CICÉRON
  
DISCOURS POUR MILON
   
( 52 av. J.-C. )

 


 
Œuvres complètes de Cicéron, sous la dir. de M. Nisard, III, Paris, 1840 ).
 

 
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1.
    Juges, il est honteux peut-être de trembler au moment où j'ouvre la bouche pour défendre le plus courageux des hommes ; peut-être, lorsque Milon, oubliant son propre danger, ne s'occupe que du salut de la patrie, je devrais rougir de ne pouvoir apporter à sa cause une fermeté d'âme égale à la sienne ; mais, je l'avoue, cet appareil nouveau d'un tribunal extraordinaire effraye mes regards : de quelque côté qu'ils se portent, ils ne retrouvent ni l'ancien usage du forum, ni la forme accoutumée de nos jugements. Cette enceinte où vous siégez n'est plus aujourd'hui environnée par la foule, et nous n'avons pas à nos côtés cette multitude qui se pressait pour nous entendre. Les troupes que vous voyez remplir les portiques de tous ces temples, quoique destinées à repousser la violence, ne sont pas faites cependant pour rassurer l'orateur : quelque utile, quelque nécessaire même que soit leur présence, elle ne peut empêcher que, dans le forum et devant un tribunal , un sentiment de crainte ne se mêle toujours à la confiance qu'elle nous inspire. Si je croyais que ces forces fussent armées contre Milon, je céderais aux circonstances, et je ne penserais pas qu'on dût rien attendre de l'éloquence contre la puissance des armes. Mais les intentions d'un citoyen aussi juste, aussi sage que Pompée, me rassurent et dissipent mes craintes. Sans doute sa justice lui défendrait de livrer au fer des soldats un accusé qu'il a remis au pouvoir des juges, et sa prudence ne lui permettrait pas d'armer de l'autorité publique les fureurs d'une multitude égarée. Ainsi donc ces armes, ces centurions, ces cohortes, nous annoncent des protecteurs, et non des ennemis ; ils doivent, je ne dis pas calmer nos inquiétudes, mais nous remplir de courage ; ils me promettent, non pas seulement un appui, mais le silence dont j'ai besoin. Le reste de l'assemblée, je parle des citoyens, nous est entièrement favorable ; et, parmi cette foule de spectateurs que vous voyez , dans l'attente de ce jugement, fixer ici leurs regards, de tous les lieux d'où l'on peut apercevoir quelque partie du forum, il n'est personne qui ne forme des voeux pour Milon ; personne qui, dans la cause de ce vertueux citoyen, ne retrouve sa propre cause, celle de ses enfants, de sa patrie, et de ses plus chers intérêts.

2.

    Une seule classe nous est contraire ; et nos seuls ennemis sont les hommes que la fureur de Clodius a nourris par les rapines, par les incendies et par tous les désastres publics. Dans l'assemblée d'hier, on les a même excités à vous prescrire hautement l'arrêt qu'ils veulent que vous rendiez. Leurs cris, s'ils osent se faire entendre, doivent vous avertir de conserver un citoyen qui toujours brava pour vous les gens de cette espèce et les plus insolentes clameurs. Que vos âmes s'élèvent donc au-dessus de toutes les craintes ; car si jamais vous avez eu le pouvoir de prononcer sur des hommes braves et vertueux, sur des citoyens distingués par leurs services ; si jamais des juges choisis dans les ordres les plus respectables ont eu l'occasion de manifester, par des effets et par un arrêt solennel, cette bienveillance que leurs regards et leurs paroles ont tant de fois annoncée aux gens de bien , ce moment heureux est arrivé : vous êtes les maîtres de décider si nous sommes pour jamais condamnés aux larmes, nous qui fûmes toujours dévoués à votre autorité , ou si nous pouvons, après tant de persécutions, attendre enfin de votre équité, de votre courage, de votre sagesse, quelques adoucissements à nos longues infortunes. En effet, quelle existence plus pénible que la nôtre ! quels tourments ! quelles épreuves ! Nous avions consacré nos soins à la république dans l'espoir des récompenses les plus honorables, et nous sommes réduits à craindre les plus cruels supplices. Dans le tumulte des factions populaires, sans doute l'effort de la tempête a dû retomber sur Milon, puisque, fidèle aux bons citoyens, ii s'est toujours déclaré contre les méchants ; mais que dans un jugement, que dans un tribunal composé de l'élite de tous les ordres, ses ennemis aient pu compter sur des juges tels que vous, non seulement pour proscrire sa vie, mais même pour flétrir sa gloire, c'est à quoi je ne me suis jamais attendu. Cependant je ne parlerai, dans cette cause, du tribunat de Milon et de tout ce qu'il a fait pour la patrie, qu'après que j'aurai démontré que Clodius a cherché à lui arracher la vie ; je ne réclamerai point votre indulgence comme le prix des services qu'il a rendus à l'État ; et si la mort de Clodius a été votre salut, je n'exigerai pas de votre reconnaissance que vous en fassiez hommage au courage de Milon plutôt qu'à la fortune du peuple romain. Mais quand le crime de son odieux rival sera devenu pour vous plus clair que le jour, alors enfin je supplierai, je demanderai en grâce que, si nous avons perdu tout le reste, on nous laisse du moins lé droit de défendre nos jours contre l'audace et les armes des assassins.

3. 

    Avant que de traiter le point essentiel de la question , je crois devoir réfuter les objections qui ont été souvent hasardées dans le sénat par nos ennemis, souvent répétées par les factieux dans l'assemblée du peuple, et qui tout à l'heure encore viennent d'être reproduites par nos accusateurs ; les préventions une fois dissipées, vous verrez clairement l'objet sur lequel vous avez à prononcer. Ils prétendent que tout homme qui se reconnaît homicide ne peut plus jouir de la vie. Eh ! dans quelle ville osent-ils soutenir une telle absurdité ? C'est à Rome, où le premier jugement capital a été celui d'Horace, de ce brave guerrier, qui, du temps même des rois, avant l'époque de notre liberté, fut absous par le peuple, quoiqu'il confessât avoir tué sa propre soeur. Qui ne sait que, lorsqu'on informe d'un meurtre, l'accusé nie le fait, ou se défend par le droit ? Dira-t-on que Scipion l'Africain avait perdu le jugement, lorsque Carbon lui demandant en pleine assemblée ce qu'il pensait de la mort de Tib. Gracchus , il répondit à ce tribun séditieux que ce meurtre lui semblait. légitime ? Et comment justifier Servilius Ahala, P. Nasica, Opimius, Marius ? comment absoudre le sénat entier, sous mon consulat, si l'on ne pouvait, sans offenser le ciel, ôter la vie à des scélérats ? Ce n'est donc pas sans raison que dans leurs ingénieuses fictions les sages de l'antiquité nous ont transmis que, les opinions de l'Aréopage ayant été partagées, un fils qui, pour venger son père, avait tué sa mère, fut absous, non-seulement par le suffrage des hommes, mais encore par celui de la plus sage des déesses. Si les lois des Douze Tables ont voulu qu'un voleur puisse être tué impunément pendant la nuit, en quelque état qu'il se trouve ; pendant le jour, lorsqu'il se défend avec une arme offensive : comment peut-on penser que l'homicide, de quelque manière qu'il ait été commis, ne puisse être pardonné, surtout quand on voit que les lois, en certaines occasions, nous présentent elles-mêmes le glaive pour en frapper un homme ?

4.

    Or, si jamais il est des circonstances, et il en est un grand nombre, où le meurtre soit légitime, assurément il est juste, il devient même nécessaire, lorsqu'on repousse la force par la force. Un tribun, parent de Marius, voulut attenter à la vertu d'un jeune soldat ; il fut tué. Cet honnête jeune homme aima mieux hasarder ses jours, que de souffrir une infamie ; et son illustre général le déclara non coupable, et le délivra de tout danger. Quoi donc ! tuer un brigand et un assassin serait un crime ? Eh ! pourquoi prendre des escortes dans nos voyages ? pourquoi porter des armes ? Certes, il ne serait pas permis de les avoir, s'il n'était jamais permis de s'en servir. II est en effet une loi non écrite, mais innée ; une loi que nous n'avons ni apprise de nos maîtres, ni reçue de nos pères, ni étudiée dans nos livres : nous la tenons de la nature même ; nous l'avons puisée dans son sein ; c'est elle qui nous l'a inspirée : ni les leçons, ni les préceptes ne nous ont instruits à la pratiquer ; nous l'observons par sentiment ; nos àmes en sont pénétrées. Cette loi dit que tout moyen est honnête pour sauver nos jours, lorsqu'ils sont exposés aux attaques et aux poignards d'un brigand et d'un ennemi : car les lois se taisent au milieu des armes ; elles n'ordonnent pas qu'on les attende, lorsque celui qui les attendrait serait victime d'une violence injuste avant qu'elles pussent lui prêter une juste assistance. Mais la sagesse de la loi nous donne elle-même d'une manière tacite le droit de repousser une attaque, puisqu'elle ne défend pas seulement de tuer, mais aussi de porter des armes dans l'intention de tuer : elle veut que le juge examine le motif, et prononce que celui qui a fait usage de ses armes pour sa défense, ne les avait pas prises dans le dessein de commettre le meurtre. Que ce principe reste donc constamment établi, et je ne doute point du succès de ma cause, si vous ne perdez pas de vue , ce qu'il vous est impossible d'oublier, que nous avons droit de donner la mort à qui veut nous ôter la vie.

5.

    Une seconde objection souvent présentée par nos ennemis, c'est que le sénat a jugé que le combat où Clodius a péri est un attentat contre la sûreté publique. Cette action cependant, le senat l'a constamment approuvée, non-seulement par ses suffrages, mais par les témoignages éclatants de sa bienveillance pour Milon. Combien de fois cette cause a-t-elle été discutée dans le sénat, avec une faveur hautement manifestée par l'ordre tout entier ? En effet, dans les assemblées les plus nombreuses, s'est-il jamais rencontré quatre sénateurs, ou cinq tout au plus, qui aient été contraires à Milon ? Je ne veux d'autres preuves que les harangues avortées de ce tribun incendiaire, qui chaque jour accusait ma puissance, prétendant que le sénat décidait ce que je voulais, et non ce qui lui semblait juste. S'il faut nommer puissance ce qui n'est qu'une faible considération obtenue par de grands services rendus à la patrie, ou une sorte de crédit que mes soins officieux m'ont acquis auprès des gens de bien, qu'on lui donne ce nom, si l'on veut, pourvu que je l'emploie à défendre les bons citoyens contre la fureur des factieux. Quant à la commission présente , je ne dis pas qu'elle soit contraire à la justice ; mais le sénat enfin n'a jamais pensé qu'elle dût être établie nous avions des lois, nous avions des tribunaux chargés de poursuivre le meurtre et la violence ; et la mort de Clodius ne lui causait pas une douleur assez vive pour qu'il changeât rien aux antiens usages. Est-il croyable que le sénat, à qui l'on avait ravi le pouvoir d'ordonner une commission au sujet de l'adultère sacrilége de Clodius, ait voulu établir un tribunal extraordinaire pour venger sa mort ? Pourquoi donc a-t-il jugé que l'incendie de notre palais, que l'attaque de la maison de Lépidus, que le combat même où Clodius a péri , sont des actes où l'ordre public a été compromis ? C'est parce que, dans un État libre., tout acte de violence entre des citoyens porte atteinte à l'ordre public. L'emploi de la force contre la force est toujours un inconvénient, même lorsqu'il est une nécessité ; car on ne dira pas sans doute que les mains qui frappèrent, ou Tibérius Gracchus, ou Caïus son frère, on Saturninus armé contre l'État, n'ont pas blessé la république, même en la sauvant.

6.

