CICÉRON
   
DES DEVOIRS
   
~  Livre II  ~
   
( 44 av. J.-C. )
 

 
Ch. Appuhn, Cicéron, De la vieillesse, De l'amitié, Des devoirs, Paris, 1933 ).
 

 
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
 

 

1.

    Je pense, mon fils, avoir suffisamment exposé dans le livre précédent comment les prescriptions relatives à la conduite découlent du principe par lequel se définit la moralité et tout genre de vertu. Il me faut poursuivre maintenant et traiter des moyens par lesquels on pourvoit à l'entretien de la vie, acquiert ou accroît les richesses de tout genre propres à satisfaire les besoins des hommes. Avant de commencer toutefois, je dirai quelques mots du dessein que j'ai formé et du point de vue auquel je me place. Bien que mes ouvrages aient excité en plus d'un le désir non seulement de lire mais d'écrire, je crains que le mot de philosophie n'indispose un certain nombre de braves gens et qu'ils s'étonnent de me voir donner tant de temps et de peine à une étude qu'ils désapprouvent. Pour moi, aussi longtemps que le gouvernement de la république est resté aux mains des hommes à qui elle l'avait commis, elle a été l'unique objet de mes soins et de mes pensées. Quand tous les pouvoirs se sont trouvés en la possession d'un dominateur unique, quand il n'a plus été possible ni de donner son avis- ni d'exercer une légitime influence, quand j'eus perdu les hommes éminents en compagnie desquels j'avais lutté pour la défense de la chose publique, je n'ai pas voulu m'abandonner aux tristesses qui m'eussent accablé si je n'avais réagi, ni à des plaisirs indignes d'un homme cultivé. Plût aux dieux que l'État fût demeuré tel qu'il avait naguère commencé d'être et ne fût pas tombé entre les mains de ceux qui veulent, non le réformer, mais le ruiner! Alors, ainsi que j'avais accoutumé de faire au temps où il y avait encore une république, c'est à agir plutôt qu'à écrire que je m'appliquerais et j'ajoute qu'ensuite je ne mettrais point par écrit des dissertations philosophiques mais des discours publics; cela m'est arrivé bien des fois. Mais cette république, mon unique souci, vers qui allaient toutes mes pensées et pour qui je dépensais toute mon activité, n'existe plus, le silence règne au prétoire et au sénat. Mon âme se refusant à l'inaction, j'ai cru, ayant commencé par m'adonner à ces études, que je pouvais très légitimement alléger mes peines en revenant à la philosophie. Je lui ai donné beaucoup de mon temps quand j'étais un tout jeune homme; plus tard, quand j'ai commencé d'exercer des fonctions publiques et me suis dévoué au service de l'État, j'ai réservé à la philosophie tous les instants que me laissaient mes amis et la politique; toutefois je me bornais à des lectures, je n'avais pas le loisir d'écrire.

2.  

    Dans la situation douloureuse présente, je trouve du moins cet avantage de pouvoir traiter par écrit des sujets que mes concitoyens connaissent imparfaitement et qui méritent fort d'être connus. Qu'y a-t-il en effet, par les dieux, de plus désirable que la sagesse, qu'y a-t-il qui vaille mieux qu'elle, qui soit meilleur pour l'homme et plus digne de lui ? On appelle philosophes ceux qui la recherchent et la philosophie n'est autre chose qu'un effort vers la sagesse. Telle qu'elle a été définie par les anciens philosophes, c'est la science des choses divines et humaines et des causes qui les déterminent et je ne vois pas ce qui peut paraître louable à qui en blâme l'étude. Est-ce un délassement agréable que l'on cherche pour l'âme en quête de repos ? Lequel est comparable à cet emploi de l'intelligence qui a pour but de rendre la vie droite et bonne. Veut-on connaître la méthode à suivre pour parvenir à l'accord avec soi-même et à la vertu, ou c'est la philosophie qui nous l'enseignera ou nulle étude ne le fera. Dire qu'il n'y a pas de science des objets les plus élevés, alors qu'il n'est pas d'objet si minime qui n'ait la sienne, c'est le fait d'hommes parlant sans réflexion et enfoncés dans l'erreur sur les points les plus importants. S'il existe une doctrine de la vertu, où la cherchera-t-on, alors qu'on aura délaissé la voie que nous proposons ici ? Mais pour exposer les arguments propres à encourager les hommes à philosopher, un ouvrage spécial, celui-là même que j'ai composé, n'est pas inutile. Pour le moment, je me proposais seulement d'expliquer pourquoi, privé de tout emploi public, j'ai choisi cette occupation.
    Il y a une objection que me font des hommes instruits et cultivés : ils se demandent s'il n'y a pas inconséquence de ma part, alors que je professe qu'on ne peut rien connaître avec certitude, à traiter toute sorte de sujets et présentement à donner des règles de conduite. Je voudrais qu'ils connussent mieux ma façon de penser. Je ne suis pas de ceux dont l'esprit flotte incertain et ne sait où se prendre. Quel serait notre état d'âme ou plutôt quelle serait notre vie en l'absence de tout principe rendant, je ne dis pas la discussion, mais l'existence possible ? Pour moi, à la différence de ceux qui disent qu'il y a des propositions certaines et d'autres incertaines, je dis qu'il y en a de probables et d'autres qui ne le sont pas. Qu'est-ce donc qui pourrait m'empêcher de me régler sur des probabilités, de rejeter ce qui me paraît ne pas mériter l'approbation, en évitant de rien affirmer avec une arrogance présomptueuse et en me gardant de toute audace inconsidérée, parce que c'est ce qui s'éloigne le plus de la sagesse ? Tout est objet de discussion pour l'école à laquelle j'appartiens, parce que l'on ne peut discerner le probable qu'après avoir opposé l'une à l'autre deux thèses contraires. Mais j'ai suffisamment expliqué cela dans mes Académiques. Quant à toi, mon cher Cicéron, qui t'es familiarisé avec la philosophie la plus ancienne et la plus illustre, sous la direction de Crasippe si pareil à ses fondateurs, je n'ai pas voulu te laisser dans l'ignorance des relations de voisinage qui existent entre la doctrine à laquelle j'adhère et celle de ton maître. Mais il est temps de reprendre notre exposition.

3.  

    Nous avons dit qu'il y avait, pour déterminer les règles de conduite à observer, cinq études à faire dont deux relatives à l'harmonie et à la moralité, deux aux moyens de pourvoir aux exigences de la vie, richesses, biens matériels, ressources de tout genre, la cinquième enfin relative au choix à faire quand il paraît y avoir conflit entre les prescriptions de la morale et l'intérêt personnel. La partie de notre travail qui traite du bien moral est achevée et c'est celle que je recommande le plus à ton attention. Nous allons nous occuper maintenant de ce qu'on appelle l'utile.
    Voilà un mot qui, par l'usage qu'on en a fait, a donné lieu à une erreur: on en est venu peu à peu à séparer ce qui est utile de ce qui est moralement bon; bien agir, ainsi l'a-t-on décidé, n'est pas utile, l'utile n'est pas moral. Nulle croyance ne peut être plus dommageable à la vie humaine. Des philosophes jouissant d'une très haute autorité distinguent théoriquement trois notions inséparables en fait : celle du bien moral ayant en même temps un caractère d'utilité, celle du bien moral non utile, celle enfin de l'utile, et, il faut le dire, cette distinction est liée chez eux à un grand souci de rigueur morale. Mais ceux qui ne comprennent pas bien leurs raisons se laissent entraîner à admirer les esprits subtils et retors et prennent pour sagesse ce qui est une malfaisante habileté. Il faut détruire cette erreur et, à une illusion répandue, substituer l'espoir rationnel de parvenir à la possession des biens souhaités, non par la fraude et la malice mais par des pensées droites et des actes justes.
    Les objets qui sont à considérer pour la conservation de la vie sont les uns inanimés comme l'or, l'argent, les fruits de la terre et toutes choses du même genre, les autres animés, capables de mouvements spontanés qu'inspire le désir. Parmi ces derniers, il y a des êtres privés de raison, d'autres raisonnables; sont privés de raison, les chevaux, les bœufs et les autres animaux tels que les abeilles dont le travail sert à l'entretien de la vie humaine. Quant aux êtres raisonnables, on admet qu'il en est de deux sortes : les dieux et les hommes. La piété, le respect des choses saintes nous valent la bienveillance des dieux : immédiatement après les dieux, ce sont les hommes qui peuvent être le plus utiles aux hommes. La même division s'applique aux objets nuisibles et dangereux.
    Toutefois, comme on ne croit pas que les dieux puissent nuire, ce sont les hommes qu'on juge menacer le plus les hommes. Les choses même que nous avons dites inanimées sont pour la plupart des produits du travail humain : travail manuel et travail de l'esprit; sans lui nous ne les aurions pas et nous ne pourrions en user sans le secours des autres hommes : les soins à donner à la santé, la navigation, l'agriculture, la récolte et la conservation du grain nourricier et des autres fruits, rien de tout cela n'était possible sans une certaine quantité de labeur humain. De même, les pierres nécessaires à notre usage ne seraient pas extraites de la terre, ni le fer, ni le cuivre, ni l'argent, ni l'or qu'elle recèle ne seraient amenés au jour, sans la main active de l'homme.

4.  

