CICÉRON DES DEVOIRS ~ Livre III ~ ( 44 av. J.-C. ) |
( Ch. Appuhn, Cicéron, De la vieillesse, De l'amitié, Des devoirs, Paris, 1933 ). 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 |
1. Publius
Scipion, mon fils, celui qu'on appela le premier Africain, avait
accoutumé de dire, d'après Caton, qui fut presque
son contemporain, que jamais il n'était moins oisif que lorsqu'il
était de loisir, et moins seul que dans la solitude. Parole
vraiment magnifique, digne d'un grand homme et d'un sage. Elle montre
que, même dans ses heures de loisir, il réfléchissait
sur les affaires et que, dans la solitude, il s'entretenait avec
lui-même, de façon à n'être jamais inactif
et à pouvoir se passer parfois de tout interlocuteur. Ainsi
deux causes habituelles de langueur, le loisir et la solitude, aiguisaient
son esprit. Je voudrais pouvoir en dire autant de moi-même
sans enfreindre en rien la vérité; si je ne puis atteindre
à la supériorité d'un si grand génie,
du moins mon désir est-il de me rapprocher de lui : arraché
à la politique et aux luttes du barreau par la violence d'armes
impies, je me résous à l'inaction et, pour cette raison,
j'ai abandonné la ville, j'erre d'une campagne à l'autre,
souvent je suis tout seul. Il ne faut cependant pas comparer mon
loisir avec celui de Scipion, ni ma solitude avec la sienne. Il
se reposait, lui, par intervalles, des plus hautes fonctions publiques;
loin des assemblées et des foules, il se retirait, par moments,
dans la solitude comme dans un refuge. Mon loisir à moi n'a
point pour origine le désir du repos, mais l'impossibilité
de toute action. Il n'y a plus de sénat, les tribunaux sont
frappés à mort, que pourrais-je faire à la
curie ou au forum qui fût digne de moi ? Ainsi, tandis que
je vivais jadis dans le commerce le plus actif avec les hommes,
que j'étais un personnage en vue, je fuis maintenant l'aspect
des criminels dont Rome surabonde, je me cache autant que je puis,
souvent je n'ai de compagnie que moi-même. Si
toute la philosophie, mon cher Cicéron, est féconde
et riche en fruits, si aucune de ses parties n'est infertile et
ingrate, il n'en est point de plus abondante en nourritures utiles
que celle qui traite de la morale et d'où se déduisent
les préceptes d'une conduite droite et belle. Il
n'est pas possible donc de mettre en doute l'intention de Panétius,
mais on peut examiner peut-être s'il a eu raison de vouloir
adjoindre cette troisième partie à son étude
sur la bonne conduite de la vie. Soit, en effet, que le beau soit
le seul bien, comme le veulent les Stoïciens, soit que, suivant
la doctrine de vos Péripatéticiens, on en fasse un
souverain bien en comparaison duquel tout ce qui n'est pas lui est
d'un poids négligeable, il n'est pas douteux qu'il ne peut
y avoir conflit entre le beau ou le bien moral et l'utile. C'est
pourquoi nous avons appris que Socrate maudissait les hommes qui
commirent l'erreur de séparer ces deux notions naturellement
inséparables. Cette
moralité dont j'expose les règles dans le présent
ouvrage, c'est encore une belle chose, mais de second ordre en quelque
sorte suivant les Stoïciens et qui n'appartient pas en propre
aux sages mais est commune à tout le genre humain. Tous ceux
en qui existe quelque disposition à la vertu y trouvent des
mobiles d'action. Quand on glorifie en effet le courage des deux
Decius ou celui des deux Scipion ou encore qu'on donne à
Fabricius le nom de juste, ce n'est pas à des sages qu'on
demande un exemple de courage ou de justice. Aucun de ces hommes
n'a été un sage au sens que nous voulons donner à
ce mot, Marcus Caton et Lélius qui passèrent pour
des sages et portèrent ce nom, n'ont pas non plus été
des sages en ce sens, non plus d'ailleurs que les sept qu'on énumère
en Grèce, mais, par la façon dont ils ont souvent
conformé leurs actes aux règles de la moralité
moyenne, ils ont acquis une certaine ressemblance avec les sages,
ils ont fait figure de sages. Qu'un
homme en dépouille un autre, qu'il tire avantage du préjudice
causé à autrui, cela est plus contraire à la
nature que la mort, que la pauvreté, que la douleur, que
tous les malheurs pouvant arriver soit au corps, soit aux biens
extérieurs. En premier lieu, en effet, pareille manière
d'agir supprime la communauté humaine et brise le lien social.
Si nous pouvions admettre que, pour son intérêt propre,
chacun dépouille son semblable et lui fasse violence, la
société humaine, qui est ce qu'il y a de plus conforme
à la nature, se trouverait inévitablement dissoute.
Si chaque membre était capable de penser qu'il acquerrait
plus de vigueur en absorbant la vigueur du membre voisin, la conséquence
nécessaire serait que tout le corps s'affaiblit et périt,
et, de même, si chacun de nous s'empare du bien d'autrui et
le détourne autant qu'il le peut à son profit, la
société humaine et la communauté ne peuvent
manquer d'être entièrement détruites. Que chacun
aime mieux acquérir pour lui-même que pour autrui les
choses nécessaires à la vie, on peut l'admettre sans
faire violence à la nature, ce que la nature ne veut pas
c'est que nous augmentions nos moyens d'existence, nos richesses,
nos ressources de tout genre par la spoliation des autres hommes.
Et ce n'est pas seulement la nature, c'est-à-dire le droit
des gens, ce sont aussi les lois propres aux nations et qui assurent
le maintien de l'État qui, d'un commun accord, posent ce
principe : on n'a pas le droit dans son propre avantage de nuire
à autrui. Le but, en effet, que visent les lois, ce qu'elles
veulent qui soit, c'est que nulle atteinte ne soit portée
au lien social et elles usent contre ceux qui le rompent de moyens
de coercition tels que la mort, l'exil, la prison, l'amende. Le
but qu'il faut donc se proposer avant tout, c'est d'identifier son
intérêt particulier avec l'intérêt général :
qui veut tout tirer à lui poursuit la dissolution de toute
association humaine. Si la nature prescrit qu'un homme doit à
un autre homme, quel qu'il soit, assistance pour cette seule raison
qu'il est homme, il est nécessaire, selon le vœu de
cette même nature, que l'intérêt commun soit
l'intérêt de tous. S'il en est ainsi, la nature nous
lie tous par une même loi et, cela étant, il est certain
que la loi de nature interdit de faire violence à un autre
homme. Le principe est vrai, la conséquence est donc vraie,
elle aussi. Et c'est une thèse absurde que soutiennent ceux
qui disent qu'il ne faut à la vérité rien prendre
pour améliorer sa propre situation à son père
ou à son frère, mais que la règle ne s'applique
pas aux autres citoyens. Ils pensent donc qu'avec les autres citoyens
ils n'ont aucun lien de droit, aucun lien social fondé sur
un intérêt commun, c'est là une opinion qui
détruit toute société politique. Pour ceux
qui disent qu'il faut tenir compte des citoyens, mais non des étrangers,
ils abolissent la société que forme le genre humain
et causent ainsi la ruine complète de la bienfaisance, de
la libéralité, de la bonté, de la justice.
