CICÉRON
   
DES DEVOIRS
  
~  Livre III  ~
  
( 44 av. J.-C. )
 

 
Ch. Appuhn, Cicéron, De la vieillesse, De l'amitié, Des devoirs, Paris, 1933 ).
 

 
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1.

    Publius Scipion, mon fils, celui qu'on appela le premier Africain, avait accoutumé de dire, d'après Caton, qui fut presque son contemporain, que jamais il n'était moins oisif que lorsqu'il était de loisir, et moins seul que dans la solitude. Parole vraiment magnifique, digne d'un grand homme et d'un sage. Elle montre que, même dans ses heures de loisir, il réfléchissait sur les affaires et que, dans la solitude, il s'entretenait avec lui-même, de façon à n'être jamais inactif et à pouvoir se passer parfois de tout interlocuteur. Ainsi deux causes habituelles de langueur, le loisir et la solitude, aiguisaient son esprit. Je voudrais pouvoir en dire autant de moi-même sans enfreindre en rien la vérité; si je ne puis atteindre à la supériorité d'un si grand génie, du moins mon désir est-il de me rapprocher de lui : arraché à la politique et aux luttes du barreau par la violence d'armes impies, je me résous à l'inaction et, pour cette raison, j'ai abandonné la ville, j'erre d'une campagne à l'autre, souvent je suis tout seul. Il ne faut cependant pas comparer mon loisir avec celui de Scipion, ni ma solitude avec la sienne. Il se reposait, lui, par intervalles, des plus hautes fonctions publiques; loin des assemblées et des foules, il se retirait, par moments, dans la solitude comme dans un refuge. Mon loisir à moi n'a point pour origine le désir du repos, mais l'impossibilité de toute action. Il n'y a plus de sénat, les tribunaux sont frappés à mort, que pourrais-je faire à la curie ou au forum qui fût digne de moi ? Ainsi, tandis que je vivais jadis dans le commerce le plus actif avec les hommes, que j'étais un personnage en vue, je fuis maintenant l'aspect des criminels dont Rome surabonde, je me cache autant que je puis, souvent je n'ai de compagnie que moi-même.
    Mais j'ai appris, d'hommes éclairés, qu'il ne suffit pas de choisir le moindre mal, qu'il faut encore du mal retirer tout le bien qu'il peut renfermer, et c'est pourquoi je veux bénéficier de mon loisir, qui n'est certes pas celui dont devrait jouir l'homme à qui ses concitoyens ont dû jadis la tranquille jouissance de la vie, je ne veux pas me laisser alanguir par la solitude que je n'ai pas choisie, mais qui m'est imposée. Je le reconnais, l'Africain eut un mérite supérieur : il n'a pas laissé de monuments écrits attestant son génie, son loisir fut sans oeuvres visibles, rien de public n'est sorti de sa solitude, c'est-à-dire que l'activité de son intelligence, la recherche de la vérité dans l'ordre de choses auquel sa pensée s'appliquait suffirent pour qu'il ne fût jamais ni oisif ni seul.
    Pour moi, qui n'ai pas assez de vigueur pour trouver dans la méditation silencieuse l'oubli de ma solitude, je m'applique à écrire, c'est à ce travail que je donne tous mes soins. C'est ainsi que, dans le peu de temps qui s'est écoulé depuis la chute de la république, j'ai plus écrit que pendant ses nombreuses années de vie.

2.  

    Si toute la philosophie, mon cher Cicéron, est féconde et riche en fruits, si aucune de ses parties n'est infertile et ingrate, il n'en est point de plus abondante en nourritures utiles que celle qui traite de la morale et d'où se déduisent les préceptes d'une conduite droite et belle.
    Certes je ne doute pas que notre ami Cratippe, le premier parmi les philosophes de ce temps, ne te les énonce et te les enseigne, je crois toutefois qu'il convient que pareilles leçons retentissent de toutes parts à tes oreilles, et je voudrais, s'il était possible, que tu n'en entendisses pas d'autres. Convenant à tous ceux qui se proposent d'avoir une belle vie, il me semble en effet qu'elles ont pour toi encore plus de valeur que pour les autres. On fonde sur toi, sur ton zèle à égaler mon activité, à parvenir aux mêmes honneurs, à la même réputation peut-être, de grandes espérances.
    Athènes et Cratippe t'ont, de plus, imposé une lourde tâche : tu as été, dans cette ville et auprès de ce maître, comme on va au marché, faire provision de connaissances utiles, pour eux et pour toi il serait tout à fait déshonorant que tu revinsses les mains vides. Rassemble donc tout ton courage, donne-toi toute la peine nécessaire (si le travail qu'on fait pour s'instruire n'est pas, plutôt qu'une peine, un plaisir), fais tout ce qu'il faudra pour qu'on ne puisse dire que tu t'abandonnes toi-même, alors que je ne te laisse, moi, manquer de rien.
    Mais voilà qui suffit; souvent déjà, je t'ai adressé des exhortations de ce genre. Revenons à la partie de notre sujet qui reste à traiter.
    Panétius donc, l'auteur qui, sans contredit, a le mieux traité des obligations morales et que j'ai suivi, tout en le corrigeant parfois, distingue trois ordres de questions qu'on se pose et qu'on discute quand il s'agit de savoir ce qu'on doit faire : en premier lieu, l'acte envisagé est-il ou n'est-il pas conforme au principe dont l'observation donne de la beauté à la vie; en second lieu, est-il utile ou inutile; troisièmement s'il y a conflit entre ce qui paraît moralement bon et ce qui est utile, comment peut-on le discerner.
    Panétius a traité les deux premiers points dans ses trois premiers livres, quant au troisième il a écrit qu'il le traiterait plus tard, mais il n'a pas tenu sa promesse. J'en suis d'autant plus surpris que, suivant son disciple Posidonius, Panétius a encore vécu trente ans après la publication de ses trois premiers livres. Je suis surpris aussi que Posidonius se soit contenté d'effleurer ce sujet dans ses commentaires, alors surtout qu'il déclare qu'aucun n'est si nécessaire à considérer en philosophie. Je ne me range pas du tout à l'avis de ceux qui prétendent que, si Panétius n'en a rien dit, ce n'est pas par négligence mais bien à dessein, parce que, suivant lui, il ne peut jamais y avoir conflit entre l'utile et le moral et qu'il n'y a donc pas lieu d'en écrire. Ce peut être une question de savoir si ce point qui est le troisième dans la division admise par Panétius doit être traité, mais il est certain que Panétius avait résolu de le traiter et ne l'a pas fait. Si, en effet, des trois points d'une division, vous en traitez deux, il en reste nécessairement un troisième.
    Au reste, Panétius annonce, à la fin de son troisième livre, qu'il complétera plus tard son travail. À cette preuve vient s'ajouter un témoignage précieux, celui de Posidonius : dans une de ses lettres il a écrit que P. Rutilius Rufus, disciple lui aussi de Panétius, avait coutume de dire : De même qu'il ne s'est pas trouvé de peintre pour achever la Vénus de Cos laissée inachevée par Apelle (la beauté du visage enlevait tout espoir que le reste du corps pût l'égaler), de même nul n'osait, étant donné ce qu'était la partie composée par Panétius, entreprendre d'écrire la partie manquante.

3.  

    Il n'est pas possible donc de mettre en doute l'intention de Panétius, mais on peut examiner peut-être s'il a eu raison de vouloir adjoindre cette troisième partie à son étude sur la bonne conduite de la vie. Soit, en effet, que le beau soit le seul bien, comme le veulent les Stoïciens, soit que, suivant la doctrine de vos Péripatéticiens, on en fasse un souverain bien en comparaison duquel tout ce qui n'est pas lui est d'un poids négligeable, il n'est pas douteux qu'il ne peut y avoir conflit entre le beau ou le bien moral et l'utile. C'est pourquoi nous avons appris que Socrate maudissait les hommes qui commirent l'erreur de séparer ces deux notions naturellement inséparables.
    Les Stoïciens ont entendu ce principe comme signifiant que tout ce qui est moralement bon est utile, et que ce qui ne l'est pas, ne peut être utile. Si Panétius était de ceux qui disent qu'il faut honorer la vertu pour les avantages qu'elle procure, ou de ceux qui font du plaisir ou de l'absence de douleur, la mesure du désirable, il pourrait dire que parfois il y a conflit entre le bien moral et l'utile. Mais comme, selon lui, le seul bien est le beau, que ce qui lui est contraire ne peut avoir de l'utilité que l'apparence, que ni sa présence ne rend la vie meilleure, ni son absence pire, il semble qu'il n'aurait pas dû admettre une discussion où l'on oppose, comme choses comparables entre elles, le beau et l'utile.
    Dire en effet avec les Stoïciens que le souverain bien consiste à vivre conformément à la nature, cela signifie, je pense, qu'il faut toujours suivre la voie de la vertu et, quant au reste, rechercher les satisfactions que réclame la nature, pourvu qu'elles n'aient rien de contraire à la vertu. Cela étant, il y en a qui pensent que la comparaison ci-dessus visée est illégitime et qu'il n'y a pas de préceptes qui s'y rapportent. Et cette beauté morale, au plein sens du terme, ne se trouve que dans les sages et ne s'écarte jamais de la vertu. Chez ceux, en revanche, en qui la vertu n'est pas achevée, cette beauté parfaite ne peut exister en aucune façon, il y a seulement quelques semblants de beauté.
    Les règles de vie que nous exposons dans le présent ouvrage ont trait à cette moralité appelée moyenne par les Stoïciens : elles sont communes à tous et d'une application très étendue; beaucoup d'hommes, grâce à d'heureuses dispositions naturelles, et par un progrès de la raison, s'élèvent à la moralité moyenne. Quant à cette action droite, comme ils disent, qui est parfaite, absolue, qui est la beauté dans sa plénitude, elle ne peut être en partage à personne, sinon au sage. Quand une action se conforme aux règles de la moralité moyenne, on la croit parfaite parce que le vulgaire généralement est incapable de voir la différence et, s'il la voit, la juge insignifiante. Ainsi en est-il à l'égard des poèmes, des tableaux et d'autres ouvrages : les non-connaisseurs y prennent plaisir et louent ce qui ne mérite pas d'éloge. Cela tient, je pense, à ce qu'il y a dans ces ouvrages un mérite d'une certaine sorte qui séduit les ignorants incapables de voir les défauts de chacun d'eux. Quand les connaisseurs les ont instruits, ils changent d'idée facilement.

4.  

    Cette moralité dont j'expose les règles dans le présent ouvrage, c'est encore une belle chose, mais de second ordre en quelque sorte suivant les Stoïciens et qui n'appartient pas en propre aux sages mais est commune à tout le genre humain. Tous ceux en qui existe quelque disposition à la vertu y trouvent des mobiles d'action. Quand on glorifie en effet le courage des deux Decius ou celui des deux Scipion ou encore qu'on donne à Fabricius le nom de juste, ce n'est pas à des sages qu'on demande un exemple de courage ou de justice. Aucun de ces hommes n'a été un sage au sens que nous voulons donner à ce mot, Marcus Caton et Lélius qui passèrent pour des sages et portèrent ce nom, n'ont pas non plus été des sages en ce sens, non plus d'ailleurs que les sept qu'on énumère en Grèce, mais, par la façon dont ils ont souvent conformé leurs actes aux règles de la moralité moyenne, ils ont acquis une certaine ressemblance avec les sages, ils ont fait figure de sages.
    Tel étant le cas il n'est permis de comparer ni la beauté parfaite avec l'utilité, ni même cette beauté commune, que cultivent ceux qui veulent avoir renom d'honnêteté, avec l'intérêt matériel, et il nous faut veiller sur cette beauté imparfaite à la mesure de notre compréhension tout autant que les sages sur la beauté absolue de leur vie. Impossible de l'entendre autrement si l'on veut qu'il y ait possibilité de progrès vers la vertu. Tout cela s'applique à ceux qu'on tient pour gens de bien parce qu'ils agissent comme il faut. Pour ceux qui font de l'intérêt et des avantages matériels la mesure du bien et ne veulent pas admettre que la beauté de la vie a un tout autre poids, ils ont accoutumé de mettre en balance la rectitude de la conduite avec ce qu'ils croient être l'utile, les gens de bien ne le font pas.
    Je pense donc que Panétius, quand il a dit que les hommes restent d'ordinaire hésitants au moment où il s'agit de savoir lequel l'emportera, n'a pas voulu dire autre chose que ce que signifie le mot employé : c'est une hésitation qui est ordinaire mais qui ne devrait pas être. Car en vérité, il est très laid, je ne dis pas seulement de préférer ce qui paraît utile à ce qui est beau, mais même de les mettre en balance et d'avoir le moindre doute sur le choix à faire.
    Comment se fait-il donc qu'il y ait doute parfois et qu'on doive examiner certains cas? Je crois qu'il en est ainsi quand il faut déterminer le caractère de l'acte considéré. Souvent en effet les circonstances font qu'une action habituellement jugée immorale cesse de l'être à l'examen. Je veux donner un exemple qui traduise largement ma pensée. Quoi de plus criminel que de tuer, je ne dis pas un homme, mais un ami ? Est-ce donc se charger d'un crime ineffaçable que de tuer un tyran bien qu'il soit un ami? Certes le peuple romain n'en juge pas ainsi, lui qui considère qu'entre toutes les belles actions, celle-là est la plus belle. Est-ce donc que l'utilité en pareil cas triomphe de la moralité ? Non, c'est l'utilité de l'acte qui fait sa moralité.
    Pour que nous puissions par suite juger sans erreur s'il y a conflit entre ce que nous connaissons qui est moral et ce que nous disons être utile, il faut formuler une règle dont l'observation nous garantisse contre tout manquement. Cette règle s'accordera surtout avec le principe et les enseignements des Stoïciens. Nous les suivons de préférence dans cet ouvrage parce que, s'il est vrai que les philosophes de l'ancienne Académie et les Péripatéticiens (ils ne se distinguaient pas les uns des autres à l'origine) ont attribué à la beauté morale une valeur supérieure à celle de l'utile apparent, le Portique a mis ce principe en une lumière plus claire en proclamant que tout ce qui est moralement beau semble utile et que nulle chose ne peut être utile qui n'est pas belle, tandis que les autres admettent que le beau peut n'être pas utile, l'utile ne pas être beau. Quant à moi, l'Académie à laquelle je me rattache me donne pleine liberté de défendre toute opinion qui se présente à moi comme hautement probable. Mais je reviens à la règle.