    Aussi j'ai moi-même posé en principe qu'un meurtre ayant été commis sur la voie Appia, l'agresseur seul avait porté atteinte à l'ordre public ; mais comme cette affaire présentait le double caractère de la violence et de la préméditation, j'ai blâmé le fait en lui-même, et renvoyé l'instruction aux tribunaux. Si ce tribun furieux avait permis au sénat d'exprimer sa volonté tout entière, nous n'aurions pas aujourd'hui une commission nouvelle. Le sénat voulait que cette cause fût jugée hors de rang, mais suivant les anciennes lois. La division fut demandée par un homme que je ne veux pas nommer : il n'est point nécessaire de dévoiler les turpitudes de tous. Alors, grâce à une opposition vénale, la seconde partie de la proposition ne fut pas décrétée. Mais, ajoute-t-on, Pompée a prononcé par sa loi sur l'espèce même de la cause ; car cette loi a pour objet le meurtre commis sur la voie Appia, où Clodius a péri. Eh bien ! qu'a donc ordonné Pompée ? Qu'on informera. Sur quoi ? sur le fait ? Il n'est pas contesté. Sur l'auteur ? Tout le monde le connait. Pompée a donc vu que, nonobstant l'aveu du fait, on peut se justifier par le droit. S'il n'avait pas senti qu'un accusé peut être absous, même après cet aveu, dès lors que nous convenions du fait, il n'aurait pas ordonné d'autres informations ; il ne vous aurait pas remis le double pouvoir d'absoudre ou de condamner. Loin donc qu'il ait rien préjugé contre Milon, Pompée me semble vous avoir tracé la marche que vous devez suivre dans ce jugement ; car celui qui, sur l'aveu de l'accusé, ordonne, non pas qu'il soit puni, mais qu'il se justifie, pense qu'on doit informer sur la cause, et non sur l'existence du meurtre. Sans doute il nous dira lui-même si, ce qu'il a fait de son propre mouvement, il a cru le devoir faire par égard pour Clodius, ou pour les circonstances.

7. 

    Un citoyen de la naissance la plus illustre, le défenseur du sénat, je dirais presque son protecteur alors, l'oncle du vertueux Caton qui siège parmi nos juges, un tribun du peuple, Drusus, fut tué dans sa maison : or, pour venger sa mort, nulle loi ne fut proposée au peuple ; nulle procédure extraordinaire ne fut ordonnée par le sénat. Nos pères nous ont appris quelle fut la consternation publique, lorsque Scipion l'Africain périt assassiné dans son lit. Qui ne versa des larmes ? qui ne fut pénétré de douleur, en voyant qu'on s'était lassé d'attendre la mort d'un homme qui n'aurait jamais cessé de vivre, si les voeux de tous les Romains avaient pu le rendre immortel ? Établit-on un nouveau tribunal pour venger Scipion l'Africain ? Non , certes : et pourquoi ? parce que tuer un citoyen illustre, ou tuer un homme du peuple, ne sont pas des crimes d'une nature différente. Quel que soit l'intervalle qui, durant la vie, sépare les grands des simples plébéiens, leur mort, si elle est l'effet d'un crime, sera vengée par les mêmes lois et par les mêmes peines ; à moins que le parricide ne soit plus atroce dans le fils d'un consulaire que dans le fils d'un obscur plébéien, ou que la mort de Clodius ne soit un délit plus révoltant, parce qu'il a perdu la vie sur un des monuments de ses ancêtres. Voilà, en effet, ce qu'on ne cesse de répéter, comme si le célèbre Appius avait construit un chemin, non pour l'usage du public, mais afin que ses descendants y pussent exercer impunément leurs brigandages. Ainsi, lorsque, sur cette même voie Appia, Clodius tua Papirius, chevalier romain, ce forfait dut rester impuni car enfin c'était sur les monuments de sa famille qu'un noble avait tué un chevalier romain. Quelles clameurs aujourd'hui au sujet de cette voie Appia ! Nul ne prononçait ce nom , lorsqu'elle était ensanglantée par le meurtre d'un citoyen innocent et vertueux ; à présent qu'elle est souillée du sang d'un brigand et d'un parricide, on ne cesse de lé faire retentir a nos oreilles. Mais pourquoi m'arrêter à ces faits ? Un esclave de Clodius a été saisi dans le temple de Castor, où son maître l'avait aposté pour tuer Pompée. Le poignard lui fut arraché des mains : il avoua tout. De ce moment, Pompée cessa de paraître au sénat, dans le forum, en publie ; sans réclamer les lois, sans recourir aux tribunaux, il opposa les portes et les murs de sa maison aux fureurs de Clodius. A-t-on fait quelque loi ? établi un nouveau tribunal ? Toutefois si le crime, si la personne, si les circonstances le méritèrent jamais, tout se réunissait ici pour l'exiger. L'assassin avait été posté dans le forum, dans le vestibule même du sénat ; on méditait la mort d'un citoyen à la vie duquel était attaché le salut de la patrie, et cela dans un temps où la mort de ce seul citoyen aurait entraîné la chute de Rome et la ruine de tout l'univers. On dira peut-être qu'un projet demeuré sans exécution n'a pas dû être puni ; comme si les lois ne punissaient le crime que lorsqu'il a été consommé. Le projet n'ayant pas eu d'exécution, nous avons eu moins de larmes à répandre ; mais l'auteur n'en était pas moins punissable. Moi-même, combien de fois ai-je échappé aux traits de Clodius et à ses mains ensanglantées ! Si mon bonheur ou la fortune du peuple romain ne m'avait pas sauvé, aurait-on jamais proposé une commission pour venger ma mort ?

8.

    Mais quelle absurdité à moi d'oser comparer les Drusus, les Scipion, les Pompée, de me comparer moi-même à Clodius ? Ces attentats étaient tolérables : Clodius est le seul dont la mort ne puisse être supportée. Le sénat gémit ; les chevaliers se lamentent ; Rome entière est en pleurs ; les villes municipales se désolent ; les colonies sont au désespoir ; en un mot, les campagnes elles-mêmes déplorent la perte d'un citoyen si bienfaisant, si utile, si débonnaire. Non, juges, tel n'a pas été le motif qui a déterminé Pompée : cet homme sage et doué d'une prudence rare et divine a considéré bien des choses. Il a vu que Clodius a été son ennemi, et Milon, son ami intime ; il a craint que, s'il partageait la joie commune, on ne suspectât la sincérité de sa réconciliation. II a vu surtout que, malgré la rigueur de sa loi, vous jugerez avec courage. Aussi a-t-il fait choix des hommes qui honorent le plus les premiers ordres de l'État ; et il n'a pas, comme quelques-uns affectent de le dire, exclu mes amis du nombre des juges. Il est trop équitable pour en avoir conçu l'idée ; et la chose n'était pas en sa puissance, dés lors qu'il choisissait des hommes vertueux. Car mes amis ne sont point renfermés dans le cercle de mes sociétés intimes, qui ne peuvent être très-étendues, puisqu'on ne peut vivre en intimité avec un très-grand nombre de personnes. Mais si j'ai quelque crédit, je le dois aux liaisons que les affaires publiques m'ont fait contracter avec les gens de bien. Dès que Pompée a choisi parmi eux, dés qu'il a pensé que l'honneur exigeait de lui qu'il préférât les hommes les plus intègres, il n'a pu nommer des juges qui ne me fussent pas affectionnés. L. Domitius, le choix qu'il a fait de vous pour présider ce tribunal , est un hommage rendu à vos vertus. Il a voulu que ce choix ne pût tomber que sur un consulaire, persuadé sans doute que c'est aux chefs de l'État qu'il appartient de résister aux mouvements désordonnés de la multitude et à la témérité des méchants. S'il vous a préféré à tous les autres, c'est que, dès votre jeunesse, vous avez donné des preuves éclatantes de votre mépris pour les fureurs populaires.

9.

    Ainsi, pour arriver enfin à l'objet de cette cause, si l'aveu du fait n'est pas une chose inusitée ; si rien n'a été préjugé contre nous par le sénat ; si l'auteur même de la loi, sachant que le fait n'est pas contesté, a voulu que le droit fût discuté ; si un président et des juges également éclairés et intègres ont été choisis pour composer ce tribunal et prononcer dans ce jugement, il ne vous reste plus qu'à rechercher qui des deux est l'agresseur. Afin que ce discernement vous devienne plus facile, daignez écouter avec attention le récit des faits : je vais les exposer en peu de mots. Clodius avait projeté de tourmenter la république, pendant sa préture, par tous les crimes possibles ; mais il voyait que les comices de l'année dernière avaient été si longtemps retardés, qu'à peine il lui resterait quelques mois pour exercer cette magistrature. Bien différent des autres, la gloire d'être nommé flattait peu son désir ; ce qu'il voulait, c'était d'éviter d'être le collègue du vertueux L. Paullus, et de pouvoir déchirer la patrie pendant toute une année : il se désisla tout à coup, et réserva son droit pour l'élection suivante, non par scrupule, comme il arrive quelquefois, mais parce qu'il lui fallait, ainsi qu'il le disait lui-même, une année complète et entière pour exercer la préture, c'est-à-dire, pour bouleverser la république. Il ne se dissimulait pas que, sous un consul tel que Milon, l'autorité de sa préture serait faible et gênée : car tous les voeux du peuple romain portaient Milon au consulat. Que fait-il ? II s'unit aux autres compétiteurs ; mais de manière que seul, même malgré eux, il dirige toutes les brigues et qu'il porte les comices entiers sur ses épaules : ce sont ses propres expressions. Il convoque les tribus, marchande les suffrages, enrôle la plus vile populace dans la nouvelle tribu Colline. Vains efforts ! plus il s'agite, plus les forces de Milon s'accroissent : il ne peut plus douter que cet homme intrépide, son ennemi déclaré, ne soit nommé consul ; c'est le bruit de toute la ville ; déjà même les suffrages du peuple romain se sont déclarés. Alors ce scélérat, déterminé à tous les crimes, quitte le masque, et dit ouvertement qu'il faut tuer Milon. II avait fait descendre de l'Apennin des esclaves sauvages et barbares, dont il s'était servi pour dévaster les forêts publiques et ravager l'Étrurie. Ils étaient ici sous vos yeux ; ses intentions n'étaient pas cachées. Il publiait partout que, si l'on ne pouvait pas ravir le consulat à Milon , on pouvait lui ôter la vie. Il l'a fait entendre plusieurs fois dans le sénat ; il l'a dit en pleine assemblée. Interrogé même par Favonius sur ce qu'il espérait de ses fureurs, lorsque Milon était vivant, il répondit que, dags trois ou quatre jours au plus tard, Milon serait mort. Favonius aussitôt fit part de cette réponse à Caton, un de nos juges.

10.