On doit les qualifier en conséquence d'impies envers les
dieux immortels. Ils renversent en effet la société
que les dieux ont établie entre les hommes et dont le lien
le plus étroit est ce principe qu'il est plus contraire à
la nature de dépouiller son semblable pour son propre avantage
que d'affronter tous les coups de la fortune et tous les maux du
corps, plus conforme à la nature en revanche de vouloir plutôt
être utile aux autres que de jouir de tous les avantages de
la fortune, de ceux du corps et des qualités de l'âme
elle-même si la justice fait défaut. Car cette vertu
est la maîtresse et la reine de toutes les vertus. C'est
ainsi, je crois, que Panétius eût poursuivi l'exposition
de son sujet, si quelque hasard ou d'autres occupations n'avaient
pas contrarié son dessein. Il y a dans les livres précédents
pour la solution de ces problèmes un nombre suffisant de
préceptes permettant de voir quels actes il faut éviter
à cause de leur immoralité, quels aussi ne sont pas
interdits n'étant nullement immoraux. Mais, pour achever
l'œuvre que j'ai commencée et qui touche à sa
fin, pour couronner l'édifice, dirai-je, je vais faire comme
les géomètres qui ne démontrent pas tous leurs
principes mais postulent certaines propositions pour pouvoir établir
leurs théorèmes; je te demanderai, mon cher Cicéron,
de m'accorder seulement, si tu le peux, que seul le beau doit être
recherché pour lui-même. Quand
un objet d'apparence utile se présente à nous, il
fait sur nous impression. Mais si, avec quelque attention, l'on
voit qu'à cette utilité apparente se joint de l'immoralité,
il faut se persuader non qu'on doit renoncer à une chose
utile mais qu'il ne peut y avoir d'utilité où il y
a de l'immoralité. Si rien n'est si contraire à la
nature que l'immoralité - la nature exige en effet de la
rectitude, l'accord avec elle et avec soi-même - et si, d'autre
part, rien plus que l'utile n'est conforme à la nature, il
est bien certain qu'utilité et immoralité ne peuvent
coexister dans le même objet. C'est
à ce sujet que Platon a parlé de Gygès. De
grandes pluies ayant entrouvert la terre il descendit dans un abîme
et aperçut, d'après la légende, un cheval d'airain
ayant des portes dans les flancs; quand il les eut ouvertes il vit
le cadavre d'un homme de taille plus qu'ordinaire qui avait au doigt
un anneau d'or. Il l'enleva, le mit lui-même à son
doigt puis, berger du roi, se rendit à l'assemblée
des bergers. Là, quand il tournait vers la paume de la main
le chaton de l'anneau, personne ne le voyait, tandis qu'il voyait
tout; il redevenait visible quand l'anneau avait repris sa juste
place. Mettant à profit cette propriété de
l'anneau, il eut avec la reine un commerce adultère, avec
son aide tua le roi et supprima tous ceux qu'il pensait lui faire
obstacle, sans que personne pût le voir tandis qu'il commettait
ces crimes. Il devint ainsi brusquement roi de Lydie par la grâce
de cet anneau. Il
se présente souvent des cas où l'âme peut être
troublée par une apparence d'utilité; il ne s'agit
plus de se demander si l'on doit enfreindre la loi morale en raison
du grand avantage qu'on pourra s'assurer de la sorte, cela serait
déjà une faute grave, mais si l'acte qui paraît
avantageux est de ceux que la morale ne condamne pas. Quand Brutus
enleva ses pouvoirs à son collègue Collatin, il pouvait
sembler qu'il y eût là une injustice; car, au moment
de l'expulsion de la famille royale, Collatin s'était associé
au dessein de Brutus et l'avait aidé à l'exécuter.
Toutefois les principaux citoyens avaient décidé qu'il
fallait proscrire toute la parenté du Superbe, le nom de
Tarquin et le souvenir de son règne; cela était utile,
c'était pour le bien de la patrie, si conforme à la
droite morale, que Collatin lui-même devait en juger ainsi.
Ainsi l'utile prévalut parce qu'il était moral, à
défaut de quoi il n'aurait même pu être utile. C'est
surtout dans les affaires de l'État qu'une apparence d'utilité
fait commettre des actions mauvaises. Telle fut pour nous la ruine
de Corinthe. Les Athéniens agirent plus cruellement encore
quand ils décidèrent de couper le pouce aux habitants
d'Égine trop bons marins. Cela parut utile : en raison de
sa proximité, Égine était une menace pour le
Pirée. Mais la cruauté jamais n'est utile, rien n'étant
plus contraire à ce que la nature, que nous devons suivre,
attend de l'homme. C'est encore très mal de chasser de la
ville et de proscrire les étrangers, comme l'a fait Pennus
au temps de nos pères et plus récemment Papius. Il
est juste de ne pas souffrir qu'un non-citoyen s'arroge les droits
d'un citoyen et c'est ce qu'ordonne la loi que firent voter deux
très sages consuls, Crassus et Scévola, mais il est
inhumain d'interdire aux étrangers le séjour d'une
ville. Ce qui est beau, c'est de juger méprisable un prétendu
intérêt public au prix d'une noble attitude. Tenons
donc pour établi que jamais n'est utile ce qui est contraire
à la droiture, même quand nous croyons y trouver notre
avantage. C'est déjà un malheur de croire à
l'utilité d'une vilaine action. Il y a toutefois des cas
fréquents où il semble qu'il y ait opposition entre
la droiture et l'utilité et où il faut examiner en
conséquence si cette opposition est réelle ou si la
conciliation est possible. De cette nature sont des problèmes
tels que celui-ci : supposons un honnête négociant
venu d'Alexandrie à Rhodes avec une importante cargaison
de blé dans un moment où, à Rhodes, on souffre
d'un manque complet de vivres et d'une véritable famine;
il sait d'autre part que plusieurs négociants sont partis
d'Alexandrie, il a vu dans sa traversée des navires chargés
de blé à destination de Rhodes; doit-il le dire aux
Rhodiens ou garder le silence pour vendre sa cargaison plus cher
? Nous supposons qu'il est un sage, un homme de bien : s'il juge
qu'il est malhonnête de cacher aux Rhodiens ce qu'il sait,
il ne le leur cachera pas, mais il se demande si vraiment c'est
malhonnête et nous nous demandons, nous, ce qu'il faut penser
de cette consultation qu'il a avec lui-même. Comme
tu le vois, dans toute cette discussion on ne dit pas : «
Je ferai telle chose bien qu'elle soit malhonnête parce que
j'y ai avantage »; on dit l'affaire est avantageuse sans être
malhonnête. Et l'adversaire répond : il ne faut pas
la faire parce qu'elle est malhonnête. Soit maintenant un
honnête homme qui veut vendre sa maison à cause de
certains défauts qu'il sait qu'elle a et qu'ignorent les
autres : elle est malsaine et on la croit salubre, on ignore que
dans toutes les chambres apparaissent des serpents, que la charpente
est mauvaise et menace ruine. Tout cela, nul ne le sait que le propriétaire.
