CICÉRON
   
TRAITÉ DES LOIS
   
~  Livre III  ~
   
( 52 av. J.-C. )
 

 
Ch. Appuhn, Cicéron, De la République, Des lois, Paris, 1954 ).
 

 
I  II  III  IV  V  VI  VII  VIII  IX  X  XI  XII  XIII  XIV  XV  XVI  XVII  XVIII  XIX  XX
 

 

I.
  

   [1] MARCUS. – Je continuerai, comme je me le suis proposé, de suivre cet homme divin dont l'éloge revient peut-être plus souvent que de raison, l'admiration qu'il m'inspire aidant.

   ATTICUS. – C'est de Platon que tu parles sans doute ?

   MARCUS. – De lui-même, Atticus.

   ATTICUS. – Tu ne le loueras jamais trop ni trop souvent ; les gens même de ma secte, qui ne veulent de louanges que pour leur maître, me laissent toute liberté d'aimer Platon.

   MARCUS. – Ils font bien, par Hercule. Qu'y a-t-il en effet de plus digne de ton goût raffiné, à toi qui dans ta vie et dans tes discours sais unir, chose bien difficile, l'agrément des manières avec le sérieux du fond.

   ATTICUS. – Je me félicite de t'avoir interrompu, puisque cette interruption m'a valu de toi un témoignage si flatteur. Mais poursuis le discours que tu as commencé.

   MARCUS. – Donnons donc d'abord à la loi la place qui lui revient et l'éloge qu'elle mérite.

   ATTICUS. – Très bien, c'est ainsi que tu as fait pour les lois religieuses.

   [2] MARCUS. – Vous voyez donc quelle est la puissance du magistrat ; il est au premier rang, il prescrit ce qui est juste, utile, conforme aux lois. Les lois en effet sont au-dessus des magistrats tout de même que les magistrats au-dessus du peuple ; et l'on peut dire en vérité que le magistrat est la loi parlante, comme la loi est le magistrat muet. [3] Or rien n'est aussi conforme au droit et à l'ordre de la nature (par où j'entends la loi et nulle autre chose), qu'un pouvoir de commandement sans lequel aucune famille, aucune cité, aucune nation, non plus que le genre humain tout entier, la nature et le monde ne pourraient subsister. Le monde obéit à Dieu. Au monde obéissent et les terres et les mers, et la vie de l'homme est soumise aux commandements d'une loi suprême.

 
II.
 

   [4] Mais pour en venir à ce qui nous touche de plus près et nous est plus connu, observez que toutes les nations anciennement étaient soumises à des rois. Ce pouvoir royal de commandement, on le déféra d'abord aux hommes les plus justes et les plus sages ; et tel fut le principe en vigueur dans notre État aussi longtemps que la puissance royale y subsista. Puis c'est aux descendants des rois que la royauté fut attribuée ; telle est encore la règle dans les pays où ils règnent. Quant aux peuples auxquels la royauté ne convient pas, ils n'ont pas voulu n'obéir à personne, mais seulement ne pas obéir toujours à un seul. Pour nous qui donnons des lois à des peuples libres et qui avons précédemment, dans six livres, exposé nos idées sur la meilleure forme de gouvernement, nous ne proposerons ici que des textes législatifs en rapport avec la constitution qui a notre préférence.
   [5] Il faut donc des magistrats puisque, sans leur savoir-faire et leur vigilance, une cité ne peut subsister ; et c'est à bien définir leurs fonctions que consiste l'art de gouverner la république. Mais il ne suffit pas de leur prescrire les règles à observer dans le commandement, il faut dire aussi comment les citoyens doivent obéir. Pour bien commander en effet, il est nécessaire d'avoir obéi quelque temps, et qui sait obéir paraît digne de commander un jour. Il faut donc que celui qui obéit espère qu'il commandera plus tard et que celui qui commande n'oublie pas que bientôt il devra obéir. Il ne suffit pas que les citoyens soient soumis aux magistrats et leur obéissent, nous voulons aussi qu'ils les honorent et les aiment ; c'est ce que dit Charondas dans ses lois. Notre cher Platon a traité de descendants des Titans ceux qui se révoltent contre les magistrats comme les Titans se révoltèrent contre les dieux. Maintenant venons aux lois, si vous le voulez bien.

   ATTICUS. – Pour moi j'approuve ce que tu dis et la marche que tu suis.

 
III.
 