    Cependant il savait, et il n'était pas difficile de le savoir, que le 20 de janvier, Milon irait à Lanuvium, où il devait, en sa qualité de dictateur, nommer un flamine : ce voyage avait un motif connu, légitime, indispensable. La veille, Clodius sort de Rome, dans le dessein de l'attendre devant une de ses métairies, ainsi que l'événement l'a prouvé. Et ce brusque départ ne lui permit pas d'assister à une assemblée tumultueuse qui se tint ce même jour, et dans laquelle l'absence de ses fureurs causa bien des regrets : il n'aurait eu garde d'y manquer, s'il n'avait voulu s'assurer d'avance et du lieu et du moment pour la consommation du crime. Milon, après être resté ce même jour dans le sénat jusqu'à la fin de la séance, rentra chez lui, changea de vêtement et de chaussure, attendit quelque temps que sa femme eût fait tous ses apprêts. Ensuite il partit, lorsque déjà Clodius aurait pu être de retour, s'il avait dû revenir à Rome ce jour-là. Clodius vient au-devant de lui, à cheval, sans voiture, sans embarras, n'ayant avec lui ni ces Grecs qui le suivaient ordinairement, ni sa femme qui ne le quittait presque jamais : et Milon, ce brigand qui avait prétexté ce voyage pour commettre un assassinat, était en voiture, avec son épouse, enveloppé d'un manteau, suivi d'une troupe d'enfants et de femmes ; cortége embarrassant, faible et timide. La rencontre eut lieu devant une terre de Clodius, à la onzième heure ou peu s'en faut. A l'instant, du haut d'une éminence, une troupe de gens armés fond sur Milon. Ceux qui l'attaquent par-devant tuent le conducteur de sa voiture. II se dégage de son manteau, s'élance à terre et se défend avec vigueur. Ceux qui étaient auprès de Clodius tirent leurs épées : les uns reviennent pour attaquer Milon par derrière ; d'autres le croyant déjà tué, font main-basse sur les esclaves qui le suivaient de loin. Plusieurs de ces derniers donnèrent des preuves de courage et de fidélité. Une partie fut massacrée ; les autres, voyant que l'on combattait autour de la voiture , et qu'on les empêchait de secourir leur maître, entendant Clodius lui-même s'écrier que Milon était tué, et croyant en effet qu'il n'était plus, firent alors, je le dirai, non pour éluder l'accusation, mais pour énoncer le fait tel qu'il est, sans que leur maître le, commandât, sans qu'il le sût, sans qu'il le vît, ce que chacun aurait voulu que ses esclaves fissent en pareille circonstance.

11.

    Juges, les choses se sont passées comme je viens de les exposer : l'agresseur a succombé ; la force a été vaincue par la force, ou plutôt le courage a triomphé de l'audace. Je ne dis point combien cet événement a été utile pour la république, pour vous, pour tous les bons citoyens que cette considération ne serve de rien à Milon, dont la destinée est telle, qu'il n'a pu se sauver, sans conserver tout l'État avec lui. S'il n'a pas eu droit de le faire, je n'ai rien à répondre. Si au contraire la raison, la nécessité, les conventions sociales, la nature elle-même, prescrivent aux sages, aux barbares, aux nations civilisées, aux animaux, d'user de tous les moyens pour repousser toute atteinte portée à leur vie, vous ne pouvez condamner Milon sans prononcer en même temps que tout homme qui tombera entre les mains des brigands, doit périr par leurs armes, ou par vos jugements. Si Milon eût pu le penser, il aurait mieux valu pour lui qu'il abandonnât à Clodius des jours auxquels ce furieux avait tant de fois attenté, que d'être égorgé par vous pour n'avoir pas tendu la gorge à son assassin. Mais si parmi vous personne n'adopte un tel système, la question se réduit â savoir, non pas si Clodius a été tué, nous l'avouons ; mais s'il l'a été justement ou non. Cette question n'est point nouvelle on l'a traitée déjà dans une infinité de causes. Il est constant que des embûches ont été dressées ; et c'est ce que le sénat a déclaré être un attentat contre la sûreté publique. Qui des deux les a dressées ? la chose est incertaine ; et voilà sur quoi la loi ordonne qu'il sera informé. Ainsi le sénat a condamné l'action, sans rien préjuger sur la personne, et Pompée a voulu qu'on examinât le droit, et non le fait.

12.

    Tout se réduit donc à savoir qui des deux a dressé des embûches à l'autre. Si c'est Milon, il faut le punir ; si c'est Clodius, il faut nous absoudre. Mais comment prouver que Clodius a été l'agresseur ? Lorsqu'il s'agit d'un scélérat, d'un monstre de cette espèce ; il suffit de montrer qu'il avait un grand intérêt à faire périr Milon, et qu'il fondait sur sa mort l'espérance des plus grands avantages. Que le mot de Cassius : A qui l'action a-t-elle dû profiter ? nous dirige donc et nous aide dans nos recherches. Si nul motif ne peut engager l'honnête homme à faire le mal, souvent un léger intérêt y détermine le méchant. Or, Clodius, en tuant Milon , ne craignait plus d'être subordonné, pendant sa préture, à un consul qui l'aurait mis dans l'impuissance de commettre le crime ; il se flattait, au contraire, d'être préteur sous des consuls qui seconderaient ses fureurs, qui du moins fermeraient les yeux, et le laisseraient à son gré déchirer la république : en un mot, il espérait que ces magistrats, enchaînés-par la reconnaissance, ne voudraient pas s'opposer à ses projets, ou que, s'ils le voulaient, ils ne seraient pas assez puissants pour réprimer une audace fortifiée par une longue habitude du crime. Eh quoi ! citoyens, êtes-vous étrangers dans Rome ? et ce qui fait l'entretien de toute la ville, n'a-t-il jamais frappé vos oreilles ? Seuls, ignorez-vous de que les lois, si l'on peut nommer ainsi des édits funestes et destructeurs de la république, de quelles lois, dis-je, il devait nous accabler et nous flétrir ? De grâce, Sextus, montrez ce code, votre commun ouvrage, que vous avez, dit-on ; emporté de la maison de Clodius, et sauvé, comme un autre Palladium, du milieu des armes et du tumulte : votre dessein était sans doute, si vous rencontriez un tribun docile et complaisant, de lui remettre ce recueil instructif, ces précieux mémoires. Il vient de me lancer un de ces regards, qui jadis étaient si terribles. Certes mes yeux sont éblouis par ce flambeau du sénat.

13.

    Ah ! Sextus, pouvez-vous me croire irrité contre vous, après que vous avez fait subir à mon plus mortel ennemi une punition mille fois plus cruelle que mon humanité n'aurait pu la désirer ? Traîner son corps sanglant hors de sa maison, le jeter sur la place publique, et là, sans pompe, sans convoi, sans éloge funèbre, sans qu'on aperçût les bustes de ses ancêtres, essayer de le brûler avec quelques misérables planches ; laisser ses tristes restes en proie aux chiens dévorants : voilà, Sextus, voilà ce que vous avez fait. Cette action est horrible ; elle est impie ; mais enfin, c'est sur mon ennemi que s'exerçait votre barbarie, et, si je ne puis vous louer, ce n'est pas à moi de vous en faire un reproche. La préture de Clodius présentait la perspective des troubles les plus effrayants : il était évident que rien ne l'arrêterait, à moins qu'on n'élût un consul qui eût le courage et la force de l'enchaîner. Tout le peuple romain sentait que Milon seul pouvait le faire. Qui donc eût balancé à lui donner son suffrage, afin d'assurer à la fois son propre repos et le salut de la république ? Mais aujourd'hui que Clodius n est plus , Milon ne peut arriver au consulat que par les routes ouvertes au reste des citoyens. La mort de Clodius lui a ravi cette gloire réservée à lui seul, et dont chaque jour il rehaussait l'éclat, en réprimantses fureurs. Vous y avez gagné de n'avoir plus personne à redouter ; il a perdu l'occasion d'exercer son courage, des droits assurés au consulat, une source intarissable de gloire. Aussi cette dignité, qui ne pouvait échapper à Milon, si Clodius eût vécu, on commence à la lui disputer à présent que Clodius a cessé de vivre. La mort de Clodius n'est donc pas utile à Milon ; elle nuit même à ses intérêts. Mais, dit-on, il a été entrainé par la haine ; la colère, l'inimitié, l'ont fait agir ; il a vengé son injure, assouvi son ressentiment. Eh ! que pourra-t-on répondre, je ne dis pas si ces passions ont été plus fortes dansClodius que dans Milon, mais, si elles ont été portées à l'excès dans le premier, tandis que l'autre en était tout à fait exempt ? Pourquoi Milon aurait-il haï Clodius, dont les fureurs servaient de moyen et de matière à sa gloire ? II ne sentait pour lui que cette haine patriotique que chacun de nous porte aux méchants. Clodius, au contraire, avait bien des motifs pour le haïr : Milon était mon défenseur ; il réprimait ses fureurs ; il triomphait de ses armes ; il était son accusateur. Vous le savez, Milon l'avait cité devant les tribunaux en vertu de la loi Plotia ; et Clodius, jusqu'à sa mort, est resté dans les liens de l'accusation. Combien le tyran devait être sensible à cet outrage ! Avouons-le ; cet homme, injuste partout ailleurs, ne l'était pas dans sa haine.

14. 

    II reste à produire en faveur de Clodius son caractère et la conduite de toute sa vie , et à faire valoir ces mêmes présomptions contre Milon ; à dire que le premier n'employa jamais la violence, et que le second l'a toujours employée. Eh quoi ! citoyens, lorsque je me retirai de Rome, en vous laissant tous dans les pleurs, qu'avais-je à redouter ? Les tribunaux ? ou bien les esclaves, les armes, la violence ? Quel aurait été le motif de mon rappel , si mon bannissement n'avait pas été une violation de toutes les lois ? Clodius m'avait-il cité en justice ? avait-il intenté contre moi une action judiciaire ? m'avait-il accusé d'un crime d'État ? en un mot, ma cause était-elle mauvaise, ou n'intéressait-elle que moi ? Juges, ma cause était excellente ; c'était la vôtre plus que la mienne ; mais, après avoir sauvé mes concitoyens au risque de ma vie, je ne voulus pas qu'ils fussent à leur tour exposés pour moi aux fureurs d'une troupe d'esclaves et d'hommes chargés de dettes et de crimes. En effet, j'ai vu Q. Hortensius, un de nos juges , oui, Hortensius lui-même, la gloire et l'ornement de la république,je l'ai vu près de périr sous les coups d'une troupe d'esclaves, parce qu'il soutenait ma cause. Un sénateur respectable, C. Vibiénus, qui l'accompagnait, fut maltraité au point qu'il en a perdu la vie. Et, depuis cette époque, le poignard de Catilina s'est-il un instant re- posé dans les mains de Clodius ? C'est ce même poignard qu'on a levé sur moi, et qui vous aurait frappés, si j'avais souffert que vous eussiez été exposés à cause de moi ; c'est lui qui a menacé les jours de Pompée , et ensanglanté par le meurtre de Papirius cette voie Appia, monument des ancêtres de Clodius ; c'est lui encore que, longtemps après, on a retourné contre moi : vous le savez, tout récemment, j'ai failli en être percé auprès du palais de Numa. Quoi de semblable dans Milon ? S'il a jamais usé de la force, c'était pour empêcher que Clodius, qu'il ne pouvait réprimer par les voies juridiques, netint Rome dans l'oppression. S'il avait cherché à le tuer, combien de fois en a-t-il eu les occasions les plus favorables et les plus glorieuses ? Je vous le demande, ne pouvait-il pas en tirer une juste vengeance, lorsqu'il défendait sa maison et ses dieux pénates attaqués par ce furieux ? lorsque P. Sextius, son collègue, eut été blessé ? lorsque Q. Fabricius, proposant une loi pour mon rappel, fut repoussé du forum inondé du sang des citoyens ? lorsque le préteur L. Cécilius fut assiégé chez lui ? Ne le pouvait-il pas, au moment où fut portée la loi qui ordonnait mon retour, lorsque toute l'Italie, attirée à Rome par l'intérêt de ma conservation , se serait empressée d'avouer cette grande action ? Oui , si Milon l'avait faite, la république entière en aurait revendiqué la gloire.

15.