5.  

    Qu'un homme en dépouille un autre, qu'il tire avantage du préjudice causé à autrui, cela est plus contraire à la nature que la mort, que la pauvreté, que la douleur, que tous les malheurs pouvant arriver soit au corps, soit aux biens extérieurs. En premier lieu, en effet, pareille manière d'agir supprime la communauté humaine et brise le lien social. Si nous pouvions admettre que, pour son intérêt propre, chacun dépouille son semblable et lui fasse violence, la société humaine, qui est ce qu'il y a de plus conforme à la nature, se trouverait inévitablement dissoute. Si chaque membre était capable de penser qu'il acquerrait plus de vigueur en absorbant la vigueur du membre voisin, la conséquence nécessaire serait que tout le corps s'affaiblit et périt, et, de même, si chacun de nous s'empare du bien d'autrui et le détourne autant qu'il le peut à son profit, la société humaine et la communauté ne peuvent manquer d'être entièrement détruites. Que chacun aime mieux acquérir pour lui-même que pour autrui les choses nécessaires à la vie, on peut l'admettre sans faire violence à la nature, ce que la nature ne veut pas c'est que nous augmentions nos moyens d'existence, nos richesses, nos ressources de tout genre par la spoliation des autres hommes. Et ce n'est pas seulement la nature, c'est-à-dire le droit des gens, ce sont aussi les lois propres aux nations et qui assurent le maintien de l'État qui, d'un commun accord, posent ce principe : on n'a pas le droit dans son propre avantage de nuire à autrui. Le but, en effet, que visent les lois, ce qu'elles veulent qui soit, c'est que nulle atteinte ne soit portée au lien social et elles usent contre ceux qui le rompent de moyens de coercition tels que la mort, l'exil, la prison, l'amende.
    La raison immanente à la nature, qui est la loi divine et humaine, agit encore plus fortement dans le même sens : qui voudra lui obéir (tous ceux qui ont le désir de vivre selon la nature lui obéiront) ne se laissera jamais aller à convoiter le bien d'autrui ni à prendre pour lui-même ce qu'il aura ravi à un autre. L'élévation des sentiments, la grandeur d'âme et aussi la douceur des manières, la justice, la générosité sont choses bien plus conformes à la nature que le plaisir, que la vie, que les richesses; mépriser ces biens prétendus, les tenir pour un pur néant au prix de l'intérêt commun, c'est le propre d'une âme grande et élevée. De même entreprendre de grands travaux, ne pas craindre la peine pour le bien et le salut de l'humanité, imiter cet Hercule qu'en mémoire de ses bienfaits les hommes ont voulu qu'il fût admis dans le conseil des dieux, cela aussi est bien plus conforme à la nature que de vivre retiré du commerce de ses semblables, je ne dis pas seulement affranchi de toute fatigue, mais alors même que, dans cette retraite, on goûterait tous les plaisirs, on serait gorgé de richesses, une éclatante beauté, une grande vigueur se joignissent-elles à ces avantages. Un homme qui a le cœur bien situé, l'esprit clair, préfère de beaucoup une vie d'utiles fatigues à une vie de mollesse. Il apparaît bien par là que l'homme obéissant à la nature ne peut faire de mal à un autre homme. Qui use de violence contre un autre pour obtenir lui-même quelque avantage, à moins qu'il ne croie ne rien faire qui soit contre la nature, juge donc que la mort, la pauvreté, la douleur, la perte même de ses enfants, celle de ses proches et de ses amis sont des maux qu'il faut détourner, fût-ce au prix d'une injustice quelconque. S'il croit n'avoir pas enfreint la loi de nature en violentant ses semblables, à quoi bon discuter avec lui : il supprime cela même qui fait qu'un homme est vraiment un homme. Si, au contraire, il pense qu'on doit éviter de commettre l'injustice, mais qu'il y a des maux bien pires à détourner de soi : la mort, la pauvreté, la douleur, il se trompe en ce qu'il croit que des malheurs ne frappant que le corps ou les biens de fortune sont plus graves que les maladies de l'âme.

6.  

    Le but qu'il faut donc se proposer avant tout, c'est d'identifier son intérêt particulier avec l'intérêt général : qui veut tout tirer à lui poursuit la dissolution de toute association humaine. Si la nature prescrit qu'un homme doit à un autre homme, quel qu'il soit, assistance pour cette seule raison qu'il est homme, il est nécessaire, selon le vœu de cette même nature, que l'intérêt commun soit l'intérêt de tous. S'il en est ainsi, la nature nous lie tous par une même loi et, cela étant, il est certain que la loi de nature interdit de faire violence à un autre homme. Le principe est vrai, la conséquence est donc vraie, elle aussi. Et c'est une thèse absurde que soutiennent ceux qui disent qu'il ne faut à la vérité rien prendre pour améliorer sa propre situation à son père ou à son frère, mais que la règle ne s'applique pas aux autres citoyens. Ils pensent donc qu'avec les autres citoyens ils n'ont aucun lien de droit, aucun lien social fondé sur un intérêt commun, c'est là une opinion qui détruit toute société politique. Pour ceux qui disent qu'il faut tenir compte des citoyens, mais non des étrangers, ils abolissent la société que forme le genre humain et causent ainsi la ruine complète de la bienfaisance, de la libéralité, de la bonté, de la justice. On doit les qualifier en conséquence d'impies envers les dieux immortels. Ils renversent en effet la société que les dieux ont établie entre les hommes et dont le lien le plus étroit est ce principe qu'il est plus contraire à la nature de dépouiller son semblable pour son propre avantage que d'affronter tous les coups de la fortune et tous les maux du corps, plus conforme à la nature en revanche de vouloir plutôt être utile aux autres que de jouir de tous les avantages de la fortune, de ceux du corps et des qualités de l'âme elle-même si la justice fait défaut. Car cette vertu est la maîtresse et la reine de toutes les vertus.
    Quelqu'un dira peut-être : «Un sage mourant de faim ne pourra-t-il enlever sa nourriture à un autre homme complètement inutile ? Un homme de bien, pour ne pas mourir de froid, ne prendra-t-il pas, s'il le peut, son vêtement à un Phalaris, tyran cruel et monstrueusement inhumain? » Il est très facile de répondre. Si, pour ton propre avantage, tu dépouilles un homme qui n'est bon à rien, tu agis de façon inhumaine et contrairement à la loi de nature. Si cependant tu pouvais, en restant en vie, rendre de grands services à l'État et à la société humaine et si, pour cette raison, tu prenais quelque chose à un autre, il n'y aurait rien à redire. Ce cas mis à part, il faut que chacun supporte son mal plutôt que de prendre quelque chose du bien d'autrui. Ni la maladie donc, ni la pauvreté, ni quoi que ce soit de semblable n'est donc plus contraire à la nature que l'acte de s'emparer du bien d'autrui ou le sentiment de la convoitise, mais il est également contraire à la nature de déserter la cause commune, cela aussi est injuste. Ainsi la même loi de nature qui protège et concilie les intérêts des hommes, admet nettement qu'un sage, un bon citoyen courageux, dont la mort serait pour tous une grande perte, prenne pour sa subsistance l'avoir d'un être inactif et inutile, pourvu qu'agissant ainsi, il ne se laisse pas entraîner, par la trop haute opinion et l'amour excessif qu'il a de lui-même, à commettre l'injustice. Ainsi remplira-t-il sa fonction d'homme travaillant pour le bien commun et la société que je rappelle si souvent.
    Pour ce qui est de Phalaris, la solution est facile : entre nous et les tyrans, il n'existe pas de société, nous sommes d'un côté, ils sont de l'autre et il n'est pas contraire à la nature de dépouiller un homme qu'il serait beau de tuer si on le pouvait; cette race impie, ce fléau doit être extirpé du genre humain. Tout comme en effet l'on coupe les membres dans lesquels le sang, la force vitale en quelque sorte commencent à manquer, parce qu'ils nuisent aux autres parties du corps, il faut retrancher du corps de l'humanité des êtres qui, sous une apparence humaine, ont la férocité, la cruauté d'une bête sauvage. C'est de cette nature que sont tous les problèmes moraux où il faut avoir égard aux circonstances.

7.  

    C'est ainsi, je crois, que Panétius eût poursuivi l'exposition de son sujet, si quelque hasard ou d'autres occupations n'avaient pas contrarié son dessein. Il y a dans les livres précédents pour la solution de ces problèmes un nombre suffisant de préceptes permettant de voir quels actes il faut éviter à cause de leur immoralité, quels aussi ne sont pas interdits n'étant nullement immoraux. Mais, pour achever l'œuvre que j'ai commencée et qui touche à sa fin, pour couronner l'édifice, dirai-je, je vais faire comme les géomètres qui ne démontrent pas tous leurs principes mais postulent certaines propositions pour pouvoir établir leurs théorèmes; je te demanderai, mon cher Cicéron, de m'accorder seulement, si tu le peux, que seul le beau doit être recherché pour lui-même.
    Si Cratippe ne le permet pas, tu admettras bien que le beau est ce qui doit le plus être recherché pour lui-même. L'un et l'autre principes, entre lesquels tu peux choisir, me suffisent, l'un et l'autre me semblent probables, et je ne puis en accepter aucun autre. Je dois tout d'abord laver Panétius du reproche d'avoir admis un conflit possible entre le moral et l'utile (cela il ne le pouvait pas), c'est entre le moral et ce qui a l'apparence de l'utile qu'il peut y avoir conflit selon lui. Rien n'est utile qui ne soit en même temps moral, rien n'est moral qui ne soit utile, lui-même l'atteste souvent et il soutient que le pire fléau pour la vie humaine a été l'opinion de ceux qui ont séparé l'une de l'autre ces deux notions. Il a donc compris dans sa recherche l'étude à laquelle se rapporte ce livre, non du tout pour que nous préférions jamais l'utile au moral, mais pour que nous portions sans hésiter un jugement sur les cas, s'il s'en rencontre, où il y a non pas conflit réel, mais apparence de conflit. C'est cette partie inachevée de son travail que j'entreprends de compléter sans aide, en volant, comme on dit, de mes propres ailes. De tous les écrits où est traité ce sujet depuis Panétius aucun, parmi ceux qui me sont tombés sous la main, ne m'a donné satisfaction.

8.  

