CICÉRON TRAITÉ DES LOIS ~ Livre III ~ ( 52 av. J.-C. ) |
( Ch. Appuhn, Cicéron, De la République, Des lois, Paris, 1954 ). I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX XX |
I. [1] MARCUS. – Je continuerai, comme je me le suis proposé, de suivre cet homme divin dont l'éloge revient peut-être plus souvent que de raison, l'admiration qu'il m'inspire aidant. ATTICUS. – C'est de Platon que tu parles sans doute ? MARCUS. – De lui-même, Atticus. ATTICUS. – Tu ne le loueras jamais trop ni trop souvent ; les gens même de ma secte, qui ne veulent de louanges que pour leur maître, me laissent toute liberté d'aimer Platon. MARCUS. – Ils font bien, par Hercule. Qu'y a-t-il en effet de plus digne de ton goût raffiné, à toi qui dans ta vie et dans tes discours sais unir, chose bien difficile, l'agrément des manières avec le sérieux du fond. ATTICUS. – Je me félicite de t'avoir interrompu, puisque cette interruption m'a valu de toi un témoignage si flatteur. Mais poursuis le discours que tu as commencé. MARCUS. – Donnons donc d'abord à la loi la place qui lui revient et l'éloge qu'elle mérite. ATTICUS. – Très bien, c'est ainsi que tu as fait pour les lois religieuses. [2] MARCUS. – Vous voyez donc quelle est la puissance du magistrat ; il est au premier rang, il prescrit ce qui est juste, utile, conforme aux lois. Les lois en effet sont au-dessus des magistrats tout de même que les magistrats au-dessus du peuple ; et l'on peut dire en vérité que le magistrat est la loi parlante, comme la loi est le magistrat muet. [3] Or rien n'est aussi conforme au droit et à l'ordre de la nature (par où j'entends la loi et nulle autre chose), qu'un pouvoir de commandement sans lequel aucune famille, aucune cité, aucune nation, non plus que le genre humain tout entier, la nature et le monde ne pourraient subsister. Le monde obéit à Dieu. Au monde obéissent et les terres et les mers, et la vie de l'homme est soumise aux commandements d'une loi suprême. [4] Mais
pour en venir à ce qui nous touche de plus près et nous est plus
connu, observez que toutes les nations anciennement étaient soumises
à des rois. Ce pouvoir royal de commandement, on le déféra d'abord
aux hommes les plus justes et les plus sages ; et tel fut le
principe en vigueur dans notre État aussi longtemps que la puissance
royale y subsista. Puis c'est aux descendants des rois que la royauté
fut attribuée ; telle est encore la règle dans les pays où
ils règnent. Quant aux peuples auxquels la royauté ne convient pas,
ils n'ont pas voulu n'obéir à personne, mais seulement ne pas obéir
toujours à un seul. Pour nous qui donnons des lois à des peuples
libres et qui avons précédemment, dans six livres, exposé nos idées
sur la meilleure forme de gouvernement, nous ne proposerons ici
que des textes législatifs en rapport avec la constitution qui a
notre préférence. ATTICUS. – Pour moi j'approuve ce que tu dis et la marche que tu suis. [6] MARCUS. – " Que
les commandements soient justes et que les citoyens y obéissent
de plein gré sans faire difficulté. " S'il
y a quelque affaire qu'il soit nécessaire de régler et qui ne soit
pas de la compétence des magistrats en exercice, il faudra que le
peuple crée un magistrat et, lui donne le pouvoir légal de la régler.