    Nous avions alors un consul, ennemi de Clodius, P. Lentulus, mon vengeur, dont le noble courage a constamment défendu le sénat, soutenu vos décrets, maintenu le voeu général, et par qui je me suis vu rétabli dans tous mes droits. Sept préteurs, huit tribuns, s'étaient prononcés pour moi contre ce factieux. Pompée, qui a préparé et conduit ce grand événement, était en guerre avec lui ; son avis, conçu dans les termes les plus énergiques et les plus honorables, fut adopté par le sénat tout entier ; il exhorta le peuple romain en ma faveur, et par un décret rendu à Capoue, comblant le désir de l'Italie entière, il donna partout le signal de se rassembler à Rome pour m'y rétablir. En un mot, le regret de mon absence allumait contre Clodius la haine de tous les citoyens : si dans ce moment quelqu'un lui eût ôté la vie, on n'aurait point parlé de l'absoudre ; on n'eût songé qu'à lui décerner des récompenses. Milon cependant s'est contenu : il l'a cité deux fois devant les tribunaux ; jamais il ne l'a provoqué au combat. Et quand, après son tribunat, il fut accusé par Clodius devant le peuple, et que Pompée, qui parlait pour lui , fut assailli par les factieux, quelle occasion, je dis plus, quel juste sujet n'avait-il pas de le faire périr ? Dans ces derniers temps même, lorsque, ranimant l'espoir de tous les gens de bien, Antoine, ce jeune citoyen de la plus illustre naissance, eut pris avec courage la défense de la république, et que déjà il tenait enlacé ce monstre qui se débattait pour échapper à la sévérité des tribunaux, dieux immortels ! quel lieu, quel moment ? quand le lâche se fut caché sous un escalier obscur, qu'en eût-il coûté à Milon de l'exterminer, sans que personne en murmurât, et en comblant Antoine d'une gloire éclatante ? Combien de fois a-t-il pu le faire aux comices du Champ de Mars, ce jour surtout où Clodius avait forcé les barrières, à la tête d'une troupe armée d'épées et de pierres, et que tout à coup, effrayé à l'aspect de Milon, il s'enfuit vers le Tibre, pendant que tous les honnêtes gens avec vous formaient des voeux pour qu'il plût à celui-ci de se servir de son courage !

16. 

    Et cet homme qu'il a tant de fois épargné, lorsque sa mort aurait satisfait tous les citoyens, il a voulu l'assassiner dans un temps où il ne l'a pu faire sans déplaire à quelques personnes ! II n'a pas osé le tuer quand il en avait le droit, quand le lieu et le temps étaient favorables, quand il était assuré de l'impunité ; et il n'a pas craint de le faire, en violant les lois, dans un lieu, dans un temps défavorable , et au péril de sa vie ! et cela, citoyens, à la veille des comices, au moment de demander la première dignité de l'État, dans une circonstance où nous redoutons non seulement les reproches publics, mais les pensées même les plus secrètes. Je sais combien sont timides ceux qui sollicitent vos suffrages ; je sais quels sont alors et l'ardeur du désir et le tourment de l'inquiétude : un bruit populaire, une fable dénuée de fondement, inventée à plaisir, indifférente, nous remplissent d'alarmes. Nous étudions tous les visages ; nous lisons dans tous les yeux. En effet, rien n'est si délicat, si léger, si frêle et si mobile que l'opinion et la bienveillance des citoyens : non-seulement ils s'irritent contre les vices d'un candidat ; mais souvent même le bien qu'il a fait n'excite que leur dédain. Ainsi Milon, se proposant ce jour des comices, l'objet de ses désirs et de ses espérances, venait se présenter à l'auguste assemblée des centuries, les mains encore fumantes du sang d'un citoyen dont il s'avouait l'assassin ! Cet excès d'impudence est incroyable dans Milon : mais on devait l'attendre de Clodius, qui se flattait de régner dès que Milon aurait cessé de vivre. J'ajoute une réflexion. Vous savez tous que l'espoir de l'impunité est le plus grand attrait du crime. Or, lequel des deux a compté sur cette impunité ? àlilon, qui dans ce moment se voit accusé pour une action glorieuse, du moins nécessaire ? ou Clodius, qui avait conçu un tel mépris pour les tribunaux et les peines qu'ils infligent, que rien de ce qui est avoué par la nature ou permis par les lois ne pouvait lui plaire ? Mais qu'est-il besoin de tant de raisonnements ? pourquoi toutes ces discussions ? Q. Pétilius, et vous, Caton, que le sort ou plutôt la providence nous a nommés pour juges, j'invoque ici votre témoignage. M. Favonius vous a dit à tous deux, il l'a dit du vivant de Clodius, qu'il avait entendu de la bouche de ce furieux que Milon périrait dans trois jours ; et le troisième jour le combat a eu lieu. Pouvez-vous douter de ce qu'il a fait, quand lui-même ne balançait pas à publier ce qu'il projetait de faire ?

17.

    Comment donc a-t-il si bien choisi le jour ? Je l'ai déjà dit. Rien de plus aisé que de connaître les époques fixées pour les sacrifices du dictateur de Lanuvium. Il vit que Milon était obligé d'aller à Lanuvium le jour qu'il partit en effet pour s'y rendre ; il prit les devants. Eh ? quel jour ? celui où le tribun qu'il tenait à ses gages échauffa de ses fureurs l'assemblée la plus séditieuse. Jamais il n'aurait manqué ni ce jour, ni cette assemblée, ni ces clameurs, s'il ne s'était hâté pour consommer le crime qu'il méditait. Ainsi rien n'obligeait Clodius à quitter Rome ; au contraire, il avait des motifs pour y rester. Milon n'en était pas le maître ; le devoir, la nécessité même, lui commandaient de partir.Mais si Clodius a su que Milon serait en route ce jour-là, Milon a-t-il pu même soupçonner qu'il rencontrerait Clodius ? D'abord je demande comment il l'aurait pu savoir. C'est ce que vous ne pouvez demander à l'égard de Clodius ; car n'eût-il interrogé que T. Patina, son intime ami, il a pu savoir que ce jour même Milon, en sa qualité de dictateur, était dans l'obligation de nommer un flamine à Lanuvium. Il pouvait le savoir d'une infinité d'autres, par exemple, de tous ceux de Lanuvium. Mais par qui Milon a-t-il pu être informé du retour de Clodius ? Je veux qu'il ait cherché à s'en instruire : je vais plus loin , je vous accorde qu'il ait corrompu un esclave, comme l'a dit mon ami Arrius. Lisez les dépositions de vos témoins. C. Cassinius Scola, d'Intéramne , intime ami de Clodius, et qui l'accompagnait dans ce voyage ; Cassinius, d'après le témoignage duquel Clodius s'était trouvé autrefois à Intéramne et à Rome à la même heure, dépose que Clodius devait rester le jour entier à sa maison d'Albe, mais qu'on lui annonca la mort de l'architecte Cyrus, et qu'il se détermina tout à coup à revenir à Rome. C. Clodius, qui était aussi du voyage, est d'accord avec lui.

18.

    Voyez, juges, tout ce qui résulte de ces témoignages. D'abord, on ne peut plus imputer à Milon d'être sorti de Rome pour attendre Clodius sur la route, puisqu'il ne devait absolument pas le rencontrer. En second lieu (car pourquoi négligerais-je ici ma cause personnelle ?) vous savez que lorsqu'on délibérait sur cette commission, quelques gens osèrent dire que le meurtre avait été commis par Milon , mais conseillé par un personnage plus important. C'était moi que ces hommes vils et pervers signalaient comme un brigandet un assassin. Les voilà confondus par leurs propres témoins, qui déclarent que Clodius ne serait pas revenu ce jour-là, s'il n'avait pas appris la mort de Cyrus. Je respire, je suis rassuré ; et je ne crains plus de paraître avoir médité ce qu'il ne m'était pas même possible de soupçonner. Je reviens à la cause. On nous fait une objection : Clodius lui-même n'a donc pas eu la pensée d'attaquer Milon , puisqu'il devait rester à sa maison d'Albe. J'en conviens, si toutefois son projet n'était pas d'en sortir pour commettre l'assassinat. En effet, ce courrier que vous prétendez avoir annoncé la mort de Cyrus , je vois qu'il venait avertir que Milon approchait. Car à quoi bon cet avis de la mort de Cyrus qui expirait au départ de Clodius ? Nous étions chez lui, Clodius et moi ; nous avions apposé notre sceau à son testament ; il ne l'avait point fait en secret ; il nous avait l'un et l'autre institué héritiers. Et l'on ne venait que le lendemain, à la dixième heure, annoncer à Clodius la mort d'un homme qu'il avait laissé la veille à la troisième heure, rendant le dernier soupir ?

19.

    Supposons le fait : cette nouvelle l'obligeait-elle de précipiter son retour ? de s'exposer aux dangers de la nuit ? Pourquoi cet empressement ? Il était héritier ? D'abord rien n'exigeait un retour aussi brusque ; et sa présence, eût-elle été nécessaire, que gagnait-il à revenir cette nuit même ? que perdait-il à n'arriver que le lendemain matin ? S'il devait éviter de marcher la nuit, d'un autre côté, Milon, à qui l'on suppose le projet de l'assassiner, Milon, instruit que Clodius reviendrait pendant la nuit, devait se mettre en embuscade et l'attendre. Il l'aurait tué à la faveur des ténèbres, dans un lieu redouté et rempli de brigands. Il aurait nié, et personne n'eût refusé de le croire, puisque, malgré son aveu, tous désirent qu'il soit absous. On aurait d'abord accusé le lieu même, qui est une retraite et un repaire de voleurs. Ni le silence de la solitude n'aurait dénoncé Milon, ni les ténèbres de la nuit ne l'auraient désigné. Les soupçons seraient tombés sur une infinité de personnes que Clodius a maltraitées, dépouillées, chassées de leurs héritages, sur tant d'autres qui redoutaient de pareilles violences, en un mot sur l'Etrurie tout entière.
    II est certain , d'ailleurs, que Clodius revenant d'Aricie, s'est détourné vers sa maison d'Albe. Or Milon, en admettant qu'il ait su Clodius dans Aricie, devait soupçonner que, même avec la volonté d'arriver à Rome ce jour-là, il s'arrêterait à sa maison, qui est sur le chemin. Il pouvait craindre même qu'il n'y séjournât. Pourquoi n'a-t-il pas prévenu son arrivée, ou pourquoi ne l'a-t-il pas attendu dans un lieu où il devait passer pendant la nuit ? Je vois que jusqu'ici tout s'accorde parfaitement. Il était utile à Milon que Clodius vécût, et Clodius, pour l'exécution de ses projets, avait besoin de la mort de Milon. Clodius portait une haine mortelle à son ennemi ; Milon ne haissait pas Clodius. L'un ne cessa jamais d'employer la violence ; l'autre se contenta toujours de la repousser. Clodius avait publiquement menacé Milon de le tuer, il avait même annoncé sa mort ; Milon n'a jamais fait de menaces. Clodius connaissait le jour du départ de Milon ; celui-ci ignorait le retour de Clodius. Le voyage de l'un était indispensable ; celui de l'autre était même contraire à ses intérêts. Milon avait annoncé son départ ; Clodius avait dissimulé son retour. Le premier n'a rien changé à ses projets ; le second a supposé des motifs pour ne pas exécuter les siens. Enfin, si Milon voulait assassiner Clodius, il devait l'attendre la nuit auprès de Rome ; et Clodius, quand même il n'aurait rien appréhendé de Milon, devait craindre cependant de s'approcher de Rome pendant la nuit.

20.