    Quant aux abris qui nous protègent contre les froids rigoureux et les chaleurs accablantes, de qui le genre humain aurait-il pu, à l'origine, en recevoir le don, de qui pourrait-il, quand les intempéries, les tremblements de terre ou la vieillesse en ont causé la chute, en attendre la restauration, si, grâce à la vie en commun, les hommes n'avaient appris des hommes à se procurer ce secours ? Il faut en dire autant de la construction des aqueducs, de l'aménagement des rivières, de l'irrigation des champs, des digues où se brisent les lames, des ports creusés avec art; que pourrions-nous avoir de tout cela sans le travail des hommes ? On voit clairement par ces exemples, et bien d'autres, de quelle utilité sont pour nous les choses inanimées, quel parti nous en tirons et en même temps que seules la main et la peine des hommes nous en permettent l'usage. De quel profit les bêtes seraient-elles pour nous, quels services nous rendraient-elles sans le secours des hommes ?
    Les premiers qui découvrirent à quel emploi étaient propres les diverses espèces animales étaient certes des hommes, et maintenant encore, qu'il s'agisse de pâture, de dressage, de l'entretien des troupeaux ou de leur exploitation opportune, de la mise à mort des animaux nuisibles ou de la capture de ceux qui peuvent être utiles, rien n'est possible que par l'intervention active de l'homme.
    Énumérerai-je quantité de connaissances techniques à défaut desquelles nulle vie ne serait possible ? Comment soulager les malades, quel délassement offrir aux gens en bonne santé, comment se nourrir, satisfaire ses goûts, si l'on n'avait à son service toutes ces connaissances ? Et c'est par leur usage que la vie humaine se différencie de celle dont les animaux se contentent. Si les hommes ne se rassemblaient pas, il n'y aurait point de villes bâties et peuplées, les lois et coutumes que nous observons n'auraient pu y prendre naissance, la vie sociale se régler suivant des normes bien définies; or c'étaient là les conditions rendant possible l'adoucissement des cœurs et les convenances que nous respectons, et c'est à leur réunion que nous devons d'avoir une vie mieux assurée donnant et recevant, échangeant des services avec nos semblables, nous n'avons plus de besoin qui ne puisse être satisfait.

5.  

    Je m'étends sur ce sujet plus qu'il n'est nécessaire. Qui ne perçoit d'abord cette vérité sur laquelle Panétius insiste longuement : il n'est pas de chef dont l'autorité puisse s'exercer à la guerre ou à l'intérieur de la cité pour sa grandeur et son salut, sans le concours d'autres hommes. Il rappelle à ce propos Thémistocle, Périclès, Cyrus, Agésilas, Alexandre, et dit que, sans l'aide de leurs semblables, ils n'auraient jamais fait les grandes choses qui les ont illustrés. Point n'était nécessaire d'invoquer des témoins, nul doute n'étant possible. Mais si de leur accord et de leur volonté d'union les hommes peuvent recueillir de grands avantages, il n'est pas non plus de fléau pire que celui dont l'homme peut être l'origine pour l'homme.
    Il y a de Dicéarque, un grand Péripatéticien plein d'éloquence, un livre sur la destruction de l'espèce humaine ; après avoir passé en revue les différentes causes de mort, telles qu'inondations, épidémies, traversée de régions désertiques, attaques soudaines d'animaux nuisibles qui, d'après lui, font parfois périr des générations entières, il montre ensuite, par comparaison, que les violences humaines, guerres et révolutions, ont eu pour effet plus de pertes de vies humaines que toutes les autres calamités ensemble.
    Puis donc que nul doute n'est possible sur ce point et que c'est l'homme qui fait à l'homme le plus de bien et le plus de mal, je pose en principe que le propre de la vertu est de s'attacher les âmes et de s'assurer dans ses entreprises le concours des autres hommes. Les travaux qui s'exécutent sur les objets inanimés, le soin des bêtes, et leur affectation à notre usage rentrent à la vérité dans les métiers de tâcherons, mais, pour disposer favorablement les hommes et obtenir dans nos affaires leur collaboration, il faut des qualités supérieures de caractère et de la vertu. Toute vertu, en effet, implique à peu près trois conditions : en toute situation, voir les choses clairement, porter sur elles un jugement sain, saisir leurs rapports de consécution naturelle, remonter à leur origine, en reconnaître les causes; en second lieu contenir les troubles de l'âme que les Grecs appellent pathe, les désirs qu'ils nomment hormas, les soumettre à la raison; troisièmement, dans notre commerce avec nos semblables, faire preuve d'une mesure, d'un tact, qui les inclinent à seconder nos efforts pour nous procurer en abondance toutes les satisfactions que réclame la nature, nous défendre si quelque mal nous menace, nous venger de ceux qui ont voulu nous nuire, et les punir dans la mesure où le permettent la justice et l'humanité.

6.

    Par quelle méthode cependant arriverons-nous à savoir conquérir les hommes et à nous les attacher durablement, c'est ce que nous verrons bientôt, mais quelques observations seront utiles auparavant.
    C'est de la fortune tantôt favorable, tantôt hostile que dépend très étroitement, qui pourrait le nier, notre prospérité ou notre malheur. Quand un bon vent nous porte, nous parvenons aux fins que nous nous proposions, un courant contraire nous fait échouer. Il y a donc, bien qu'assez rarement, des accidents imputables à la seule fortune, tels ceux d'abord qui ont leur origine dans les choses inanimées : les intempéries, les tempêtes, les naufrages, les éboulements, les incendies, puis les coups que peuvent porter les bêtes, leurs morsures, leurs attaques soudaines. Mais, je le répète, ce ne sont pas les cas les plus ordinaires. Pour ce qui est des désastres militaires, comme récemment trois de nos armées en ont subi, et comme l'histoire en compte beaucoup, des chefs tués, ainsi que le fut naguère un homme que sa grandeur mettait à part, des haines qui, se propageant dans la masse du peuple, ont pour effet la proscription, la condamnation, l'exil des citoyens les plus méritants, et, d'autre part, des heureux succès, des honneurs, des commandements, des victoires, bien que pareils événements soient des coups de fortune, ni les uns, ni les autres ne peuvent se produire sans l'intervention active de la volonté humaine. Cela entendu, je vais dire comment il est possible d'attirer à soi les autres hommes et d'exciter leur zèle en notre faveur. Si mon développement te paraît un peu long, tiens compte de l'importance du sujet, tu le trouveras court.
    Les mobiles qui poussent les humains à grandir l'un d'eux et à le porter aux honneurs sont, ou la bienveillance qu'il inspire, ayant su se faire aimer, ou le respect qu'on a pour son mérite jugé digne d'une haute fortune, ou encore la confiance qu'on met en lui parce qu'on le croit capable de bien servir les intérêts communs; ce peut être aussi la crainte qu'on a de sa puissance ou, au contraire, l'attente de quelque largesse : tel est le cas quand des rois ou des hommes populaires font de grandes promesses.
    Enfin c'est parfois l'espoir d'une bonne récompense, d'un salaire; ce dernier mobile est à la vérité malpropre et déshonore aussi bien ceux qui se font acheter que ceux qui tentent de recourir à ce moyen de tenir les gens. C'est un bien triste spectacle que donne l'argent qui veut se substituer au mérite. Comme cependant il est parfois nécessaire d'user de ce ressort, nous dirons comment on doit le faire, après avoir parlé des moyens dont l'emploi s'accorde mieux avec la vertu. De même les hommes se plient au commandement de l'un d'eux et reconnaissent son pouvoir pour plusieurs raisons : ils sont sensibles à la bienveillance, aux bons procédés, ils s'inclinent devant un mérite supérieur, ils espèrent recueillir quelque avantage ou craignent qu'on n'use de la force pour les contraindre à l'obéissance, ils se laissent gagner par les largesses promises, ou enfin, comme nous le voyons souvent à Rome, se font acheter.

7.  

    Pour obtenir des concours durables dans la conduite de ses affaires, il n'est pas de moyen plus sûr que de se faire aimer, il n'en est pas qui le soit moins que d'inspirer de la crainte. Ennius l'a très bien dit : « La crainte engendre la haine, on veut la mort de celui qu'on hait.» Or il n'est puissance qui puisse résister à la haine générale, l'événement récent l'a fait connaître à supposer qu'on l'ignorât. Et ce n'est pas seulement la fin de ce tyran, à qui la force des armes soumit la cité, et, après qu'il fut mort, la contraignit plus que jamais à obéir, qui montre à quel point la haine des hommes est redoutable, c'est aussi le destin semblable auquel presque aucun des autres tyrans n'échappe. Que ceux qui doivent à la force le pouvoir qu'ils exercent sur une population opprimée usent, pour se maintenir, des moyens cruels qu'emploient les maîtres avec leurs esclaves, ils ne peuvent guère faire autrement; mais fonder, dans une cité libre, sa grandeur sur la crainte qu'on inspire, rien n'est plus insensé.
    Quelque ombre que la domination d'un homme ait répandue sur les lois, si craintif que soit devenu le sentiment de la liberté, le silence à l'occasion, une désignation dans un scrutin secret en attesteront clairement la persistance. Réduisez à de rares manifestations une liberté autrefois entière, l'esprit de résistance en deviendra plus acerbe.
    Attachons-nous donc aux moyens dont l'action a le plus d'étendue et qui valent le mieux, non seulement pour assurer notre salut, mais pour accroître nos ressources et notre puissance : ce n'est pas de la crainte que nous chercherons à inspirer mais de l'amour. Si vous voulez être craint, nécessairement vous aussi redouterez ceux qui vous craignent. Que penser de Denys l'Ancien, torturé par la peur, qui, redoutant les ciseaux du barbier, se brûlait lui-même le poil avec un charbon ardent? Imagine-t-on ce que pouvait être l'état d'âme d'un Alexandre de Phères? Bien qu'aimant fort sa femme Thébé, racontent les historiens, quand, après le festin, il se rendait dans sa chambre à coucher, il faisait marcher devant lui, glaive nu, un soldat de race barbare, tatoué à la manière des Thraces, et explorer par quelques mercenaires les coffres et les vêtements de cette femme, de peur qu'une arme y fût cachée. L'infortuné se fiait plus à un barbare tatoué qu'à son épouse! Il ne se trompait d'ailleurs pas, car elle le tua sur un soupçon d'infidélité.
    Il n'est pouvoir, si grand qu'on le suppose, qui puisse durer quand il repose sur la crainte et l'oppression. Témoin Phalaris dont la cruauté n'a pas de rivale : il n'a pas péri dans un guet-apens comme cet Alexandre dont je viens de parler, il n'a pas été la victime de quelques conspirateurs comme il est arrivé chez nous à qui tu sais, toute la population d'Agrigente s'est soulevée d'un même élan contre lui. Mais quoi ? Les Macédoniens n'ont-ils pas déserté en masse le camp de Démétrius pour passer dans celui de Pyrrhus ? Les Lacédémoniens, dont la domination était injuste, n'ont-ils pas été abandonnés par presque tous leurs alliés qui ont assisté, inactifs, à la bataille perdue de Leuctres?