Je demande si le vendeur qui n'en dirait rien aux acheteurs et vendrait,
en conséquence, sa maison à un prix beaucoup plus
élevé qu'il ne pensait, agirait de façon malhonnête
et injuste. S'il faut blâmer la réticence, que penser de ceux qui parlent pour tromper ? C. Canius, un chevalier romain, qui ne manquait ni d'esprit ni de culture, était venu à Syracuse non pour affaires mais pour y prendre du repos, ainsi qu'il le disait lui-même. Il disait à tout venant qu'il voulait acheter une maison de campagne où il pût recevoir ses amis et passer de bons moments sans craindre les fâcheux. Le bruit s'en répandit et un certain Pythius, un changeur syracusain, c'est tout dire, vint lui raconter qu'il avait une maison de campagne, qu'elle n'était pas à vendre mais qu'il la mettait à l'entière disposition de Canius; en même temps, il l'invita à y venir dîner le jour suivant. Canius ayant accepté, Pythius à qui son métier de changeur donnait des moyens d'action sur des gens de toute classe, fit appeler les pêcheurs, leur demanda de venir pêcher le jour suivant devant sa maison de campagne et leur donna ses instructions. Canius arrive pour dîner à l'heure dite, Pythius avait préparé un repas somptueux, les barques se pressent devant les yeux des convives, chaque pêcheur apportant ce qu'il vient de prendre, les poissons tombent en masse aux pieds de Pythius. Alors Canius : « Qu'est-ce là, Pythius ? Tant de poissons et tant de barques? » Pythius de répondre: « Quoi d'étonnant ? Tout le poisson de Syracuse est ici, c'est ici qu'on fait provision d'eau, ces pêcheurs ne sauraient se passer de ma maison. » Alors Canius s'enflamme, il presse Pythius de vendre, Pythius d'abord fait des difficultés. Inutile de dire que Canius finit par avoir gain de cause. Appâté comme il l'a été, cet homme riche paie le prix que veut Pythius et achète tout en bloc. On passe un contrat, l'affaire est faite. Le jour suivant, il invite ses amis, arrive lui-même de bonne heure; il n'aperçoit pas le moindre aviron. Il s'enquiert auprès du voisin le plus proche : est-ce donc un jour de fête pour les pêcheurs qu'on n'en voit aucun. « Pas que je sache, lui répond le voisin, mais il ne vient jamais de pêcheurs par ici; je m'étonnais fort de ce que je voyais hier. » Canius de s'indigner; mais que pouvait-il faire ? Mon collègue et ami C. Aquilius n'avait pas encore formulé ses instructions sur le dol, au sujet desquelles, quand on lui demandait ce que c'est que le dol, il répondait que c'est feindre une chose et en faire une autre, définition très juste donnée par un expert en la matière. Pythius donc et tous ceux qui feignent comme lui sont des gens perfides, malhonnêtes et pleins de malice. Leurs actes ne sauraient être utiles puisque ce sont des vilenies. Que
si la définition d'Aquilius est juste, il faut bannir de
la vie toute feinte, toute dissimulation. Un honnête homme,
qu'il veuille vendre ou acheter, n'usera jamais de pareil moyen
pour faire une meilleure affaire. Et le dol était réprimé
même par la loi, les Douze Tables punissaient le tuteur indélicat,
la loi Plaetoria les pièges tendus aux mineurs, aucun texte
législatif enfin n'est nécessaire aux tribunaux pour
juger quand le plaignant fait appel à la bonne foi. Dans
d'autres affaires judiciaires, certaines formules ont une haute
signification : ainsi dans le cas d'une séparation de biens
entre époux : autant qu'il est bon et juste, dans un contrat
de nantissement: comme il est d'usage entre honnêtes gens.
Mais quoi ? une formule comme autant qu'il est bon et juste laisse-t-elle
place à une tromperie quelconque ? Et quand on dit comme
il est d'usage entre honnêtes gens, est-il encore possible
d'agir de façon dolosive ou malintentionnée ? Le dol,
suivant Aquilius, consiste à feindre ce qui n'est pas. Il
faut donc bannir tout mensonge des contrats. Le vendeur ne doit
donc pas aposter un homme de paille qui pousse aux enchères,
ni l'acheteur un faux compétiteur. L'un et l'autre, quand
il s'agira de fixer le prix, ne doivent avoir qu'une parole. Pour ce qui est des propriétés immobilières, la législation civile ordonne que le vendeur fasse connaître les défauts dont lui-même a connaissance. Suivant les Douze Tables, seules engageaient sa responsabilité les déclarations faites par lui sur une demande expresse de l'acheteur et la peine encourue était d'avoir à payer le double du dommage causé, la jurisprudence punit aussi la réticence. Les jurisconsultes ont décidé en effet que le vendeur était responsable de tout défaut pouvant exister dans la propriété dont il avait connaissance, à moins qu'il ne l'eût expressément déclaré. C'est ainsi que les augures qui devaient exercer leur art au Capitole ayant ordonné la démolition de la partie trop élevée et gênante pour eux d'une maison que possédait Tib. Claudius Centumalus sur le mont Caelius, il fit annoncer la vente de tout un pâté de maisons qu'acheta P. Calpurnius Lanarius. Ce dernier reçut des augures la même invitation à démolir. Après qu'il eut obéi à cette injonction, comme il savait que la mise en vente était postérieure à l'ordre de démolition donné par les augures, il déféra Claudius au magistrat et, invoquant la bonne foi, demanda qu'une juste réparation lui fût accordée. C'est M. Caton, le père de notre ami, qui prononça la sentence (d'autres hommes héritent du nom de leurs pères, celui-là en porte un qu'a rendu éclatant le fils qu'il engendra). Ayant à juger ce cas donc, Caton prononça que Claudius, ayant eu connaissance de l'obligation imposée par les augures et l'ayant tue, devait indemniser l'acheteur. Il considérait donc