    Considérons à présent, ce qu'il importe surtout d'examiner, à qui le lieu même du combat a été le plus favorable. Pouvez-vous avoir ici quelques doutes ? et vous faut-il de longues réflexions ? La rencontre s'est faite devant une terre de Clodius, où il se trouvait au moins un millier d'hommes forts et robustes, employés à ses constructions extravagantes : Milon croyait-il prendre ses avantages en attaquant un ennemi placé sur une hauteur, et avait-il par cette raison choisi ce lieu pour combattre ? Ou plutôt n'a-t-il pas été attendu par Clodius, qui voulait profiter de cette position pour l'attaquer ? La chose parle d'elle-même, juges ; on ne peut se refuser à cette évidence. Si, au lieu d'entendre le récit de cette action , vous en aviez le tableau sous les yeux, il suffirait, pour connaître l'agresseur, de voir que l'un d'eux est dans une voiture, couvert d'un manteau de voyage, assis à côté de sa femme. Le vêtement, la voiture, la compagnie, est-il rien de plus embarrassant ? Quelles dispositions pour un combat que d'être enveloppé d'un manteau, enfermé dans une voiture, et comme enchaîné auprès d'une femme ! A présent, voyez Clodius sortir brusquement de sa maison : pourquoi ? le soir : quelle nécessité ? II s'avance lentement : quoi ? dans une pareille saison ? Il passe à la campagne de Pompée : était-ce pour le voir ? il le savait à sa terre d'Alsium. Était-ce pour visiter la maison ? il l'avait vu mille fois. Pourquoi donc tous ces détours et ces amusements affectés ? C'est qu'il fallait donner à Milon le temps d'arriver.

21.

    Comparez maintenant ce brigand que rien ne gène dans sa marche, avec Milon que tout embarrasse. Auparavant Clodius menait toujours sa femme avec lui : alors il était sans elle. Jamais il ne voyageait qu'en voiture : alors il était à cheval. En quelque endroit qu'il se rendît, lors même qu'il courait vers le camp d'Étrurie , il avait toujours des Grecs à sa suite alors rien de frivole dans tout son cortège. Milon, ce qui ne lui était jamais arrivé, menait ce jour-là les musiciens et les femmes de son épouse. Clodius, qui traînait toujours après lui une troupe de débauchés et de courtisanes, n'avait en cette occasion que des hommes de choix, que des braves à toute épreuve. Pourquoi donc a-t-il été vaincu ? C'est que le voyageur n'est pas toujours tué par le brigand, et que le brigand lui-même est tué quelquefois par le voyageur ; c'est que Clodius, quoique préparé contre des gens qui ne l'étaient pas, n'était pourtant qu'une femme qui attaquait des hommes. D'ailleurs Milon ne se tenait jamais si peu en garde contre lui, qu'il ne fùt en mesure de se défendre. L'intérêt que Clodius avait à le faire périr, la violence de sa haine , l'excès de son audace, étaient toujours présents à sa pensée. Sachant donc que sa tète avait été proscrite et mise au plus haut prix, if ne s'exposait pas sans précaution ; il ne sortait jamais sans escorte. Joignez à cela les hasards, l'incertitude des événements, les chances des combats, dans lesquels on a vu tant de fois un vainqueur périr par la main d'un ennemi terrassé, au moment même ou déjà il s'empressait d'enlever sa dépouille. Ajoutez encore l'impéritie d'un chef accablé de bonne chère, de vin, de sommeil. Après avoir coupé la troupe ennemie, il ne songe pas à ceux qu'il laisse en arrière : ces hommes furieux, désespérant de la vie de Milon , tombèrent sur lui, et la vengeance de ces esclaves fidèles ne lui permit pas d'aller plus loin. Pourquoi donc Milon les a-t-il affranchis ? sans doute il craignait qu'ils ne le nommassent, et que la violence de la question ne les contraignît d'avouer que Clodius a été tué sur la voie Appia par les gens de Milon. Qu'est-il besoin de tortures ? que voulez-vous savoir ? Si Milon a tué Clodius ? Il l'a tué. S'il en a eu le droit ? c'est ce que la torture ne décidera pas. Les bourreaux peuvent arracher l'aveu du fait ; les juges seuls prononcent sur le droit.

22.

    Attachons-nous donc au véritable objet de la cause. Ce que vous voulez découvrir par les tortures, nous le confessons. Si vous demandez pourquoi il les a mis en liberté, vous ne savez pas profiter de tous vos avantages : reprochez-lui plutôt de n'avoir pas fait plus pour eux. Caton, dans une assemblée tumultueuse, qui pourtant fut calmée par la présence de ce citoyen respectable, a dit avec ce courage et cette fermeté qu'on admire dans toutes ses paroles, que des esclaves qui avaient défendu leur maître, méritaient non seulement la liberté, mais les plus magnifiques récompenses. En effet, Milon peut-il assez payer le zèle, l'attachement, la fidélité de ces hommes auxquels il doit la vie ? que dis-je ? il leur doit bien plus : sans eux, ses blessures et son sang auraient servi à repaître les yeux et l'âme féroce de son cruel ennemi. Et s'il ne les avait pas affranchis, il aurait fallu que les défenseurs de leur maître, ses sauveurs, ses vengeurs, fussent livrés aux horreurs de la question ! Ah ! du moins une pensée le console dans son infortune, c'est que, quel que soit son destin, il a du moins essayé de les récompenser de leur dévouement. Mais, dit-on, les esclaves interrogés dans le vestibule de la Liberté déposent contre Milon. Quels sont ces esclaves ? ceux de Clodius. Qui a demandé qu'ils fussent interrogés ? Appius. Qui les a produits ? Appius. D'où sortent-ils ? De la maison d'Appius. Grands dieux ! quel excès de rigueur ! Nulle loi n'admet le témoignage des esclaves contre leurs maîtres, à moins qu'il ne s'agisse d'un sacrilége, ainsi que dans le procès de Clodius. Il s'est donc bien approché des dieux ce Clodius ! il est encore plus près de la divinité que lorsqu'il pénétra dans ce sanctuaire inviolable, puisqu'on informe sur sa mort, comme s'il s'agissait de la profanation des plus saints mystères. Cependant si nos ancêtres n'ont pas voulu qu'un esclave fût entendu contre son maître, ce n'est pas que par cette voie on ne pût arriver à la connaissance de la vérité ; c'est que ce moyen leur paraissait indigne , et plus affreux pour les maîtres que la mort même. Mais faire entendre à la charge de l'accusé les esclaves mêmes de l'accusateur , est-ce un moyen de parvenir à la vérité ? Et quel était l'objet, quelle était la forme de cette épreuve ? Ruscion, approche, et prends garde de mentir. Clodius a-t-il dressé des embûches à Milon ? - Oui. - Tu seras mis en croix. - Non. - Tu seras libre. Quoi de plus infaillible que cette manière de procéder ? Lorsqu'on veut faire entendre des esclaves, on les saisit sans délai : on fait plus, on les sépare, on les enferme afin qu'ils ne communiquent avec personne. Ceux-ci ont été cent jours au pouvoir de l'accusateur, et c'est ce même accusateur qui les a produits. Quoi de moins suspect et de plus irréprochable qu'un tel interrogatoire ?

23.

    Si tant de preuves et d'indices aussi clairs ne suffisent pas encore pour vous convaincre que Milon est revenu à Rome avec une conscience pure, sans être souillé par le crime, agité par la crainte , tourmenté par les remords, au nom des dieux, rappelez-vous quelle fut la célérité de son retour et son entrée dans le forum, pendant que le palais du sénat était en proie aux flammes ; rappelez-vous son courage, sa fermeté, ses discours. Il se livra non-seulement au peuple, mais encore au sénat ; non-seulement. au sénat, mais aux gardes et aux troupes armées par le gouvernement : que dis-je ? il se remit à la discrétion du magistrat que le sénat avait rendu maître de la république entière, de toute la jeunesse de l'Italie , et de toutes les forces du peuple romain. Croyez-vous qu'il l'eût fait, s'il n'avait été rassuré par son innocence, sachant surtout que Pompée ne négligeait aucun bruit, qu'il était rempli de défiances et de soupçons dont plusieurs lui paraissaient justes ? Telle est la force de la conscience ; tel est son pouvoir sur l'innocent et sur le coupable : le premier ne craint rien, l'autre voit partout les apprêts du supplice. Ce n'est donc pas sans une raison puissante que le sénat s'est toujours montré favorable à la cause de Milon : cette sage compagnie a vu en lui une conduite qui ne s'est jamais démentie, une fermeté et une constance inaltérables. Avez-vous oublié, juges, quels furent, au premier bruit de la mort de Clodius, les discours et les opinions, non seulementdes ennemis de Milon, mais mème de quelques hommes peu éclairés ? Ils prétendaient qu'il ne rentrerait pas dans Rome ; car, disaient-ils, s'il a tué Clodius par haine et par colère, satisfait d'avoir assouvi sa fureur dans le sang de son ennemi, il s'exilera volontairement, et ne croira pas avoir payé trop cher le plaisir dè s'ètre vengé. Si, au contraire, il n'a cherché qu'à délivrer la patrie, ce généreux citoyen , après avoir sauvé l'État au péril de ses jours, se fera un devoir d'obéir aux lois ; il emportera la gloire de cette action immortelle, et nous laissera jouir des biens qu'il nous a conservés. Quelques-uns même parlaient de Catilina et de ses affreux complots. II éclatera, disait-on ; il s'emparera de quelque place ; il fera la guerre à la patrie. Ah ! que les hommes qui ont le mieux mérité de l'État sont quelquefois à plaindre ! C'est peu qu'on oublie leurs actions les plus glorieuses : on leur suppose même des projets criminels. L'événement a démenti tous ces bruits : il les aurait justifiés, si Milon avait en rien blessé l'honneur et la justice.

24. 

    Et depuis, quelles imputations accumulées contre lui ? elles auraient suffi pour remplir d'effroi quiconque aurait eu à se reprocher la faute la plus légère. Grands dieux ! quelle fermeté, ou plutôt quel mépris il leur a opposé ! Le coupable le plus audacieux, l'homme le plus innocent, s'il n'eut été en même temps le plus intrépide, n'aurait pu conserver sa tranquillité. On parlait d'un amas de boucliers, d'épées, debarnais, de dards, de javelots ; on désignait les lieux. II n'était pas un seul quartier, un seul coin dans Rome, où Milon n'eût loué une maison. Des armes avaient été transportées par le Tibre à sa campagne d'Ocriculum ; sa maison, à la descente du Capitole, était pleine de boucliers ; tout était rempli de torches incendiaires. Ces calomnies ont été répandues ; elles ont été accréditées ; on ne les a rejetées enfin qu'après avoir fait les plus exactes perquisitions. Je louais l'activité incroyable de Pompée mais je dirai, juges, ce que je pense. Ceux à qui l'on confié le soin de la république sont obligés sans doute de prêter l'oreille à de vains discours. Mais qu'il ait fallu écouter un homme de la lie du peuple, un je ne sais quel Licinius établi dans le grand cirque ! Il racontait que des esclaves de Milon, s'étant enivrés dans sa maison, lui avaient confié qu'ils devaient tuer Pompée ; il ajoutait qu'un d'eux l'avait frappé de son épée, dans la crainte qu'il ne les dénonçât. Il courut aux jardins de Pompée faire sa déclaration. Celui-ci m'appela sur-le-champ ; et par le conseil de ses amis, il en fit son rapport au sénat. Je ne pouvais qu'être glacé d'effroi, en voyant le magistrat chargé de veiller au salut de la patrie et à ma propre sûreté, agité par ces horribles soupçons. Cependant j'étais étonné qu'on en crût un homme de cet état, qu'on écoutât les propos d'esclaves pleins de vin, et qu'on prît une piqûre d'aiguille pour un coup d'épée donné par un gladiateur.Il est évident que Pompée ne craignait rien, mais que, pour assurer votre tranquillité, il se précautionnait contre l'apparence même du danger. On annonçait que la maison de César avait été assiégée plusieurs heures de la nuit. Nul, dans un quartier aussi fréquenté, n'avait rien entendu, nul n'avait rien aperçu. Cependant on écoutait ces rapports. Je connaissais trop bien le courage de Pompée pour l'accuser de timidité, et je pensais que, chargé du soin de la république entière, il ne pouvait prendre trop de précautions. Ces jours derniers, dans une assemblée nombreuse au Capitole, un sénateur osa dire que Milon avait des armes sous sa toge ; Milon, sans répondre un seul mot, se dépouilla dans ce temple auguste, afin que les faits parlassent eux-mêmes, puisque la conduite d'un citoyen et d'un homme tel que lui ne le garantissait pas d'un tel soupçon.

