira quelqu'un, ces grands hommes dont les lettres nous ont retracé les vertus, possédaient-ils ces connaissances que vous nous vantez ? Il est difficile de l'assurer de tous ; cependant je n'hésiterai pas sur la réponse. J'avoue qu'on a vu des hommes d'une âme excellente et d'une vertu supérieure, sans le secours de l'art ; qui, par la seule disposition de leur nature presque divine, ont été par eux-mêmes et justes et sages : j'ajoute même que, sans l'étude, un heureux naturel a plus souvent contribué à la gloire et à la vertu que l'étude sans la nature. Je soutiens de plus que, si à un naturel excellent viennent se joindre l'étude et l'instruction, cette alliance produit je ne sais quoi d'éclatant et de singulier. De ce nombre fut, du temps de nos pères, cet homme divin, Scipion l'Africain ; de ce nombre, C. Lélius, L. Furius, ces modèles de modération et de sagesse ; de ce nombre, l'homme le plus ferme, le plus savant de son siècle, Caton l'Ancien. Certes, s'ils avaient cru les lettres inutiles pour connaître et pratiquer la vertu, jamais ils ne se fussent appliqués à cette étude. Mais quand on n'aurait pas en vue ce grand avantage, quand on n'y rechercherait que le seul plaisir ; vous jugeriez encore, je pense, qu'il n'existe pas de récréation plus honnête ni plus digne d'hommes libres. En effet, les autres délassements ne sont ni de tous les instants, ni de tous les âges, ni de tous les lieux : les lettres nourrissent la jeunesse, charment la vieillesse, font l'ornement de la prospérité, fournissent dans l'adversité un asile et une consolation ; elles nous récréent dans nos foyers, ne nous embarrassent point au dehors ; elles veillent avec nous ; elles nous suivent en voyage, à la campagne. Quand nous ne pourrions ni atteindre les charmes, ni goûter par nous-mêmes les douceurs des lettres, nous ne devrions pas moins les admirer dans les autres. Qui
de nous dernièrement a eu le coeur assez dur, assez cruel pour n'être
pas sensible à la mort de Roscius ? Quoiqu'il soit mort vieux, il
nous semblait qu'il n'aurait jamais dû mourir, tant il excellait
dans son art, tant il y déployait de grâce. Il ne nous avait charmés
que par les attitudes de son corps, et nous négligerions la vivacité,
l'incroyable activité de l'esprit ! Combien de fois ai-je vu Archias
(car je profiterai, juges, de l'attention que vous voulez bien accorder
à ce nouveau genre de plaidoyer) , combien de fois l'ai-je vu improviser
un grand nombre de vers excellents sur les sujets dont nous nous
entretenions ? Combien de fois, prié de les répéter, l'ai-je
vu exprimer les mêmes choses en changeant les mots et les pensées ?
Quant aux sujets qu'il avait étudiés et écrits avec soin, je les
ai vu comblés d'éloges autant que les chefs-d'oeuvre de l'antiquité.
Et je ne chérirais pas, je n'admirerais pas un tel homme ?
je ne me croirais pas obligé de le défendre avec tout le zèle dont
je suis capable ? Les hommes les plus instruits nous ont enseigné
que les autres talents dépendent de l'étude, des préceptes et de
l'art, tandis que le poète ne doit rien qu'à la nature, qu'il s'élève
par la force même de son génie, que c'est comme un souffle divin
qui l'inspire. Aussi notre grand Ennius a-t-il le droit d'appeler
sacrés les poètes, parce qu'ils nous sont pour ainsi dire accordés
comme un présent par la faveur des dieux. Ainsi,
ils réclament un étranger, même après sa mort, parce qu'il était
poète. Celui-ci, qui est vivant, qui veut être notre concitoyen,
qui l'est d'après nos lois, le rejetterons-nous, quand il a depuis
longtemps consacré tous ses travaux et tous ses talents à la gloire
du peuple romain ? Dans sa jeunesse, il a chanté la guerre des Cimbres
; et Marius lui-même, qui paraissait peu sensible au mérite des
lettres, l'honora de son estime. En effet ; il n'y a point d'homme
assez ennemi des Muses qui ne voie avec plaisir l'éloge de ses travaux
éternisé par la poésie. Thémistocle, cet illustre Athénien, à qui
l'on demandait un jour quel concert ou quel chant il entendrait
le plus volontiers, répondit, dit-on : "La voix qui célébrerait
le mieux mes hauts faits." Aussi le même Marius chérissait-il singulièrement
L. Plotius, qu'il croyait capable, par son talent, de chanter
ses exploits. Ce
serait une grande erreur que de penser que la poésie grecque est
moins propre que la poésie latine à répandre la renommée des grands
hommes : en effet, presque tous les peuples lisent les ouvrages
des Grecs, tandis que les livres latins sont circonscrits dans les
étroites limites de l'Italie. Si donc nos exploits n'ont d'autres
bornes que celles du monde, nous devons désirer que notre gloire
et notre renommée aillent aussi loin que nos armes. Ce voeu, digne
des peuples dont les lettres célèbrent les exploits, peut encore
offrir aux guerriers qui exposent leur vie en vue de la gloire,
le plus puissant encouragement au milieu des dangers et des combats.
Combien d'écrivains Alexandre le Grand n'avait-il pas auprès de
sa personne ! En
effet, pourquoi dissimuler ce qui ne peut se cacher, ce qu'on doit
avouer hardiment ? Tous, nous sommes entraînés par l'amour de la
gloire, et cet attrait est d'autant plus puissant que l'âme a plus
de noblesse. Les philosophes mêmes mettent leur nom aux livres qu'ils
composent sur le mépris de la gloire : tout en prouvant qu'il
faut mépriser la louange et la célébrité, ils s'efforcent de se
faire louer et connaître. Décimus Brutus, grand citoyen et grand
général, a fait graver au frontispice des monuments et des temples
qu'il a élevés des inscriptions d'Attius, son ami intime. Fulvius,
qui se fit accompagner d'Ennius dans la guerre contre les Étoliens,
ne balança pas à consacrer aux Muses les dépouilles de Mars. Aussi,
dans une ville où des généraux, pour ainsi dire encore revêtus de
leurs armes, ont honoré le nom des poètes et les temples des Muses,
des juges, au sein de la paix, ne doivent pas être indifférents
pour la gloire des Muses et pour le salut des poètes. J'ai la confiance, juges, que les simples et courtes preuves que, selon ma coutume, j'ai tirées du fond même de la cause, ont été accueillies favorablement par vous tous. Quant à ce que, m'éloignant du langage et des habitudes du barreau, j'ai dit du génie d'Archias et de la poésie en général, j'espère que vous l'avez pris en bonne part : je suis sûr du moins que le magistrat qui préside à ces débats ne me refusera pas sa bienveillance. |