    Quand un objet d'apparence utile se présente à nous, il fait sur nous impression. Mais si, avec quelque attention, l'on voit qu'à cette utilité apparente se joint de l'immoralité, il faut se persuader non qu'on doit renoncer à une chose utile mais qu'il ne peut y avoir d'utilité où il y a de l'immoralité. Si rien n'est si contraire à la nature que l'immoralité - la nature exige en effet de la rectitude, l'accord avec elle et avec soi-même - et si, d'autre part, rien plus que l'utile n'est conforme à la nature, il est bien certain qu'utilité et immoralité ne peuvent coexister dans le même objet.
    De même si nous sommes nés pour agir moralement, si la vie droite, comme le veut Zénon, est la seule chose que l'on doive rechercher ou du moins a un prix supérieur, comme l'entend Aristote, à tous les autres biens, nécessairement la rectitude ou la beauté de la vie est ou le seul ou au moins le souverain bien. Or ce qui est bon est certainement utile; donc tout ce qui est moral est utile. L'erreur des hommes sans moralité consiste donc à se laisser entraîner par une apparence d'utilité et à croire qu'un acte immoral peut néanmoins être utile. De là, les armes homicides, les poisons, les faux testaments, le vol, le péculat, les exactions et le pillage dont sont victimes alliés et citoyens, de là encore cette ambition d'une richesse excessive, d'un pouvoir que son étendue rend insupportable, cette passion de régner dans une cité libre, la plus criminelle, la plus odieuse qui se puisse concevoir. Dans leur faux calcul, ils voient ce que rapporte matériellement le crime, ils ne voient pas le châtiment qu'il entraîne, je ne dis pas le châtiment légal auquel souvent ils se dérobent, mais l'immoralité elle-même, qui est la plus dure des peines. Laissons donc là cette mise en balance, criminelle et impie, où l'on se demande si l'on fera ce qu'on connaît qui est bien où si l'on se souillera sciemment d'une mauvaise action. L'hésitation déjà est coupable, même si l'on ne va pas jusqu'au bout. Nulle délibération n'est admissible alors qu'il y a déjà laideur morale à délibérer. On doit écarter aussi de toute délibération la pensée, l'espoir que l'action coupable puisse rester secrète et cachée; pour peu que nous ne soyons pas tout à fait ignares en philosophie, nous devons être persuadés que la cupidité, l'injustice, la lubricité, l'intempérance doivent être bannies radicalement, eussions-nous le pouvoir de nous dérober aux regards des hommes et des dieux.

9.  

    C'est à ce sujet que Platon a parlé de Gygès. De grandes pluies ayant entrouvert la terre il descendit dans un abîme et aperçut, d'après la légende, un cheval d'airain ayant des portes dans les flancs; quand il les eut ouvertes il vit le cadavre d'un homme de taille plus qu'ordinaire qui avait au doigt un anneau d'or. Il l'enleva, le mit lui-même à son doigt puis, berger du roi, se rendit à l'assemblée des bergers. Là, quand il tournait vers la paume de la main le chaton de l'anneau, personne ne le voyait, tandis qu'il voyait tout; il redevenait visible quand l'anneau avait repris sa juste place. Mettant à profit cette propriété de l'anneau, il eut avec la reine un commerce adultère, avec son aide tua le roi et supprima tous ceux qu'il pensait lui faire obstacle, sans que personne pût le voir tandis qu'il commettait ces crimes. Il devint ainsi brusquement roi de Lydie par la grâce de cet anneau.
    Que l'on suppose un sage en possession de ce même talisman, il ne croirait pas qu'il lui fût permis de faire le mal plus que s'il ne l'avait pas. Pour l'homme de bien, ce n'est pas le secret, c'est la moralité qui est à rechercher. Certains philosophes, sans malice mais trop peu pénétrants, disent que c'est là une fiction, un récit tout imaginaire qu'a reproduit Platon, comme s'il avait jamais affirmé la vérité ou la possibilité des faits rapportés. La signification de cet anneau et de cette histoire est la suivante : à supposer que personne ne dût jamais savoir, ni même soupçonner ce que j'aurai fait pour m'assurer la richesse, le pouvoir, pour parvenir à dominer ou satisfaire mon appétit sensuel, devrai-je le faire, si j'ai l'assurance que les hommes et les dieux l'ignoreront toujours ? Ils nient qu'on puisse avoir pareille assurance. Il est vrai qu'on ne peut l'avoir. Mais, je le demande, à supposer qu'on puisse avoir ce qu'ils nient qui soit possible, que fera-t-on ? Ils s'en tiennent obstinément à leur première réponse. Ils disent que le secret ne peut être garanti et n'en démordent pas, ils ne voient pas où tend la question. Quand nous leur demandons ce qu'ils feraient s'ils étaient assurés du secret, nous ne demandons pas si le secret est possible; nous les pressons, les torturons en quelque sorte pour les obliger à reconnaître, s'ils répondent que, sûrs de l'impunité, ils feront tout ce qui leur rapportera quelque avantage, qu'ils sont des criminels et, s'ils font une réponse négative, à concéder que les actions moralement coupables doivent être fuies pour cette seule raison qu'elles le sont.

10.  

    Il se présente souvent des cas où l'âme peut être troublée par une apparence d'utilité; il ne s'agit plus de se demander si l'on doit enfreindre la loi morale en raison du grand avantage qu'on pourra s'assurer de la sorte, cela serait déjà une faute grave, mais si l'acte qui paraît avantageux est de ceux que la morale ne condamne pas. Quand Brutus enleva ses pouvoirs à son collègue Collatin, il pouvait sembler qu'il y eût là une injustice; car, au moment de l'expulsion de la famille royale, Collatin s'était associé au dessein de Brutus et l'avait aidé à l'exécuter. Toutefois les principaux citoyens avaient décidé qu'il fallait proscrire toute la parenté du Superbe, le nom de Tarquin et le souvenir de son règne; cela était utile, c'était pour le bien de la patrie, si conforme à la droite morale, que Collatin lui-même devait en juger ainsi. Ainsi l'utile prévalut parce qu'il était moral, à défaut de quoi il n'aurait même pu être utile.
    Autre est le cas du roi qui fonda Rome. Une apparence d'utilité le détermina : régner seul lui parut plus avantageux que régner avec son frère et il tua son frère. Il faillit à la piété, à l'humanité, pour obtenir ce qu'il croyait être un avantage et qui n'en était pas un, il mit en avant la défense de la muraille pour donner à son acte un semblant de moralité et ce précepte n'était ni louable ni suffisant. Il a donc mal agi, dirai-je sans vouloir offenser Quirinus ou Romulus. Il ne faut pourtant pas abandonner notre propre intérêt et livrer aux autres ce dont nous-mêmes avons besoin; à chacun de défendre le sien autant que cela est possible sans injustice. Chrysippe, en cette matière comme dans mainte autre, a dit le mot juste : « Le coureur qui s'élance dans le stade doit ne rien négliger, faire les plus grands efforts pour vaincre, mais il ne doit sous aucun prétexte mettre le pied sur son concurrent ou le repousser de la main; de même, dans la vie, s'il n'y a pas d'injustice à chercher son profit, on n'a pas le droit d'enlever le sien à un autre. »
    C'est dans l'amitié surtout que la vérité morale est difficile à discerner, parce qu'il est également coupable de ne pas faire pour ses amis ce qu'on peut sans s'écarter de la voie droite et de commettre pour les servir une injustice. Il y a cependant à cet égard une règle courte et claire. Tout ce qui paraît utile, honneurs, richesses, plaisirs et autres choses du même genre, il ne faut jamais le faire passer avant l'amitié. Mais un homme de bien ne fera jamais pour un ami rien qui soit contraire à l'intérêt public, au serment, à la loyauté, même s'il se trouve avoir à juger son ami. Il dépouille en effet la qualité d'ami quand il revêt celle de juge. Tout ce qu'il pourra concéder à l'amitié, c'est de préférer que la cause de son ami soit bonne, et de lui accorder pour la plaider autant de temps que la loi le permet. Mais quand, lié par le serment, il devra prononcer la sentence, qu'il se rappelle qu'il a un témoin qui est Dieu, c'est-à-dire, comme je crois, sa conscience, le don le plus divin que Dieu lui-même ait fait à l'homme. Ce serait une très belle formule de demande à adresser au juge, si nous l'observions en vérité, que celle que nous ont transmise nos ancêtres «Qu'il fasse tout ce qu'il peut faire sans manquer à son serment. » Pareille formule vise précisément ce que je viens de dire qu'un juge peut justement accorder à un ami. S'il nous fallait faire tout ce que veulent nos amis, ce ne serait plus de l'amitié qu'il y aurait entre eux et nous, nous serions tels que des conjurés. Je parle ici des amitiés communes car, entre sages, entre hommes d'une vertu accomplie, il ne peut rien y avoir de tel. Entre Damon et Phintias, Pythagoriciens, il y avait à ce qu'on rapporte une affection telle que Denys le tyran, ayant fixé le jour où devait périr l'un d'eux et le condamné ayant demandé un délai pour recommander sa famille à ses amis, l'autre se porta caution pour lui, acceptant de mourir en cas que son ami ne revînt pas. Il revint au jour dit et le tyran, dans son admiration de leur fidélité, demanda qu'ils l'admissent en tiers dans leur amitié. Quand donc on compare ce qu'il y a dans l'amitié de moralement beau avec ce qu'il y a d'utilité apparente, il faut négliger l'utile et croire que le beau seul importe et quand, au nom de l'amitié, on nous demande une action dépourvue de toute beauté, il faut mettre au-dessus de l'amitié le respect de la morale et les engagements pris.

11.  

    C'est surtout dans les affaires de l'État qu'une apparence d'utilité fait commettre des actions mauvaises. Telle fut pour nous la ruine de Corinthe. Les Athéniens agirent plus cruellement encore quand ils décidèrent de couper le pouce aux habitants d'Égine trop bons marins. Cela parut utile : en raison de sa proximité, Égine était une menace pour le Pirée. Mais la cruauté jamais n'est utile, rien n'étant plus contraire à ce que la nature, que nous devons suivre, attend de l'homme. C'est encore très mal de chasser de la ville et de proscrire les étrangers, comme l'a fait Pennus au temps de nos pères et plus récemment Papius. Il est juste de ne pas souffrir qu'un non-citoyen s'arroge les droits d'un citoyen et c'est ce qu'ordonne la loi que firent voter deux très sages consuls, Crassus et Scévola, mais il est inhumain d'interdire aux étrangers le séjour d'une ville. Ce qui est beau, c'est de juger méprisable un prétendu intérêt public au prix d'une noble attitude.
    Notre république a souvent donné pareil exemple et plus que jamais dans la deuxième guerre punique, lorsque, après le désastre de Cannes, elle montra plus de fierté d'âme qu'à aucun moment dans les années heureuses : on ne donna nulle marque de crainte, on ne parla pas de faire la paix. Tel est le pouvoir de la noblesse vraie : elle rejette dans l'ombre l'intérêt illusoire. Les Athéniens, alors qu'il leur était impossible d'empêcher la submersion de leur pays par les Perses, décidèrent d'abandonner leur ville, de laisser à Trézène leurs femmes et leurs enfants, de monter ensuite sur leurs navires et de défendre avec leur flotte la liberté de la Grèce. Un certain Cyrsilos conseillait de rester dans Athènes et d'y accueillir Xerxès; on le lapida. Le parti qu'il voulait qu'on prît pouvait paraître avantageux, mais il ne saurait y avoir avantage où il y a déshonneur. Thémistocle, après qu'on eut dans cette guerre acquis la victoire sur les Perses, déclara dans l'assemblée qu'il avait conçu un projet pouvant assurer la grandeur d'Athènes mais dont la divulgation présentait des dangers; il demanda en conséquence que le peuple désignât un citoyen auquel il en donnerait communication. On désigna pour l'entendre Aristide, et Thémistocle lui dit qu'il était possible de mettre secrètement le feu à la flotte lacédémonienne rassemblée à Gythée, après quoi la puissance des Lacédémoniens se trouverait nécessairement anéantie. Quand il eut pris connaissance de ce projet, Aristide revint dans l'assemblée impatiente et dit que le dessein formé par Thémistocle était en effet très avantageux mais aussi très déloyal. Les Athéniens jugèrent qu'un acte déloyal ne pouvait même pas être utile et, s'en remettant au jugement d'Aristide, rejetèrent un projet qu'ils ne connaissaient même pas. Ils ont mieux agi que nous qui ne réprimons pas la piraterie et imposons des tributs à des alliés.

12.  