25.

    Tout s'est trouvé faux, et les mensonges de la méchanceté ont été reconnus. Si cependant on le redoute encore, ce n'est plus le meurtre de Clodius, ce sont vos soupçons ; oui, Pompée, j'élève la voix, pour que vous puissiez m'entendre ; oui, vos soupçons seuls nous font trembler. Si vous craignez Milon, si vous pensez qu'il médite quelque projet contre vous, ou qu'il ait jamais attenté à vos jours ; si, comme le publient vos officiers, les levées qu'on fait dans l'Italie, si les troupes qui nous environnent, si les cohortes, postées dans le Copitole, si les gardes et les sentinelles, si l'élite de la jeunesse qui veille autour de votre personne et de votre demeure, sont armés contre Milon, si toutes ces précautions ont été prises, établies, dirigées contre lui seul : assurément faire choix du plus grand des généraux, armer la république entière pour résister au seul Milon, c'est reconnaître en lui une force extraordinaire, c'est lui supposer plus de moyens et de ressources qu'un seul homme n'en peut avoir. Mais qui ne voit que toutes les forces de l'État ont été remises en vos mains pour vous donner les moyens de raffermir la république ébranlée et chancelante ? Milon, si vous eussiez voulu l'entendre, vous aurait démontré que jamais on n'eut plus d'affection pour aucun mortel qu'il n'en a conçu pour vous ; qu'il a bravé mille dangers pour les intérêts de votre gloire ; que souvent, pour la soutenir, il a combattu contre ce monstre exécrable ; que tout son tribunat a été dirigé par vos conseils vers mon rappel que vous désiriez avec ardeur ; que, depuis mon retour, vous l'avez défendu dans une cause capitale, et secondé dans la demande de la préture ; qu'il espérait avoir en nous deux amis attachés à lui pour jamais, vous par votre bienfait, moi par le sien. S'il n'avait pas réussi à vous persuader, si rien n'avait pu détruire ce soupçon trop profondément gravé dans votre âme ; si enfin, pour désarmer Rome et faire cesser les levées dans l'Italie, il eût fallu que MiIon fût sacrifié, n'en doutons pas, il se serait exilé volontairement ; son caractère et sa conduite en sont de sûrs garants : toutefois en s'éloignant, il vous aurait pris à témoin de ses sentiments, comme il le fait aujourd'hui.

26.

    Considérez, ô grand Pompée, à quelles variations la vie est sujette ; quelle est l'inconstance et la légèreté de la fortune, quelles infidélités on éprouve de la part de ses amis ; combien de perfides savent s'accommoder aux circonstances ; combien nos parents même sont timides, et prompts à nous abandonner dans les dangers. J'espère que rien ne détruira votre prospérité ; mais enfin un temps peut venir, oui, Pompée, un jour peut arriver, où par l'effet de quelqu'une de ces révolutions si communes dans le cours des choses humaines, vous aurez à regretter l'absence de l'ami le plus ardent, de l'hommele plus ferme, du citoyen le plus généreux que les siècles aient jamais produit. Eh ! qui croira jamais que Pompée, connaissant si bien le droit public, les usages de nos ancêtres, les intérêts de l'État, chargé par le sénat de veiller à ce que la chose publique ne souffre aucun dommage, espèce de formule qui seule, et même sans le secours des armes, donna toujours assez de force aux consuls ; qui croira, dis-je, que Pompée, ayant une armée à ses ordres, avec le droit de lever des troupes, aurait attendu l'arrêt des juges , pour punir un homme qui aurait voulu anéantir les tribunaux mêmes ? Il a fait assez voir ce qu'il pensait de tout ce qu'on impute à Milon, quand il a porté une loi qui, selon moi, vous fait un devoir, ou qui du moins, de l'aveu de tous, vous donne le droit de l'absoudre. S'il se montre dans le poste où vous le voyez, entouré de la force publique, ce n'est pas qu'il cherche à vous intimider : il serait indigne de lui de vous contraindre à condamner un homme que l'exemple de nos ancêtres et le pouvoir dont il est revêtu l'autorisaient à punir lui-même. II vient vous prêter son appui, et vous faire connaître que, malgré la harangue d'hier, vous pouvez énoncer librement le voeu de votre conscience.

27.

    Au reste, cette accusation n'a rien qui m'effraye. Je ne suis ni assez dépourvu de raison, ni assez peu instruit de vos sentiments, pour ignorer ce que vous pensez de la mort de Clodius. Si je n'avais pas voulu justifier Milon, comme je viens de le faire , il pourrait impunément se glorifier d'une action qu'il n'a pas faite, et s'écrier : Romains, j'ai tué, non pas Sp. Mélius, qui fut soupçonné d'aspirer à la royauté, parce qu'il semblait, en abaissant le prix du blé aux dépens de sa fortune , rechercher avec trop de soin la faveur de la multitude ; non pas Tib. Gracchus, qui excita une sédition pour destituer son collègue : ceux qui leur ont donné la mort ont rempli le monde entier de la gloire de leur nom. Mais j'ai tué, car il ne craindrait pas de le dire après avoir sauvé la patrie au péril de ses jours, j'ai tué l'homme que nos Romains les plus illustres ont surpris en adultère sur les autels les plus sacrés ; l'homme dont le supplice pouvait seul, au jugement du sénat, expier nos mystères profanés ; l'homme que Lucullus a déclaré, sous la foi du serment, coupable d'un inceste avec sa propre soeur. J'ai tué le factieux qui, secondé par des esclaves armés, chassa de Rome un citoyen que le sénat, que le peuple romain, que toutes les nations regardaient comme le sauveur de Rome et de l'empire ; qui donnait et ravissait les royaumes ; qui distribuait l'univers au gré de ses caprices ; qui remplissait le forum de meurtres et de sang ; qui contraignit par la violence et les armes le plus grand des Romains à se renfermer dans sa maison ; qui ne connut jamais de frein ni dans le crime ni dans la débauche ; qui brûla le temple des Nymphes, afin d'anéantir les registres publics et de ne laisser aucune trace du dénombrement. Oui, Romains, celui que j'ai tué ne respectait plus ni les lois, ni les titres, ni les propriétés ; il s'emparait des possessions, non plus par des procès injustes, et par des arrêts surpris à la rvligiondes juges, mais par la force, marchant avec des soldats, enseignes déployées ; à la tête de ses troupes, il essaya de chasser de leurs biens, je ne dirai pas les Etrusques, objet de ses mépris, mais Q. Varlus lui-même, ce citoyen respectable, assis parmi nos juges ; il parcourait les campagnes et les jardins, suivi d'architectes et d'arpenteurs ; dans l'ivresse de ses espérances, il n'assignait d'autres bornes à ses domaines que le Janicule et les Alpes ; T. Pacavius, chevalier romain , avait refusé de lui vendre une île sur le lac Prélius ; aussitôt il y fit transporter des matériaux et des instruments, et sous les yeux du propriétaire, qui le regardait de l'autre bord, il éleva un édifice sur un terrain qui n'était pas à lui. Une femme, un enfant, n'ont pas trouvé grâce à ses yeux : Aponius et Scantia furent menacés de la mort , s'ils ne lui abandonnaient leurs jardins. Que dis-je ? il osa déclarer à T. Furfanius, oui à Furfanius, que, s'il ne lui donnait tout l'argent qu'il lui avait demandé, il porterait un cadavre dans sa maison, afin de jeter sur cet homme respectable tout l'odieux d'un assassinat. En l'absence de son frère Appius, un de mes plus sincères amis, il s'empara de sa terre ; enfin il entreprit de bâtir un mur et d'en conduire les fondations à travers le vestibule de sa soeur, de manière qu'il aurait non seulement interdit l'usage du vestibule, mais entièrement fermé l'entrée de la maison.

28. 

    Cependant, quoiqu'il attaquât sans distinction la république et les individus, quoiqu'il s'élançât, de près comme de loin, sur les étrangers comme sur sa propre famille, on començait à s'accoutumer à ses excès : la patience des citoyens semblait s'être endurcie, et l'habitude de souffrir avait produit l'insensibilité. Mais les maux qui allaient fondre sur vous, comment auriez-vous pu les détourner ou les supporter, s'il se fût trouvé maître dans Rome ? Je ne parle point des alliés, des nations étrangères, des princes et des rois ; car vous auriez formé des voeux pour que sa fureur s'acharnât sur eux plutôt que sur vos héritages, sur vos maisons et sur vos fortunes ; que dis-je, vos fortunes ? vos enfants, oui, vos enfants et vos femmes auraient été la proie de sa brutalité effrénée. 0h ! n'est-ce pas une vérité publique, reconnue, avouée de tous, que Clodius aurait levé dans Rome une armée d'eselaves pour envahir la république et dépouiller les citoyens ? Si donc Milon, tenant son épée encore fumante, s'écriait : Approchez, Romains, écoutez-moi ! j'ai tué Clodius ; ses fureurs, que les lois et les tribunaux ne pouvaient plus réprimer, ce fer et ce bras les ont écartées de vos têtes ; par moi, et par moi seul, la justice, les lois, la liberté, l'innocence et les moeurs seront encore respectées dans nos murs ; serait-il à craindre qu'il n'obtînt pas l'aveu de tous les citoyens ? En effet, en est-il un seul aujourd'hui qui ne l'approuve, qui ne le loue, qui ne pense et ne dise que, depuis la naissance de Rome, personne ne rendit jamais un plus grand service à l'État, et n'inspira plus de joie au peuple romain, à l'Italie entière, à toutes les nations ? Je ne puis dire quels transports nos premières prospérités ont excités chez nos ancêtres ; mais notre siècle a vu plusieurs grandes victoires remportées par d'illustres généraux , et nulle n'a répandu une allégresse aussi universelle et aussi durable. Je le prédis, Romains, souvenez-vous de mes paroles : vous verrez, ainsi que vos enfants, beaucoup d'évenements heureux pour la république ; et chaque fois vous conviendrez qu'aucun d'eux n'aurait eu lieu si Clodius avait été vivant. Nous sommes dans la confiance la plus ferme, et ,j'ose dire, la mieux fondée, que, cette année même, la licence et l'ambition recevront un frein, que les lois et les tribunaux seront rétablis, que le consulat du grand Pompée ramènera l'ordre et la félicité publique. Quel homme assez dépourvu de raison pourra penser que ce bonheur eût été possible du vivant de Clodius ? Mais vos biens mêmes, vos propriétés particulières, auriez-vous pu vous flatter jamais de les posséder avec sécurité sous la domination de ce furieux ?

29.