qu'il y avait eu de la part du vendeur manque de bonne foi puisqu'il avait su quelle servitude grevait sa maison. Si Caton a bien jugé, le négociant en blé agit mal en gardant le silence et aussi le propriétaire de la maison malsaine. Toutes les réticences de cette sorte ne peuvent pas être prévues cependant par le droit civil, mais celles qui le sont, il faut les tenir pour punissables. Un de mes parents, M. Marius Gratidianus, avait vendu à C. Sergius Orata une maison qu'il lui avait achetée quelques années auparavant. Elle était astreinte à une servitude et, au moment de la vente, Marius ne l'avait pas déclaré. L'affaire fut portée devant le tribunal, Crassus plaidait pour Orata, Antoine pour Gratidianus. Crassus invoquait le droit strict : «Le vendeur est responsable d'un défaut qu'il n'a pas fait connaître», Antoine au droit strict opposait l'équité : «Sergius n'ignorait pas ce défaut puisqu'il avait lui-même vendu cette maison, il n'était donc pas nécessaire de lui en parler et on ne l'avait pas trompé, puisqu'il savait quelle était la condition juridique de la chose qu'il achetait. » Pourquoi tous ces exemples ? Pour te faire connaître que nos aînés n'aimaient pas la rouerie. Les
lois d'une part, les philosophes de l'autre répriment la
fraude, mais ce n'est pas de la même façon; les lois,
autant qu'elles le peuvent, usent d'un mode positif de répression,
les philosophes lui opposent la raison, l'intelligence. La raison
demande qu'on s'abstienne de tout piège, de toute feinte,
de toute tromperie. Est-ce dresser des embûches que de tendre
un filet si l'on n'y attire pas, si l'on n'y pousse pas ? Les
animaux sauvages eux-mêmes tombent souvent dans un piège,
sans qu'aucun chasseur les poursuive. Quand vous annoncez une maison
à vendre, qu'est-ce que l'écriteau sinon une sorte
de panneau dans lequel un imprudent viendra donner ? Je vois bien
qu'en raison de la corruption des mœurs, cette façon
d'agir n'est pas flétrie par l'opinion; ni la loi, ni la
jurisprudence ne la punissent, mais la loi de nature l'interdit.
Car il y a un lien (je l'ai souvent dit mais on ne saurait trop
le répéter) qui unit tous les hommes en une société,
la plus étendue qui soit; entre ceux qui sont de même
race, il y a une union plus étroite, elle est plus intime
encore entre les membres d'une même cité. C'est pourquoi
nos pères ont distingué le droit des gens du droit
qui régit les rapports des citoyens entre eux : les prescriptions
du droit civil ne s'étendent pas toutes au droit des gens,
mais ce qui est du droit des gens doit être du droit civil.
Nous n'avons pas, il est vrai, du droit pur et de sa sœur la
justice une image coulée en bronze dur mais une simple esquisse.
Plût au ciel que du moins elle réglât notre conduite!
La nature et la vérité ont servi de modèle
à ceux qui l'ont tracée. De quel prix ne sont pas
des formules telles que celles-ci : afin que par toi et ta garantie
je sois sauf de dommage, ou cette autre qui vaut son pesant d'or
: comme il convient d'agir entre honnêtes gens et sans intention
de frauder. Mais quels sont ceux qu'on peut dire honnêtes
gens, qu'est-ce qu'agir honnêtement ? Voilà la grande
question. Le grand pontife, Quintus Scévola, disait que les
jugements qui avaient le plus de poids étaient ceux où
était invoquée la bonne foi et le mot de bonne foi
était, selon lui, le terme ayant le plus d'applications,
employé qu'il était dans les tutelles, les actes de
société, les prêts sur nantissement, les mandats,
les achats et les ventes, le louage de services, les locations,
dans tous les actes de la vie civile. Pour régler les contestations
s'élevant entre contractants et, dans tous ces cas, délimiter
les responsabilités, il fallait un juge d'esprit particulièrement
vigoureux, d'autant que le plus souvent il se trouvait en présence
de demandes reconventionnelles. Il faut donc bannir la tromperie
astucieuse et cette rouerie qui veut se faire passer pour connaissance
de la vie, pour prudence, mais diffère d'elle du tout au
tout. La vraie prudence en effet consiste dans le discernement du
bien et du mal et la rouerie, si toute action vilaine est un mal,
met le mal au-dessus du bien. Mettons,
si tu le veux bien, à l'épreuve quelqu'une de ces
actions où le vulgaire peut-être ne voit rien de coupable
: il ne s'agit ni d'assassinat, ni d'empoisonnement, ni de testament
falsifié, de vol ou de péculat, crimes auxquels il
faut opposer non des discours ou des considérations philosophiques
mais les fers et la prison, il s'agit de choses que font des gens
passant pour honnêtes. Des faussaires apportent de Grèce
un prétendu testament de L. Minucius Basilus, possesseur
de grands biens. Pour obtenir plus facilement que ce testament soit
reconnu valide, ils comprennent parmi les légataires M. Crassus
et Q. Hortensius, qui sont parmi les citoyens les plus influents
de leur temps; ces derniers, bien que soupçonnant le faux,
acceptent de tirer, d'un crime dont ils ne se considèrent
pas comme complices, un certain profit. N'eût-il
qu'à lever le doigt pour faire subrepticement mettre son
nom dans un testament, un véritable honnête homme n'usera
pas de cette faculté, alors même qu'il serait assuré
que nul ne le soupçonnera jamais. Mais tu aurais donné
à M. Crassus le pouvoir d'hériter par un tour de main
de gens dont il n'était pas le véritable héritier,
il aurait, tu peux m'en croire, dansé de joie en plein forum.
L'homme juste, celui que nous jugeons qui est honnête, n'enlève
rien à qui que ce soit pour se l'attribuer. S'admirer soi-même
pour cela, c'est avouer qu'on ne sait pas ce que c'est que l'honnêteté.