   [6] MARCUS. – " Que les commandements soient justes et que les citoyens y obéissent de plein gré sans faire difficulté.
   Que le magistrat contraigne le citoyen désobéissant et dangereux par l'amende, la prison, le fouet, à moins qu'une autorité égale ou supérieure, ou le peuple, ne s'y oppose ; c'est à eux qu'il faut en appeler.
   Quand le magistrat aura prononcé sa sentence, c'est devant le peuple que doit être discutée l'amende ou la peine infligée.
   A l'armée il n'y a point d'appel contre les ordres du chef ; quoi qu'ordonne celui qui dirige les opérations militaires, sa volonté à force de loi.
   Qu'il y ait pour les diverses fonctions un nombre convenable de magistrats de rang inférieur auxquels est dévolue une part d'autorité. A l'armée, qu'ils commandent quand ils ont eux-mêmes reçu des ordres, et soient les tribuns de ceux qu'ils commandent. Au dedans ils veilleront à la garde du trésor public ou des prisons ; exécuteront les sentences prononcées pour crimes capitaux ; marqueront au poinçon de l'État l'airain, l'argent et l'or ; jugeront les procès entre particuliers ; exécuteront les décrets du sénat.
   [7] Qu'il y ait des édiles pour avoir soin de la ville, de l'annone, des jeux publics et que cette dignité soit le premier degré permettant de s'élever à de plus hauts honneurs.
   Les censeurs feront le dénombrement du peuple suivant l'âge, les enfants, les esclaves et le revenu ; ils veilleront sur les temples, les rues de la ville, les eaux, le trésor et les impôts ; distribueront les citoyens en tribus, les répartiront par fortune, par âge et par ordres ; ils enregistreront les enfants des chevaliers et des miliciens à pied, ne permettront pas le célibat, surveilleront les moeurs, ne souffriront aucune tache dans le sénat. Ils seront deux, et leur magistrature aura une durée de cinq ans. Les autres magistrats exerceront leurs fonctions pendant un an ; l'autorité du censeur sera perpétuelle.
   [8] Que le préteur ait mission de dire le droit ; c'est lui qui jugera les procès entre particuliers ou les fera juger par un autre. Ce magistrat sera en même temps gardien du droit civil. Qu'il y ait autant de magistrats revêtus de la même autorité que le sénat l'aura décrété ou le peuple ordonné. Deux magistrats exerceront le commandement qui, dans une monarchie, appartient au roi ; on leur donnera le nom de prêteurs, de juges, de consuls, suivant leur fonction " praeesse, judicare, consulere " (tenir le premier rang, juger, veiller sur la cité). A l'armée ils auront un pouvoir absolu, sans devoir obéissance à personne. Que le salut du peuple soit pour eux la loi suprême.
   [9] Le même homme ne pourra être choisi comme consul qu'après dix ans.
   On observera l'âge fixé par la loi annale.
   En cas de guerre redoutable, de troubles civils, qu'un seul magistrat, si le sénat l'ordonne, réunisse pour six mois seulement l'autorité des deux consuls et que, nommé sous d'heureux auspices, il soit le maître du peuple. Que le maître de la cavalerie ait un pouvoir égal à celui du magistrat qui dit le droit. Quand les consuls ou le maître du peuple viendront à disparaître, qu'il n'y ait pas d'autres magistrats ; les patriciens prendront les auspices et désigneront ceux d'entre eux qui pourront procéder rituellement à l'intronisation des consuls élus par les comices. Les chefs pourvus d'un commandement militaire, les autorités, les légats que le sénat aura institués ou que le peuple aura désignés sortiront de la ville ; que l'on fasse justement des guerres justes ; que l'on ménage les alliés ; que l'on ne s'abandonne pas à des excès et qu'on ne permette pas aux siens de s'y abandonner ; il faut ajouter à la gloire de son peuple et rentrer chez soi avec honneur.
   Que personne ne soit nommé légat dans son intérêt propre.
   Que la plèbe nomme dix tribuns qui seront son secours contre la violence ; que les défenses qu'ils auront intimées et les décisions qu'ils auront fait voter par la plèbe soient respectées ; qu'ils soient eux-mêmes inviolables et que la plèbe ne reste jamais sans tribun.
   [10] Tous les magistrats auront leurs auspices et leur juridiction ; c'est d'eux que le sénat sera formé, et ses décrets seront respectés, à moins qu'une puissance égale ou supérieure ne s'y oppose ; les sénatus-consultes seront conservés par écrit. L'ordre sénatorial sera sans tache et servira de modèle aux autres.
   Que dans les élections, les jugements, les votes pour ou contre une loi proposée, les suffrages soient, quand on va aux voix, connus de l'élite et libres pour le peuple.

 
IV.
 

   " S'il y a quelque affaire qu'il soit nécessaire de régler et qui ne soit pas de la compétence des magistrats en exercice, il faudra que le peuple crée un magistrat et, lui donne le pouvoir légal de la régler. Que le consul, le préteur, le dictateur, le maître de la cavalerie et celui que le sénat prépose à l'élection des consuls aient le droit de convoquer l'assemblée du peuple et les sénateurs. Que les tribuns que la plèbe aura élus aient le droit de convoquer le sénat et qu'ils portent devant le peuple les décisions prises.
   Que dans les assemblées du peuple et du sénat on montre de la modération.
   [11] Que le sénateur non présent justifie son absence ou qu'une faute lui soit imputée ; qu'il parle quand viendra son tour et avec mesure ; qu'il défende la cause du peuple.
   Que le peuple s'abstienne de la violence. Qu'une autorité égale ou supérieure prévale. S'il s'élève quelque trouble, que l'auteur en soit tenu pour criminel. Que celui qui s'oppose à une mauvaise mesure soit regardé comme un bon citoyen.
   Qu'avant la discussion on prenne les auspices ; qu'on obéisse aux augures ; les propositions une fois promulguées seront mises par écrit dans l'aerarium ; et qu'on ne mette pas en discussion plus d'une proposition à la fois ; on exposera l'affaire au peuple et l'on permettra que les magistrats et les simples particuliers fassent connaître leur opinion.
   Qu'on ne propose pas de lois d'exception ; qu'on ne porte point d'accusation capitale contre un citoyen, sinon dans un grand comice comprenant ceux que les censeurs auront mis au nombre des citoyens.
   Qu'on ne reçoive ni ne donne de présents, quand on brigue une charge ou qu'on l'exerce ou qu'on l'a quittée. Que pour quiconque aura enfreint cette règle, il y ait une peine en rapport avec le mal qu'il a fait.
   Que les censeurs soient les gardiens de la loi. Que les hommes rentrant dans la vie privée leur rendent compte de leurs actes, sans que par là ils puissent s'affranchir de la loi. "

   J'ai énoncé le texte de la loi. Votez maintenant, je vous ferai donner une tablette.

 
V.
 

   [12] QUINTUS. – Avec quelle concision tu as tracé, mon frère, le tableau de toutes les magistratures. Mais c'est presque exactement celui de notre république, à part quelques petites nouveautés.

   MARCUS. – Rien de plus juste que cette observation, Quintus ; j'ai eu en vue en effet la république dont Scipfon fait l'éloge dans mon traité, celle dont il loue particulièrement le gouvernement tempéré ; elle n'aurait jamais pu exister sans une magistrature constituée comme je viens de le dire. Sachez-le, en effet, l'État repose sur les magistrats qui sont à sa tête ; et c'est de la façon dont les pouvoirs publics sont organisés que dépend la forme du gouvernement.
   Nos ancêtres ayant établi à cet égard des règles très sages et avec beaucoup de mesure, je n'ai rien ou presque rien eu à changer à leurs lois.