8.  

    J'aime mieux en pareille matière emprunter des exemples à l'histoire des nations étrangères qu'à la nôtre. Observons-le cependant : aussi longtemps que le peuple romain a maintenu sa domination non par l'injustice, mais par une conduite généreuse, on faisait la guerre pour la protection des alliés ou pour reculer les limites de l'empire, les hostilités finies, on n'exerçait pas de rigueurs à moins de nécessité, le sénat de Rome était pour les rois, pour les peuples, pour les nations un refuge, un abri, le titre de gloire le plus estimé, celui que recherchaient nos magistrats était d'avoir usé de justice et de loyauté dans la défense des provinces et des alliés. Rome exerçait moins un empire qu'elle n'étendait sa protection sur le monde.
    Peu à peu cependant les habitudes changèrent, on se détachait insensiblement de cette politique, après la victoire de Sylla ce fut une rupture complète avec la tradition : quelle justice eût pu paraître due aux alliés alors que les citoyens étaient en butte à tant de cruauté ? Avec Sylla donc la victoire remportée par la bonne cause s'enlaidit. Alors qu'il faisait vendre à l'encan les biens appartenant à d'honnêtes gens, à des riches, à des hommes à qui l'on ne pouvait, dans tous les cas, contester la qualité de citoyens, il osa dire qu'il vendait son butin. Vint ensuite un autre homme qui soutenait la mauvaise cause et dont la victoire fut encore pire : qu'est-ce que la confiscation des biens appartenant aux particuliers, alors que des provinces, des régions entières subissent un même traitement calamiteux contraire au droit ?
    C'est ainsi qu'après la désolation et la ruine de nations étrangères, nous avons, pour bien montrer que le temps de la domination romaine pacifique était passé, vu figurer l'image de Marseille dans un triomphe, un triomphe célébré pour la prise d'une ville sans laquelle jamais nos généraux n'eussent pu mériter le triomphe pour avoir vaincu nos ennemis d'au-delà des Alpes. Je pourrais énumérer bien d'autres violations du droit envers des alliés, mais celle-là est la plus scandaleuse qu'ait éclairée la lumière du soleil. Nous souffrons justement. Si nous n'avions pas toléré que beaucoup de crimes restassent impunis, jamais pareils excès n'eussent été possibles à l'audace d'un personnage aux biens duquel peu d'héritiers ont eu part, mais dont l'ambition a suscité de nombreux imitateurs. Jamais ne manqueront les germes et les causes de guerres civiles aussi longtemps que des hommes sans scrupules conserveront le souvenir du sang qui, dans le forum, arrosa cette vente et garderont l'espoir de le voir couler à nouveau; P. Sylla qui, sous la dictature de son parent, s'était repu de ce sang n'eut garde trente-six ans plus tard de ne pas profiter pour s'enrichir d'une vente plus criminelle encore. Un autre, simple greffier sous la première dictature, était questeur urbain sous la dernière. Tel étant l'appât offert, les guerres civiles, on doit le comprendre, ne manqueront jamais. Les murs de la ville sont encore debout, le crime suprême qui les abattra n'est encore qu'une menace, mais de la république rien ne subsiste. Voilà donc, pour revenir à notre propos, à quels désastres nous a conduits le désir d'être craints, plutôt qu'aimés et chéris. Si un exercice injuste du pouvoir a pu attirer sur Rome tant de maux, que faut-il que les particuliers en concluent ?
    Puisque, manifestement, c'est une grande force d'être l'objet du bon vouloir, une faiblesse d'être un objet de crainte, il nous faut traiter des moyens par lesquels on peut le plus aisément gagner, selon son vœu, l'amour d'autrui, un amour à base de respect et de confiance. Toutefois nous n'en avons pas tous un besoin égal; suivant que l'on assignera tel ou tel but à sa vie, l'affection d'un petit nombre d'hommes ou celle d'un grand nombre sera plus utile. Posons donc en principe que ce qui est de toute première nécessité, c'est d'avoir auprès de nous des amis fidèles nous aimant et nous appréciant à notre valeur. C'est là le grand point : qu'on soit un homme éminent ou un homme ordinaire, il n'importe guère, il faut toujours l'avoir en vue. Peut-être les honneurs, le renom, l'affection de leurs concitoyens ne sont-ils pas également nécessaires à tous, mais, à ceux qui les possèdent, ces biens donnent plus de facilité pour gagner des amis comme pour obtenir d'autres satisfactions.

9.

    Mais j'ai parlé de l'amitié dans un autre livre qui porte le nom de "Lélius". Parlons maintenant du renom; j'ai aussi composé deux livres sur ce sujet, mais il faut y revenir parce que la réputation est d'une aide puissante dans la conduite des affaires importantes.
    La réputation la plus haute, celle qu'on peut dire parfaite, repose sur trois conditions : être aimé de la multitude, lui inspirer confiance, être apprécié et jugé digne des honneurs. Ces conditions, comment arrive-t-on à les réunir ? On peut le dire brièvement en usant auprès de la multitude des moyens même qui réussissent auprès des individus. Il y a toutefois pour aller à la multitude une autre voie par laquelle on se glisse en quelque sorte dans son cœur.
    Mais voyons en premier lieu ce qui concerne les trois conditions indiquées ci-dessus et d'abord comment on se rend cher : c'est principalement par des bienfaits effectifs qu'on gagne les gens et secondement on les touche aussi par une intention bienfaisante, par le bon vouloir dont on fait preuve, même s'il n'est pas suivi d'effet; pour inspirer à la foule un vif amour, il suffit que, suivant l'opinion commune, on passe pour posséder la libéralité, la bienfaisance, la justice, la loyauté, toutes les vertus qui contribuent à l'adoucissement du caractère et à l'agrément des relations. Cela même en effet que nous appelons moralité, harmonie, qui plaît par définition, qui semble fait pour attirer naturellement à soi tous les cœurs, apparaît avec un éclat particulier dans les vertus dont j'ai fait mention, de sorte que nous ne pouvons nous empêcher d'aimer ceux en qui nous croyons les apercevoir. Telles sont les raisons les plus fortes qu'il y ait d'être aimé; il peut y en avoir en outre quelques-unes d'un poids moindre.
    Pour inspirer confiance deux qualités sont requises : il faut qu'on nous attribue l'habileté dans la conduite de la vie et la justice. Nous avons confiance en ceux que nous croyons plus avisés que nous, capables de prévoir l'avenir et, au moment de l'action, du danger, de se faire une idée nette de la situation et de prendre une décision improvisée; telle est en effet la véritable habileté que le monde juge utile. D'autre part, on a confiance dans les hommes justes et loyaux, c'est-à-dire les braves gens que nul soupçon d'injustice ou de déloyauté ne peut atteindre. À de tels hommes, nous jugeons que nous faisons très bien de confier notre salut, notre fortune, nos enfants!
    Des deux qualités donc que requiert la confiance, c'est la justice qui tient le premier rang, car même sans l'habileté elle vaut de la considération, tandis que l'habileté sans la justice est incapable d'inspirer de la confiance. Plus un homme a d'adresse et d'astuce, plus il paraît suspect et excite de la jalousie, s'il n'a pas une réputation d'honnêteté. Ainsi l'union de la justice et de l'habileté fait qu'on a dans les forces d'un homme une confiance illimitée, la justice sans l'habileté a déjà un grand effet, l'habileté sans la justice ne vaut rien.

10.  

    Il peut paraître surprenant à plus d'un, alors que tous les philosophes sont d'accord pour dire qu'avoir une vertu, c'est les posséder toutes et que j'ai souvent moi-même soutenu la même thèse, que je les sépare maintenant et parle comme si, n'ayant pas la science de la conduite, on pouvait néanmoins être juste; mais autre chose est une recherche subtile de la vérité philosophique, autre chose un discours qui doit s'adapter à l'opinion commune. Notre langage est ici celui du vulgaire et nous admettons que les uns puissent avoir du courage, d'autres être hommes de bien, d'autres encore posséder la science de la conduite. Il faut parler ainsi populairement quand nous traitons de l'opinion commune et c'est ainsi que fait Panétius.
    Mais revenons à notre propos. Des trois conditions qu'implique le bon renom, la troisième consiste à être apprécié et jugé digne des honneurs. Or les hommes sont tous d'accord pour admirer tout ce qu'ils voient qui est grand et dépasse leur attente; pris séparément ils éprouvent le même sentiment quand ils aperçoivent en quelqu'un des qualités supérieures qui les surprennent : ils louent fort, ils exaltent ceux en qui apparaissent à leurs yeux de hauts et rares mérites, ils rabaissent, méprisent, ceux qu'ils croient dépourvus de capacité, d'esprit, d'énergie. Il ne faut pas croire en effet qu'ils méprisent toutes les personnes dont ils pensent du mal. Des gens malhonnêtes, injurieux, déloyaux et prêts à commettre des injustices on peut penser du mal, mais on ne les méprise pas: on méprise, je viens de l'indiquer, ceux qui ne sont, comme on dit, bons à rien, ni pour eux-mêmes ni pour les autres, n'ont ni ardeur au travail, ni activité, ni souci de rien.
    On admire les hommes que l'on croit dépasser les autres en mérite, être exempts de toute bassesse et aussi des défaillances dont les autres hommes ne réussissent guère à se préserver. Les plaisirs en effet, impérieuses délices, détournent la plupart des âmes de la vertu et, quand la douleur fait sentir sa brûlure, le plus souvent la frayeur dépasse la mesure : la vie, la mort, la richesse, la pauvreté, sont pour tous pleins d'alarmes vives. S'il se trouve des êtres de sentiments assez élevés et d'âme assez grande pour voir de haut, avec dédain, ce que généralement l'on redoute ou l'on désire et, quand s'offre une cause noble et belle, se donner à elle tout entiers, qui n'admirerait une vertu brillant d'un tel éclat ?