Mais si l'on veut éclaircir la notion trop confuse qu'on
en a dans l'esprit, on arrivera toujours à cette conclusion
que l'homme de bien est celui qui rend service autant qu'il peut
autour de lui et ne fait de mal à personne, si ce n'est pour
se défendre contre l'injustice. Mais quoi ? N'est-ce pas
nuire que d'user d'une sorte de philtre pour écarter les
héritiers naturels et prendre leur place ? « On se
refusera donc à faire, dira quelqu'un, ce qui serait utile,
avantageux ? » Non: on connaîtra que ce qui est injuste
ne peut être utile. On ne peut être homme de bien aussi
longtemps qu'on ne l'a pas compris. Alors que j'étais encore
enfant, j'ai entendu raconter par mon père que C. Fimbria
eut à juger M. Lutatius Pinthia, chevalier romain honorablement
connu, qui s'était engagé à payer une certaine
somme en cas qu'on pût prouver qu'il n'était pas un
honnête homme. Fimbria lui déclara qu'il ne rendrait
pas de jugement dans pareille affaire, ne voulant ni perdre de réputation
un homme estimé s'il jugeait contre lui, ni avoir l'air de
décerner à qui que ce fût un brevet d'honnêteté,
alors que, pour y avoir droit, tant de belles qualités morales
devaient se trouver réunies. Pour l'honnête homme donc
tel que, non plus Socrate, mais Fimbria le concevait, rien ne peut
être utile qui n'est pas moral. C'est pourquoi un homme de
cette qualité n'osera jamais, je ne dis pas seulement rien
faire, mais rien penser qu'il ne puisse avouer. Mais,
dira-t-on, la grandeur de l'avantage espéré peut motiver
l'acte que la morale condamne. Marius, sept ans après sa
préture, semblait ne plus exister : nul espoir de franchir
la distance qui le séparait du consulat, nulle possibilité
de poser sa candidature. Envoyé à Rome par Metellus
dont il était le lieutenant, il accusa cet homme éminent,
ce grand citoyen, qui était son chef, de traîner la
guerre en longueur : qu'on le nommât consul, lui Marius, et
en peu de temps il ferait tomber Jugurtha mort ou vif au pouvoir
de Rome. On le nomma consul, mais il avait forfait à l'honneur
et à la justice en rendant odieux par une accusation calomnieuse
un excellent citoyen dont il était le lieutenant et qui lui
avait confié une mission. Notre parent Marius Gratidianus,
lui aussi, n'agit pas en honnête homme quand, lui étant
préteur, les tribuns de la plèbe se joignirent au
collège des préteurs pour établir en commun
un règlement monétaire : le cours des pièces
de monnaie était si incertain à ce moment-là
que personne ne savait à quoi s'en tenir sur la valeur de
ce qu'il possédait. On rédigea donc un édit,
on fixa la peine encourue, on désigna la juridiction compétente
et tous devaient dans l'après-midi monter à la tribune
au forum. Ils s'en allèrent ensuite, chacun de son côté,
mais Gratidianus se rendit droit du lieu de la séance au
forum et proclama seul l'édit rédigé en commun.
Incontestablement, cela lui fit grand honneur. Dans toutes les rues
on lui dressa des statues, on brûla devant elles de l'encens,
de la cire. Bref, nul homme n'a jamais été si populaire.
Voilà un élément assez fréquent de trouble
dans la délibération : le manquement paraît
peu grave, le bénéfice attendu très grand;
enlever à ses collègues et aux tribuns leur part de
la faveur populaire, cela n'est pas si mal, pensait Marius, devenir
consul par cette manœuvre comme il se le proposait, cela lui
semblait très utile. Mais il y a pour tous les cas une règle
que je désire qui te soit bien connue : il faut que ce qui
paraît utile n'ait rien de malhonnête, ou, si c'est
malhonnête, qu'on ne le croie pas utile. Cela étant,
pouvons-nous regarder ce premier Marius dont nous avons parlé
ou cet autre Marius, notre parent, comme des hommes vraiment honnêtes
? Mets tes idées à l'épreuve, examine-les bien
à fond, afin de voir à plein quelle est la forme propre
de l'homme de bien, la notion que tu dois avoir de l'honnêteté. Que
dire de ceux qui s'écartent de la voie droite et belle pour
s'élever au pouvoir ? Ne font-ils pas comme Pompée
qui voulut avoir pour beau-père l'homme sur l'audace duquel
il comptait pour être puissant lui-même ? Il lui semblait
utile de grossir sa propre influence de la haine inspirée
par cet autre. Il ne voyait pas ce que pareille politique avait
d'injuste pour la patrie, de peu honorable pour lui-même.
Quant au beau-père, il avait toujours à la bouche
des vers grecs des Phéniciennes que je traduirai comme je
pourrai, d'une façon peu élégante peut-être,
mais qui en fasse au moins comprendre le sens : S'il faut violer
le droit pour régner on le violera; pour tout le reste, on
aura le respect des lois saintes. Bien coupable, Étéocle
ou plutôt Euripide, qui excepte ainsi ce seul crime, le plus
abominable de tous! Que sont donc ces menus forfaits que nous avons
énumérés : héritages captés,
marchés déloyaux, ventes frauduleuses ? Voilà
un homme qui a voulu être le roi du peuple romain, le maître
du monde, et qui est arrivé à ses fins! Déclarer
qu'une telle ambition est belle, c'est le fait d'un insensé,
c'est approuver que les lois et la liberté périssent,
c'est juger glorieux les coups affreux, détestables, sous
lesquels ces biens succombent. Dira-t-on qu'à la vérité,
il n'est pas beau de régner dans une cité qui a été
libre et qui devait le rester, mais que cela est utile à
celui qui a pu s'emparer du pouvoir ? Par quels reproches, par quelles
invectives, le mot convient mieux, ne devrais-je pas m'efforcer
de détruire une telle erreur ? Un crime contre la patrie,
le plus odieux, le plus affreux des parricides, se peut-il, dieux
immortels! qu'il soit utile à qui que ce soit, ses concitoyens
asservis eussent-ils décerné à l'auteur et
au prisonnier de ce crime le titre de Père de la patrie ?