    Tenons donc pour établi que jamais n'est utile ce qui est contraire à la droiture, même quand nous croyons y trouver notre avantage. C'est déjà un malheur de croire à l'utilité d'une vilaine action. Il y a toutefois des cas fréquents où il semble qu'il y ait opposition entre la droiture et l'utilité et où il faut examiner en conséquence si cette opposition est réelle ou si la conciliation est possible. De cette nature sont des problèmes tels que celui-ci : supposons un honnête négociant venu d'Alexandrie à Rhodes avec une importante cargaison de blé dans un moment où, à Rhodes, on souffre d'un manque complet de vivres et d'une véritable famine; il sait d'autre part que plusieurs négociants sont partis d'Alexandrie, il a vu dans sa traversée des navires chargés de blé à destination de Rhodes; doit-il le dire aux Rhodiens ou garder le silence pour vendre sa cargaison plus cher ? Nous supposons qu'il est un sage, un homme de bien : s'il juge qu'il est malhonnête de cacher aux Rhodiens ce qu'il sait, il ne le leur cachera pas, mais il se demande si vraiment c'est malhonnête et nous nous demandons, nous, ce qu'il faut penser de cette consultation qu'il a avec lui-même.
    Dans des cas semblables, Diogène de Babylone, un grand Stoïcien et qui a une juste autorité, et son disciple Antipater, d'esprit très pénétrant, ne jugent pas de même. Antipater veut qu'on dise tout, que l'acheteur n'ignore rien de ce que sait le vendeur. Diogène soutient qu'il faut faire connaître les défauts de la marchandise, tout autant que l'ordonne le droit civil et, pour le reste, s'abstenir de tout artifice et qu'ensuite, puisque l'on vend, on veut vendre le mieux possible : «J'ai apporté ma marchandise, je l'ai offerte, je ne la vends pas plus cher que les autres, peut-être même moins cher quand la marchandise abonde. À qui fais-je tort ?» Antipater de son côté raisonne ainsi : « Que dis-tu ? toi qui dois travailler au bien des hommes, servir la société humaine, toi à qui la nature, en ce qu'elle a de plus essentiel, commande de tenir ton intérêt pour identique à l'intérêt commun et inversement l'intérêt commun pour identique au tien, tu cacherais aux hommes la venue prochaine en abondance des aliments nécessaires à leur vie ? » Diogène répondra peut-être : « Autre chose est de cacher, autre chose de taire; je ne cache rien en ne te disant pas maintenant quelle est la nature des dieux, en quoi le souverain bien consiste, et pareille connaissance te serait plus utile que celle d'une chose misérable comme le prix du blé. Mais je ne suis pas tenu de te dire tout ce qu'il peut t'être utile de savoir. » - «Oui, tu le dois, dira Antipater, si tu te rappelles qu'il existe entre les hommes un lien de société voulu par la nature. » - « Je me le rappelle, répliquera Diogène, mais cette société est-elle donc telle qu'elle supprime toute propriété personnelle ? S'il en est ainsi, il n'y a plus à parler de vente, il faut donner. »

13.  

    Comme tu le vois, dans toute cette discussion on ne dit pas : « Je ferai telle chose bien qu'elle soit malhonnête parce que j'y ai avantage »; on dit l'affaire est avantageuse sans être malhonnête. Et l'adversaire répond : il ne faut pas la faire parce qu'elle est malhonnête. Soit maintenant un honnête homme qui veut vendre sa maison à cause de certains défauts qu'il sait qu'elle a et qu'ignorent les autres : elle est malsaine et on la croit salubre, on ignore que dans toutes les chambres apparaissent des serpents, que la charpente est mauvaise et menace ruine. Tout cela, nul ne le sait que le propriétaire. Je demande si le vendeur qui n'en dirait rien aux acheteurs et vendrait, en conséquence, sa maison à un prix beaucoup plus élevé qu'il ne pensait, agirait de façon malhonnête et injuste.
    « Certes, répond Antipater. Quelle différence y a-t-il entre le refus de montrer son chemin à un voyageur égaré, manque d'humanité voué par les Athéniens à l'exécration publique, et un silence ayant pour effet qu'un acheteur abusé se précipite tête baissée dans un piège ? C'est pis encore que de ne pas indiquer le bon chemin, puisqu'on induit à dessein un autre homme en erreur. » Diogène de répliquer : «On ne t'a pas obligé d'acheter, on ne t'y a même pas exhorté. Le vendeur a voulu se débarrasser d'une maison qui lui déplaisait, toi, tu as acheté une maison qui te plaisait. Si des gens qui affichent: maison de campagne agréable et bien construite, ne sont pas considérés comme des trompeurs, même si cette maison n'est ni agréable ni construite suivant les règles, a fortiori en sera-t-il de même pour qui n'a même pas vanté sa maison. Quand l'acheteur a pu juger par lui-même, comment peut-on parler de fraude ? Si le vendeur ne répond pas de toutes les qualités qu'il a déclaré qu'avait la chose vendue, pourquoi veux-tu qu'il réponde d'une qualité qu'il ne lui a pas attribuée ? Quoi de plus insensé, de la part d'un vendeur, que d'étaler les défauts de ce qu'il veut vendre ? Ne serait-il pas absurde qu'un crieur public annonçât par ordre du propriétaire maison insalubre à vendre ?» Il arrive donc dans certains cas douteux que, d'un côté, on défende la bonne foi, que, de l'autre, on plaide la cause de l'utile en soutenant que, non seulement le parti avantageux peut être suivi honorablement, mais qu'il y a même un sérieux inconvénient moral à ne pas le suivre. Telle est l'opposition qui paraît souvent exister entre une manière profitable d'agir et une manière loyale. Il faut porter un jugement sur ces différents cas : nous n'y avons pas fait allusion pour poser seulement la question, mais pour la résoudre. Il me semble donc que ni ce négociant en blé ne devait cacher quoi que ce fût aux Rhodiens, ni le propriétaire qui voulait vendre sa maison, aux acheteurs. Cacher quelque chose en pareil cas, ce n'est pas seulement ne pas dire, c'est vouloir, parce qu'on y a profit, que ceux qui ont intérêt à savoir, ignorent. Qui ne voit de quelle sorte est cette façon de dissimuler et de quelle nature d'homme elle est l'indice ? Certes, ce n'est pas d'un homme ouvert et franc, d'un cœur droit qui aime la justice et, pour tout dire, d'un homme de bien, c'est plutôt le fait d'un être ténébreux et rusé, d'un trompeur artificieux, d'un expert en malice, d'un vétéran de la fourberie. Peut-on considérer comme chose utile de se voir appliquer ces noms flétrissants ?

14.  

    S'il faut blâmer la réticence, que penser de ceux qui parlent pour tromper ? C. Canius, un chevalier romain, qui ne manquait ni d'esprit ni de culture, était venu à Syracuse non pour affaires mais pour y prendre du repos, ainsi qu'il le disait lui-même. Il disait à tout venant qu'il voulait acheter une maison de campagne où il pût recevoir ses amis et passer de bons moments sans craindre les fâcheux. Le bruit s'en répandit et un certain Pythius, un changeur syracusain, c'est tout dire, vint lui raconter qu'il avait une maison de campagne, qu'elle n'était pas à vendre mais qu'il la mettait à l'entière disposition de Canius; en même temps, il l'invita à y venir dîner le jour suivant. Canius ayant accepté, Pythius à qui son métier de changeur donnait des moyens d'action sur des gens de toute classe, fit appeler les pêcheurs, leur demanda de venir pêcher le jour suivant devant sa maison de campagne et leur donna ses instructions. Canius arrive pour dîner à l'heure dite, Pythius avait préparé un repas somptueux, les barques se pressent devant les yeux des convives, chaque pêcheur apportant ce qu'il vient de prendre, les poissons tombent en masse aux pieds de Pythius. Alors Canius : « Qu'est-ce là, Pythius ? Tant de poissons et tant de barques? » Pythius de répondre: « Quoi d'étonnant ? Tout le poisson de Syracuse est ici, c'est ici qu'on fait provision d'eau, ces pêcheurs ne sauraient se passer de ma maison. » Alors Canius s'enflamme, il presse Pythius de vendre, Pythius d'abord fait des difficultés. Inutile de dire que Canius finit par avoir gain de cause. Appâté comme il l'a été, cet homme riche paie le prix que veut Pythius et achète tout en bloc. On passe un contrat, l'affaire est faite. Le jour suivant, il invite ses amis, arrive lui-même de bonne heure; il n'aperçoit pas le moindre aviron. Il s'enquiert auprès du voisin le plus proche : est-ce donc un jour de fête pour les pêcheurs qu'on n'en voit aucun. « Pas que je sache, lui répond le voisin, mais il ne vient jamais de pêcheurs par ici; je m'étonnais fort de ce que je voyais hier. » Canius de s'indigner; mais que pouvait-il faire ? Mon collègue et ami C. Aquilius n'avait pas encore formulé ses instructions sur le dol, au sujet desquelles, quand on lui demandait ce que c'est que le dol, il répondait que c'est feindre une chose et en faire une autre, définition très juste donnée par un expert en la matière. Pythius donc et tous ceux qui feignent comme lui sont des gens perfides, malhonnêtes et pleins de malice. Leurs actes ne sauraient être utiles puisque ce sont des vilenies.

15.  

    Que si la définition d'Aquilius est juste, il faut bannir de la vie toute feinte, toute dissimulation. Un honnête homme, qu'il veuille vendre ou acheter, n'usera jamais de pareil moyen pour faire une meilleure affaire. Et le dol était réprimé même par la loi, les Douze Tables punissaient le tuteur indélicat, la loi Plaetoria les pièges tendus aux mineurs, aucun texte législatif enfin n'est nécessaire aux tribunaux pour juger quand le plaignant fait appel à la bonne foi. Dans d'autres affaires judiciaires, certaines formules ont une haute signification : ainsi dans le cas d'une séparation de biens entre époux : autant qu'il est bon et juste, dans un contrat de nantissement: comme il est d'usage entre honnêtes gens. Mais quoi ? une formule comme autant qu'il est bon et juste laisse-t-elle place à une tromperie quelconque ? Et quand on dit comme il est d'usage entre honnêtes gens, est-il encore possible d'agir de façon dolosive ou malintentionnée ? Le dol, suivant Aquilius, consiste à feindre ce qui n'est pas. Il faut donc bannir tout mensonge des contrats. Le vendeur ne doit donc pas aposter un homme de paille qui pousse aux enchères, ni l'acheteur un faux compétiteur. L'un et l'autre, quand il s'agira de fixer le prix, ne doivent avoir qu'une parole.
    Quintus Scévola avait demandé qu'on lui fît connaître ferme le prix d'un fonds de terre qu'il voulait acheter et, quand le vendeur l'eut fait, il dit que son estimation à lui était plus élevée et ajouta cent mille sesterces. Personne ne contestera que cette façon d'agir est d'un honnête homme; elle n'est pas, dira-t-on, d'un homme qui entend sagement son intérêt, c'est comme s'il avait vendu son bien à un prix inférieur à celui qu'il aurait pu en tirer. C'est précisément là qu'est le mal: on oppose la droiture à la sage entente de l'intérêt. Ennius dit à ce sujet : « N'est point sage qui est incapable de se bien servir lui-même. » J'approuverais si j'étais d'accord avec Ennius sur le sens de ce mot: se bien servir soi-même. Je vois qu'Hécaton, de Rhodes, un disciple de Panétius, dit, dans l'ouvrage qu'il a dédié à Q. Tubéron: « Il est d'un sage d'avoir souci de son propre avoir sans rien faire de contraire aux coutumes, aux lois et aux institutions en vigueur. Ce n'est pas seulement pour nous-mêmes que nous voulons être riches, c'est pour nos enfants, nos proches, nos amis et surtout dans l'intérêt de l'État. Les ressources, les fortunes des particuliers font la richesse de la cité. »
    Ce moraliste n'aurait certes pas goûté le désintéressement qu'a montré Scévola dans l'affaire dont je parlais ci-dessus. Il ne s'interdit en effet, pour grossir son avoir, que ce qu'interdisent les lois et coutumes. Il n'y a pas là de quoi se glorifier et on ne peut lui en savoir beaucoup de gré. Mais si le dol consiste dans la feinte et la dissimulation, il y a bien peu d'affaires qui en soient exemptes et si l'honnête homme est celui qui fait du bien, autant qu'il peut, autour de lui et ne fait de mal à personne, nous aurons quelque peine à trouver un honnête homme. Pour conclure donc, il n'est jamais utile de mal faire et, parce qu'il est toujours beau d'être un honnête homme, cela est toujours utile.

16.  