   [13] ATTICUS. – Tu voudras bien, comme tu l'as fait pour la loi religieuse sur mon observation et à ma demande, développer les motifs que tu as de préférer cette organisation des pouvoirs publics.

   MARCUS. – Je ferai selon ton désir, Atticus ; j'exposerai, sur cette matière, les recherches des Grecs les plus éclairés et les opinions qu'ils ont soutenues ; après quoi, suivant la marche que j'ai adoptée, j'arriverai à notre législation.

   ATTICUS. – Cette façon de procéder répond tout à fait à mon attente.

   MARCUS. – J'ai déjà en grande partie traité ce sujet dans le livre où je cherchais la meilleure forme de gouvernement. Mais il reste à examiner au sujet des magistrats quelques points que Théophraste d'abord, puis Diogène le Stoïcien, ont étudiés avec un soin particulier.

 
VI.
 

   [14] ATTICUS. – Tu dis vraiment ? les Stoïciens eux aussi ont traité ce sujet ?

   MARCUS. – Non, à l'exception de celui que je viens de nommer, et, après lui, d'un grand homme et des plus instruits, Panétius. Les anciens Stolciens en effet, ont traité de l'État dans leurs conversations orales seulement, avec pénétration sans doute, mais sans avoir en vue comme nous en ce moment l'application au peuple et à la société civile de leurs principes. Les enseignements qui s'y rapportent ont plutôt leur origine dans l'école à laquelle je me rattache, Platon en tête. Plus tard Aristote traita avec clarté de toute la législation propre aux cités, et aussi Héraclide du Pont, disciple d'ailleurs de Platon. Quant à Théophraste, élève d'Aristote, il s'occupa constamment de ces matières ; et Dicéarque, lui aussi de l'école d'Aristote, s'appliqua aux mêmes études. Enfin Démétrius de Phalère, dont j'ai déjà parlé et qui procède de Théophraste, tira la doctrine de la tranquille retraite qui plaît aux savants, pour la conduire avec un art digne d'admiration, non seulement au grand jour et au milieu de la poussière, mais au plus fort de la bataille. On pourrait citer en effet aussi bien les hommes ayant joué un grand rôle dans l'État et de médiocre savoir, que des hommes très savants et qui ne brillèrent pas quand ils se mêlèrent des affaires publiques. Mais l'homme qui excelle à la fois dans le gouvernement des affaires et dans les études théoriques, Démétrius mis , à part, on le chercherait en vain.

   ATTICUS. – On peut le trouver, je crois, peut-être dans un de nous trois. Mais continue comme tu as commencé.

 
VII.
 

   [15] MARCUS. – Ces auteurs dont je parle ont donc discuté ce point : convient-il qu'il y ait dans la cité un magistrat unique auquel obéissent les autres, ainsi que nos ancêtres l'ont jugé bon après l'expulsion des rois ? Le gouvernement monarchique qui avait plu d'abord étant tombé dans le discrédit, moins à cause de son caractère propre que par la faute d'un mauvais roi, c'est le nom de roi qu'il semble qu'on ait proscrit, en gardant la chose, si un seul magistrat commande à tous les autres.
   [16]
 C'est pourquoi ce n'est pas sans motif que Théopompe à Sparte voulut opposer les éphores aux rois, et que chez nous ce sont les tribuns qui s'opposent aux consuls. Car au consul appartiennent tous les pouvoirs, et tous les magistrats lui obéissent, à l'exception du tribun, qui fut créé plus tard, afin d'empêcher que les abus dont on s'était plaint ne pussent se renouveler. L'établissement d'un magistrat qui fût indépendant, soustrait à l'autorité des consuls, fut la première atteinte portée à leur pouvoir ; la seconde fut l'appui qu'il prêta, non seulement aux autres magistrats, mais aux particuliers n'obéissant pas aux consuls.

   [17] QUINTUS. – Tu parles là d'une bien mauvaise institution, car une fois cette puissance accordée au tribun, l'élite perdit son importance prépondérante et c'est la multitude qui fit la loi.

   MARCUS. – Non, Quintus ; il était impossible que le pouvoir exercé par les seuls consuls ne parût pas au peuple avoir quelque chose d'orgueilleux et de violent. Ce tempérament a, dans une juste et sage mesure, établi une loi tutélaire pour tous . . .


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 
VIII.
 

   [18] " Qu'ils rentrent chez eux avec honneur ". L'honneur à part, il n'y a en effet, pour des gens de bien incapables de faire le mal, rien à rapporter ni de chez l'ennemi ni de chez les alliés. Il est manifeste aussi que rien n'est plus laid que de se faire déléguer pour un motif autre que l'intérêt public. Je passe sous silence la façon dont se conduisent ou se sont conduits à l'aide d'une délégation ceux qui poursuivent un héritage ou un contrat avantageux pour eux-mêmes. Cette poursuite est peut-être déjà condamnable quand des hommes quelconques s'y adonnent. Mais, je le demande, que peut-il y avoir de plus laid qu'un sénateur qui se délègue lui-même, sans commission, sans mandat, sans fonction publique ? C'est ce genre de délégation que j'aurais supprimé pendant mon consulat, quelque avantageux qu'il parût pour le sénat, et même j'aurais eu pour moi la très grande majorité des sénateurs, mais un tribun très irréfléchi se mit en travers. Du moins l'ai diminué la durée de ce genre de mission ; tandis qu'elle n'avait pas de terme, je l'ai réduite à un an. Cela reste une chose laide, mais qui ne dure pas. Mais revenons des provinces à la ville, si vous voulez bien.

   ATTICUS. – Nous le voulons bien ; mais à ceux qui sont dans les provinces cela ne plaît guère.