11.  

    Cette hauteur d'âme donc excite notre admiration et surtout la justice, qui est la vertu essentielle à défaut de quoi il n'est pas d'homme de bien, paraît à bon droit à la multitude une chose admirable. Nul en effet ne peut être juste qui craint la mort, la douleur, l'exil, les privations ou préfère leurs contraires à l'équité. On a une estime toute particulière pour l'homme insensible à l'argent, on juge, quand on voit qu'il le méprise, qu'il a subi l'épreuve du feu. Ainsi ces trois conditions, que suppose réunies le bon renom, se ramènent en définitive à la justice : elle fait qu'on est aimé parce qu'étant juste on veut se rendre utile au plus grand nombre possible de personnes, elle inspire confiance et admiration parce qu'on méprise et tient pour négligeables les objets qui allument dans la plupart des hommes un désir avide.
    À mon sens, de quelque manière qu'on veuille régler sa vie et quel qu'en soit le programme, on a toujours besoin d'une aide et, avant tout, d'autres hommes avec qui l'on puisse entretenir un commerce amical : cela est difficile à qui ne fait pas figure d'homme de bien. Donc, même à l'homme qui vit solitaire et à la campagne une réputation de justice est nécessaire. Ceux qui auront une réputation contraire resteront eux-mêmes sans aucun appui contre de nombreuses injustices. Qu'il s'agisse d'une vente ou d'un achat, d'un loyer à payer ou à recevoir, qu'on ait à traiter une affaire quelconque avec autrui, la justice est nécessaire entre les parties et si grand est le besoin auquel elle répond que même les malfaiteurs et les criminels de profession ne peuvent s'en passer entièrement.
    Que l'un d'eux vole un de ses compagnons de brigandage ou lui dérobe quelque chose, les criminels eux-mêmes ne voudront plus de lui parmi eux; un chef de pirates qui ne répartit pas équitablement le butin sera tué ou abandonné par ses associés. Il y a, nous dit-on, des lois chez les brigands, ils y obéissent et les respectent. C'est parce qu'il se montrait équitable dans la distribution du butin que ce brigand illyrien de Bardulis, dont parle Théopompe, acquit une si grande puissance; cela est encore bien plus vrai du Lusitanien Viriathe devant qui nos armées, nos généraux reculèrent et dont Lélius, celui qui porte le nom de sage, diminua et brisa la force, découragea l'audace, si bien qu'il laissa une guerre facile à ses successeurs. Tel étant le pouvoir de la justice qu'elle consolide et grandisse la situation même des brigands, quel ne sera-t-il pas dans un État régulièrement constitué avec des lois et des tribunaux ?

12.  

    Ce n'est pas seulement chez les Mèdes, comme le dit Hérodote, mais aussi, d'après moi, chez nos ancêtres que, pour jouir de la justice, on a fait rois des hommes d'un caractère jugé irréprochable.
    Quand la multitude indigente était opprimée par les détenteurs des biens, elle cherchait refuge auprès de quelque homme d'une vertu supérieure qui, préservant les faibles de l'injustice, rétablissait par des dispositions équitables l'égalité de droits entre les grands et les petits. On a toujours cherché à garantir par le droit l'égalité; s'il n'avait pas cette raison d'être, il ne serait plus le droit. Aussi longtemps que, grâce à un homme juste et bon, le respect du droit fut assuré, on était satisfait; quand il n'en a plus été ainsi, on a institué des lois tenant à tous un seul et même langage.
    Il est donc manifeste que, pour commander, sont choisis d'ordinaire les hommes auxquels la multitude a fait la réputation d'être très justes; si à ce renom de justice s'ajoute celui d'habileté, il n'est espoir que les électeurs ne puissent fonder sur l'élu. Il faut donc, de toute façon, cultiver la justice et en assurer le maintien, pour elle-même d'abord - autrement ce ne serait plus la justice - et ensuite pour sa propre réputation et pour s'élever aux honneurs.
    Mais tout de même qu'il ne suffit pas de gagner de l'argent et qu'il faut en outre le placer de façon à couvrir ses dépenses courantes, celles qui répondent aux nécessités de la vie et celles qui ont un caractère plus libéral, de même une certaine méthode est à recommander et dans l'acquisition du renom et dans la façon de l'exploiter. Socrate dit bien à la vérité que la voie la plus proche pour arriver à la réputation, celle qu'on peut qualifier de directe, consiste à faire en sorte d'être tel qu'on veut le paraître. Belle parole : croire que par une simulation, un vain étalage, une feinte perpétuelle dans le langage et même l'expression du visage, on puisse acquérir une renommée solide, c'est se tromper lourdement. La gloire véritable pousse des racines et gagne du terrain, tout ce qui est feinte tombe vite comme tombent des fleurs sèches et il n'est pas de simulation qui se puisse longtemps prolonger.
    Je pourrais, pour montrer qu'il en est bien ainsi, invoquer quantité de témoins; pour faire court je me contenterai de citer une famille unique : Tiberius Gracchus, fils de Publius, restera glorieux aussi longtemps que subsistera le souvenir de la grandeur romaine, ses fils en revanche n'ont pas eu vivants l'approbation des bons citoyens et morts ils sont de ceux qu'on dit justement frappés. Si donc vous voulez acquérir une réputation vraiment bonne, acquittez-vous des obligations que vous impose la justice; nous avons vu, dans le livre précédent, quelles étaient ses exigences.

13.  

    Pour obtenir cependant que les autres nous voient tels que nous sommes, s'il est vrai que le principal est d'être tels que nous voulons paraître, encore y a-t-il lieu d'énoncer quelques préceptes. Soit en effet quelqu'un qui, au début de sa vie, se trouve jouir de quelque célébrité, avoir un nom connu, que cet éclat vienne de son père - c'est le cas pour toi, mon cher Cicéron, je crois pouvoir le dire - ou qu'il le doive à une cause quelconque, à une heureuse fortune, tous les yeux se tourneront vers lui, on s'enquerra de ses actes et de son mode de vie, il vivra en pleine lumière et rien de ce qu'il pourra dire ou faire ne restera ignoré. Ceux, au contraire, dont la jeunesse échappe à la connaissance des hommes à cause de leur condition humble et obscure, devront, sitôt qu'ils seront d'âge, avoir une haute ambition et en poursuivre l'objet d'un effort tenace. Ils le feront d'un cœur d'autant meilleur que la jeunesse non seulement n'inspire point de haine mais est vue avec faveur.
    Rien ne peut mieux servir la réputation d'un jeune homme que des exploits guerriers; il en fut ainsi pour un grand nombre de personnages chez nous : autrefois les guerres étaient incessantes. Ta génération, elle, s'est trouvée contemporaine d'une guerre où il y avait d'un côté trop de crimes, de l'autre trop peu de bonheur. Cela n'a pas empêché que, mis par Pompée à la tête d'un escadron, tu ne te sois, au jugement de cet homme éminent et de l'armée, grandement distingué par ta façon de manier ton cheval, de lancer le javelot, de supporter les fatigues. Hélas! la réputation que tu t'es acquise est tombée avec la république. Mais ce n'est pas sur toi que j'ai entrepris d'écrire, c'est sur un sujet d'ordre général. Poursuivons donc.
    Les travaux de l'esprit ont à tous égards une valeur plus haute que ceux du corps et ainsi les objets que l'on poursuit à l'aide de son intelligence naturelle et de sa raison ont un prix supérieur à ceux qui ne demandent que de la force. Le premier titre à l'estime est la modestie jointe à la piété filiale et au bon vouloir à l'égard de ses proches. D'autre part, le moyen le plus aisé pour les jeunes de se faire connaître, et de la façon la plus avantageuse, est de s'attacher à des hommes distingués et sages, zélés pour la chose publique : en fréquentant chez eux, on fait naître l'opinion qu'on ressemblera à ceux qu'on a choisis comme modèles. Publius Rutilius, dans sa prime jeunesse, dut à la maison de Mucius, qu'il visitait souvent, une réputation d'homme intègre et de juriste savant. Pour ce qui est de L. Crassus, encore tout jeune, il n'alla pas chercher ailleurs sa réputation, il en acquit, par lui-même, une très brillante grâce à cette accusation dont on connaît l'éclat et le retentissement. À l'âge où c'est encore un mérite de s'exercer, il fit preuve, tel autrefois Démosthène, en plein forum, d'un talent qu'il eût fallu admirer, même s'il l'avait déployé dans un travail de préparation exécuté chez lui.

14.    