    Pour ce qui est des propriétés immobilières, la législation civile ordonne que le vendeur fasse connaître les défauts dont lui-même a connaissance. Suivant les Douze Tables, seules engageaient sa responsabilité les déclarations faites par lui sur une demande expresse de l'acheteur et la peine encourue était d'avoir à payer le double du dommage causé, la jurisprudence punit aussi la réticence. Les jurisconsultes ont décidé en effet que le vendeur était responsable de tout défaut pouvant exister dans la propriété dont il avait connaissance, à moins qu'il ne l'eût expressément déclaré. C'est ainsi que les augures qui devaient exercer leur art au Capitole ayant ordonné la démolition de la partie trop élevée et gênante pour eux d'une maison que possédait Tib. Claudius Centumalus sur le mont Caelius, il fit annoncer la vente de tout un pâté de maisons qu'acheta P. Calpurnius Lanarius. Ce dernier reçut des augures la même invitation à démolir. Après qu'il eut obéi à cette injonction, comme il savait que la mise en vente était postérieure à l'ordre de démolition donné par les augures, il déféra Claudius au magistrat et, invoquant la bonne foi, demanda qu'une juste réparation lui fût accordée. C'est M. Caton, le père de notre ami, qui prononça la sentence (d'autres hommes héritent du nom de leurs pères, celui-là en porte un qu'a rendu éclatant le fils qu'il engendra). Ayant à juger ce cas donc, Caton prononça que Claudius, ayant eu connaissance de l'obligation imposée par les augures et l'ayant tue, devait indemniser l'acheteur. Il considérait donc qu'il y avait eu de la part du vendeur manque de bonne foi puisqu'il avait su quelle servitude grevait sa maison. Si Caton a bien jugé, le négociant en blé agit mal en gardant le silence et aussi le propriétaire de la maison malsaine. Toutes les réticences de cette sorte ne peuvent pas être prévues cependant par le droit civil, mais celles qui le sont, il faut les tenir pour punissables. Un de mes parents, M. Marius Gratidianus, avait vendu à C. Sergius Orata une maison qu'il lui avait achetée quelques années auparavant. Elle était astreinte à une servitude et, au moment de la vente, Marius ne l'avait pas déclaré. L'affaire fut portée devant le tribunal, Crassus plaidait pour Orata, Antoine pour Gratidianus. Crassus invoquait le droit strict : «Le vendeur est responsable d'un défaut qu'il n'a pas fait connaître», Antoine au droit strict opposait l'équité : «Sergius n'ignorait pas ce défaut puisqu'il avait lui-même vendu cette maison, il n'était donc pas nécessaire de lui en parler et on ne l'avait pas trompé, puisqu'il savait quelle était la condition juridique de la chose qu'il achetait. » Pourquoi tous ces exemples ? Pour te faire connaître que nos aînés n'aimaient pas la rouerie.

17.  

    Les lois d'une part, les philosophes de l'autre répriment la fraude, mais ce n'est pas de la même façon; les lois, autant qu'elles le peuvent, usent d'un mode positif de répression, les philosophes lui opposent la raison, l'intelligence. La raison demande qu'on s'abstienne de tout piège, de toute feinte, de toute tromperie. Est-ce dresser des embûches que de tendre un filet si l'on n'y attire pas, si l'on n'y pousse pas ? Les animaux sauvages eux-mêmes tombent souvent dans un piège, sans qu'aucun chasseur les poursuive. Quand vous annoncez une maison à vendre, qu'est-ce que l'écriteau sinon une sorte de panneau dans lequel un imprudent viendra donner ? Je vois bien qu'en raison de la corruption des mœurs, cette façon d'agir n'est pas flétrie par l'opinion; ni la loi, ni la jurisprudence ne la punissent, mais la loi de nature l'interdit. Car il y a un lien (je l'ai souvent dit mais on ne saurait trop le répéter) qui unit tous les hommes en une société, la plus étendue qui soit; entre ceux qui sont de même race, il y a une union plus étroite, elle est plus intime encore entre les membres d'une même cité. C'est pourquoi nos pères ont distingué le droit des gens du droit qui régit les rapports des citoyens entre eux : les prescriptions du droit civil ne s'étendent pas toutes au droit des gens, mais ce qui est du droit des gens doit être du droit civil. Nous n'avons pas, il est vrai, du droit pur et de sa sœur la justice une image coulée en bronze dur mais une simple esquisse. Plût au ciel que du moins elle réglât notre conduite! La nature et la vérité ont servi de modèle à ceux qui l'ont tracée. De quel prix ne sont pas des formules telles que celles-ci : afin que par toi et ta garantie je sois sauf de dommage, ou cette autre qui vaut son pesant d'or : comme il convient d'agir entre honnêtes gens et sans intention de frauder. Mais quels sont ceux qu'on peut dire honnêtes gens, qu'est-ce qu'agir honnêtement ? Voilà la grande question. Le grand pontife, Quintus Scévola, disait que les jugements qui avaient le plus de poids étaient ceux où était invoquée la bonne foi et le mot de bonne foi était, selon lui, le terme ayant le plus d'applications, employé qu'il était dans les tutelles, les actes de société, les prêts sur nantissement, les mandats, les achats et les ventes, le louage de services, les locations, dans tous les actes de la vie civile. Pour régler les contestations s'élevant entre contractants et, dans tous ces cas, délimiter les responsabilités, il fallait un juge d'esprit particulièrement vigoureux, d'autant que le plus souvent il se trouvait en présence de demandes reconventionnelles. Il faut donc bannir la tromperie astucieuse et cette rouerie qui veut se faire passer pour connaissance de la vie, pour prudence, mais diffère d'elle du tout au tout. La vraie prudence en effet consiste dans le discernement du bien et du mal et la rouerie, si toute action vilaine est un mal, met le mal au-dessus du bien.
    Ce n'est pas seulement quand il s'agit d'un immeuble que le droit civil, issu du sentiment naturel de la justice, punit la fraude et l'abus de confiance, dans la vente des esclaves aussi toute tromperie est interdite au vendeur. Suivant une ordonnance des édiles, il est responsable de leur santé, de leur état d'insoumission, des réclamations pour vols présentées par des tiers, toutes choses qu'il doit savoir. Le cas est différent quand les esclaves proviennent d'un héritage. On connaît par là, puisque la nature est la source du droit, que la nature réprouve toute façon d'agir par laquelle on tire profit de l'ignorance d'autrui. Il n'est pas de pire fléau dans la vie que la rouerie prise pour une intelligence supérieure et c'est là l'origine de l'opposition qui paraît exister dans tant de cas entre l'utile et ce qu'exige la moralité.

18.  

    Mettons, si tu le veux bien, à l'épreuve quelqu'une de ces actions où le vulgaire peut-être ne voit rien de coupable : il ne s'agit ni d'assassinat, ni d'empoisonnement, ni de testament falsifié, de vol ou de péculat, crimes auxquels il faut opposer non des discours ou des considérations philosophiques mais les fers et la prison, il s'agit de choses que font des gens passant pour honnêtes. Des faussaires apportent de Grèce un prétendu testament de L. Minucius Basilus, possesseur de grands biens. Pour obtenir plus facilement que ce testament soit reconnu valide, ils comprennent parmi les légataires M. Crassus et Q. Hortensius, qui sont parmi les citoyens les plus influents de leur temps; ces derniers, bien que soupçonnant le faux, acceptent de tirer, d'un crime dont ils ne se considèrent pas comme complices, un certain profit.
    Que penser de leur conduite? Peut-on les absoudre? je ne le crois pas et cependant j'ai été l'ami de l'un d'eux pendant sa vie et, quant à l'autre, je n'ai pas de haine contre lui maintenant qu'il est mort. Basilus avait voulu adopter M. Satrius, le fils de sa sœur, et l'avait institué héritier (je veux parler de ce Satrius qui, triste signe des temps, est le patron du Picenum et du territoire Sabin), il n'était donc pas juste que des citoyens comptant parmi les premiers de la cité eussent la fortune et que lui n'eût que le nom. Et si, comme je l'ai montré dans le premier livre, c'est commettre une injustice que ne pas en empêcher une quand on le peut, comment qualifier celui qui non seulement ne la combat point mais s'y associe ? À mes yeux, même un héritage légalement acquis n'est pas une belle chose quand il est le prix de caresses menteuses et de bons offices prétendus et non véritables. En pareil cas, il semble que la. morale soit d'un côté, l'intérêt de l'autre. Erreur : la règle est la même pour les deux. Qui ne l'a pas compris, il n'est fraude ou mauvaise action qu'il ne soit exposé à commettre. Quand on se dit : voilà ce qui est bien mais voici ce qui est avantageux, on sépare audacieusement deux notions que la nature a jointes et c'est là l'origine de la fraude, de la malhonnêteté, du crime.

19.  

    N'eût-il qu'à lever le doigt pour faire subrepticement mettre son nom dans un testament, un véritable honnête homme n'usera pas de cette faculté, alors même qu'il serait assuré que nul ne le soupçonnera jamais. Mais tu aurais donné à M. Crassus le pouvoir d'hériter par un tour de main de gens dont il n'était pas le véritable héritier, il aurait, tu peux m'en croire, dansé de joie en plein forum. L'homme juste, celui que nous jugeons qui est honnête, n'enlève rien à qui que ce soit pour se l'attribuer. S'admirer soi-même pour cela, c'est avouer qu'on ne sait pas ce que c'est que l'honnêteté. Mais si l'on veut éclaircir la notion trop confuse qu'on en a dans l'esprit, on arrivera toujours à cette conclusion que l'homme de bien est celui qui rend service autant qu'il peut autour de lui et ne fait de mal à personne, si ce n'est pour se défendre contre l'injustice. Mais quoi ? N'est-ce pas nuire que d'user d'une sorte de philtre pour écarter les héritiers naturels et prendre leur place ? « On se refusera donc à faire, dira quelqu'un, ce qui serait utile, avantageux ? » Non: on connaîtra que ce qui est injuste ne peut être utile. On ne peut être homme de bien aussi longtemps qu'on ne l'a pas compris. Alors que j'étais encore enfant, j'ai entendu raconter par mon père que C. Fimbria eut à juger M. Lutatius Pinthia, chevalier romain honorablement connu, qui s'était engagé à payer une certaine somme en cas qu'on pût prouver qu'il n'était pas un honnête homme. Fimbria lui déclara qu'il ne rendrait pas de jugement dans pareille affaire, ne voulant ni perdre de réputation un homme estimé s'il jugeait contre lui, ni avoir l'air de décerner à qui que ce fût un brevet d'honnêteté, alors que, pour y avoir droit, tant de belles qualités morales devaient se trouver réunies. Pour l'honnête homme donc tel que, non plus Socrate, mais Fimbria le concevait, rien ne peut être utile qui n'est pas moral. C'est pourquoi un homme de cette qualité n'osera jamais, je ne dis pas seulement rien faire, mais rien penser qu'il ne puisse avouer.
    N'est-il pas honteux que des philosophes puissent mettre en doute une vérité que des gens grossiers ne discutent même pas ? C'est une façon de dire proverbiale parmi eux : pour louer la loyauté, la probité de quelqu'un, ils disent qu'on pourrait jouer avec lui à la mourre dans l'obscurité. Que signifie ce langage sinon qu'une manière d'agir indigne d'un honnête homme ne peut être avantageuse alors même que nul ne pourrait établir qu'il y a eu tricherie ? Vois-tu que, suivant ce proverbe, on ne peut absoudre ni Gygès ni un homme qui, ainsi que je le supposais tout à l'heure, pourrait attirer à lui tous les héritages par un certain tour de main ? De même, en effet, qu'une action malhonnête, si cachée qu'elle soit, ne peut devenir honorable, il n'est pas possible de faire que malgré l'opposition, la résistance de la nature, elle devienne utile.

20.  

    Mais, dira-t-on, la grandeur de l'avantage espéré peut motiver l'acte que la morale condamne. Marius, sept ans après sa préture, semblait ne plus exister : nul espoir de franchir la distance qui le séparait du consulat, nulle possibilité de poser sa candidature. Envoyé à Rome par Metellus dont il était le lieutenant, il accusa cet homme éminent, ce grand citoyen, qui était son chef, de traîner la guerre en longueur : qu'on le nommât consul, lui Marius, et en peu de temps il ferait tomber Jugurtha mort ou vif au pouvoir de Rome. On le nomma consul, mais il avait forfait à l'honneur et à la justice en rendant odieux par une accusation calomnieuse un excellent citoyen dont il était le lieutenant et qui lui avait confié une mission. Notre parent Marius Gratidianus, lui aussi, n'agit pas en honnête homme quand, lui étant préteur, les tribuns de la plèbe se joignirent au collège des préteurs pour établir en commun un règlement monétaire : le cours des pièces de monnaie était si incertain à ce moment-là que personne ne savait à quoi s'en tenir sur la valeur de ce qu'il possédait. On rédigea donc un édit, on fixa la peine encourue, on désigna la juridiction compétente et tous devaient dans l'après-midi monter à la tribune au forum. Ils s'en allèrent ensuite, chacun de son côté, mais Gratidianus se rendit droit du lieu de la séance au forum et proclama seul l'édit rédigé en commun. Incontestablement, cela lui fit grand honneur. Dans toutes les rues on lui dressa des statues, on brûla devant elles de l'encens, de la cire. Bref, nul homme n'a jamais été si populaire. Voilà un élément assez fréquent de trouble dans la délibération : le manquement paraît peu grave, le bénéfice attendu très grand; enlever à ses collègues et aux tribuns leur part de la faveur populaire, cela n'est pas si mal, pensait Marius, devenir consul par cette manœuvre comme il se le proposait, cela lui semblait très utile. Mais il y a pour tous les cas une règle que je désire qui te soit bien connue : il faut que ce qui paraît utile n'ait rien de malhonnête, ou, si c'est malhonnête, qu'on ne le croie pas utile. Cela étant, pouvons-nous regarder ce premier Marius dont nous avons parlé ou cet autre Marius, notre parent, comme des hommes vraiment honnêtes ? Mets tes idées à l'épreuve, examine-les bien à fond, afin de voir à plein quelle est la forme propre de l'homme de bien, la notion que tu dois avoir de l'honnêteté.
    Cette notion comprend-elle le mensonge profitable, la calomnie, le tort fait à autrui, la tromperie? Non certes. Est-il un objet d'un prix tel, un avantage si grand que, pour l'obtenir, tu consentes à te salir, à perdre ton renom d'homme de bien ? Que peux-tu attendre de cette utilité prétendue qui vaille ce qu'elle te ravit, si elle te coûte ta réputation d'honnête homme, si tu faux pour elle à la bonne foi et à la justice. Cacher sous une figure humaine une âme toute bestiale, est-ce bien différent d'être changé en bête sauvage ?