Que le consul, le préteur, le dictateur, le maître de la cavalerie
et celui que le sénat prépose à l'élection des consuls aient le
droit de convoquer l'assemblée du peuple et les sénateurs. Que les
tribuns que la plèbe aura élus aient le droit de convoquer le sénat
et qu'ils portent devant le peuple les décisions prises. J'ai énoncé le texte de la loi. Votez maintenant, je vous ferai donner une tablette. [12] QUINTUS. – Avec quelle concision tu as tracé, mon frère, le tableau de toutes les magistratures. Mais c'est presque exactement celui de notre république, à part quelques petites nouveautés. MARCUS. – Rien
de plus juste que cette observation, Quintus ; j'ai eu en vue
en effet la république dont Scipfon fait l'éloge dans mon traité,
celle dont il loue particulièrement le gouvernement tempéré ;
elle n'aurait jamais pu exister sans une magistrature constituée
comme je viens de le dire. Sachez-le, en effet, l'État repose sur
les magistrats qui sont à sa tête ; et c'est de la façon dont
les pouvoirs publics sont organisés que dépend la forme du gouvernement. [13] ATTICUS. – Tu voudras bien, comme tu l'as fait pour la loi religieuse sur mon observation et à ma demande, développer les motifs que tu as de préférer cette organisation des pouvoirs publics. MARCUS. – Je ferai selon ton désir, Atticus ; j'exposerai, sur cette matière, les recherches des Grecs les plus éclairés et les opinions qu'ils ont soutenues ; après quoi, suivant la marche que j'ai adoptée, j'arriverai à notre législation. ATTICUS. – Cette façon de procéder répond tout à fait à mon attente. MARCUS. – J'ai déjà en grande partie traité ce sujet dans le livre où je cherchais la meilleure forme de gouvernement. Mais il reste à examiner au sujet des magistrats quelques points que Théophraste d'abord, puis Diogène le Stoïcien, ont étudiés avec un soin particulier. [14] ATTICUS. – Tu dis vraiment ? les Stoïciens eux aussi ont traité ce sujet ? MARCUS. – Non, à l'exception de celui que je viens de nommer, et, après lui, d'un grand homme et des plus instruits, Panétius. Les anciens Stolciens en effet, ont traité de l'État dans leurs conversations orales seulement, avec pénétration sans doute, mais sans avoir en vue comme nous en ce moment l'application au peuple et à la société civile de leurs principes. Les enseignements qui s'y rapportent ont plutôt leur origine dans l'école à laquelle je me rattache, Platon en tête. Plus tard Aristote traita avec clarté de toute la législation propre aux cités, et aussi Héraclide du Pont, disciple d'ailleurs de Platon. Quant à Théophraste, élève d'Aristote, il s'occupa constamment de ces matières ; et Dicéarque, lui aussi de l'école d'Aristote, s'appliqua aux mêmes études. Enfin Démétrius de Phalère, dont j'ai déjà parlé et qui procède de Théophraste, tira la doctrine de la tranquille retraite qui plaît aux savants, pour la conduire avec un art digne d'admiration, non seulement au grand jour et au milieu de la poussière, mais au plus fort de la bataille. On pourrait citer en effet aussi bien les hommes ayant joué un grand rôle dans l'État et de médiocre savoir, que des hommes très savants et qui ne brillèrent pas quand ils se mêlèrent des affaires publiques. Mais l'homme qui excelle à la fois dans le gouvernement des affaires et dans les études théoriques, Démétrius mis , à part, on le chercherait en vain. ATTICUS. – On peut le trouver, je crois, peut-être dans un de nous trois. Mais continue comme tu as commencé. [15] MARCUS. – Ces
auteurs dont je parle ont donc discuté ce point : convient-il qu'il
y ait dans la cité un magistrat unique auquel obéissent les autres,
ainsi que nos ancêtres l'ont jugé bon après l'expulsion des rois ?
Le gouvernement monarchique qui avait plu d'abord étant tombé dans
le discrédit, moins à cause de son caractère propre que par la faute
d'un mauvais roi, c'est le nom de roi qu'il semble qu'on ait proscrit,
en gardant la chose, si un seul magistrat commande à tous les autres.
[17] QUINTUS. – Tu parles là d'une bien mauvaise institution, car une fois cette puissance accordée au tribun, l'élite perdit son importance prépondérante et c'est la multitude qui fit la loi. MARCUS. – Non, Quintus ; il était impossible que le pouvoir exercé par les seuls consuls ne parût pas au peuple avoir quelque chose d'orgueilleux et de violent. Ce tempérament a, dans une juste et sage mesure, établi une loi tutélaire pour tous . . .