C'est la valeur morale de l'acte qui en fait l'utilité et
ces deux notions, moralité, utilité, j'entends bien
que les termes qui les désignent sont différents,
mais mon esprit en perçoit l'identité. C'est
là un point sur lequel il ne peut vraiment pas y avoir de
discussion au jugement de Fabricius que j'ai déjà
invoqué et à celui du sénat. Alors que Pyrrhus
nous faisait la guerre sans motif et qu'avec ce roi puissant et
plein d'une généreuse ardeur nous luttions pour l'empire,
un transfuge vint au camp de Fabricius et offrit contre récompense
de retourner secrètement comme il était venu auprès
de Pyrrhus et de lui administrer un poison mortel. Fabricius prit
soin de le renvoyer à Pyrrhus et cette réponse lui
valut des éloges du sénat. À s'en tenir à
l'apparence cependant et à l'opinion de la multitude, il
y avait avantage à terminer grâce à un transfuge
une grande guerre et à se débarrasser d'un adversaire
dangereux, mais il y avait aussi crime et déshonneur à
triompher non par le courage mais par une félonie, dans une
lutte pour le prestige de nos armes. Lequel était le plus
utile et pour Fabricius qui fut à Rome ce qu'Aristide fut
dans Athènes et pour le sénat qui jamais ne sépara
de l'intérêt la dignité de l'attitude, était-ce
de combattre l'ennemi par des armes loyales ou par le poison ? Si
c'est pour la gloire qu'on recherche l'empire, aucun moyen criminel
n'est admissible : il ne peut y avoir de gloire à commettre
un crime. Si l'on a l'ambition du pouvoir pour lui-même et
qu'on le veuille à tout prix, ce pouvoir déshonoré
ne peut être utile. Le
sixième livre du traité des Offices d'Hécaton
est rempli de questions telles que celle-ci : est-il d'un honnête
homme, en temps de grande disette, de ne pas nourrir ses esclaves
? Il examine le pour et le contre et finalement décide qu'il
faut prendre le parti que commande l'intérêt plutôt
que l'humanité. Soit, demande-t-il encore, un navire dont
la cargaison doive être en partie jetée à la
mer, jettera-t-on un cheval précieux ou un esclave de peu
de valeur ? L'intérêt matériel est d'un côté,
l'humanité de l'autre. - « Si, dans un naufrage,
un insensé a réussi à se saisir d'une planche,
un sage la lui arrachera-t-il s'il le peut ? »
- « Non, cela serait injuste. » Faut-il toujours observer les conventions et les promesses, lorsqu'il n'y a eu, comme disent les préteurs, ni dol ni violence exercée ? - Quelqu'un a donné un remède à un hydropique et lui a fait promettre que, s'il guérissait, il n'userait jamais plus de ce médicament; le malade guérit, quelques années plus tard retombe dans la même maladie et n'obtient pas de celui qui a reçu sa parole qu'il l'en dégage et lui permette de suivre le traitement qui le sauverait. Que doit-il faire ? Comme ce refus est inhumain et qu'il peut passer outre sans aucun préjudice pour son auteur, c'est à sa vie, et à sa santé qu'il pourvoira. Autre question : un sage est institué héritier d'un million de sesterces, mais celui qui lui a légué cette somme lui a demandé qu'avant d'en prendre possession il allât de jour danser publiquement au forum et il a promis de le faire parce qu'autrement l'héritage lui échappait. Doit-il tenir sa promesse ? J'aimerais mieux qu'il ne l'eût pas faite, c'eût été plus digne. Puisqu'il a promis, s'il juge honteux de danser en plein forum, le manquement à sa promesse sera plus honorable s'il ne prend rien de l'héritage que s'il le prend, à moins peut-être que dans un moment de danger grave, il n'abandonne tout l'argent qui lui revient à l'État; la danse même, quand il s'agit de venir en aide à la patrie, cesse d'être inconvenante. On
ne doit pas tenir les promesses dont l'exécution serait dommageable
pour ceux même envers qui l'on s'est engagé. Le soleil,
pour en revenir à la fable, avait promis à son fils
Phaéthon de lui accorder tout ce qu'il demanderait. Il souhaita
monter sur le char de son père et y monta, mais, avant d'être
parvenu au terme, la foudre le consuma. Combien il eût mieux
valu dans un cas pareil que le père ne tînt pas sa
promesse! Que dire de celle dont Thésée réclama
l'accomplissement à Neptune ? Ce dieu lui avait donné
trois souhaits à former, et il demanda la mort de son fils
Hippolyte qu'il soupçonnait d'avoir des pensées coupables
sur sa belle-mère. Thésée obtint ce qu'il avait
souhaité et ce fut pour lui un sujet de chagrin profond.
Et Agamemnon ? Il avait fait vœu d'immoler à Diane ce
que l'année verrait naître de plus beau et il sacrifia
Iphigénie qui se trouva précisément être
ce que l'année avait produit de plus beau. Mieux eût
valu manquer à sa promesse que de commettre un crime si noir.
Il y a donc quelquefois des promesses qu'il ne faut pas tenir et
il y a aussi des cas où il ne faut pas rendre un dépôt.
Un homme d'esprit sain t'a confié une épée,
devenu fou il te la redemande. Tu serais coupable en la lui rendant,
tu es moralement tenu de refuser. Ou encore quelqu'un t'a remis
en dépôt une somme d'argent et ensuite prend les armes
contre la patrie. Rendras-tu ce dépôt ? Je ne crois
pas que tu doives le faire : ce serait agir contre la république,
contre ce qui doit t'être le plus cher. Il y a ainsi bien
des cas où une action qui paraît être en elle-même
conforme à la morale cesse de l'être en raison des
circonstances. Tenir ses promesses, demeurer fidèle aux engagements
pris, rendre un dépôt, ce n'est plus bien agir quand
au lieu de servir on nuit en le faisant. Mais je pense en avoir
dit assez long sur l'utilité prétendue, qu'on décore
faussement du nom de prudence, de manières d'agir contraires
à la justice. Il
paraissait utile à Ulysse (tel du moins que le représentent
les tragiques, car, dans Homère, qui est la meilleure autorité,
il n'est soupçonné de rien de tel) de se soustraire
à l'obligation de faire la guerre en simulant la folie. Dessein
fort peu glorieux, il est vrai, mais, dira-t-on peut-être,
ayant l'avantage de lui assurer un règne et une vie paisibles
à Ithaque, entouré de ses parents, de sa femme, de
son fils. Peut-on comparer un éclat quelconque acheté
par des fatigues et des dangers quotidiens avec cette tranquillité
? Pour moi je la déclare méprisable et la repousse
parce que je crois que, n'étant pas honorable, elle ne peut
même pas être utile. Quelles paroles penses-tu qu'Ulysse
aurait entendues s'il avait persisté dans cette simulation,
lui qui, après bien des hauts faits, s'entend dire par Ajax