21.  

    Que dire de ceux qui s'écartent de la voie droite et belle pour s'élever au pouvoir ? Ne font-ils pas comme Pompée qui voulut avoir pour beau-père l'homme sur l'audace duquel il comptait pour être puissant lui-même ? Il lui semblait utile de grossir sa propre influence de la haine inspirée par cet autre. Il ne voyait pas ce que pareille politique avait d'injuste pour la patrie, de peu honorable pour lui-même. Quant au beau-père, il avait toujours à la bouche des vers grecs des Phéniciennes que je traduirai comme je pourrai, d'une façon peu élégante peut-être, mais qui en fasse au moins comprendre le sens : S'il faut violer le droit pour régner on le violera; pour tout le reste, on aura le respect des lois saintes. Bien coupable, Étéocle ou plutôt Euripide, qui excepte ainsi ce seul crime, le plus abominable de tous! Que sont donc ces menus forfaits que nous avons énumérés : héritages captés, marchés déloyaux, ventes frauduleuses ? Voilà un homme qui a voulu être le roi du peuple romain, le maître du monde, et qui est arrivé à ses fins! Déclarer qu'une telle ambition est belle, c'est le fait d'un insensé, c'est approuver que les lois et la liberté périssent, c'est juger glorieux les coups affreux, détestables, sous lesquels ces biens succombent. Dira-t-on qu'à la vérité, il n'est pas beau de régner dans une cité qui a été libre et qui devait le rester, mais que cela est utile à celui qui a pu s'emparer du pouvoir ? Par quels reproches, par quelles invectives, le mot convient mieux, ne devrais-je pas m'efforcer de détruire une telle erreur ? Un crime contre la patrie, le plus odieux, le plus affreux des parricides, se peut-il, dieux immortels! qu'il soit utile à qui que ce soit, ses concitoyens asservis eussent-ils décerné à l'auteur et au prisonnier de ce crime le titre de Père de la patrie ? C'est la valeur morale de l'acte qui en fait l'utilité et ces deux notions, moralité, utilité, j'entends bien que les termes qui les désignent sont différents, mais mon esprit en perçoit l'identité.
    Je ne me range pas à l'opinion du vulgaire qui croit que rien n'est plus avantageux que de régner, je trouve, moi, au contraire, quand ma raison veut se ranger à la vérité, qu'une royauté injustement conquise est ce qu'il y a de pire pour celui même qui l'exerce. Des terreurs anxieuses, des craintes qui ne cessent ni jour ni nuit, une vie tout entourée de pièges et de périls, tout cela peut-il faire une condition favorable ? Autour du trône, il y a beaucoup d'inimitiés et de déloyauté, peu de bienveillance, dit Attius. Et de quel trône s'agit-il, dans ce vers ? De celui que l'héritier de Tantale et de Pélops occupait légitimement. Combien plus d'ennemis penses-tu qu'a dû avoir un roi qui s'était appuyé sur la propre armée du peuple romain pour asservir le peuple romain et avait contraint à l'obéissance une cité non seulement libre mais habituée à commander aux nations ? De quels effondrements intérieurs l'âme de cet homme n'a-t-elle pas été le théâtre, de quelles blessures n'a-t-elle pas dû souffrir ? De quelle utilité pouvait lui être une vie dont la prolongation était inséparable de l'idée que celui qui la lui ravirait mériterait par cet acte la reconnaissance du peuple et s'assurerait dans l'histoire une des places les plus glorieuses ? Si donc il est vrai que les choses qui paraissent le plus utiles cessent de l'être quand s'y mêle, pour les déparer, l'oubli de ce qui seul donne à la vie sa beauté, nous devons croire que rien ne peut être utile que ce qui est bon moralement.

22.  

    C'est là un point sur lequel il ne peut vraiment pas y avoir de discussion au jugement de Fabricius que j'ai déjà invoqué et à celui du sénat. Alors que Pyrrhus nous faisait la guerre sans motif et qu'avec ce roi puissant et plein d'une généreuse ardeur nous luttions pour l'empire, un transfuge vint au camp de Fabricius et offrit contre récompense de retourner secrètement comme il était venu auprès de Pyrrhus et de lui administrer un poison mortel. Fabricius prit soin de le renvoyer à Pyrrhus et cette réponse lui valut des éloges du sénat. À s'en tenir à l'apparence cependant et à l'opinion de la multitude, il y avait avantage à terminer grâce à un transfuge une grande guerre et à se débarrasser d'un adversaire dangereux, mais il y avait aussi crime et déshonneur à triompher non par le courage mais par une félonie, dans une lutte pour le prestige de nos armes. Lequel était le plus utile et pour Fabricius qui fut à Rome ce qu'Aristide fut dans Athènes et pour le sénat qui jamais ne sépara de l'intérêt la dignité de l'attitude, était-ce de combattre l'ennemi par des armes loyales ou par le poison ? Si c'est pour la gloire qu'on recherche l'empire, aucun moyen criminel n'est admissible : il ne peut y avoir de gloire à commettre un crime. Si l'on a l'ambition du pouvoir pour lui-même et qu'on le veuille à tout prix, ce pouvoir déshonoré ne peut être utile.
    Il n'y avait rien d'utile dans l'avis que soutint Philippe, fils de Quintus : il voulait que les villes que Sylla avait, à prix d'argent, affranchies par un sénatus-consulte, fussent de nouveau astreintes à payer un tribut, sans qu'on leur rendît l'argent donné pour leur affranchissement. Le sénat suivit cet avis. C'est une tache pour l'empire de Rome : les pirates tiennent leur parole mieux que le sénat. « Mais l'on perçut ainsi de plus grosses sommes, c'était donc utile. » Jusques à quand osera-t-on dire qu'un procédé malhonnête est utile ? Un empire qui doit être environné d'un éclat glorieux, entouré de l'affection de ses alliés, peut-il trouver quelque avantage à perdre son renom et à se rendre odieux ? Aussi ai-je souvent différé d'avis avec Caton que j'aimais cependant. Il me semblait défendre avec une rudesse excessive le trésor public et les tributs, ne rien accorder aux fermiers des impôts, refuser beaucoup aux alliés; nous devrions, disais-je, nous montrer généreux envers eux et, quant aux fermiers publics, il faudrait en user avec eux comme avec nos fermiers à nous, d'autant qu'il importe au salut de l'État qu'il y ait entente entre leur ordre et celui des sénateurs. Curion aussi eut tort quand, déclarant juste la revendication de la Gaule transpadane, il ajoutait toujours : « Que l'utilité l'emporte! » Il eût mieux fait de chercher à prouver que la mesure demandée, n'étant pas avantageuse à la république, n'était pas une mesure de justice; il se plaçait ainsi sur un terrain plus solide qu'en la proclamant juste mais non utile.

23.  

    Le sixième livre du traité des Offices d'Hécaton est rempli de questions telles que celle-ci : est-il d'un honnête homme, en temps de grande disette, de ne pas nourrir ses esclaves ? Il examine le pour et le contre et finalement décide qu'il faut prendre le parti que commande l'intérêt plutôt que l'humanité. Soit, demande-t-il encore, un navire dont la cargaison doive être en partie jetée à la mer, jettera-t-on un cheval précieux ou un esclave de peu de valeur ? L'intérêt matériel est d'un côté, l'humanité de l'autre. - « Si, dans un naufrage, un insensé a réussi à se saisir d'une planche, un sage la lui arrachera-t-il s'il le peut ? » - « Non, cela serait injuste. »
    - « Mais le maître du navire ? Pourra-t-il reprendre son bien ? » -
    « Nullement, pas plus qu'il ne peut, en pleine mer, jeter un passager parce que le navire est à lui. Jusqu'à ce qu'on soit arrivé à destination, le navire appartient non au maître mais aux passagers. »
    - « S'il n'y a qu'une seule planche et deux passagers sages l'un et l'autre, se l'arracheront-ils ou l'un des deux la cédera-t-il à l'autre ? »
    - « Il faut la céder à celui dont la vie importe le plus ou pour lui-même ou pour la république. »
    - « Mais s'il y a égalité entre eux ? »
    
- « Alors il n'y aura point de querelle, le sort décidera ou ils joueront et le vaincu cédera la planche au vainqueur. »
    - « Un père pille les temples, il creuse un souterrain pour arriver au trésor public, son fils le dénoncera-t-il aux magistrats ? »
    - « Ce serait un crime, il doit même défendre son père, si son père est accusé. »
    - « La patrie ne l'emporte donc pas sur toute obligation ? »
    - « Certes, mais il est de l'intérêt de la patrie elle-même que les citoyens observent la piété filiale. »
    - « Mais quoi ? Si le père aspire à la tyrannie, s'il veut trahir la patrie, le fils gardera-t-il le silence ? »
    - « Non assurément, il suppliera son père de renoncer à son projet. Si rien n'y fait, il lui adressera des reproches, le menacera même et, en dernière analyse, s'il voit que la patrie est en danger, il mettra son salut au-dessus du salut de son père. »
    Le même philosophe demande si un sage, ayant reçu sans y prendre garde des pièces de monnaie fausses pour des bonnes, pourra, quand il s'en sera aperçu, les donner comme bonnes en paiement à un débiteur. Diogène dit oui, Antipater dit non et je me range à son avis. - « Un homme qui vend du vin qu'il sait qui fermente, est-il tenu de le dire ? » Cela n'est pas nécessaire, pense Diogène, Antipater juge qu'un honnête homme le fera. Tels sont les cas donnant matière à discussion entre Stoïciens. « Quand on vend un esclave, faut-il déclarer ses défauts ? Je ne dis pas ceux dont la non-déclaration serait, selon le droit civil, cause d'annulation de la vente, mais d'autres tels que ceux-ci : il est menteur, joueur, enclin à la maraude, à l'ébriété. » L'un croit qu'il faut le dire, l'autre non. « Quelqu'un vend de l'or croyant que c'est de l'orichalque; l'acheteur, s'il est un honnête homme, doit-il l'avertir ou acquérir pour un denier ce qui en vaut mille ? » Tu dois voir déjà et quel est mon avis et de quelle sorte est la controverse entre les deux philosophes que j'ai nommés.

24.  

    Faut-il toujours observer les conventions et les promesses, lorsqu'il n'y a eu, comme disent les préteurs, ni dol ni violence exercée ? - Quelqu'un a donné un remède à un hydropique et lui a fait promettre que, s'il guérissait, il n'userait jamais plus de ce médicament; le malade guérit, quelques années plus tard retombe dans la même maladie et n'obtient pas de celui qui a reçu sa parole qu'il l'en dégage et lui permette de suivre le traitement qui le sauverait. Que doit-il faire ? Comme ce refus est inhumain et qu'il peut passer outre sans aucun préjudice pour son auteur, c'est à sa vie, et à sa santé qu'il pourvoira. Autre question : un sage est institué héritier d'un million de sesterces, mais celui qui lui a légué cette somme lui a demandé qu'avant d'en prendre possession il allât de jour danser publiquement au forum et il a promis de le faire parce qu'autrement l'héritage lui échappait. Doit-il tenir sa promesse ? J'aimerais mieux qu'il ne l'eût pas faite, c'eût été plus digne. Puisqu'il a promis, s'il juge honteux de danser en plein forum, le manquement à sa promesse sera plus honorable s'il ne prend rien de l'héritage que s'il le prend, à moins peut-être que dans un moment de danger grave, il n'abandonne tout l'argent qui lui revient à l'État; la danse même, quand il s'agit de venir en aide à la patrie, cesse d'être inconvenante.