[18] " Qu'ils rentrent chez eux avec honneur ". L'honneur à part, il n'y a en effet, pour des gens de bien incapables de faire le mal, rien à rapporter ni de chez l'ennemi ni de chez les alliés. Il est manifeste aussi que rien n'est plus laid que de se faire déléguer pour un motif autre que l'intérêt public. Je passe sous silence la façon dont se conduisent ou se sont conduits à l'aide d'une délégation ceux qui poursuivent un héritage ou un contrat avantageux pour eux-mêmes. Cette poursuite est peut-être déjà condamnable quand des hommes quelconques s'y adonnent. Mais, je le demande, que peut-il y avoir de plus laid qu'un sénateur qui se délègue lui-même, sans commission, sans mandat, sans fonction publique ? C'est ce genre de délégation que j'aurais supprimé pendant mon consulat, quelque avantageux qu'il parût pour le sénat, et même j'aurais eu pour moi la très grande majorité des sénateurs, mais un tribun très irréfléchi se mit en travers. Du moins l'ai diminué la durée de ce genre de mission ; tandis qu'elle n'avait pas de terme, je l'ai réduite à un an. Cela reste une chose laide, mais qui ne dure pas. Mais revenons des provinces à la ville, si vous voulez bien. ATTICUS. – Nous le voulons bien ; mais à ceux qui sont dans les provinces cela ne plaît guère. [19] MARCUS. – S'ils
obéissaient aux lois, Titus, rien ne leur serait plus doux que la
ville ou que leur maison ; rien ne les fatiguerait plus, ne
leur serait plus à charge que la province. QUINTUS. – Au contraire, mon frère, je demande à savoir ce que tu penses de ce pouvoir. Pour moi, je le tiens pour dangereux : sorti de la sédition, il est fait pour provoquer la sédition. Il a son origine, si nous voulons nous en souvenir, dans la guerre civile ; le moment de sa création est celui où divers points de la ville étaient occupés ou assiégés par la plèbe. Promptement mis à mort comme doit l'être suivant la loi des Douze Tables un enfant d'une difformité monstrueuse, il ressuscita bientôt, plus affreux, plus horrible. De
combien de maux n'a-t-il pas été cause ? Dès le début, comme
il convenait à l'œuvre d'un homme ne respectant rien, il a ravi
aux sénateurs tous les honneurs qui leur étaient dus ; il a
voulu mettre les conditions les plus basses au niveau des plus hautes,
a porté le trouble et la confusion dans la cité ; après avoir
abattu l'autorité prépondérante des grands, il ne s'est pas tenu
en repos. [20] Pour laisser de côté
C. Flaminius et d'autres faits anciens, quel pouvoir le tribunat
de Tib. Gracchus a-t-il laissé aux gens de bien ? Bien mieux,
cinq ans auparavant, C. Curiatius, tribun de la plèbe, le dernier
des hommes et le plus méprisable, n'a-t-il pas fait mettre en prison
des hommes tels que D. Brutus et P. Scipion alors consuls ?
On n'avait jamais rien vu de semblable. Et C. Gracchus avec ces
projets de lois poignardant l'État, qu'il disait lui-même avoir
déposés au forum pour provoquer les citoyens à s'entr'égorger, n'a-t-il
pas bouleversé toute la république ? Que dire de Saturninus,
de Sulpicius, et de quelques autres dont la république ne put même
venir à bout que par la force des armes ? [23] MARCUS. – Tu
vois très bien, Quintus, les vices du tribunat. Mais il est injuste
dans toute accusation, d'omettre le bien pour ne tenir compte que
du mal et ne mettre en lumière que les défauts. A juger ainsi, même
le consulat mériterait le blâme, si l'on voulait énumérer, ce qui
n'est pas mon intention, toutes les fautes qu'ont pu commettre des
consuls. Il y a dans le pouvoir même des tribuns, je le reconnais,
quelque chose de mauvais, mais le bien qu'on a voulu obtenir par
ce moyen, sans le mal nous ne l'aurions pas. La puissance des tribuns
de la plèbe est excessive, qui en doute ? Mais la violence
populaire, beaucoup plus redoutable et plus agissante du fait qu'elle
a un chef, est aussi plus facile à apaiser que si elle n'en avait
pas. Un chef, en effet, sait quel risque il court s'il avance, l'emportement
populaire ne calcule pas le danger. Mais, dira-t-on, on l'excite
parfois. Oui, mais souvent aussi le tribun le calme. [24] Quel
collège est tellement misérable que sur dix membres il n'y en ait
pas un seul de raisonnable ? Ce Tib. Gracchus dont tu parles,
un collègue l'a brisé, un collègue dont l'opposition ne l'arrêtait
pas, et qu'il a même voulu destituer. Qu'est-ce donc qui le perdit,
sinon cette tentative de ravir à un collègue le droit de lui faire
de l'opposition ? Quant
à notre affaire, mon cher et excellent frère, s'il est vrai que
le pouvoir des tribuns y fut pour beaucoup, elle n'eut cependant
pas le caractère d'une lutte soutenue avec l'institution du tribunat.