    Et ne dites pas qu'emporté par la haine, je déclame avec plus de passion que de vérité contre un homme qui fut mon ennemi. Sans doute personne n'eut plus que moi le droit de le haïr mais c'était l'ennemi commun ; et ma haine personnelle pouvait à peine égaler l'horreur qu'il inspirait à tous. Il n'est pas possible d'exprimer ni même de concevoir à quel point de scélératesse le monstre était parvenu. Et puisqu'il s'agit ici de la mort de Clodius, imaginez, citoyens, car nos pensées sont libres, et notre âme peut se rendre de simples fictions aussi sensibles que les objets qui frappent nos yeux ; imaginez, dis-je, qu'il soit en mon pouvoir de faire absoudre Milon, sous la condition que Clodius revivra. Eh quoi ! vous pâlissez ! quelles seraient donc vos terreurs, s'il était vivant, puisque, tout mort qu'il est, la seule pensée qu'il puisse revivre vous pénètre d'effroi ! Si Pompée lui-même, dont le courage et la fortune ont opéré des prodiges qui n'étaient possibles qu'à lui seul ; si Pompée avait eu le choix, ou de poursuivre la mort de Clodius, ou de le rappeler à la vie, que pensez-vous qu'il eût préféré ? Vainement l'amitié se serait fait entendre, il n'aurait écouté que l'intérêt de l'État. Vous siégez donc ici pour venger un homme à qui vous ne rendriez pas la vie, si vous en aviez le pouvoir ; et ce tribunal a été érigé par une loi qui n'aurait pas été portée, si elle eût pu le faire revivre. Celui qui l'aurait tué craindrait-il donc, en l'avouant, d'être puni par ceux qu'il aurait délivrés ? Les Grecs rendent les honneurs divins à ceux qui tuèrent des tyrans. Que n'ai-je pas vu dans Athènes et dans les autres villes de la Grèce ? quelles fêtes instituées en mémoire de ces généreux citoyens ! quels hymnes ! quels cantiques ! le souvenir, le culte même des peuples, consacrent leurs noms à l'immortalité. Et vous, loin de décerner des honneurs au conservateur d'un si grand peuple, au vengeur de tant de forfaits, vous souffrirez qu'on le traîne au supplice ? S'il avait tué Clodius, il avouerait, oui, Romains, il avouerait qu'il l'a fait, qu'il l'a voulu faire pour sauver la liberté publique ; et ce serait peu de l'avouer, il devrait même s'en glorifier.

30.

    En effet, s'il ne nie pas une action pour laquelle il demande uniquement d'être absous, que serait-ce lorsqu'il pourrait prétendre aux honneurs et à la gloire ? à moins qu'il ne pensât que vous lui saurez plus de gré d'avoir défendu ses jours que d'avoir sauvé les vôtres. Et que risquerait-il ? cet aveu, si vous vouliez être reconnaissants, lui assurerait les récompenses les plus honorables. Si au contraire vous n'approuviez pas sa conduite (eh ! qui pourrait ne pas approuver ce qui fait son salut ?) si pourtant la vertu de l'homme le plus généreux pouvait déplaire à ses concitoyens, alors, sans se repentir d'une action vertueuse, il sortirait d'une patrie ingrate. Ne serait-ce pas en effet le comble de l'ingratitude que tous les citoyens se livrassent à la joie, pendant que l'auteur de l'allégresse publique serait seul dans le deuil ? Au reste, citoyens, toutes les fois que nos bras ont frappé des traîtres, nous avons tous pensé que, s'il nous appartenait d'en recueillir la gloire, c'était à nous aussi que les périls et les haines étaient réservés. A quels éloges pourrais-je prétendre, après avoir tant osé pour vous et pour vos enfants, pendant mon consulat, si j'ai cru pouvoir le faire sans m'exposer aux plus violentes persécutions ? quelle femme n'oserait pas immoler un scélérat et un traître, si nul danger n'était à craindre ? Voir devant soi la haine, la mort, le supplice, et n'en être pas moins ardent à défendre la patrie ; voilà ce qui caractérise le grand homme. Il est d'un peuple reconnaissant de récompenser les services rendus à l'État ; mais le devoir d'un citoyen courageux est d'envisager le supplice même, sans se repentir d'avoir eu du courage. Milon ferait donc ce qu'ont fait Ahala, Nasica, Opimius, Marius ; ce que j'ai fait moi-même : il avouerait son action ; et si la république était reconnaissante, il s'eri féliciterait ; si elle était ingrate, il serait du moins consolé par le témoignage de sa conscience. Mais ce bienfait, citoyens, ce n'est pas à lui que vous le devez , c'est à la fortune du peuple romain, c'est à votre bonheur, c'est aux dieux immortels. Pour les méconnaître ici, il faudrait nier l'existence de la divinité ; voir, sans en être ému, la grandeur de votre empire, le soleil qui nous éclaire, le mouvement régulier du ciel et des astres, les vicissitudes et l'ordre constant des saisons ; et, pour dire encore plus , la sagesse de nos ancêtres, qui ont maintenu avec tant de respect les sacrifices, les cérémonies et les auspices qu'ils ont religieusement transmis à leur postérité.

31.

    Il existe, oui, certes, il existe une puissance qui préside à toute la nature : et si, dans nos corps faibles et fragiles, nous sentons un principe actif et pensant qui les anime, combien plus une intelligence souveraine doit-elle diriger les mouvements admirables de ce vaste univers ! Osera-t-on la révoquer en doute parce qu'elle échappe à nos sens, et qu'elle ne se montre pas à nos regards ? Mais cette âme qui vit en nous, par qui nous pensons et nous prévoyons, qui m'inspire en ce moment où je parle devant vous ; nôtre âme aussi n'est-elle pas invisible ? qui sait quelle est son essence ? qui peut dire où elle réside  ? C'est donc cette puissance éternelle, à qui notre empire a dû tant de fois des succès et des prospérités incroyables, c'est elle qui a détruit et anéanti ce monstre ; elle lui a suggéré la pensée d'irriter par sa violence et d'attaquer à main armée le plus courageux des hommes, afin qu'il fût vaincu par un citoyen dont la défaite lui aurait pour jamais assuré la licence et l'impunité. Ce grand événement n'a pas été conduit par un conseil humain : il n'est pas même un effet ordinaire de la protection des immortels. Les lieux sacrés eux-mêmes semblent s'être émus en voyant tomber l'impie, et avoir ressaisi le droit d'une juste vengeance. Je vous atteste ici, collines sacrées des Albains, autels associés au même culte que les nôtres, et non moins anciens que les autels du peuple romain ; vous qu'il avait renversés ; vous dont sa fureur sacrilége avait abattu et détruit les bois, afin de vous écraser sous le poids de ses folles constructions : alors vos dieux ont signalé leur pouvoir ; alors votre majesté, outragée par tous ses crimes, s'est manifestée avec éclat. Et toi, dieu tutélaire du Latium, grand Jupiter, toi dont il avait profané les lacs, les bois et le territoire par des abominations et des attentats de toute espèce, ta patience s'est enfin lassée : vous êtes tous vengés, et en votre présence, il a subi, quoique trop tard, la peine due à tant de forfaits. Romains, le hasard n'a rien fait ici. Voyez en quels lieux Clodius a engagé le combat. C'est devant un temple de la Bonne Déesse, oui, sous les yeux de cette divinité même, dont le sanctuaire s'élève dans le domaine du jeune et vertueux Sextius Gallus, que le profanateur a reçu cette blessure qui devait être suivie d'une mort cruelle ; et nous avons reconnu que le jugement infâme qui l'avait absous autrefois, n'a fait que le réserver à cette éclatante punition.

32.

    C'est encore cette colère des dieux qui a frappé ses satellites d'un tel vertige que, traînant sur une place son corps souillé de sang et de boue, ils l'ont brûlé sans porter à sa suite les images de ses ancêtres, sans lamentations, ni jeux, ni chants funèbres, ni éloge, ni convoi, en un mot, sans aucun de ces derniers honneurs, que les ennemis mêmes ne refusent pas à leurs ennemis. Sans doute le ciel n'a pas permis que les images des citoyens les plus illustres honorassent cet exécrable parricide ; et son cadavre devait être déchiré dans le lieu où sa vie avait été détestée. Je déplorais le sort du peuple romain, condamné depuis si longtemps à le voir impunément fouler aux pieds la république : il avait souillé par un adultère les mystères les plus saints ; il avait abrogé les sénatus-consultes les plus respectables ; il s'était ouvertement racheté des mains de ses juges : tribun, il avait tourmenté le sénat, annulé ce qui avait été fait, du consentement de tous les ordres, pour le salut de la république ; il m'avait banni de ma patrie, il avait pillé mes biens, brûlé ma maison, persécuté ma femme et mes enfants, déclaré une guerre impie à Pompée, massacré des citoyens, des magistrats, réduit en cendres la maison de mon frère, dévasté l'Étrurie, dépossédé une foule de propriétaires : infatigable dans le crime, il poursuivait le cours de ses attentats ; Rome, l'Italie, les provinces, les royaumes n'étaient plus un théâtre assez vaste pour ses projets extravagants. Déjà se gravaient chez lui des lois qui devaient nous asservir à nos esclaves : il se flattait que cette année même, il deviendrait possesseur de tout ce qui pourrait être à sa bienséance. Il ne rencontrait d'autre obstacle que Milon. Un seul homme pouvait rompre ses projets, et il croyait l'avoir lié à ses intérêts par sa nouvelle réconciliation. Il disait que la puissance de César était à lui. Dans mon malheur, il avait montré tout son mépris pour les gens de bien. Milon seul lui imposait.

33.

    Ce fut alors que les immortels, comme je l'ai dit plus haut, inspirèrent à ce scélérat, à ce forcené, le dessein d'attenter aux jours de Milon. Ce monstre ne pouvait périr autrement jamais la république n'aurait usé de son droit pour le punir. Pensez-vous que le sénat aurait mis un frein à sa préture ? Dans le temps même où l'autorité du sénat contenait les magistrats dans leur devoir, elle ne pouvait rien contre Clodius, simple particulier. Les consuls auraient-ils eu le courage de la résistance ? D'abord, Milon n'étant plus , Clodius aurait eu des consuls à sa disposition ; ensuite, quel consul eût rien osé contra un préteur qui, pendant son tribunat, avait persécuté si cruellement un consulaire ? Il aurait tout usurpé, tout envahi ; il serait maître de tout. Par une loi nouvelle qu'on a trouvé chez lui avec les autres lois clodiennes, nos esclaves seraient devenus ses affranchis. Enfin, si les dieux n'avaient inspiré à ce lâche le projet d'assassiner le plus brave des hommes, vous n'auriez plus de république. Clodius préteur, et surtout Clodius consul, si toutefois ces temples et ces murs avaient pu subsister aussi longtemps et attendre son consulat ; en un mot, Clodius vivant, n'aurait-il fait aucun mal, lui qui même après sa mort a embrasé le palais du sénat par les mains de Sextus, le chef de ses satellites ? 0 de tous les spectacles le plus cruel, le plus douloureux, le plus lamentable ! le temple sacré de la majesté romaine, le sanctuaire du conseil public, le chef-lieu de Rome, l'asile des alliés, le port de toues les nations, cet auguste édifice accordé par le peuple romain au seul ordre des sénateurs, nous l'avons vu livré aux flammes, détruit, souillé par un cadavre impur ! Que ce forfait eût été l'ouvrage d'une multitude aveugle, ce serait déjà un malheur déplorable : hélas ! c'était le crime d'un seul homme. Ah ! s'il a tant fait pour venger la mort de Clodius, que n'aurait-il pas osé pour servir Clodius vivant ? Il a jeté son cadavre aux portes du sénat, afin qu'il l'embrasât après sa mort, comme il l'avait renversé pendant sa vie. Et cependant on se lamente sur la voie Appia, et l'on se tait sur le sénat embrasé ! On veut se persuader que le forum aurait pu être défendu contre les violences de Clodius, lorsque le palais du sénat même n'a pu résister à son cadavre ! Rappelez-le, si vous pouvez, rappelez-le du sein des morts. Tout inanimé qu'il est, à peine vous soutenez ses fureurs : les réprimerez-vous , quand il sera vivant ? Eh ! citoyens, avez-vous arrété ces forcenés qui couraient au sénat et au temple de Castor, et qui se répandirent dans tout le forum, armés de flambeaux et d'épées ? Vous les avez vus massacrer le peuple romain , et disperser l'assemblée qui écoutait en silence le tribun Célius, ce citoyen admirable par son courage, inébranlable dans ses principes, dévoué à la volonté des gens de bien et à l'autorité du sénat, cet ami généreux qui a donné à Milon, victime ou de la haine ou de la fortune, des preuves d'un zèle incroyable et d'une héroïque fidélité.

34.