25.  

    On ne doit pas tenir les promesses dont l'exécution serait dommageable pour ceux même envers qui l'on s'est engagé. Le soleil, pour en revenir à la fable, avait promis à son fils Phaéthon de lui accorder tout ce qu'il demanderait. Il souhaita monter sur le char de son père et y monta, mais, avant d'être parvenu au terme, la foudre le consuma. Combien il eût mieux valu dans un cas pareil que le père ne tînt pas sa promesse! Que dire de celle dont Thésée réclama l'accomplissement à Neptune ? Ce dieu lui avait donné trois souhaits à former, et il demanda la mort de son fils Hippolyte qu'il soupçonnait d'avoir des pensées coupables sur sa belle-mère. Thésée obtint ce qu'il avait souhaité et ce fut pour lui un sujet de chagrin profond. Et Agamemnon ? Il avait fait vœu d'immoler à Diane ce que l'année verrait naître de plus beau et il sacrifia Iphigénie qui se trouva précisément être ce que l'année avait produit de plus beau. Mieux eût valu manquer à sa promesse que de commettre un crime si noir. Il y a donc quelquefois des promesses qu'il ne faut pas tenir et il y a aussi des cas où il ne faut pas rendre un dépôt. Un homme d'esprit sain t'a confié une épée, devenu fou il te la redemande. Tu serais coupable en la lui rendant, tu es moralement tenu de refuser. Ou encore quelqu'un t'a remis en dépôt une somme d'argent et ensuite prend les armes contre la patrie. Rendras-tu ce dépôt ? Je ne crois pas que tu doives le faire : ce serait agir contre la république, contre ce qui doit t'être le plus cher. Il y a ainsi bien des cas où une action qui paraît être en elle-même conforme à la morale cesse de l'être en raison des circonstances. Tenir ses promesses, demeurer fidèle aux engagements pris, rendre un dépôt, ce n'est plus bien agir quand au lieu de servir on nuit en le faisant. Mais je pense en avoir dit assez long sur l'utilité prétendue, qu'on décore faussement du nom de prudence, de manières d'agir contraires à la justice.
    Nous avons dans le premier livre ramené à quatre principes les obligations morales, ce sera y revenir que de montrer combien les actes, qui n'ont de l'utilité que l'apparence, sont contraires à toute vertu. Je l'ai fait pour la science de la vie, que la ruse a la prétention d'imiter, et pour la justice, dont la véritable utilité est inséparable. Restent deux formes de la moralité dont l'une consiste dans la grandeur, l'élévation, la noblesse de l'âme, l'autre dans la discipline et la mesure qui lui imposent la continence et la tempérance.

26.  

    Il paraissait utile à Ulysse (tel du moins que le représentent les tragiques, car, dans Homère, qui est la meilleure autorité, il n'est soupçonné de rien de tel) de se soustraire à l'obligation de faire la guerre en simulant la folie. Dessein fort peu glorieux, il est vrai, mais, dira-t-on peut-être, ayant l'avantage de lui assurer un règne et une vie paisibles à Ithaque, entouré de ses parents, de sa femme, de son fils. Peut-on comparer un éclat quelconque acheté par des fatigues et des dangers quotidiens avec cette tranquillité ? Pour moi je la déclare méprisable et la repousse parce que je crois que, n'étant pas honorable, elle ne peut même pas être utile. Quelles paroles penses-tu qu'Ulysse aurait entendues s'il avait persisté dans cette simulation, lui qui, après bien des hauts faits, s'entend dire par Ajax :
    « Après avoir le premier conseillé le serment que tous vous savez, seul il a manqué à l'engagement et, pour ne pas se joindre aux autres, commencé de simuler la folie. Si Palamède, perspicace, avisé, n'avait pas déjoué sa ruse audacieuse, il se fût jusqu'au bout dérobé à l'obligation qu'imposait la foi jurée ». Mieux valait pour Ulysse combattre non seulement l'ennemi, mais, comme il le fit, les flots soulevés que de déserter la cause de la Grèce se dressant d'un seul cœur contre les Barbares. Mais laissons là les fables et les exemples d'origine étrangère; venons à des faits véritables tirés de notre histoire.
    M. Atilius Regulus, consul pour la deuxième fois, tomba en Afrique dans une embuscade qu'avait dressée le Lacédémonien Xanthippe, officier dans l'armée commandée par Hamilcar, le père d'Hannibal, et fut fait prisonnier. On l'envoya au sénat après lui avoir fait prêter serment de revenir à Carthage si la liberté n'était pas rendue à quelques Carthaginois d'un haut rang captifs des Romains. Arrivé à Rome il voyait bien quel parti avait pour lui un avantage apparent mais que, l'histoire le montre, il jugea non véritable demeurer dans sa patrie, vivre chez lui avec sa femme et ses enfants, considérant le malheur de ses armes comme une infortune ordinaire à la guerre, tenir enfin le rang de personnage consulaire. Qui voudra nier que ce soient là de précieux avantages ? Qui, je le demande ? La grandeur d'âme, le courage.

27.  

    Réclames-tu des autorités plus hautes ? Le propre de ces vertus est de libérer de la crainte : on regarde de haut les accidents de la vie humaine, on sait qu'il n'en est pas qu'un cœur vaillant n'affronte. Que fit-il donc ? Il vint au sénat, parla de la mission dont il était chargé, refusa de se prononcer sur la demande carthaginoise : lié par le serment fait à l'ennemi, il n'était plus sénateur. Bien mieux (oh! l'insensé, dira quelqu'un, oh! l'homme ennemi de lui-même) il nia qu'il fût utile de rendre les prisonniers : c'étaient de jeunes hommes, de bons officiers, lui n'était qu'un vieillard accablé. On le crut, on garda les prisonniers et il revint à Carthage : ni l'amour de sa patrie ni celui des siens ne le retinrent. Il n'ignorait pas cependant qu'un ennemi très cruel, que des supplices raffinés l'attendaient, mais il croyait devoir tenir son serment. Et tandis qu'on évitait avec soin en le tuant tout ce qui aurait pu assoupir sa souffrance, sa condition était meilleure que si, vieillard prisonnier, consulaire parjure, il fût resté dans sa demeure : « Quelle folie de n'avoir pas conseillé la libération des prisonniers, d'en avoir dissuadé le sénat! » Folie ? Comment cela ? Il a pensé au bien de l'État. Ce qui est nuisible à l'État peut-il être utile au citoyen ?

28.  

    On renverse les principes qui sont les fondements naturels de la vie quand on sépare l'utilité de la moralité. Tous nous cherchons l'utile, nous sommes irrésistiblement portés vers lui et il ne peut en être autrement. Conçoit-on un homme qui ait son propre intérêt en aversion, ou plutôt conçoit-on un homme qui ne le poursuive de toute son ardeur ? Mais comme nous ne pouvons trouver notre intérêt véritable que dans une vie sans reproche, harmonieuse et belle, c'est l'harmonie et la beauté qui sont pour nous les premiers des biens, les biens suprêmes, et le mot d'utile s'applique à des objets propres à satisfaire nos besoins, mais sans noblesse. « Que signifie, dira-t-on, un serment ? Craignons-nous d'irriter Jupiter ? Mais l'opinion commune de tous les philosophes, aussi bien de ceux qui conçoivent un Dieu toujours actif et créateur, que de ceux qui font de lui un oisif déchargé de toute affaire et n'imposant d'obligation à personne, est qu'un dieu ignore la colère et ne peut faire de mal.
    Et même irrité, quel mal Jupiter eût-il pu faire à Régulus qui fût pire que celui que Regulus s'est fait à lui-même? Il n'y avait donc pas dans la religion, alors qu'il s'agissait pour Regulus de tels intérêts, de force qui pût ruiner la notion de l'utile. Regulus ne voulait pas se déshonorer? Mais d'abord de deux maux le moindre. Ce déshonneur était-il un mal pire que le supplice enduré? Et ensuite, comme le dit Attius Eh quoi ? tu manques à ton serment ? - À qui manque au sien je n'ai jamais rien dû et je ne dois rien. Bien que dite par un roi impie, la parole est forte. De même, ajoute-t-on, qu'il nous arrive d'appeler utiles des choses qui ne le sont pas, de même il peut se faire que nous croyions belles des manières d'agir qui ne méritent pas d'être ainsi qualifiées. C'est ainsi qu'il paraît beau; pour tenir son serment, de retourner à Carthage et d'y être supplicié, mais si l'on considère qu'une convention avec l'ennemi, imposée par la force, n'aurait pas dû être ratifiée, cela cesse d'être beau. En revanche, dit-on encore, ce qui est de la plus grande utilité, même quand cela ne paraît pas beau pour commencer, le devient. » Tels sont à peu près les arguments dont on use contre Regulus. Examinons-les un à un.

29.  

    « Regulus n'avait rien à redouter du courroux de Jupiter qui ignore la colère et ne fait point de mal. » Pas plus contre le serment de Regulus que contre tout autre cette raison n'a de valeur. Ce qui fait la force d'un serment, ce n'est pas la crainte, c'est son caractère propre. Le serment est un acte religieux d'affirmation et ce qu'on a affirmé qu'on ferait en prenant en quelque sorte Dieu à témoin, on doit le faire. Il ne s'agit pas d'échapper à la colère des dieux, qui ne menace personne, c'est une question de justice et de loyauté, Ennius l'a très bien dit : O Bonne Foi, ton aile est tutélaire, ô serment par Jupiter. Qui viole un serment attente à la Bonne Foi que nos ancêtres ont voulu, comme il est dit dans un discours de Caton, qui fût voisine au Capitole de Jupiter très bon, très grand. - « Mais même Jupiter irrité n'aurait pas fait à Regulus plus de mal qu'il ne s'en est fait lui-même. » Oui s'il n'y avait d'autre mal que la douleur. Mais loin d'être le pire des maux, la douleur n'est même pas un mal, suivant ce qu'affirment les philosophes de la plus haute autorité. Et ils ont l'appui d'un témoignage qui n'a rien de banal et que je ne vous permettrai pas de récuser, je serais plutôt d'avis qu'il n'en est pas qui ait plus de poids : c'est celui de Regulus. Quel témoin plus imposant pourrions-nous trouver que cet homme, le premier citoyen de Rome, qui, pour ne pas manquer à une obligation morale, va s'offrir de lui-même au supplice? Quand on dit : « De deux maux le moindre» on sous-entend plutôt le déshonneur qu'une fin atroce. Je réponds, moi : est-il un mal pire que le déshonneur? Si la laideur d'un corps difforme a quelque chose de choquant, que faut-il penser d'une âme donnant le spectacle hideux d'une véritable gangrène morale ? C'est cette laideur-là que les moralistes les plus rigoureux disent être le seul mal; ceux qui sont moins sévères le considèrent du moins comme le plus grand. Quant à ce vers : À qui manque à son serment je n'ai jamais rien dû et je ne dois rien, un poète faisant parler Atrée a eu raison de l'écrire : il s'accorde avec le personnage. Mais si l'on veut le prendre comme signifiant qu'on peut manquer à la foi jurée, quand celui envers qui l'on s'est engagé est lui-même de mauvaise foi, il est à craindre que cette maxime ne serve d'abri au parjure.
    Même à la guerre il y a des règles à observer et l'on doit souvent tenir un engagement pris envers l'ennemi sous la foi du serment. Quand on a juré avec le sentiment qu'il fallait faire ce à quoi l'on s'engageait, on doit tenir son serment; quand manque cette adhésion, on n'est point parjure pour ne pas le tenir. Si, par exemple, on n'apporte pas à des pirates la rançon convenue, il n'y a point fraude, même si l'on a juré qu'on l'apporterait. Un pirate en effet n'est pas un adversaire auquel on fait la guerre, c'est l'ennemi commun du genre humain. Avec un être pareil il n'y a pas de foi qui tienne, il est hors la loi du serment. Faire un faux serment, ce n'est pas se parjurer; c'est quand on a prêté un serment auquel l'âme a donné sa pleine adhésion pour user de la formule en usage chez nous, et qu'on ne fait pas ce qu'on a juré de faire, qu'il y a parjure. Euripide dit avec vérité : mes lèvres ont juré, mon âme n'a fait aucun serment.
    Regulus ne devait donc pas rompre en se parjurant un pacte conclu avec l'ennemi et changer des conditions de guerre qu'il avait acceptées. Il avait contracté avec un ennemi auquel s'appliquaient les règles observées entre belligérants et à l'égard duquel tout le droit fécial et beaucoup de lois sont d'usage commun. S'il n'en avait pas été ainsi, jamais le sénat n'eût remis enchaînés à l'ennemi des citoyens d'un rang élevé.