Ce ne fut point la plèbe en effet dont la haine voulut nous perdre ;
on ouvrit les prisons, on souleva les esclaves, et aux menaces ainsi
accumulées s'ajouta la terreur militaire. Ce n'est pas tant contre
ce fauteur de crimes auquel tu faisais allusion que j'ai dû lutter,
l'état où se trouvait la république était le plus grave qui se pût ;
si je n'eusse cédé, la patrie n'eût pas tiré longtemps profit du
bien que je lui avais fait. QUINTUS. – Pour ma part je ne donne pas mon assentiment, je voudrais cependant que tu continuasses. MARCUS. – Tu persistes, n'est-ce pas, dans ton ancienne opinion ? QUINTUS. – Oui, par Hercule, je m'y tiens. ATTICUS. – Pour moi je ne suis pas de l'avis de Quintus. Mais écoutons ce qui te reste à dire. [27] MARCUS. – On a donné donc à tous les magistrats, auspices et juridiction : juridiction pour qu'il y eût un pouvoir d'émanation populaire auquel on pût en appeler ; des auspices pour pouvoir ajourner beaucoup d'assemblées inutiles qui devraient se tenir. Souvent en effet les dieux immortels ont, par des auspices, arrêté l'élan injuste du peuple. Le sénat sera composé de ceux qui auront exercé une magistrature, disposition populaire sans doute, puisque, supprimant la désignation par les censeurs, elle ne permet à personne de se hausser au rang suprême sinon par le suffrage du peuple. Mais tout de suite après il y a un correctif qui consolide l'autorité du sénat. Vient en effet cette formule : " Que les décrets du sénat aient force de loi. " S'il est entendu que les décisions intéressant l'État sont du domaine du sénat, qu'elles sont soutenues par tout le monde, que les ordres inférieurs acceptent que la république soit gouvernée par les conseils de l'ordre le plus élevé, on pourra, par un partage des droits, donner la puissance au peuple, l'autorité au sénat ; et la cité se maintiendrait ainsi dans un juste milieu et dans la concorde, surtout si l'on obéit à la loi qui vient ensuite. " Que cet ordre soit sans tache ; qu'il serve de modèle aux autres. " QUINTUS. – Cette loi est belle, mon frère, et d'une grande portée, qui veut que l'ordre sénatorial soit sans tache, elle réclame un censeur qui l'applique. [29] ATTICUS. – Dans cet ordre cependant, bien qu'il te soit tout acquis et garde de ton consulat un souvenir reconnaissant, il y a, dirai-je sans vouloir t'offenser, de quoi épuiser de fatigue, non seulement des censeurs, mais tous les juges. MARCUS. – Laissons cela, Atticus : nous ne parlons pas ici du sénat et des hommes d'à présent, mais de ceux qui viendront plus tard, s'il en est qui veuillent se soumettre aux lois que nous édictons. Puisqu'en effet la loi ordonne que l'on soit sans tache, nul individu taré ne sera jamais au nombre des sénateurs. C'est là, il est vrai, une condition difficile à maintenir, à moins qu'une certaine éducation et une certaine discipline n'interviennent. Nous en dirons peut-être quelque chose si l'occasion s'en présente et que nous ayons le temps. [30] ATTICUS. – Pour l'occasion, certes elle ne nous manquera pas, puisque tu traites avec méthode des lois ; quant au temps, la longueur du jour nous en laisse autant qu'il en est besoin. Pour moi, si tu négliges ce point, j'insisterai pour que tu parles au moment voulu de l'éducation et de la discipline. MARCUS. – De
cela et de tout autre point que j'aurai pu omettre. Si grave en effet que soit en lui-même le mal quand les grands commettent des fautes, il l'est encore bien plus du fait qu'on les imite. Si l'on déroule les souvenirs du passé, on peut voir que tels furent les hommes occupant le premier rang dans la cité, telle aussi fut la cité elle-même, et que toute altération survenue dans leurs moeurs a eu pour suite une altération pareille dans celles du peuple. [32] Cette remarque a un peu plus de vérité que celle de notre cher Platon, qui dit qu'un changement dans la musique est une révolution dans l'État. Pour moi, je pense que ce sont les habitudes de vie des grands qui changent les moeurs des cités. C'est par là que les vices des grands sont particulièrement funestes à l'État ; non seulement ils s'adonnent eux-mêmes à ces vices, mais ils les répandent dans la cité et, nuisibles par leur propre corruption, ils le sont encore parce qu'ils corrompent les autres ; leur exemple est plus funeste que leur faute. Cette loi qui s'étend à tout un ordre on peut aussi la restreindre. Peu, très peu de citoyens, revêtus de charges et de dignités, suffisent pour corrompre ou redresser les moeurs d'une cité. Mais en voilà assez pour le moment