   [19] MARCUS. – S'ils obéissaient aux lois, Titus, rien ne leur serait plus doux que la ville ou que leur maison ; rien ne les fatiguerait plus, ne leur serait plus à charge que la province.
   Vient ensuite la loi qui assure aux tribuns de la plèbe le pouvoir qu'ils ont dans notre république ; cette disposition n'a pas besoin de commentaire.

   QUINTUS. – Au contraire, mon frère, je demande à savoir ce que tu penses de ce pouvoir. Pour moi, je le tiens pour dangereux : sorti de la sédition, il est fait pour provoquer la sédition. Il a son origine, si nous voulons nous en souvenir, dans la guerre civile ; le moment de sa création est celui où divers points de la ville étaient occupés ou assiégés par la plèbe. Promptement mis à mort comme doit l'être suivant la loi des Douze Tables un enfant d'une difformité monstrueuse, il ressuscita bientôt, plus affreux, plus horrible.

 
IX.
 

   De combien de maux n'a-t-il pas été cause ? Dès le début, comme il convenait à l'œuvre d'un homme ne respectant rien, il a ravi aux sénateurs tous les honneurs qui leur étaient dus ; il a voulu mettre les conditions les plus basses au niveau des plus hautes, a porté le trouble et la confusion dans la cité ; après avoir abattu l'autorité prépondérante des grands, il ne s'est pas tenu en repos. [20] Pour laisser de côté C. Flaminius et d'autres faits anciens, quel pouvoir le tribunat de Tib. Gracchus a-t-il laissé aux gens de bien ? Bien mieux, cinq ans auparavant, C. Curiatius, tribun de la plèbe, le dernier des hommes et le plus méprisable, n'a-t-il pas fait mettre en prison des hommes tels que D. Brutus et P. Scipion alors consuls ? On n'avait jamais rien vu de semblable. Et C. Gracchus avec ces projets de lois poignardant l'État, qu'il disait lui-même avoir déposés au forum pour provoquer les citoyens à s'entr'égorger, n'a-t-il pas bouleversé toute la république ? Que dire de Saturninus, de Sulpicius, et de quelques autres dont la république ne put même venir à bout que par la force des armes ?
   [21]
 Pourquoi d'ailleurs irais-je chercher des exemples anciens, alors que nous avons des faits récents et personnels ? Quel homme eût été assez audacieux, assez acharné dans son inimitié, pour penser à saper notre situation, s'il n'avait pu diriger contre nous l'arme acérée du tribunat ? N'en trouvant dans aucune maison, dans aucune famille, des hommes perdus de crimes ont jugé qu'il fallait, alors que la nuit se faisait sur la république, bouleverser les familles à leur profit. Et cela vraiment est un fait bien remarquable et bien glorieux, propre à rendre notre nom immortel, qu'ils n'ont pu trouver, quelque prix qu'ils y missent, aucun tribun pour le dresser contre nous, sinon un homme qui n'avait pas le droit de l'être. [22] Mais celui-là quels désastres n'a-t-il pas causés ! Tous ceux en vérité que, sans cause et sans raison, peut produire une bête mauvaise dont la fureur enflammée se nourrit d'autres et nombreuses fureurs.
   C'est pourquoi en pareille matière, j'approuve énergiquement Sylla qui, par sa loi, a enlevé aux tribuns le pouvoir de nuire en leur laissant celui de porter secours. Pour tout le reste, je donne à notre Pompée les plus hauts éloges ; sur la puissance tribunitienne je garde le silence. Blâmer me déplaît, louer je ne puis.

 
X.
 

   [23] MARCUS. – Tu vois très bien, Quintus, les vices du tribunat. Mais il est injuste dans toute accusation, d'omettre le bien pour ne tenir compte que du mal et ne mettre en lumière que les défauts. A juger ainsi, même le consulat mériterait le blâme, si l'on voulait énumérer, ce qui n'est pas mon intention, toutes les fautes qu'ont pu commettre des consuls. Il y a dans le pouvoir même des tribuns, je le reconnais, quelque chose de mauvais, mais le bien qu'on a voulu obtenir par ce moyen, sans le mal nous ne l'aurions pas. La puissance des tribuns de la plèbe est excessive, qui en doute ? Mais la violence populaire, beaucoup plus redoutable et plus agissante du fait qu'elle a un chef, est aussi plus facile à apaiser que si elle n'en avait pas. Un chef, en effet, sait quel risque il court s'il avance, l'emportement populaire ne calcule pas le danger. Mais, dira-t-on, on l'excite parfois. Oui, mais souvent aussi le tribun le calme. [24] Quel collège est tellement misérable que sur dix membres il n'y en ait pas un seul de raisonnable ? Ce Tib. Gracchus dont tu parles, un collègue l'a brisé, un collègue dont l'opposition ne l'arrêtait pas, et qu'il a même voulu destituer. Qu'est-ce donc qui le perdit, sinon cette tentative de ravir à un collègue le droit de lui faire de l'opposition ?
   Admire en cette matière la sagesse de nos ancêtres. Ils accordent à la plèbe ce pouvoir, les armes tombent, la sédition s'apaise : on a trouvé un tempérament grâce auquel les plus petits se croient égaux aux grands ; cela seul fait le salut de l'État.
   Mais, diras-tu, il y a eu deux Gracchus. C'est vrai et l'on peut en compter bien d'autres. Sur dix tribuns que l'on nomme chaque année, on n'en trouvera pas qui aient été vraiment funestes ; on en trouvera plusieurs qui ont péché par légèreté, et qui peut-être n'étaient pas gens de bien. Mais le premier ordre de l'État est à l'abri de l'envie ; la plèbe qui a son droit reconnu n'engage pas de luttes mettant la république en péril. [25] Ou bien donc il ne fallait pas, chasser les rois, ou bien il faut donner à la plèbe une liberté réelle, et non en paroles seulement ; elle lui a été donnée de telle façon qu'elle a écouté beaucoup d'hommes éminents et s'est inclinée devant l'autorité des premiers citoyens.