    Il y a deux genres de discours, l'un plus familier, l'autre plus oratoire, et il n'est pas douteux que ce dernier genre ait plus de valeur pour fonder une réputation, car c'est à lui que s'applique le mot d'éloquence; on a cependant peine à croire à quel point l'agrément et la douceur du langage agissent sur les cœurs. Il existe des lettres de Philippe à Alexandre, d'Antipater à Cassandre, d'Antigone à son fils Philippe, dans lesquelles ces trois personnages très avisés, d'après ce que nous savons d'eux, recommandent de gagner la bienveillance de la multitude par des discours affables et d'adresser aux soldats des paroles qui les caressent agréablement.
    En revanche, un discours véhément entraîne souvent toute une masse d'hommes. On admire grandement un orateur abondant et sage, que ses auditeurs jugent qui a plus de connaissance et de lumière que les autres. S'il y a dans le discours un mélange de force et de modestie, l'admiration est à son comble, surtout quand pareils mérites se rencontrent dans un homme tout jeune.
    Il y a toutefois, il faut l'observer, plusieurs emplois possibles de l'éloquence : beaucoup de jeunes se sont distingués dans notre république en parlant, soit devant un tribunal, soit au peuple assemblé, soit au sénat; or l'éloquence judiciaire est celle qui se fait le plus remarquer et elle est de deux sortes : elle s'applique tantôt à l'accusation, tantôt à la défense et, bien que la défense attire plus d'éloges, l'accusation, elle aussi, mérite bien souvent l'approbation. J'ai parlé précédemment de Crassus; M. Antoine dans sa jeunesse a fait comme lui. C'est aussi par un discours accusateur que P. Sulpicius a mis son éloquence en lumière il appela devant le tribunal C. Norbanus, un factieux, un mauvais citoyen. Toutefois, il ne faut pas prendre trop souvent ce rôle d'accusateur et ce doit être uniquement dans l'intérêt de la république - tel fut le cas pour ceux que je viens de nommer - ou en manière de représailles comme l'ont fait les deux fils de Lucullus, ou encore pour défendre des opprimés : c'est ainsi que j'ai défendu les Siciliens et que Jules César Strabon est intervenu contre Albucius en faveur des Sardes. On sait avec quel zèle L. Fufius aussi accusa M. Aquilius. Va donc pour une fois, mais qu'on se garde d'accuser trop souvent; le seul à pouvoir le faire est celui qui agit pour le service de l'État, qu'on ne saurait trop défendre contre ses ennemis et, même dans ce cas, il y a une mesure à observer.
    Demander la tête de beaucoup de gens, c'est, semble-t-il, le fait d'un homme sans pitié ou plutôt d'un être qui n'a plus grand-chose d'humain. Outre qu'on court soi-même un danger, on s'abaisse en se faisant connaître comme accusateur de profession. C'est ce qui est arrivé à M. Brutus, issu d'une si haute race et fils d'un des premiers juristes. Précepte essentiel ne jamais intenter une accusation grave à un innocent : on ne peut le faire sans crime. Quoi de plus monstrueux, en effet, que d'employer à la perte et à la ruine de gens de bien un don d'éloquence dont la destination naturelle est de servir à la protection, au salut des hommes! Si cela est à éviter par-dessus tout, il ne faut pas s'interdire, en revanche, de défendre parfois un coupable, pourvu qu'il ne soit pas un abominable criminel et un impie. La multitude veut qu'on le fasse, la coutume le permet, l'humanité même le souffre. Le juge doit, en toute affaire, n'avoir en vue que la vérité, l'avocat peut, à l'occasion, dans sa plaidoirie, s'en tenir au vraisemblable, même quand il diffère du vrai.
    Je n'oserais pas écrire cela, surtout dans un ouvrage philosophique, si tel n'était pas l'avis de Panétius, Stoïcien très rigide. Il est glorieux surtout - et la reconnaissance due au défenseur en est accrue - de venir au secours d'un accusé qui a contre lui, pour l'accabler, un homme puissant avec toutes les ressources dont il dispose; c'est ce que j'ai fait en diverses rencontres et en particulier quand, tout jeune, j'ai défendu S. Roscius d'Amérie contre les moyens d'action dont disposait Sylla, maître de Rome. Mon discours, tu ne l'ignores pas, est conservé par écrit.

15.  

    Après avoir exposé en quoi faisant, par quels services, les jeunes gens acquièrent de la réputation, il faut parler maintenant de la bienfaisance et de la libéralité. Il y a deux façons de l'exercer : ou bien en effet on donne sa peine généreusement à ceux qui ont besoin d'aide ou bien on donne de l'argent. Cette manière de faire est plus aisée, surtout quand on est riche, mais la première a un tout autre éclat et elle est plus digne d'un homme en vue, et qui a du courage. Il y a, il est vrai, dans les deux cas, bonne volonté d'obliger, mais dans l'un c'est le coffre-fort qui est mis à contribution, dans l'autre il y a déploiement de vertu, et des largesses faites aux dépens du patrimoine finissent par l'épuiser, de sorte que la bienfaisance se détruit elle-même et que, plus on s'est montré libéral, moins on peut l'être. Quand, au contraire, on a été généreux de sa peine, qu'on a mis sa force d'âme, son activité, au service de ceux qu'on obligeait, plus nombreuses seront en premier lieu les personnes à qui l'on a pu être utile, plus on aura d'auxiliaires pour rendre service à d'autres, et, en outre, l'habitude développera, en même temps qu'une disposition accrue à faire du bien tout autour de soi, une sorte d'habileté dans l'exercice de cette fonction. Philippe, dans une lettre à son fils Alexandre, lui reproche, avec raison, de vouloir gagner le cœur des Macédoniens par des largesses. « Par quel fâcheux calcul as-tu pu former l'espoir de t'assurer la fidélité de tes futurs sujets en les corrompant par des dons d'argent ? Veux-tu que les Macédoniens voient en toi, non leur roi, mais un serviteur, un fournisseur ? »
    J'approuve ces mots de serviteur et de fournisseur parce qu'un roi s'abaisse à user de tels moyens, j'approuve encore davantage que Philippe assimile les largesses à la corruption : qui reçoit de l'argent se dégrade, en effet, et prend de plus en plus le goût d'en recevoir. Ce précepte d'un père à son fils, je crois vraiment qu'il s'adresse à tous.
    Il n'est donc pas douteux que la bienfaisance qui consiste à payer de sa personne, à se donner du mal pour autrui, en même temps qu'une valeur morale supérieure, n'ait aussi une portée plus étendue et ne rende service à un plus grand nombre de personnes. Il faut cependant parfois donner de l'argent; ce genre de bienfaisance ne doit pas être entièrement écarté et il peut y avoir lieu, dans plus d'un cas, de se dessaisir d'une partie de son bien au profit de personnes qui sont dans le besoin et qui méritent d'être secourues, mais il faut le faire avec mesure et ménagement. Beaucoup de gens ont dilapidé inconsidérément leur patrimoine en largesses. Quoi de plus insensé que de s'arranger de façon à ne pouvoir faire longtemps ce qu'on fait volontiers ? Après les largesses, en outre, viennent les déprédations. À force de donner on commence à être dans le besoin et alors on se trouve obligé de porter la main sur le bien d'autrui. Ainsi on a voulu répandre des bienfaits pour se rendre cher aux gens et l'on recueille moins de marques effectives d'amitié de ceux à qui l'on a donné qu'on ne s'attire de haine de ceux à qui l'on a pris. Il ne faut ni fermer sa bourse au point que la bienfaisance ne puisse y puiser, ni l'ouvrir toute grande à tous ; il y a une mesure à observer et l'on doit aussi tenir compte des ressources dont on dispose. D'une manière générale il convient de nous rappeler ce mot souvent répété et passé en proverbe : largesse ne connaît point de fond. Comment pour- rait-il y avoir une mesure quand, à ceux qui ont déjà l'habitude de recevoir, se joignent constamment de nouveaux quémandeurs.

16.  

    Il y a d'ailleurs deux genres de donateurs les uns sont des prodigues, les autres des généreux. Prodigues ceux qui dépensent une fortune en festins, en distributions gratuites, en spectacles de gladiateurs, offrent des jeux de cirque ou remplissent l'amphithéâtre de bêtes féroces, toutes choses dont le souvenir s'efface vite, si même on se les rappelle; généreux ceux qui emploient leurs ressources à racheter des victimes de la piraterie, à payer les dettes de leurs amis, à les aider à doter leurs filles, à se créer une situation ou à améliorer celle qu'ils ont. C'est pourquoi je me demande quelle idée a eue Théophraste dans le livre qu'il a écrit sur la richesse : à côté de maintes choses excellentes, il dit une absurdité: il loue fort les fêtes fastueuses données au peuple et pense que l'avantage du riche est de pouvoir se permettre pareilles somptuosités.
    À mes yeux l'avantage de cette autre sorte de libéralité, dont j'ai donné quelques exemples, a une tout autre importance et il est beaucoup plus certain. Combien plus de force et de vérité il y a dans ce passage d'Aristote où il nous reproche d'admettre sans surprise les dépenses destinées à flatter le peuple : « Si dans une ville assiégée, dit-il, il arrivait que quelqu'un payât une mine pour un setier d'eau, tout le monde se récrierait, mais, à la réflexion, on trouverait une excuse dans la nécessité. Et ces prodigalités extravagantes, ces dépenses sans mesure ne nous surprennent pas, alors qu'elles ne répondent même pas à une nécessité, que l'autorité du donateur n'en est pas accrue, que le plaisir même de la multitude n'a qu'une durée limitée, que ce plaisir n'est goûté que par la partie de la population la moins digne d'estime et que même ces gens-là, quand ils sont rassasiés, en perdent le souvenir. »
    Aristote fait aussi observer avec raison que « des spectacles de ce genre sont agréables aux enfants, aux femmelettes, aux esclaves et aux hommes libres qui ont des goûts d'esclaves, mais ne peuvent en aucune façon être approuvés par un homme sérieux capable de porter sur les choses un jugement personnel ». Je sais cependant que dans notre cité, même en un temps meilleur, l'habitude s'était établie de demander, aux plus capables comme aux autres, de se montrer magnifiques dans l'exercice de leurs fonctions édilitaires. C'est ainsi que P. Crassus, surnommé le riche et à juste titre, offrit une grande fête pendant qu'il était édile et qu'un peu plus tard L. Crassus, qui avait pour collègue Q. Mucius, un homme des plus pondérés, s'acquitta des mêmes fonctions avec encore plus de magnificence. Puis ce fut le fils de C. Claudius Appius; d'autres ensuite, les enfants de Lucullus, Hortensius, Silanus suivirent cet exemple. P. Lentulus, sous mon consulat, dépassa tous ses devanciers; Scaurus voulut l'égaler. Mais le spectacle le plus fastueux est celui qu'offrit Pompée pendant son deuxième consulat. Ce que je pense de tout cela, tu peux en juger.