: Réclames-tu des autorités plus hautes ? Le propre de ces vertus est de libérer de la crainte : on regarde de haut les accidents de la vie humaine, on sait qu'il n'en est pas qu'un cœur vaillant n'affronte. Que fit-il donc ? Il vint au sénat, parla de la mission dont il était chargé, refusa de se prononcer sur la demande carthaginoise : lié par le serment fait à l'ennemi, il n'était plus sénateur. Bien mieux (oh! l'insensé, dira quelqu'un, oh! l'homme ennemi de lui-même) il nia qu'il fût utile de rendre les prisonniers : c'étaient de jeunes hommes, de bons officiers, lui n'était qu'un vieillard accablé. On le crut, on garda les prisonniers et il revint à Carthage : ni l'amour de sa patrie ni celui des siens ne le retinrent. Il n'ignorait pas cependant qu'un ennemi très cruel, que des supplices raffinés l'attendaient, mais il croyait devoir tenir son serment. Et tandis qu'on évitait avec soin en le tuant tout ce qui aurait pu assoupir sa souffrance, sa condition était meilleure que si, vieillard prisonnier, consulaire parjure, il fût resté dans sa demeure : « Quelle folie de n'avoir pas conseillé la libération des prisonniers, d'en avoir dissuadé le sénat! » Folie ? Comment cela ? Il a pensé au bien de l'État. Ce qui est nuisible à l'État peut-il être utile au citoyen ? On
renverse les principes qui sont les fondements naturels de la vie
quand on sépare l'utilité de la moralité. Tous
nous cherchons l'utile, nous sommes irrésistiblement portés
vers lui et il ne peut en être autrement. Conçoit-on
un homme qui ait son propre intérêt en aversion, ou
plutôt conçoit-on un homme qui ne le poursuive de toute
son ardeur ? Mais comme nous ne pouvons trouver notre intérêt
véritable que dans une vie sans reproche, harmonieuse et
belle, c'est l'harmonie et la beauté qui sont pour nous les
premiers des biens, les biens suprêmes, et le mot d'utile
s'applique à des objets propres à satisfaire nos besoins,
mais sans noblesse. « Que signifie, dira-t-on, un serment
? Craignons-nous d'irriter Jupiter ? Mais l'opinion commune de tous
les philosophes, aussi bien de ceux qui conçoivent un Dieu
toujours actif et créateur, que de ceux qui font de lui un
oisif déchargé de toute affaire et n'imposant d'obligation
à personne, est qu'un dieu ignore la colère et ne
peut faire de mal. «
Regulus n'avait rien à redouter du courroux de Jupiter qui
ignore la colère et ne fait point de mal. » Pas plus
contre le serment de Regulus que contre tout autre cette raison
n'a de valeur. Ce qui fait la force d'un serment, ce n'est pas la
crainte, c'est son caractère propre. Le serment est un acte
religieux d'affirmation et ce qu'on a affirmé qu'on ferait
en prenant en quelque sorte Dieu à témoin, on doit
le faire. Il ne s'agit pas d'échapper à la colère
des dieux, qui ne menace personne, c'est une question de justice
et de loyauté, Ennius l'a très bien dit : O Bonne
Foi, ton aile est tutélaire, ô serment par Jupiter.
Qui viole un serment attente à la Bonne Foi que nos ancêtres
ont voulu, comme il est dit dans un discours de Caton, qui fût
voisine au Capitole de Jupiter très bon, très grand.
- « Mais même Jupiter irrité n'aurait pas fait
à Regulus plus de mal qu'il ne s'en est fait lui-même.
» Oui s'il n'y avait d'autre mal que la douleur. Mais loin
d'être le pire des maux, la douleur n'est même pas un
mal, suivant ce qu'affirment les philosophes de la plus haute autorité.
Et ils ont l'appui d'un témoignage qui n'a rien de banal
et que je ne vous permettrai pas de récuser, je serais plutôt
d'avis qu'il n'en est pas qui ait plus de poids : c'est celui de
Regulus. Quel témoin plus imposant pourrions-nous trouver
que cet homme, le premier citoyen de Rome, qui, pour ne pas manquer
à une obligation morale, va s'offrir de lui-même au
supplice? Quand on dit : « De deux maux le moindre»
on sous-entend plutôt le déshonneur qu'une fin atroce.
Je réponds, moi : est-il un mal pire que le déshonneur?
Si la laideur d'un corps difforme a quelque chose de choquant, que
faut-il penser d'une âme donnant le spectacle hideux d'une
véritable gangrène morale ? C'est cette laideur-là
que les moralistes les plus rigoureux disent être le seul
mal; ceux qui sont moins sévères le considèrent
du moins comme le plus grand. Quant à ce vers : À
qui manque à son serment je n'ai jamais rien dû et
je ne dois rien, un poète faisant parler Atrée a eu
raison de l'écrire : il s'accorde avec le personnage. Mais
si l'on veut le prendre comme signifiant qu'on peut manquer à
la foi jurée, quand celui envers qui l'on s'est engagé
est lui-même de mauvaise foi, il est à craindre que
cette maxime ne serve d'abri au parjure. T.
Veturius et Sp. Postumius, consuls pour la deuxième fois,
après qu'à la suite d'un combat malheureux, nos légions
eurent passé sous les fourches Caudines, conclurent la paix
avec les Samnites et leur furent livrés : ils avaient agi
sans l'ordre du peuple et du sénat. Tib. Numicius et Q. Maelius,
tribuns de la plèbe, à l'instigation desquels les
consuls avaient conclu la paix, furent en même temps livrés
aux Samnites quand Rome refusa de reconnaître cette paix.
Et Postumius, lui-même, conseilla cette mesure et parla en
sa faveur, alors qu'elle le livrait à l'ennemi. Bien des
années après, C. Mancinus agit de même; ayant
conclu un traité avec les Numantins, sans l'aveu du sénat,
il soutint la loi proposée par L. Furius et Sex. Atilius,
en vertu d'un sénatus-consulte; elle fut votée, et
on le livra en conséquence à l'ennemi. Il eut une
conduite plus belle que Q. Pompée qui, dans un cas pareil,
avait, par ses prières, fait rejeter la loi. Cette fois-là,
une utilité apparente prévalut sur ce qui eût
été de la noblesse, tandis que pour les deux autres,
que j'ai nommés, c'est la noblesse qui l'emporta sur l'utilité
prétendue. Dans toute cette glorieuse histoire ce qu'il faut le plus admirer, c'est l'avis que donne Regulus contre la remise des prisonniers. Pour ce qui est de son retour à Carthage, nous trouvons cela très beau, mais au temps où il a vécu il ne pouvait faire autrement. Le mérite appartient à son siècle plutôt qu'à sa personne : nos ancêtres voulaient qu'il n'y eût pas de lien obligeant plus strictement que le serment. C'est ce que montrent les lois contenues dans les Douze Tables, les lois appelées "sacratae", les traités par lesquels on s'engage même envers l'ennemi, les blâmes des censeurs et la flétrissure dont, particulièrement attentifs à veiller sur la sainteté du serment, ils châtient celui qui viole le sien. M. Pomponius, tribun de la plèbe, assigna L. Manlius parce qu'étant dictateur, il avait voulu prolonger de quelques jours la durée de son pouvoir. Il l'accusait aussi d'avoir éloigné du commerce des hommes et relégué à la campagne son propre fils Titus qui, plus tard, fut surnommé Torquatus. Ayant appris l'accusation portée contre son père, ce jeune homme accourut à Rome et, d'après