 
XI.
 

   Quant à notre affaire, mon cher et excellent frère, s'il est vrai que le pouvoir des tribuns y fut pour beaucoup, elle n'eut cependant pas le caractère d'une lutte soutenue avec l'institution du tribunat. Ce ne fut point la plèbe en effet dont la haine voulut nous perdre ; on ouvrit les prisons, on souleva les esclaves, et aux menaces ainsi accumulées s'ajouta la terreur militaire. Ce n'est pas tant contre ce fauteur de crimes auquel tu faisais allusion que j'ai dû lutter, l'état où se trouvait la république était le plus grave qui se pût ; si je n'eusse cédé, la patrie n'eût pas tiré longtemps profit du bien que je lui avais fait.
   L'événement le montra bien ; quel est en effet, je ne dis pas l'homme libre, mais l'esclave digne de la liberté qui n'eut à coeur mon salut ?
   [26] Si même il était arrivé que les services que j'ai rendus à la république ne fussent pas agréables à tous, si la violence d'une multitude animée de haine furieuse m'avait banni, si quelque tribun avait excité le peuple contre moi, comme Gracchus contre Laenas et Saturninus contre Métellus, je l'aurais supporté, mon cher Quintus, et m'en serais consolé, moins à l'aide des philosophes d'Athènes, dont c'est l'office de consoler, que par l'exemple des grands hommes qui, chassés de cette ville, ont mieux aimé se passer d'une patrie ingrate que demeurer dans une cité corrompue.
   Quant à Pompée, si tu n'approuves pas sa conduite à ce seul égard des tribuns, cela tient peut-être à ce que tu méconnais l'obligation où il était de ne pas voir seulement le parti le meilleur, mais de tenir compte d'une nécessité. Il a senti qu'il ne fallait pas refuser à cette cité de Rome cette puissance tribunitienne ; alors que notre peuple l'avait tant réclamée sans la connaître, comment pouvait-il s'en passer après l'avoir connue ? Ce fut l'acte d'un citoyen sage de ne pas laisser à un citoyen dangereusement populaire une cause qui, par elle-même, n'est pas mauvaise, et à laquelle le peuple est trop attaché pour qu'on puisse l'empêcher de prévaloir.
   Tu sais, mon frère, que l'usage, dans un entretien tel que le nôtre, est, pour que celui qui parle puisse passer à autre chose, de dire : " tu as tout à fait raison " ou " c'est bien cela. "

   QUINTUS. – Pour ma part je ne donne pas mon assentiment, je voudrais cependant que tu continuasses.

   MARCUS. – Tu persistes, n'est-ce pas, dans ton ancienne opinion ?

   QUINTUS. – Oui, par Hercule, je m'y tiens.

   ATTICUS. – Pour moi je ne suis pas de l'avis de Quintus. Mais écoutons ce qui te reste à dire.

 
XII.
 

   [27] MARCUS. – On a donné donc à tous les magistrats, auspices et juridiction : juridiction pour qu'il y eût un pouvoir d'émanation populaire auquel on pût en appeler ; des auspices pour pouvoir ajourner beaucoup d'assemblées inutiles qui devraient se tenir. Souvent en effet les dieux immortels ont, par des auspices, arrêté l'élan injuste du peuple. Le sénat sera composé de ceux qui auront exercé une magistrature, disposition populaire sans doute, puisque, supprimant la désignation par les censeurs, elle ne permet à personne de se hausser au rang suprême sinon par le suffrage du peuple. Mais tout de suite après il y a un correctif qui consolide l'autorité du sénat. Vient en effet cette formule : " Que les décrets du sénat aient force de loi. " S'il est entendu que les décisions intéressant l'État sont du domaine du sénat, qu'elles sont soutenues par tout le monde, que les ordres inférieurs acceptent que la république soit gouvernée par les conseils de l'ordre le plus élevé, on pourra, par un partage des droits, donner la puissance au peuple, l'autorité au sénat ; et la cité se maintiendrait ainsi dans un juste milieu et dans la concorde, surtout si l'on obéit à la loi qui vient ensuite. " Que cet ordre soit sans tache ; qu'il serve de modèle aux autres. "

   QUINTUS. – Cette loi est belle, mon frère, et d'une grande portée, qui veut que l'ordre sénatorial soit sans tache, elle réclame un censeur qui l'applique.

   [29] ATTICUS. – Dans cet ordre cependant, bien qu'il te soit tout acquis et garde de ton consulat un souvenir reconnaissant, il y a, dirai-je sans vouloir t'offenser, de quoi épuiser de fatigue, non seulement des censeurs, mais tous les juges.

 
XIII.
 

   MARCUS. – Laissons cela, Atticus : nous ne parlons pas ici du sénat et des hommes d'à présent, mais de ceux qui viendront plus tard, s'il en est qui veuillent se soumettre aux lois que nous édictons. Puisqu'en effet la loi ordonne que l'on soit sans tache, nul individu taré ne sera jamais au nombre des sénateurs. C'est là, il est vrai, une condition difficile à maintenir, à moins qu'une certaine éducation et une certaine discipline n'interviennent. Nous en dirons peut-être quelque chose si l'occasion s'en présente et que nous ayons le temps.

   [30] ATTICUS. – Pour l'occasion, certes elle ne nous manquera pas, puisque tu traites avec méthode des lois ; quant au temps, la longueur du jour nous en laisse autant qu'il en est besoin. Pour moi, si tu négliges ce point, j'insisterai pour que tu parles au moment voulu de l'éducation et de la discipline.