17.  

    Il faut toutefois ne pas s'exposer à un soupçon d'avarice. Pour avoir négligé l'édilité, Mamercus, qui avait de grandes richesses, échoua dans sa candidature au consulat. C'est pourquoi, puisque le peuple le demande et que les hommes qui comptent, sans y tenir pour eux-mêmes, l'approuvent, il convient de ne pas reculer devant la dépense, mais en ayant égard aux ressources dont on dispose; moi-même c'est ainsi que j'ai agi et il faut faire de même quand, par des largesses au peuple, on peut obtenir un résultat de valeur et utile, comme ce fut le cas pour Orestes, qui tira naguère un très grand profit de repas offerts sous le nom de dîme. On ne reprochera pas non plus à Marcus Seius d'avoir par charité donné au peuple un boisseau pour un as : il triompha ainsi d'une haine ancienne et vigoureuse par une prodigalité qui n'avait rien de blâmable, puisqu'il était édile, et qui n'était pas excessive. Milon, mon ami, se fit le plus grand honneur en achetant, dans l'intérêt de la république dont le salut dépendait du mien, des gladiateurs qui lui permirent de réprimer les tentatives furieuses de Clodius.
    Il y a donc un juste motif à ces largesses et c'est leur nécessité ou leur utilité. Même dans ce cas la meilleure règle est d'observer une juste mesure. L. Philippus, fils de Quintus, un homme du plus grand esprit et distingué entre tous, était fier d'avoir pu arriver à tout, aux plus hautes situations, sans avoir déployé de magnificence. Cotta, Curion en disaient autant. Moi-même j'ai le droit de m'enorgueillir de la même façon : eu égard en effet à l'importance des charges qu'à l'unanimité des suffrages j'ai occupées, sitôt que j'eus atteint l'âge légal, bonheur qui n'est échu à aucun de ceux que j'ai nommés précédemment, les frais de mon édilité furent certes peu de chose. J'ajouterai que les dépenses les plus dignes d'approbation sont celles que l'on fait pour construire des murailles, des navires, des ports, des aqueducs et pour d'autres travaux d'utilité publique. Les dons faits de la main à la main en quelque sorte peuvent être plus agréables, mais plus tard c'est des autres qu'on sait le plus de gré.
    Pour ce qui est des théâtres, des portiques, des temples neufs, j'en parlerai avec ménagement, par déférence pour Pompée, mais les plus grands philosophes les désapprouvent, tel ce Panétius dont, sans le traduire, je m'inspire dans le présent écrit, et Démétrius de Phalère blâme Périclès, le premier homme de Grèce, d'avoir dépensé tant d'argent pour ces magnifiques Propylées. Mais j'ai traité ce sujet à fond dans mon ouvrage sur la république. En définitive les largesses sont, d'une manière générale, peu dignes d'approbation, elles peuvent être nécessaires dans certaines circonstances, mais, alors même, doivent être en rapport avec nos ressources et ne pas dépasser une juste mesure.

18.  

    Quant à cette autre façon de donner qui est la marque même de la générosité, nous ne devons pas en la pratiquant nous comporter de même dans des cas différents. Autre est la situation d'un malheureux accablé par l'adversité, autre celle d'un homme qui, sans avoir à se plaindre de la fortune, cherche à s'enrichir. Il faut mettre plus d'empressement à soulager les victimes d'une calamité, à moins qu'elle ne soit méritée. À ceux qui veulent qu'on leur vienne en aide non pour les sauver de la ruine, mais pour gravir un nouvel échelon, on ne doit cependant pas refuser tout concours, mais il faut apprécier judicieusement leurs titres et procéder avec ménagement. Ennius l'a très bien dit : "Un bienfait mal placé est, ce crois-je, une mauvaise action". Mais quand nous rendons service à un honnête homme capable de reconnaissance, le gré que lui-même et d'autres aussi nous en savent est une source de profit. Pourvu qu'elle ne soit pas inconsidérée, en effet, la générosité touche fort les cours et la plupart des hommes la louent avec d'autant plus de ferveur que la bonté des hommes éminents est pour tous une sorte de refuge. Il faut donc avoir soin de rendre au plus grand nombre de personnes qu'il se pourra des services dont le souvenir se transmette à leurs enfants et à leur postérité, afin qu'il ne leur soit pas possible d'être ingrats. Tout le monde en effet déteste un homme qui oublie le bienfait qu'il a reçu; cette ingratitude, parce qu'elle décourage la générosité, paraît aux petits leur faire du tort à eux-mêmes et ils voient dans l'ingrat un ennemi. Cette bienfaisance qui consiste à racheter des captifs, à soulager les pauvres, est en outre utile à l'État; l'ordre sénatorial a fréquemment rendu des services de cette sorte, ainsi que l'a montré abondamment Crassus dans un discours que nous pouvons lire. Je préfère de beaucoup pareil usage bienfaisant aux largesses fastueuses. D'une part, nous trouvons des hommes dont la grandeur impose l'estime, de l'autre, je dirai presque des flatteurs du peuple qui offrent à la multitude des plaisirs en rapport avec de bas instincts.
    De même qu'il faut donner généreusement, il convient de ne pas montrer de l'âpreté quand on réclame d'un autre quelque chose ou qu'on passe un contrat quelconque : qu'il s'agisse de vente ou d'achat, d'un loyer à payer ou à recevoir, de relations de voisinage ou de mitoyenneté, il faut être juste, accommodant, prêt à renoncer dans bien des cas à une grande partie de son droit, éviter les procès autant qu'il est possible sans se faire trop de tort, j'irai même jusqu'à dire un peu plus. Ce n'est pas seulement une marque de libéralité, d'abandonner parfois un peu de son droit, cela peut aussi se trouver avantageux. Sans doute on doit prendre soin de son patrimoine et on est coupable quand on souffre qu'il soit dilapidé, mais il faut se garder de paraître dépourvu de générosité ou de mériter le nom d'avare. Pouvoir se montrer libéral sans se dépouiller soi-même, c'est le plus grand avantage de la richesse.
    Théophraste a loué aussi avec juste raison l'hospitalité. Il est conforme, à ce qu'il me semble, aux plus hautes convenances que la demeure d'un homme en vue soit ouverte à des hôtes de qualité et, pour l'État même, il peut y avoir un réel intérêt à ce que les étrangers puissent compter dans notre ville sur cette forme de libéralité. Il est d'ailleurs extrêmement utile à ceux qui veulent parvenir à exercer un grand pouvoir, sans enfreindre les règles de la morale, d'acquérir au-dehors, grâce aux hôtes qu'ils ont reçus, influence et crédit. Théophraste dit que Cimon d'Athènes pratiquait aussi l'hospitalité envers ses compatriotes du dème de Lacia : il avait institué cette règle que tout dans sa maison de campagne serait à la disposition de toute personne appartenant au dème de Lacia qui s'y présenterait, et donné à ses intendants des instructions en conséquence.

19.  

    Quant aux bienfaits qui consistent non à se répandre en largesses mais à se donner du mal pour autrui, ce sont des services que l'on rend tant à l'État entier qu'aux particuliers pris isolément. Donner à qui en a besoin pour un procès une assistance juridique et être ainsi utile à beaucoup de gens par la connaissance qu'on a du droit, c'est une excellente façon d'acquérir de l'influence et du crédit. C'est pourquoi, entre beaucoup de très bons usages qu'ont eus nos ancêtres, l'un des meilleurs fut de tenir toujours en grand honneur la connaissance et l'interprétation du droit. Avant la confusion du temps présent les premiers de la cité en avaient le dépôt, maintenant, de même que les honneurs et les dignités à tous les degrés ont perdu leur éclat, cette science juridique, elle aussi, a vu son crédit disparaître, chose d'autant plus scandaleuse que cela est arrivé du vivant d'un homme qui, égal par le rang à ses prédécesseurs, l'emportait sur tous de beaucoup par le savoir. Voilà donc une façon de se dépenser pour autrui qui est appréciée par beaucoup de gens et très propre à se les attacher.
    Le talent oratoire est chose assez voisine de la science juridique, il est encore plus prisé et a plus d'éclat. Qu'y a-t-il en effet qui l'emporte sur l'éloquence, qui puisse inspirer plus d'admiration aux auditeurs, plus d'espoir à quiconque a besoin d'un défenseur, plus de reconnaissance à qui l'a trouvé ? À l'éloquence, nos ancêtres ont donné par suite le premier rang dans Rome. Un homme éloquent, qui se donne volontiers de la peine, qui, conformément aux mœurs antiques, défend la cause de nombreux clients, sans se faire prier ni payer, rend des services, exerce un patronage d'une haute portée. Ce serait ici le moment de déplorer l'éclipse de l'éloquence, pour ne pas dire sa mort, si je ne craignais de paraître m'attacher à un sujet de plainte trop personnel. Nous voyons, dirai-je cependant, quels orateurs ont disparu, combien peu nombreux sont ceux qui donnent quelques espérances, combien plus rares ceux qui ont du talent, combien fréquentes au contraire les prétentions effrontées à l'éloquence.
    Tous cependant ne peuvent posséder la science du droit ou être doués pour l'art oratoire, ceux qui le peuvent ne sont même pas nombreux, cela n'empêche pas qu'on ne puisse venir en aide à beaucoup de gens en sollicitant pour eux, en les appuyant auprès des juges et des magistrats, en prenant en main leurs intérêts, en allant trouver pour eux ceux que l'on consulte avec fruit ou qui savent parler. Agir ainsi, c'est acquérir de grands titres à la reconnaissance et déployer une activité très féconde. Il est à peine utile de faire observer, parce que cela se voit d'abord, qu'on doit se garder, quand on vient en aide aux autres, de léser qui que ce soit. Souvent, en effet, on blesse les personnes qu'on devait respecter ou qu'il convenait de ménager : quand on le fait par légèreté, on donne la mesure de sa négligence, si c'est exprès, de sa témérité. Il faut, quand on a involontairement offensé quelqu'un, lui faire toutes les excuses possibles, lui montrer qu'on a cédé à quelque nécessité, qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement et l'on devra en outre réparer par de bons offices le tort qu'il semble qu'on ait causé.