ce qu'on dit, se rendit à la première heure à la demeure de Pomponius; celui-là, quand on lui apprit cette nouvelle, crut que le fils de Manlius irrité allait lui fournir des arguments contre son père. Il se leva en conséquence et le reçut en l'absence de tout témoin. Mais l'adolescent, à peine entré, tira son épée et jura qu'il allait sur-le-champ tuer Pomponius, à moins qu'il ne s'engageât par serment à se désister de la plainte. Effrayé Pomponius jura, puis porta l'affaire devant le peuple, expliqua pourquoi il était obligé de se désister et dégagea Manlius de toute accusation. Telle était, dans ce temps-là, la force d'un serment. Ce Titus Manlius est le même qui, provoqué au combat sur le bord de l'Anio par un Gaulois, le tua et lui enleva son collier, d'où le surnom de Torquatus; pendant son troisième consulat il battit et mit en fuite les Latins sur le Veseris; il fut grand parmi les plus grands, sa déférence pour son père n'eut d'égale que sa sévérité impitoyable à l'égard de son fils. S'il faut louer Regulus pour avoir tenu son serment, il faut blâmer en revanche les dix qui, envoyés au sénat par Hannibal, après la bataille de Cannes, avaient juré de revenir au camp dont s'était emparé le vainqueur, s'ils n'obtenaient pas le rachat des prisonniers, ce blâme est mérité, du moins s'il est vrai qu'ils ne revinrent pas. Tous, en effet, ne racontent pas l'histoire de la même façon; Polybe, dont l'autorité est grande, dit que, sur ces dix Romains de la plus haute classe, envoyés par Hannibal, neuf revinrent n'ayant rien obtenu du sénat, mais que le dixième, revenu au camp un peu après en être sorti en prétextant qu'il avait oublié quelque chose, demeura dans Rome. Il prétendait s'être libéré de son serment par ce retour au camp. Il se trompait fort : loin de lui valoir l'absolution, cette ruse aggrave son parjure. C'était un artifice grossier, une tricherie malhonnête, se donnant pour de l'habileté. Le sénat décida en conséquence que ce fourbe plein d'astuce serait remis enchaîné aux mains d'Hannibal. Mais voici qui dépasse tout. Hannibal avait huit mille prisonniers : ils ne s'étaient pas laissé prendre à leur poste de combat, ils n'avaient pas fui devant le danger, les consuls Paul et Varron les avaient laissés dans le camp. Le sénat ne crut pas qu'il fallût les racheter bien qu'il pût le faire à bon marché, afin de bien ancrer dans l'esprit des soldats l'idée qu'ils devaient vaincre ou mourir. Le même Polybe écrit qu'apprenant cette décision, Hannibal fut découragé, voyant de quelle hauteur morale le sénat et le peuple de Rome donnaient la preuve après une défaite. C'est ainsi qu'une façon d'agir qui pouvait paraître utile se trouve valoir moins qu'un geste noble. C. Atilius, qui a écrit une histoire en grec, assure que plusieurs Romains prisonniers ont usé de la même ruse et sont rentrés dans le camp pour se libérer de leur serment, et qu'ils ont été notés d'infamie par les censeurs. Mais nous en resterons là sur ce chapitre. Il est assez manifeste qu'agir craintivement, lâchement, comme un homme qui, vaincu, a perdu toute fierté, et c'est ainsi qu'aurait agi Regulus si, à l'égard des captifs, il avait opiné suivant son intérêt propre et non suivant celui de l'État ou s'il avait voulu demeurer à Rome, cela n'est pas avantageux, parce que c'est se déshonorer, se couvrir de honte et d'ignominie. Reste
un quatrième point où il s'agit du respect des convenances,
de la pondération, de la mesure, de la continence, de la
tempérance. Une façon d'agir allant à l'encontre
de toutes ces vertus peut-elle être avantageuse ? Il faut
observer que les philosophes appelés Cyrénaïques,
à cause d'Aristippe, et les disciples d'Annicéris
n'admettent d'autre bien que le plaisir et pensent que, si la vertu
mérite d'être louée, c'est parce qu'elle est
productrice de plaisir. Mais ces moralistes sont oubliés
et c'est Épicure qui reste le principal défenseur
d'une doctrine assez voisine de celle-là. C'est contre ces
auteurs-là qu'il faut mobiliser. toutes ses forces comme
on dit, si l'on veut maintenir à son rang la beauté
morale. Si, en effet, on soutient que non seulement la chose utile
par excellence est un organisme en bon état, mais que tout
le bonheur de la vie réside dans la santé du corps
et la confiance qu'on peut avoir dans sa constitution, ainsi que
l'a écrit Métrodore, certes cette façon de
concevoir l'utile, l'utilité suprême - c'est eux qui
le disent - se trouvera en conflit avec la moralité. Quelle
place, demandé je en premier lieu, la science de la vie tiendra-t-elle
dans une doctrine pareille ? Ne faudra-t-il pas qu'elle s'applique
à la recherche des délices ? Triste condition pour
une vertu que d'être la servante du plaisir! Quelle sera,
demanderai-je encore, la fonction à elle dévolue!
Le choix intelligent des plaisirs ? Admettons que rien ne soit plus
agréable, peut-on imaginer une condition plus humiliante.
Qui déclare que la douleur est le plus grand des maux, quelle
place peut-il faire au courage qui est le mépris de la douleur
et de la peine ? Épicure, il est vrai, parle en maint endroit
de la douleur en homme courageux qui ne la craint pas, mais il faut
considérer non ce qu'il dit, mais ce que logiquement il aurait
dû dire après avoir défini le bien par le plaisir,
le mal par la douleur. Et quand je l'écoute parler, j'entends
bien qu'il parle abondamment en plus d'un passage de la continence
et de la tempérance, mais ses propres principes le paralysent.
Comment faire l'éloge de la tempérance quand on déclare
que le souverain bien est le plaisir ? La tempérance lutte
contre les appétits et ce sont les appétits qui font
la chasse au plaisir. Encore est-il possible à l'égard
de ces trois formes de la moralité de trouver de subtiles
échappatoires. De la science de la vie on fait une science
ayant pour objet de procurer le plaisir et d'écarter la souffrance.
Pour le courage ils l'ajustent en quelque manière à
leurs principes : ils enseignent les raisons pour lesquelles il
faut ne pas craindre la mort et supporter patiemment la souffrance.
La tempérance, ils arrivent, non sans peine, à lui
faire une place en disant qu'une fois, la douleur supprimée
on a atteint une limite que le plaisir ne peut dépasser.
Quant à la justice elle est chancelante ou plus exactement
elle est déjà par terre avec toutes les vertus qui
se rapportent à la vie en commun et à la société
humaine. Il n'y a plus, en effet, de bonté, de générosité,
d'amabilité, il n'y a pas davantage d'amitié, si,
au lieu d'être des fins, ces biens ne sont plus que des moyens
dont on use pour se procurer du plaisir et dans son intérêt
égoïste. |