   MARCUS. – De cela et de tout autre point que j'aurai pu omettre.
   " Que cet ordre serve de modèle. " Ce principe posé contient tout. Tout de même en effet que les passions et les vices des grands corrompent habituellement toute la cité, leur empire sur soi la corrige et la réforme. Un grand homme, notre ami L. Lucullus, à ceux qui lui reprochaient la magnificence de sa villa de Tusculum, répondait : " J'ai deux voisins : au-dessus de moi un chevalier romain, au-dessous un affranchi : leurs habitations sont magnifiques ; on doit bien me passer ce qu'on passe à des gens de moindre qualité. " Et on louait beaucoup cette réponse qu'on jugeait très pertinente. Mais ne vois-tu pas, Lucullus, que c'est l'exemple donné par toi qui a excité en eux le désir ? Si tu n'avais pas été le premier à le faire, on ne leur passerait pas ce qu'on leur passe. [31] Qui en effet supporterait que ces individus remplissent leurs maisons de campagne de statues, de tableaux ravis tantôt au domaine public, tantôt même aux temples et aux lieux consacrés ? Qui ne voudrait frapper en eux la sensualité déréglée, si ceux qui devraient porter le premier coup n'étaient pas esclaves des mêmes passions ?

 
XIV.
 

   Si grave en effet que soit en lui-même le mal quand les grands commettent des fautes, il l'est encore bien plus du fait qu'on les imite. Si l'on déroule les souvenirs du passé, on peut voir que tels furent les hommes occupant le premier rang dans la cité, telle aussi fut la cité elle-même, et que toute altération survenue dans leurs moeurs a eu pour suite une altération pareille dans celles du peuple. [32] Cette remarque a un peu plus de vérité que celle de notre cher Platon, qui dit qu'un changement dans la musique est une révolution dans l'État. Pour moi, je pense que ce sont les habitudes de vie des grands qui changent les moeurs des cités. C'est par là que les vices des grands sont particulièrement funestes à l'État ; non seulement ils s'adonnent eux-mêmes à ces vices, mais ils les répandent dans la cité et, nuisibles par leur propre corruption, ils le sont encore parce qu'ils corrompent les autres ; leur exemple est plus funeste que leur faute. Cette loi qui s'étend à tout un ordre on peut aussi la restreindre. Peu, très peu de citoyens, revêtus de charges et de dignités, suffisent pour corrompre ou redresser les moeurs d'une cité. Mais en voilà assez pour le moment et, dans les livres sur la république, nous avons traité ce sujet plus amplement. Passons à ce qui doit suivre.

 
XV.
 

   [33] L'article suivant est relatif aux suffrages que je veux qui soient connus de l'élite et libres pour le peuple.

   ATTICUS. – Par Hercule, j'ai écouté avec attention, et je n'ai compris ni l'esprit ni les termes de cette loi.

   MARCUS. – Je vais te renseigner, Titus, et traiter un sujet difficile et qui a donné lieu à bien des discussions il s'agit de savoir si, dans l'élection d'un magistrat, le jugement d'un accusé, le vote ou la discussion d'une loi, il vaut mieux que les suffrages soient secrets ou publics.

   QUINTUS. – Y a-t-il donc doute sur ce point aussi ? J'ai peur de me trouver de nouveau en désaccord avec toi.

   MARCUS. – Non Quintus ; mon opinion sur ce point est celle que, je le sais, tu as toujours professée : le mieux est de donner son suffrage à voix haute ; mais peut-on faire en sorte que telle soit la règle ? Telle est la question.

   [34] QUINTUS. – Mon frère, si tu veux bien me le permettre, je dirai que voilà une distinction éminemment propre à tromper les gens sans expérience et très souvent funeste à l'État : déclarer un principal vrai et juste en lui-même, mais nier qu'on le puisse mettre en application, c'est-à-dire l'imposer malgré la résistance du peuple. D'abord on triomphe de cette résistance quand on agit avec fermeté, et ensuite mieux vaut succomber en maintenant la bonne cause, que s'incliner devant la mauvaise. Qui ne voit que la loi établissant le scrutin secret a ravi à l'élite toute l'autorité qu'elle pouvait avoir ? Cette loi, jamais un peuple libre n'en a senti le besoin ; il la réclame avec insistance quand il est opprimé sous la puissance et la domination des grands. C'est pourquoi les votes à haute voix relatifs aux hommes les plus puissants sont plus accablants que les votes au scrutin secret.
   Il fallait donc enlever aux puissants cet appétit d'entraîner les suffrages dans les mauvaises causes, et ne point donner au peuple une retraite où, à l'insu des gens de bien, il pût cacher dans un bulletin son vote reprochable. C'est pourquoi cette façon de voter n'a jamais eu pour soutien ni pour auteur un seul bon citoyen.

 
XVI.
 

   [35] Il y a en effet quatre lois sur le scrutin secret ; la première sur l'élection des magistrats : elle fut soutenue par Gabinius, un homme inconnu et méprisable. Vint ensuite deux ans plus tard une deuxième loi Cassia sur les jugements rendus par le peuple. Son auteur L. Cassius était de la classe des nobles mais, sauf le respect dû à sa famille, il était en désaccord avec les bons citoyens et cherchait par tout moyen à se concilier la faveur du peuple ; la troisième, relative au vote ou au rejet des lois, était de Carbon, un factieux, un mauvais citoyen ; quand il voulut revenir au parti des honnêtes gens, il ne put même pas obtenir d'eux son propre salut. [36] Le vote à voix haute ne subsistait plus que pour le crime de haute trahison, qu'avait excepté Cassius lui-même. Caelius le soumit comme les autres au scrutin secret mais, jusqu'à la fin de sa vie, il se repentit d'avoir, pour accabler C. Popilius, causé à la république un si grand dommage. Notre aïeul, homme d'une vertu singulière, s'opposa toute sa vie à M. Gratidius dont il avait épousé la soeur, notre grand-mère. Gratidius voulait introduire cette loi ici, il soulevait, comme on dit, les flots dans un vase en attendant que Marius, son fils, les soulevât dans la mer Egée. Informé de ce qui se passait le consul Scaurus dit à notre aïeul : " Plût au ciel, Cicéron, qu'un homme de ton courage et de ta vertu eût mieux aimé vivre avec nous dans la république souveraine que dans une république municipale ! "
   [37] Ainsi puisque nous ne passons pas ici en revue les lois du peuple romain, mais rétablissons celles qui ont été supprimées ou en faisons de nouvelles, tu devrais proposer, non ce qu'on peut obtenir du peuple, mais ce qui est le meilleur. Ton cher Scipion porte encore la responsabilité de la loi Cassia que son appui fit voter. Toi, si tu fais passer cette loi du scrutin secret, tu te chargeras aussi d'une responsabilité, car elle ne me plaît point, non plus qu'à notre ami Atticus, autant que je puis en juger à son visage.