    Mais j'en ai dit assez pour la défense de Milon : peut-être même me suis-je trop étendu hors de la cause. Que me reste-t-il à faire, si ce n'est de vous conjurer instamment d'accorder à ce généreux citoyen une compassion qu'il ne réclame pas lui-même, mais que j'implore et que je sollicite malgré lui ? S'il n'a pas mêlé une seule larme aux pleurs que nous versons tous ; si vous remarquez toujours la même fermeté sur son visage , dans sa voix, dans ses discours, n'en soyez pas moins disposés à l'indulgence : peut-être même doit-il par cette raison vous inspirer un plus vif intérêt. En effet , si dans les combats de gladiateurs, et lorsqu'il s'agit des hommes de la condition la plus vile et la plus abjecte, nous éprouvons une sorte de haine contre ces lâches qui, d'une voix humble et tremblante, demandent qu'on leur permette de vivre, tandis que nous faisons des voeux pour les braves qui s'offrent intrépidement à la mort ; si enfin ceux qui ne cherchent pas à émouvoir notre pitié, nous touchent plus vivement que ceux qui la sollicitent avec instance, à combien plus forte raison le même courage dans un de nos citoyens doit-il produire en nous les mêmes sentiments ? Pour moi , mon coeur se déchire , mon âme est pénétrée d'une douleur mortelle, lorsque j'entends ces paroles que chaque jour Milon répète devant moi : Adieu, mes chers concitoyens, adieu ; oui, pour jamais, adieu. Qu'ils vivent en paix ; qu'ils soient heureux ; que tous leurs voeux soient remplis ; qu'elle se maintienne, cette ville célèbre, cette patrie qui me sera toujours chère, quelque traitement que j'en éprouve ; que mes concitoyens jouissent sans moi, puisqu'il ne m'est pas permis d'en jouir avec eux, d'une tranquillité que cependant ils ne devront qu'à moi. Je partirai, je m'éloignerai : si je ne puis partager le bonheur de Rome, je n'aurai pas du moins le spectacle de ses maux ; et dès que j'aurai trouvé une cité où les lois et la liberté soient respectées, c'est là que je fixerai mon séjour. Vains travaux, ajoute-t-il, espérances trompeuses, inutiles projets ! Lorsque, pendant mon tribunat, voyant la république opprimée, je me dévouais tout entier au sénat expirant, aux chevaliers romains dénués de force et de pouvoir, aux gens de bien découragés et accablés par les armes de Clodius ; pouvais-je penser que je me verrais un jour abondonné par les bons citoyens ? Et toi, car il m'adresse souvent la parole, après t'avoir rendu à la patrie, devais-je m'attendre que la patrie serait un jour fermée pour moi ? Qu'est devenu ce sénat, à qui nous avons été constamment attachés ? ces chevaliers, oui, ces chevaliers dévoués à tes intérêts ? ce zèle des villes municipales ? ces acclamations unanimes de toute l'Italie ? Et toi-même, Cicéron, qu'est devenue cette voix , cette voix salutaire à tant de citoyens ? est-elle impuissante pour moi seul , qui tant de fois ai bravé la mort pour toi ?

35. 

    Et ces paroles, il ne les prononce pas en versant des larmes comme je fais, mais avec ce visage tranquille que vous lui voyez. Il ne dit point qu'il a servi des citoyens ingrats ; seulement il dit qu'ils sont faibles et tremblants. Il rappelle que, pour mieux assurer nos jours, il a mis dans ses intérêts cette multitude qui, sous les ordres de Clodius, menaçait vos fortunes en même temps qu'il la subjuguait par son courage, il se l'attachait par le sacrifice de ses trois patrimoines. Il ne doute pas que de telles largesses ne soient comptées par vous au nombre des plus éminents services rendus à l'État. Il dit que, même dans ces derniers temps, la bienveillance du sénat pour lui s'est manifestée plusieurs fois , et que, partout où la fortune conduira ses pas, il emportera le souvenir de ces empressements, de ce zèle, de ces éloges que vous lui avez prodigués, ainsi que tous les ordres à qui vous appartenez. Il se souvient que la proclamation du héraut lui a seule manqué ; il dit qu'il ne la regrette pas, mais qu'il a été déclaré consul par le voeu unanime du peuple, ce qui était le seul objet de son ambition ; qu'aujourd'hui enfin, si ces armes doivent être tournées contre lui, elles frapperont sur un citoyen soupçonné, mais innocent. Il ajoute, ce qui est d'une incontestable vérité, que les hommes sages et courageux cherchent moins la récompense de la vertu, que la vertu même ; qu'il n'a rien fait que de très-glorieux, puisqu'il n'est rien de plus beau que de sauver sa patrie ; que ceux-là sont heureux qui voient de tels services récompensés par leurs concitoyens, mais qu'on n'est pas malheureux pour les avoir surpassés en bienfaits ; qu'au reste, de toutes les récompenses de la vertu, s'il faut chercher en elle autre chose qu'elle-même, la plus belle en effet, est la gloire ; que la gloire seule nous dédommage de la brièveté de la vie, par le souvenir de la postérité ; qu'elle nous rend présents aux lieux où nous ne sommes plus ; qu'elle nous fait vivre au delà du trépas ; qu'elle est enfin comme le degré qui élève les hommes au rang des immortels. Le peuple romain, dit-il, parlera toujours de moi ; je serai l'éternel entretien des nations, et la postérité la plus reculée ne se taira jamais sur ce que j'ai fait. Aujourd'hui même que mes ennemis soufflent partout le feu de la haine, il n'est point de réunion où l'on ne parle de moi, où l'on ne se félicite, où l'on ne rende grâces aux dieux. Je ne parle pas des fêtes que l'Etrurie a célébrées et instituées pour l'avenir. A peine cent deux jours se sont écoulés depuis la mort de Clodius, et déjà la nouvelle, que dis-je ? la joie de cet événement est parvenue aux extrémités de l'empire. Que m'importe donc le lieu où sera ce corps périssable, puisque la gloire de mon nom est déjà répandue et doit vivre à jamais dans toutes les parties de l'univers.

36.

    Telles sont, Milon, les paroles que tu m'as adressées mille fois, loin de nos juges ; voici ce que je te réponds en leur présence : J'admire ton courage ; il est au-dessus de tous les éloges ; mais aussi plus cette vertu est rare et sublime, plus il me serait affreux d'être séparé de toi. Si tu m'es enlevé , je n'aurai pas même la triste consolation de pouvoir hair ceux qui m'auront porté un coup aussi funeste. Ce ne sont pas mes ennemis qui t'arracheront à moi ; ce sont mes amis les plus chers ; ce sont les hommes qui dans tous les temps m'ont comblé de bienfaits. Non , citoyens, quelque douleur que vous me causiez (eh ! puis-je en éprouver qui me soit plus sensible ?), je n'oublierai jamais les témoignages d'estime que vous m'avez toujours donnés. Si vous en avez perdu vous-même le souvenir, si quelque chose en moi a pu vous offenser, est-ce donc à Milon d'en porter la peine ? Je ne regretterai pas la vie, si la mort m'épargne un spectacle aussi douloureux. Mon cher Milon, une seule consolation me soutient en ce moment ; c'est que j'ai rempli tous les devoirs de la reconnaissance et de l'amitié. Pour toi, j'ai bravé la haine des hommes puissants ; pour toi, j'ai souvent exposé ma tète au fer de tes ennemis ; je suis descendu pour toi au rang des suppliants ; dans tes malheurs, j'ai partagé avec toi mes biens, ma fortune et celle de mes enfants. Enfin, si quelque violence est préparée aujourd'hui contre ta personne, si tes jours sont menacés, je demande que tous les coups retombent sur moi seul. Que puis-je dire de plus ? que puis je faire encore pour m'acquitter envers toi, si ce n'est de me résigner moi-mème au sort qu'on te réserve, quel qu'il puisse être. Eh bien ! je ne le refuse pas ; j'accepte cette condition, et je vous prie, citoyens, d'être persuadés qu'en sauvant Milon, vous mettrez le comble à tout ce que je vous dois, ou que tous vos bienfaits seront anéantis par sa condamnation.

37.

    Milon n'est pas touché de mes larmes, et rien n'ébranle son incroyable fermeté. Il ne voit l'exil que là où la vertu ne peut être ; la mort lui paraît un terme, et non pas une punition. Qu'il garde donc ce grand caractère que la nature lui a donné. Mais vous, juges, quels seront vos sentiments ? Conserverez-vous le souvenir de Milon , et bannirez-vous sa personne ? se trouvera-t-il dans le monde un lieu qui soit plus digne de le recevoir que le pays qui l'a vu naître ? Je vous implore, Romains, qui avez tant de fois versé votre sang pour la patrie ; braves centurions, intrépides soldats, c'est à vous que je m'adresse dans les dangers d'un homme courageux, d'un citoyen invincible : vous êtes présents, que dis-je ? vous êtes armés pour protéger ce tribunal ; et sous vos yeux, on verrait un héros tel que lui, repoussé, banni, rejeté loin de Rome ! Malheureux que je suis ! c'est par le secours de tes juges, ô Milon ! que tu as pu me rétablir dans ma patrie, et je ne pourrai par leur secours t'y maintenir toi-même ! Que répondrai-je à mes enfants, qui te regardent comme un second père ? O Quintus ! ô mon frère ! absent aujourd'hui , alors compagnon de mes infortunes, que te dirai-je ? que je n'ai pu fléchir en faveur de Milon ceux qui l'aidèrent à nous sauver l'un et l'autre ? Et dans quelle cause ? dans une cause où nous avons tout l'univers pour nous. Qui me l'aura refusé ? ceux à qui la mort de Clodius a procuré la paix et le repos. A qui l'auront-ils refusé ? à moi. Quel crime si grand ai-je donc commis ? de quel forfait si horrible me suis-e donc rendu coupable, lorsque j'ai pénétré, découvert, dévoilé, étouffé cette conjuration qui menaçait l'État tout entier ? Telle est la source des maux qui retombent sur moi et sur tous les miens. Pourquoi vouloir mon retour ? était-ce pour exiler à mes yeux ceux qui m'avaient ramené ? Ah 1 je vous en conjure, ne souffrez pas que ce retour soit plus douloureux pour moi que ne l'avait été ce triste départ. Puis-je en effet me croire rétabli, si les citoyens qui m'ont replacé au sein de Rome sont arrachés de mes bras ?

38.

    Plutôt que d'en être témoin, puissé-je, pardonne, ô ma patrie ! je crains que ce voeu de l'amitié ne soit une horrible imprécation contre toi ; puissé-je voir Clodius vivant, le voir préteur, consul, dictateur ! Dieux immortels ! quel courage ! et combien Milon est digne que vous le conserviez ! Non, dit-il, non : rétracte ce voeu impie. Le scélérat a subi la peine qu'il méritait : à ce prix, subissons, s'il le faut, une peine que nous ne méritons pas. Cet homme généreux, qui n'a vécu que pour la patrie, mourra-t-il autre part qu'au sein de la patrie ? ou s'il meurt pour elle, conserverez-vous le souvenir de son courage, en refusant à sa cendre un tombeau dans l'Italie ? Quelqu'un de vous osera-t-il rejeter un citoyen que toutes les cités appelleront, quand vous l'aurez banni ? Heureux le pays qui recevra ce grand homme ! ô Rome ingrate, si elle le bannit ! Rome malheureuse, si elle le perd ! Mais finissons : mes larmes étouffent ma voix, et Milon ne veut pas être défendu par des larmes. Je ne vous demande qu'une grâce, citoyens ; c'est d'oser, en donnant vos suffrages, émettre le voeu dicté par votre conscience. Croyez-moi : nul ne donnera plus d'éloges à votre fermeté, à votre justice, à votre intégrité, que celui même qui, dans le choix de nos juges, a préféré les plus intègres, les plus éclairés, les plus vertueux des Romains.