20.  

    Qui vient en aide aux autres, a égard tantôt à leur caractère, tantôt à leur fortune. Or, on est enclin à dire et l'on dit communément que, dans les services que l'on rend, c'est le caractère, non la fortune des gens que l'on considère. Belle parole, en vérité! Mais qui donc, travaillant pour autrui, ne fait passer la gratitude d'un homme riche et puissant avant l'intérêt que peut mériter un pauvre, fût-il le meilleur des hommes ? Quand on juge qu'on peut attendre de quelqu'un une ample et prompte récompense de la peine qu'on s'est donnée pour lui, c'est lui qu'on est le plus disposé à servir. Il faut toutefois examiner avec plus de soin comment la question se pose. Observons, en effet, que le pauvre, s'il est homme de bien, même en cas qu'il ne puisse témoigner sa reconnaissance, éprouvera ce sentiment. Il a parlé ingénieusement, quel qu'il soit, celui qui a dit : « L'argent qu'on garde, c'est celui qu'on n'a pas rendu, quand on l'a rendu, on ne l'a plus, mais, pour la gratitude, qui l'a témoignée l'a encore et qui l'a la témoigne déjà. »
    Ceux qui se jugent riches, honorés, heureux, ne veulent être les obligés de personne, bien mieux ils croient que c'est eux les bienfaiteurs quand ils ont reçu un présent, et ils soupçonnent qu'on va leur demander, qu'on attend d'eux quelque chose. Quant à accepter qu'on les protège, quant à devenir des clients, ce serait pour eux une sorte de mort. Au contraire, l'humble qui juge, lorsqu'on fait pour lui quoi que ce soit, que c'est bien lui personnellement, non sa fortune qu'on a en vue, s'efforce de paraître reconnaissant non seulement à qui lui a rendu service mais à tous ceux - et ils sont nombreux - dont il attend quelque chose et, s'il donne de sa reconnaissance quelque marque effective, il ne l'amplifie pas par la façon dont il en parle, il la rabaisse plutôt. Il faut considérer encore que, si vous avez pris la défense d'un homme ayant de la fortune et une grande situation, c'est lui seul qui pourra en garder de la gratitude, ou encore peut-être ses enfants. Si, au contraire, c'est d'un pauvre qui est en même temps honnête homme et a le sentiment des convenances, tous les humbles, tous ceux du moins qui ne sont pas de vilaines gens, verront en vous un protecteur possible.
    Je crois en conséquence qu'il vaut mieux obliger des gens de bien que des riches. D'une manière générale on doit tâcher de donner satisfaction à tous, quelle que soit leur situation, mais, s'il faut choisir, c'est l'avis de Thémistocle qui prévaudra : on lui demandait s'il donnerait plutôt sa fille en mariage à un honnête homme pauvre ou à un riche moins digne d'estime : « Pour moi, répondit-il, j'aime mieux un homme et pas d'argent, que de l'argent et pas d'homme. » Mais la corruption, la dépravation des mœurs sont liées à l'admiration de la richesse. Et cependant, qu'une fortune soit grande, qu'est-ce que cela peut nous faire à nous ? La richesse procure bien des avantages à celui qui la possède. Cela même n'est pas toujours vrai. Mais admettons qu'il en soit ainsi il aura donc une vie plus facile, en vaudra-t-il mieux moralement? Si, en même temps que riche, il est homme de bien, il ne faut pas que sa richesse nous empêche de lui venir en aide quand elle ne lui est d'aucun secours, mais ce qui doit régler notre attitude à l'égard d'un individu, ce n'est pas le montant de sa fortune, c'est sa valeur propre. Le dernier précepte à observer dans les services rendus à autrui, c'est qu'il ne faut jamais rien faire qui soit contraire à l'équité, au bon droit. La justice, en effet, est le fondement même du crédit et de la réputation, sans elle il ne peut rien y avoir qui mérite approbation.

21.  

    Après avoir parlé de ce genre de bienfaits qui s'adresse aux particuliers, nous allons nous occuper de ceux qui se rapportent à l'ensemble des citoyens, c'est-à-dire à la chose publique. Dans cette classe même, il en est qui se répandent seulement sur le corps des citoyens, d'autres qui ont aussi de bons effets pour les particuliers, et ce sont les plus appréciés. Tâchons, d'une manière générale, de nous rendre utiles et à l'État et aux particuliers, il ne faut pas négliger les intérêts de ces derniers, mais prenons soin que ce que nous ferons pour eux soit avantageux à l'État ou du moins ne puisse lui nuire. Caius Gracchus faisait de grandes distributions de blé et il épuisait ainsi le trésor public. M. Octavius, par des largesses plus mesurées, sut ménager l'État tout en donnant à la plèbe le nécessaire : il concilia donc l'intérêt public et celui des citoyens secourus. Dans l'administration de la chose publique, il faut veiller avant tout à ce que nul ne soit dépouillé de son bien et à ce que les particuliers n'aient pas à souffrir d'un empiétement de l'État. Philippe, dans son tribunat, prit donc une initiative néfaste quand il proposa une loi agraire; il est vrai qu'il la laissa rejeter sans résistance et en cela fit preuve d'une très grande modération, mais il n'en tint pas moins un langage fort démagogique, en particulier quand il dit « qu'il n'y avait pas dans Rome deux mille hommes jouissant d'une fortune ». Propos criminel puisqu'il tend à l'égalité des biens, la pire des calamités. La raison principale pour laquelle des sociétés politiques se sont constituées est en effet la conservation par chacun de son avoir. Il est vrai que par nature les hommes sont portés à se grouper, mais c'est dans l'espoir que leurs richesses seront bien gardées qu'ils ont cherché l'abri des cités.
    Il faut avoir soin aussi de ne pas recourir à l'impôt, comme la pénurie du trésor public et la fréquence des guerres y ont souvent obligé nos ancêtres, et pour cela une longue prévoyance est nécessaire. Si cependant cette nécessité s'impose à un État (j'aime mieux, en cas qu'il y ait dans ces mots un présage, que d'autres que nous soient menacés et je fais observer, si peu utile que cela soit, que je traite ici un sujet politique tout à fait général), il faudra veiller à ce que tous comprennent que le salut commun a ses exigences et qu'on doit s'y plier. Tous ceux aussi qui gouverneront devront faire en sorte qu'il y ait abondance des denrées nécessaires à la vie. Par quels moyens y pourvoit-on d'habitude et doit-on y pourvoir ? Inutile d'en parler on le voit d'abord. Il fallait seulement toucher ce point.
    Il est tout à fait essentiel en tout service de ravitaillement, en toute fonction publique, d'échapper au moindre soupçon de cupidité. « Plût aux dieux, disait le Samnite Pontius, que le sort m'eût fait naître en un temps où les Romains auraient commencé à accepter des cadeaux! Je n'aurais pas longtemps souffert qu'ils restassent les maîtres. » Il aurait dû laisser passer bien des générations, il n'y a pas si longtemps que ce mal a fait invasion dans la république. Je me félicite que Pontius ait vécu jadis, si vraiment il était capable d'agir comme il l'a dit. Il n'y a pas encore cent dix ans que L. Pison fit voter une loi contre les concussionnaires, antérieurement il n'y en avait pas. Depuis, tant de lois de cette sorte se sont succédé, chacune d'elles plus sévère que la précédente, il y a eu tant d'accusés, tant de condamnés, la crainte de la répression alluma une si grande guerre, les alliés ont été victimes de telles exactions, tellement pressurés au mépris des lois que, si nous sommes encore les maîtres, c'est l'effet non de notre vertu mais de la faiblesse des autres.

22.  

    Panétius loue le désintéressement de l'Africain. Comment ne pas souscrire à cet éloge ? Mais ce grand homme avait d'autres vertus plus hautes. Ce n'est pas seulement un homme, c'est tout son siècle dont il faut louer le désintéressement. Paul Émile, quand il eut mis la main sur toutes les richesses de la Macédoine, qui étaient immenses, versa au trésor public une telle quantité d'or et d'argent que le butin fait par ce seul chef d'armes permit de supprimer les impôts; mais lui-même n'enrichit sa maison que d'un souvenir impérissable. L'Africain, à l'imitation de son père, ne tira aucun profit personnel de Carthage par lui renversée. Mais quoi ? Mummius, son collègue à la censure, a-t-il été plus opulent après qu'il eut complètement détruit une ville très opulente? Il a mieux aimé enrichir l'Italie que sa propre demeure. Et sa demeure me semble à moi parée de toute la parure que lui dut l'Italie. Rien de plus hideux, dirai-je, pour revenir après cette digression à mon point de départ, que la cupidité, tout particulièrement chez les grands, chez ceux qui gouvernent. Considérer la chose publique comme une source de profit, ce n'est pas seulement laid, c'est criminel et impie. Quand Apollon Pythien a rendu cet oracle : « C'est la cupidité, la cupidité seule qui perdra Sparte» il a, ce me semble, proclamé une vérité qui ne s'applique pas seulement à Lacédémone mais à toutes les nations opulentes et rien tant que le désintéressement et la simplicité des mœurs ne peut gagner la faveur du peuple à ceux qui sont à la tête de l'État.
    Quant à ceux qui, pour se rendre populaires, proposent audacieusement des lois agraires, veulent exproprier les légitimes propriétaires, faire remise de leurs dettes aux débiteurs, ils sapent les fondements de l'État. Comment d'abord la concorde régnerait-elle, quand on prend aux uns leur avoir et le distribue à d'autres ? Que devient l'équité si le grand principe de la justice : « À chacun le sien » n'est plus toléré. C'est, comme je l'ai déjà dit, la fonction propre de la société politique, de la cité, d'assurer aux citoyens la possession franche d'inquiétude de tout ce qui leur appartient.
    Et j'ajoute que ces démagogues, en ruinant l'État, n'obtiennent même pas la faveur qu'ils recherchent : ceux qu'on a dépouillés deviennent des ennemis, ceux qu'on a enrichis ne veulent pas qu'on le sache et, surtout quand ils ont bénéficié d'une remise de leurs dettes, cachent leur joie pour qu'on ne croie pas qu'ils étaient insolvables. En revanche, les victimes de l'injustice en gardent vivant le souvenir, ils étalent leur blessure et il ne faut pas croire que, même si les bénéficiaires de l'iniquité sont les plus nombreux, ils soient par cela même les plus forts, car ce n'est pas le nombre qui est à considérer en pareil cas, c'est le volume social. Quelle justice y a-t-il, quand il s'agit de terres occupées depuis des années ou même des siècles, à ce que celui qui n'en avait pas en acquière une, tandis que celui qui en avait une la perd ?