 
XVII.
 

   ATTICUS. – Pour moi je n'ai jamais été pour les institutions populaires et je crois que la meilleure des républiques est celle où dominent les meilleurs, comme au temps où ton frère était consul.

   [38] MARCUS. – Je le vois, vous rejetez la loi sans qu'il soit besoin de scrutin. Mais pour ce qui est de moi, je l'affirme à nouveau, bien que Scipion en ait assez dit pour défendre sa thèse dans le traité de la République, j'accorde au peuple cette liberté dont-vous ne voulez pas, dans des conditions telles que les bons citoyens aient une influence prépondérante et la gardent.
   Voici en effet comment j'ai énoncé la loi relative aux suffrages : " Qu'ils soient connus de l'élite et libres pour le peuple " ; loi qui implique cette conséquence qu'elle abolit toutes les lois faites postérieurement pour cacher son vote par tout moyen, pour empêcher qu'on ne regarde le bulletin d'autrui, qu'on ne pose de questions ou qu'on n'adresse des appels. La loi Maria a même rétréci les ponts.
   [39] Si ces règlements sont, comme c'est le cas pour la plupart, des obstacles opposés à la brigue, je ne les blâme point ; mais si ces lois n'ont pas eu le pouvoir de supprimer la brigue, je consens à laisser au peuple son bulletin comme un instrument de liberté, pourvu qu'il le montre aux citoyens les meilleurs et méritant le plus de considération, et qu'ensuite il le leur offre : la liberté consisterait ainsi dans le pouvoir donné au peuple d'agir de façon à satisfaire les bons citoyens.
   Quant à ce que tu disais tout à l'heure, Quintus, que le scrutin secret condamne moins souvent que ne faisait le vote à haute voix, cela tient à ce qu'il suffit au peuple de pouvoir condamner. Qu'il conserve ce droit ; quant à la décision, elle appartient à ceux qui ont pris de l'autorité sur le peuple ou ont capté sa faveur. Si donc, pour laisser de côté les suffrages achetés par des largesses, la brigue venait à disparaître, ne vois-tu pas que les suffrages se régleraient sur l'opinion des meilleurs ? Ainsi notre loi, en donnant une forme de liberté, maintient l'autorité des gens de bien et fait disparaître toute cause de dissension.
 

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XVIII.
 

   [40] La loi désigne ensuite ceux qui ont le droit de convoquer le peuple ou le sénat. Une loi belle et de grande portée à ce que je crois : " Que dans les affaires traitées dans une assemblée du peuple ou au sénat on observe une juste mesure, " c'est-à-dire le calme et la pondération. Celui qui parle en effet règle et façonne, non seulement l'âme et la volonté de ses auditeurs, mais on pourrait presque dire leurs visages. Cela n'est pas difficile au sénat, car un sénateur n'est pas un homme dont tout l'effort d'esprit se rapporte à l'auditeur, il veut être considéré pour lui-même. Le sénateur à trois obligations assister aux séances, car les décisions prises ont plus de poids quand l'assemblée est nombreuse ; donner son avis à son tour, c'est-à-dire quand il y est invité ; le donner avec mesure, ne pas parler indéfiniment, car la brièveté, quand on donne son opinion, est un grand mérite, non seulement dans un sénateur, mais dans un orateur en général. Il ne faut jamais faire de longs discours à moins que le sénat ne s'égare, ce qui vient très souvent d'une ambition coupable et, si nul magistrat n'intervient, fait qu'il est utile de gagner une journée, ou encore quand l'affaire en cause est si importante que, pour agir sur le coeur ou sur l'esprit, il faille déployer toutes les ressources de l'éloquence. Dans les deux genres triomphait notre Caton.
   [41] La loi ajoute : " Qu'il embrasse toute la chose publique " ; il est indispensable au sénateur de connaître la chose publique, et cette connaissance est étendue : le nombre des soldats dont l'État dispose, les ressources du trésor public, les alliés, les amis, les tributaires de la république, les lois, les conventions, les traités. Il faut savoir aussi les usages des délibérations, les exemples donnés par les ancêtres. Vous voyez quelle science, quelle activité, quelle mémoire tout cela exige ; et à défaut de ces connaissances, un sénateur ne sera jamais prêt.
   [42] Viennent ensuite les assemblées du peuple et là le point est : " Pas de violences. " Rien en effet de plus funeste aux États, rien d'aussi contraire au droit et aux lois, rien de moins digne d'un citoyen et d'un homme que d'avoir recours à la violence dans un État organisé. La loi réclame aussi qu'on se soumette quand il y a de l'opposition. Rien de plus juste ; car il vaut bien mieux qu'une bonne mesure soit empêchée que non pas qu'une mauvaise soit acceptée.

 
XIX.
 