30.  

    T. Veturius et Sp. Postumius, consuls pour la deuxième fois, après qu'à la suite d'un combat malheureux, nos légions eurent passé sous les fourches Caudines, conclurent la paix avec les Samnites et leur furent livrés : ils avaient agi sans l'ordre du peuple et du sénat. Tib. Numicius et Q. Maelius, tribuns de la plèbe, à l'instigation desquels les consuls avaient conclu la paix, furent en même temps livrés aux Samnites quand Rome refusa de reconnaître cette paix. Et Postumius, lui-même, conseilla cette mesure et parla en sa faveur, alors qu'elle le livrait à l'ennemi. Bien des années après, C. Mancinus agit de même; ayant conclu un traité avec les Numantins, sans l'aveu du sénat, il soutint la loi proposée par L. Furius et Sex. Atilius, en vertu d'un sénatus-consulte; elle fut votée, et on le livra en conséquence à l'ennemi. Il eut une conduite plus belle que Q. Pompée qui, dans un cas pareil, avait, par ses prières, fait rejeter la loi. Cette fois-là, une utilité apparente prévalut sur ce qui eût été de la noblesse, tandis que pour les deux autres, que j'ai nommés, c'est la noblesse qui l'emporta sur l'utilité prétendue.
    « Une convention imposée par la force n'aurait pas dû être ratifiée. » Comme si la force brutale avait le pouvoir de contraindre un homme de cœur. « Pourquoi, s'il en est ainsi, Regulus a-t-il accepté une mission pour le sénat, alors surtout qu'il devait parler contre la remise des captifs ? » Vous blâmez ce qu'il y a de plus grand dans sa conduite : avoir son avis ne suffisait pas à le tranquilliser, il accepta la mission pour que cet avis devînt celui du sénat; s'il n'avait pas été là pour l'influencer, le sénat aurait, sans doute, consenti à rendre les Carthaginois prisonniers. Ainsi, Regulus serait resté dans sa patrie et n'aurait souffert aucun dommage. Mais ce parti ne lui parut pas avantageux pour la patrie, c'est pourquoi il crut devoir opiner comme il l'a fait, et accepter, pour lui-même, le destin qu'il savait qui l'attendait.
    Quand on dit enfin que ce qui est de la plus grande utilité devient beau, on devrait dire non qu'il le devient, mais qu'il l'est, car rien n'est utile que ce qui est beau, et ce n'est pas parce qu'une chose est utile qu'elle est belle, c'est parce qu'elle est belle qu'elle est utile. Ainsi, parmi beaucoup d'exemples dignes d'admiration, on ne trouverait pas facilement un trait plus éclatant et plus digne d'éloge.

31.  

    Dans toute cette glorieuse histoire ce qu'il faut le plus admirer, c'est l'avis que donne Regulus contre la remise des prisonniers. Pour ce qui est de son retour à Carthage, nous trouvons cela très beau, mais au temps où il a vécu il ne pouvait faire autrement. Le mérite appartient à son siècle plutôt qu'à sa personne : nos ancêtres voulaient qu'il n'y eût pas de lien obligeant plus strictement que le serment. C'est ce que montrent les lois contenues dans les Douze Tables, les lois appelées "sacratae", les traités par lesquels on s'engage même envers l'ennemi, les blâmes des censeurs et la flétrissure dont, particulièrement attentifs à veiller sur la sainteté du serment, ils châtient celui qui viole le sien. M. Pomponius, tribun de la plèbe, assigna L. Manlius parce qu'étant dictateur, il avait voulu prolonger de quelques jours la durée de son pouvoir. Il l'accusait aussi d'avoir éloigné du commerce des hommes et relégué à la campagne son propre fils Titus qui, plus tard, fut surnommé Torquatus. Ayant appris l'accusation portée contre son père, ce jeune homme accourut à Rome et, d'après ce qu'on dit, se rendit à la première heure à la demeure de Pomponius; celui-là, quand on lui apprit cette nouvelle, crut que le fils de Manlius irrité allait lui fournir des arguments contre son père. Il se leva en conséquence et le reçut en l'absence de tout témoin. Mais l'adolescent, à peine entré, tira son épée et jura qu'il allait sur-le-champ tuer Pomponius, à moins qu'il ne s'engageât par serment à se désister de la plainte. Effrayé Pomponius jura, puis porta l'affaire devant le peuple, expliqua pourquoi il était obligé de se désister et dégagea Manlius de toute accusation. Telle était, dans ce temps-là, la force d'un serment. Ce Titus Manlius est le même qui, provoqué au combat sur le bord de l'Anio par un Gaulois, le tua et lui enleva son collier, d'où le surnom de Torquatus; pendant son troisième consulat il battit et mit en fuite les Latins sur le Veseris; il fut grand parmi les plus grands, sa déférence pour son père n'eut d'égale que sa sévérité impitoyable à l'égard de son fils.

32.  

    S'il faut louer Regulus pour avoir tenu son serment, il faut blâmer en revanche les dix qui, envoyés au sénat par Hannibal, après la bataille de Cannes, avaient juré de revenir au camp dont s'était emparé le vainqueur, s'ils n'obtenaient pas le rachat des prisonniers, ce blâme est mérité, du moins s'il est vrai qu'ils ne revinrent pas. Tous, en effet, ne racontent pas l'histoire de la même façon; Polybe, dont l'autorité est grande, dit que, sur ces dix Romains de la plus haute classe, envoyés par Hannibal, neuf revinrent n'ayant rien obtenu du sénat, mais que le dixième, revenu au camp un peu après en être sorti en prétextant qu'il avait oublié quelque chose, demeura dans Rome. Il prétendait s'être libéré de son serment par ce retour au camp. Il se trompait fort : loin de lui valoir l'absolution, cette ruse aggrave son parjure. C'était un artifice grossier, une tricherie malhonnête, se donnant pour de l'habileté. Le sénat décida en conséquence que ce fourbe plein d'astuce serait remis enchaîné aux mains d'Hannibal. Mais voici qui dépasse tout. Hannibal avait huit mille prisonniers : ils ne s'étaient pas laissé prendre à leur poste de combat, ils n'avaient pas fui devant le danger, les consuls Paul et Varron les avaient laissés dans le camp. Le sénat ne crut pas qu'il fallût les racheter bien qu'il pût le faire à bon marché, afin de bien ancrer dans l'esprit des soldats l'idée qu'ils devaient vaincre ou mourir. Le même Polybe écrit qu'apprenant cette décision, Hannibal fut découragé, voyant de quelle hauteur morale le sénat et le peuple de Rome donnaient la preuve après une défaite. C'est ainsi qu'une façon d'agir qui pouvait paraître utile se trouve valoir moins qu'un geste noble. C. Atilius, qui a écrit une histoire en grec, assure que plusieurs Romains prisonniers ont usé de la même ruse et sont rentrés dans le camp pour se libérer de leur serment, et qu'ils ont été notés d'infamie par les censeurs. Mais nous en resterons là sur ce chapitre. Il est assez manifeste qu'agir craintivement, lâchement, comme un homme qui, vaincu, a perdu toute fierté, et c'est ainsi qu'aurait agi Regulus si, à l'égard des captifs, il avait opiné suivant son intérêt propre et non suivant celui de l'État ou s'il avait voulu demeurer à Rome, cela n'est pas avantageux, parce que c'est se déshonorer, se couvrir de honte et d'ignominie.

33.  

    Reste un quatrième point où il s'agit du respect des convenances, de la pondération, de la mesure, de la continence, de la tempérance. Une façon d'agir allant à l'encontre de toutes ces vertus peut-elle être avantageuse ? Il faut observer que les philosophes appelés Cyrénaïques, à cause d'Aristippe, et les disciples d'Annicéris n'admettent d'autre bien que le plaisir et pensent que, si la vertu mérite d'être louée, c'est parce qu'elle est productrice de plaisir. Mais ces moralistes sont oubliés et c'est Épicure qui reste le principal défenseur d'une doctrine assez voisine de celle-là. C'est contre ces auteurs-là qu'il faut mobiliser. toutes ses forces comme on dit, si l'on veut maintenir à son rang la beauté morale. Si, en effet, on soutient que non seulement la chose utile par excellence est un organisme en bon état, mais que tout le bonheur de la vie réside dans la santé du corps et la confiance qu'on peut avoir dans sa constitution, ainsi que l'a écrit Métrodore, certes cette façon de concevoir l'utile, l'utilité suprême - c'est eux qui le disent - se trouvera en conflit avec la moralité. Quelle place, demandé je en premier lieu, la science de la vie tiendra-t-elle dans une doctrine pareille ? Ne faudra-t-il pas qu'elle s'applique à la recherche des délices ? Triste condition pour une vertu que d'être la servante du plaisir! Quelle sera, demanderai-je encore, la fonction à elle dévolue! Le choix intelligent des plaisirs ? Admettons que rien ne soit plus agréable, peut-on imaginer une condition plus humiliante. Qui déclare que la douleur est le plus grand des maux, quelle place peut-il faire au courage qui est le mépris de la douleur et de la peine ? Épicure, il est vrai, parle en maint endroit de la douleur en homme courageux qui ne la craint pas, mais il faut considérer non ce qu'il dit, mais ce que logiquement il aurait dû dire après avoir défini le bien par le plaisir, le mal par la douleur. Et quand je l'écoute parler, j'entends bien qu'il parle abondamment en plus d'un passage de la continence et de la tempérance, mais ses propres principes le paralysent. Comment faire l'éloge de la tempérance quand on déclare que le souverain bien est le plaisir ? La tempérance lutte contre les appétits et ce sont les appétits qui font la chasse au plaisir. Encore est-il possible à l'égard de ces trois formes de la moralité de trouver de subtiles échappatoires. De la science de la vie on fait une science ayant pour objet de procurer le plaisir et d'écarter la souffrance. Pour le courage ils l'ajustent en quelque manière à leurs principes : ils enseignent les raisons pour lesquelles il faut ne pas craindre la mort et supporter patiemment la souffrance. La tempérance, ils arrivent, non sans peine, à lui faire une place en disant qu'une fois, la douleur supprimée on a atteint une limite que le plaisir ne peut dépasser. Quant à la justice elle est chancelante ou plus exactement elle est déjà par terre avec toutes les vertus qui se rapportent à la vie en commun et à la société humaine. Il n'y a plus, en effet, de bonté, de générosité, d'amabilité, il n'y a pas davantage d'amitié, si, au lieu d'être des fins, ces biens ne sont plus que des moyens dont on use pour se procurer du plaisir et dans son intérêt égoïste.
    Rassemblons donc nos idées en quelques mots. De même que, nous l'avons montré, rien ne peut être utile qui est contraire au bien moral, de même nous affirmons que toute volupté a quelque chose de contraire à la saine morale. D'autant plus faut-il blâmer Calliphon et Dinomachus qui ont cru mettre fin aux discussions en unissant la volupté à la moralité, ce qui est accoupler l'homme avec la brute. La moralité n'accepte point pareille union, elle la méprise et la rejette. Le souverain bien, qui doit être une chose simple et une, ne peut se composer d'éléments disparates. Mais sur ce point je me suis abondamment expliqué ailleurs, comme il convenait dans un grand sujet. Revenons à notre propos. J'ai suffisamment montré ci-dessus comment il fallait juger quand il arrive qu'une apparence d'utilité se trouve en conflit avec la moralité. Si maintenant on prétendait trouver dans la volupté un semblant d'utilité, certes il ne s'accorderait pas avec la moralité car si l'on veut accorder quelque chose au plaisir, on pourra en faire à la rigueur un assaisonnement, non jamais une chose utile.
    Voilà, mon cher fils Marcus, le présent que t'offre ton père. Je l'estime d'un grand prix, mais pour toi la valeur en dépendra de l'accueil que tu lui feras. Ces trois livres vont prendre place, il est vrai, à titre d'hôtes étrangers parmi les cahiers qui contiennent les enseignements de Cratippe. Mais observe que, si j'étais venu à Athènes - et je l'aurais fait si, au cours de mon voyage, ma patrie ne m'avait rappelé - il t'aurait fallu m'entendre quelquefois, et ainsi tu donneras à la lecture de cet ouvrage, où c'est ma voix qui se fait entendre, tout le temps que tu pourras et cela dépend de ta propre volonté. Si j'apprends que tu t'adonnes avec satisfaction à l'étude à laquelle je te convie, alors nous la reprendrons ensemble si, comme je l'espère, nous sommes bientôt réunis, et, si nous restons séparés, je te parlerai de loin. Porte-toi bien, mon cher Cicéron, et persuade-toi que tu m'es très cher, mais que tu le seras encore bien davantage si tu acceptes avec joie les leçons et les préceptes contenus dans ce traité.