23.  

    C'est pour cette sorte de méconnaissance du droit que les Lacédémoniens ont banni Lysandre alors éphore et ont tué le roi Agis, chose sans précèdent, et, depuis ce temps-là, les dissensions se sont succédé de telle façon que des tyrans ont surgi, qu'il y a eu extermination de l'élite et qu'un État pourvu d'une constitution admirable s'est effondré. Et ce n'est pas seulement Sparte qui est tombée, toute la Grèce a succombé au mal contagieux qui, de Sparte, s'est répandu. Mais quoi ? Les luttes qu'ils engagèrent pour des lois agraires n'ont-elles point causé la perte de nos Gracques, fils d'un homme éminent, Tiberius Gracchus, petits-fils du premier Africain ? On loue en revanche à bon droit Aratus de Sicyone : alors que sa ville était depuis cinquante ans sous la domination des tyrans, parti d'Argos, il pénétra secrètement dans Sicyone, s'en rendit maître; après avoir par surprise tué le tyran Nicoclès, il rappela six cents exilés, les plus riches précédemment parmi les citoyens, et, par son arrivée, rétablit la république. Mais il vit qu'au sujet des biens et de leur possession une grande difficulté allait surgir : d'une part, il jugeait tout à fait inique de ne pas restituer à ceux qu'il avait lui-même rappelés les biens passés en d'autres mains, de l'autre, il n'était pas très juste non plus de remettre en question une possession de cinquante années, alors qu'après un laps de temps aussi long l'occupant d'un bien pouvait, dans nombre de cas, l'ayant reçu en héritage ou en dot ou l'ayant acheté, en être possesseur de bonne foi. Aratus jugea donc qu'il ne fallait pas le lui enlever et qu'il était impossible en même temps de ne pas indemniser l'ancien propriétaire. Arrivé à cette conclusion qu'il fallait de l'argent pour régler cette affaire, il déclara qu'il voulait partir pour Alexandrie et ordonna que jusqu'à son retour on ne fît rien. Il alla d'urgence trouver Ptolémée qui était lié à lui par le lien de l'hospitalité et qui, depuis la fondation d'Alexandrie, était le second roi y régnant. Il lui exposa la situation et fit connaître son désir de libérer sa patrie; grand homme, il obtint sans peine d'un roi très riche un secours important en argent. De retour à Sicyone il tint conseil avec quinze citoyens choisis parmi les plus importants; il examina le cas et de ceux qui détenaient la propriété d'autrui et de ceux qu'on avait frustrés de la leur et il parvint par une juste estimation à leur persuader à tous d'accepter un arrangement : les uns préférèrent renoncer à leur possession et recevoir de l'argent, les autres jugèrent plus avantageux de se faire payer comptant le prix de leur propriété que de la recouvrer, si bien que la concorde fut rétablie et qu'il n'y eut plus de plaintes. O grand homme digne d'admiration, si tu avais pu naître dans notre république!
    Voilà comme il faut agir avec des concitoyens et non, ainsi que nous l'avons vu deux fois, planter la pique au forum et faire vendre leurs biens à l'encan par un crieur public. Ce Grec, en homme d'une sagesse supérieure qu'il était, crut qu'il fallait montrer de la sollicitude pour tous et tel est en effet le principe qui dirige un bon citoyen : ne pas opposer les intérêts des uns à ceux des autres mais maintenir l'union entre eux par une justice égale. Vous ordonnez qu'on soit logé sans rien payer dans la maison d'autrui. Mais alors quoi ? Une demeure que j'ai achetée, construite, que j'entretiens à mes frais, c'est un étranger qui en jouira contre ma volonté ? C'est là prendre aux uns ce qui leur appartient, donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Quant aux remises de dettes, quel en est l'effet ? Quelqu'un achète un fonds de terre avec mon argent, il devient propriétaire et moi je suis volé.

24.  

    Il faut veiller en conséquence à ce qu'il n'y ait pas de gens endettés, parce que cela est nuisible à l'État, et on peut l'empêcher par plusieurs moyens, mais ce n'est pas une raison, quand il y en a, pour dépouiller les riches et enrichir les débiteurs. Il n'est pas en effet de meilleur soutien pour l'État que la confiance et elle ne peut régner si l'on dispense les gens de payer ce qu'ils doivent. Jamais on ne s'est tant agité que sous mon consulat pour obtenir cette suppression des paiements. On fit pour l'avoir des tentatives à main armée, des gens de toute sorte et de toute classe s'en mêlèrent : ma résistance sauva la république du mal qui la menaçait. Jamais il n'y avait eu tant de dettes et jamais aussi les paiements ne furent plus réguliers et plus aisés. Quand tout espoir de frustrer les créanciers de leur dû fut perdu, on comprit qu'il était nécessaire de s'acquitter. Mais le victorieux d'à présent, qui alors était un vaincu, et qui avait médité le même coup au moment où c'était son propre intérêt, l'a exécuté quand lui-même n'y avait plus intérêt. Tel fut pour lui l'attrait du mal qu'il eut plaisir à le faire sans raison. Ceux qui veilleront sur la chose publique s'abstiendront donc de ce genre de largesse qui consiste à donner aux uns ce qu'on ravit aux autres, et ils s'appliqueront avant tout à mettre la propriété de chacun sous la sauvegarde équitable du droit et des tribunaux, ils ne souffriront pas que les humbles tombent dans le piège tendu à leur faiblesse, ni que les riches soient par envie empêchés de conserver ou de recouvrer ce qui leur appartient; autant qu'ils le pourront, en outre, soit en guerre soit en paix, ils reculeront les limites de l'empire, accroîtront le domaine public, enrichiront l'État par des tributs.
    Voilà ce que font les grands hommes, ce qu'ont fait nos ancêtres, et ceux qui s'acquittent de la sorte de leurs obligations, la faveur populaire et le renom glorieux ne peuvent manquer de récompenser les services éclatants rendus par eux à la république. Parmi les préceptes relatifs à l'utile, Antipater de Tyr, Stoïcien mort naguère à Athènes, juge que Panétius en a omis deux : le soin de la santé, et celui de la fortune, je crois que, si ce philosophe éminent les a passés sous silence, c'est parce que ce sont choses trop simples, d'une incontestable utilité d'ailleurs.
    La santé se conserve par la connaissance qu'on a de son corps, l'attention qu'on porte à ce qui peut être utile ou nuisible, la sobriété, les soins physiques, enfin par l'art des spécialistes que cela concerne. Quant au patrimoine, il faut le constituer par des moyens honorables, le conserver par une économie vigilante, l'augmenter par les mêmes moyens. Xénophon, disciple de Socrate, a fort bien traité ce sujet dans le livre intitulé Économique; je l'ai, quand j'avais ton âge, traduit du grec en latin. Mais pour tout ce qui regarde l'art d'amasser, de placer l'argent, je voudrais pouvoir dire de le dépenser, on en sait plus long chez quelques honnêtes gens qui siègent au milieu du portique de Janus, que dans aucune école ou chez aucun philosophe. Il faut être renseigné sur tout cela, car cela rentre dans l'utile dont nous traitons dans ce livre.

25.  

    Reste la comparaison qu'il est souvent nécessaire de faire entre deux choses utiles; c'est, tu te le rappelles, notre quatrième point, omis par Panétius. On compare les biens extérieurs au bien-être du corps, puis les formes qu'il peut prendre entre elles, enfin les biens extérieurs entre eux. On compare les biens extérieurs au bien-être du corps quand on préfère la santé à la richesse, on compare entre elles les différentes sortes de bien-être corporel quand on fait passer la santé avant le plaisir, la force avant la rapidité, on compare les biens extérieurs les uns aux autres quand on met la gloire au-dessus de la richesse, les revenus urbains au-dessus de ceux qui se tirent des champs. C'est à ce dernier genre de comparaison que se rapporte un mot de Caton l'Ancien. On lui demandait quelle source de richesse il appréciait le plus : « Un élevage prospère » répondit-il. Et quoi encore? « Un élevage assez prospère. » Et en troisième lieu : « L'élevage encore, ne fût-il pas prospère. » - Et quatrièmement ? « Le labourage. » Celui qui posait ces questions ayant demandé: « Du prêt à intérêt, que penser ? » - « De l'assassinat que penser ? » dit Caton. Par cet exemple et beaucoup d'autres, on doit connaître que c'est la coutume de comparer entre elles les choses utiles et que nous avons eu raison de joindre ce chapitre à notre étude des bonnes règles de conduite. Nous allons poursuivre maintenant.