   Dans ce que j'ai dit au sujet des mesures à prendre contre les fauteurs de troubles, je n'ai fait que suivre l'avis de Crassus, un homme d'une très grande sagesse. Le sénat lui donna raison quand il décida, après avoir entendu le rapport du consul C. Claudius sur la sédition de C. Carbon, qu'il ne pouvait y avoir de trouble contre la volonté du promoteur d'une réunion populaire, attendu qu'il lui était toujours loisible de la dissoudre quand il y avait de l'opposition et que la réunion commençait à être troublée. Celui qui excite le trouble, alors qu'il ne peut rien obtenir par une voie régulière, cherche la violence et, suivant notre loi, il ne le fera pas impunément.
   L'article suivant porte : " Celui qui s'oppose à une mesure dangereuse sera réputé bon citoyen. " [43] Qui ne voudrait venir en aide à la chose publique pour mériter un si bel éloge auquel la loi lui donne droit ?
   Puis viennent des dispositions qui font partie de notre droit public et de nos institutions : " Que l'on observe les auspices, que l'on obéisse à l'augure. " Or il est du devoir d'un bon augure de se rappeler que, dans les circonstances graves, il doit être au service de l'État ; qu'il a été adjoint à Jupiter très bon et très grand en qualité de conseiller et de ministre, tout de même que lui sont adjoints ceux qu'il a chargés de prendre les auspices, et que, si on lui a attribué certaines régions du ciel, c'est pour qu'il puisse bien servir l'État. Il est question ensuite de la promulgation des lois, des affaires à traiter séparément, de l'audience à donner aux particuliers ou aux magistrats.
   [44] Après quoi, l'on trouve deux très belles lois empruntées aux Douze Tables : l'une supprime les exceptions au droit commun, l'autre interdit toute poursuite pouvant entraîner une condamnation capitale prononcée contre un citoyen, sinon dans un grand comice. On ne connaissait pas encore des tribuns séditieux, on ne pouvait même les imaginer ; et c'est là un motif d'admirer que nos ancêtres aient eu de l'avenir une telle prévision. Ils n'ont pas voulu qu'on fît des lois contre des particuliers, car c'est contraire au droit commun. Quoi de plus injuste, la loi ayant pour caractère essentiel d'imposer à tous les mêmes obligations ?
   Ils ont interdit de proposer une loi sur des individus ailleurs que dans les comices par centuries. En effet, distribué selon le cens, l'ordre et l'âge, le peuple vote avec plus de sagesse que lorsqu'il est convoqué confusément par tribu.
   [45] Voilà pourquoi, dans mon affaire, L. Cotta, un homme d'un grand esprit et très avisé, disait avec vérité qu'on n'avait entrepris aucune action contre moi. Outre en effet que, dans ces comices étaient intervenus des esclaves en armes, une accusation capitale ne pouvait être jugée dans un comice par tribu, et il ne pouvait y avoir d'exception au droit commun. C'est pourquoi je n'avais aucun besoin d'une loi spéciale en ma faveur, rien ne s'étant fait légalement contre moi. Mais j'ai pensé, avec plusieurs personnages très éminents, qu'il valait mieux opposer au jugement prétendu d'esclaves et de brigands l'opinion de toute l'Italie.

 
XX.
 

   [46] Les lois suivantes sont relatives aux sommes d'argent acceptées et à la brigue. Comme en cette matière il faut réprimer plutôt par des jugements que par des paroles, elles ajoutent : " Que la peine soit en rapport avec le mal causé " ; de façon que chacun ait à souffrir de son propre crime : la violence sera punie par la mort, l'avidité par une amende, l'ambition des honneurs par l'infamie. Les dernières lois ne sont point en usage parmi nous, mais elles sont nécessaires à l'État. Nous n'avons point pour nos lois de moyens assurés de conservation. C'est pourquoi nous prenons pour lois les textes que veulent nos appariteurs, nous les demandons aux copistes, car nous n'avons pas d'archives publiques. Les Grecs sont à cet égard plus soigneux, et ont des gardiens des lois, qui ne conservent pas seulement les textes originaux (cette institution existait chez nos ancêtres), mais observent les façons d'agir des hommes et les rappellent à la légalité. [47] On devrait donner ce soin aux censeurs, puisque nous voulons toujours en avoir dans la république. Aux censeurs également les magistrats rendront compte de leur gestion, et les censeurs porteront sur elle un premier jugement. C'est ce qui se fait en Grèce par le moyen d'accusateurs publics. Ces accusateurs ne peuvent cependant avoir de l'autorité, si ce n'est pas par un acte de libre volonté qu'ils accusent. Il est préférable en conséquence que l'on rende ses comptes, que l'on défende sa cause devant les censeurs, en réservant toutefois son droit entier à la loi, à l'accusateur et au tribunal.
   Mais j'ai assez parlé des magistrats, à moins que vous n'ayez besoin de quelque chose de plus.

   ATTICUS. – Alors même que nous nous tairions, le point où tu t'es arrêté montre assez ce qui te reste à dire.

   MARCUS. – Ce qui me reste à dire ? Tu veux, je pense, parler des jugements, Pomponius, car ce sujet est lié à ce qui concerne les magistrats.

   [48] ATTICUS. – Mais quoi ? penses-tu n'avoir rien à dire du droit civil romain, ainsi que tu l'avais résolu ?

   MARCUS. – Mais qu'est-ce enfin que tu demandes ?

   ATTICUS. – Ce que je demande ? Ce que ne peuvent décemment ignorer ceux qui se mêlent des affaires publiques. Car tu le disais tout à l'heure, je ne lis les lois que grâce aux copistes, et j'observe que parmi les magistrats il en est qui, dans leur ignorance des lois, ne savent que ce que veulent les appariteurs. Si donc à propos des lois sur la religion, tu as cru devoir parler d'un procédé à employer pour se libérer des sacrifices, tu dois, après avoir traité amplement de l'institution des magistrats, parler de leur pouvoir et de leurs droits.

   [49] MARCUS. – Je le ferai brièvement, si je puis, car le collègue de ton père, M. Junius, a, dans un ouvrage qu'il lui a dédié, traité longuement ce sujet avec compétence et avec soin, à mon avis. A l'égard du droit naturel je devais penser et parler d'après moi-même ; s'il s'agit du droit romain, il faut suivre la tradition et la doctrine qui nous a été transmise.

   ATTICUS. – Certes et c'est bien là le discours que j'attends de toi.