et, dans les livres sur la république, nous avons traité ce sujet plus amplement. Passons à ce qui doit suivre. [33] L'article suivant est relatif aux suffrages que je veux qui soient connus de l'élite et libres pour le peuple. ATTICUS. – Par Hercule, j'ai écouté avec attention, et je n'ai compris ni l'esprit ni les termes de cette loi. MARCUS. – Je vais te renseigner, Titus, et traiter un sujet difficile et qui a donné lieu à bien des discussions il s'agit de savoir si, dans l'élection d'un magistrat, le jugement d'un accusé, le vote ou la discussion d'une loi, il vaut mieux que les suffrages soient secrets ou publics. QUINTUS. – Y a-t-il donc doute sur ce point aussi ? J'ai peur de me trouver de nouveau en désaccord avec toi. MARCUS. – Non Quintus ; mon opinion sur ce point est celle que, je le sais, tu as toujours professée : le mieux est de donner son suffrage à voix haute ; mais peut-on faire en sorte que telle soit la règle ? Telle est la question. [34] QUINTUS. – Mon
frère, si tu veux bien me le permettre, je dirai que voilà une distinction
éminemment propre à tromper les gens sans expérience et très souvent
funeste à l'État : déclarer un principal vrai et juste en lui-même,
mais nier qu'on le puisse mettre en application, c'est-à-dire l'imposer
malgré la résistance du peuple. D'abord on triomphe de cette résistance
quand on agit avec fermeté, et ensuite mieux vaut succomber en maintenant
la bonne cause, que s'incliner devant la mauvaise. Qui ne voit que
la loi établissant le scrutin secret a ravi à l'élite toute l'autorité
qu'elle pouvait avoir ? Cette loi, jamais un peuple libre n'en
a senti le besoin ; il la réclame avec insistance quand il
est opprimé sous la puissance et la domination des grands. C'est
pourquoi les votes à haute voix relatifs aux hommes les plus puissants
sont plus accablants que les votes au scrutin secret. [35] Il
y a en effet quatre lois sur le scrutin secret ; la première
sur l'élection des magistrats : elle fut soutenue par Gabinius,
un homme inconnu et méprisable. Vint ensuite deux ans plus tard
une deuxième loi Cassia sur les jugements rendus par le peuple.
Son auteur L. Cassius était de la classe des nobles mais, sauf le
respect dû à sa famille, il était en désaccord avec les bons citoyens
et cherchait par tout moyen à se concilier la faveur du peuple ;
la troisième, relative au vote ou au rejet des lois, était de Carbon,
un factieux, un mauvais citoyen ; quand il voulut revenir au
parti des honnêtes gens, il ne put même pas obtenir d'eux son propre
salut. [36] Le vote à voix haute
ne subsistait plus que pour le crime de haute trahison, qu'avait
excepté Cassius lui-même. Caelius le soumit comme les autres au
scrutin secret mais, jusqu'à la fin de sa vie, il se repentit d'avoir,
pour accabler C. Popilius, causé à la république un si grand dommage.
Notre aïeul, homme d'une vertu singulière, s'opposa toute sa vie
à M. Gratidius dont il avait épousé la soeur, notre grand-mère.
Gratidius voulait introduire cette loi ici, il soulevait, comme
on dit, les flots dans un vase en attendant que Marius, son fils,
les soulevât dans la mer Egée. Informé de ce qui se passait le consul
Scaurus dit à notre aïeul : " Plût au ciel, Cicéron, qu'un
homme de ton courage et de ta vertu eût mieux aimé vivre avec nous
dans la république souveraine que dans une république municipale ! " ATTICUS. – Pour moi je n'ai jamais été pour les institutions populaires et je crois que la meilleure des républiques est celle où dominent les meilleurs, comme au temps où ton frère était consul. [38] MARCUS. – Je
le vois, vous rejetez la loi sans qu'il soit besoin de scrutin.
Mais pour ce qui est de moi, je l'affirme à nouveau, bien que Scipion
en ait assez dit pour défendre sa thèse dans le traité de la République,
j'accorde au peuple cette liberté dont-vous ne voulez pas, dans
des conditions telles que les bons citoyens aient une influence
prépondérante et la gardent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [40] La
loi désigne ensuite ceux qui ont le droit de convoquer le peuple
ou le sénat. Une loi belle et de grande portée à ce que je crois
: " Que dans les affaires traitées dans une assemblée
du peuple ou au sénat on observe une juste mesure, " c'est-à-dire
le calme et la pondération. Celui qui parle en effet règle et façonne,
non seulement l'âme et la volonté de ses auditeurs, mais on pourrait
presque dire leurs visages. Cela n'est pas difficile au sénat, car
un sénateur n'est pas un homme dont tout l'effort d'esprit se rapporte
à l'auditeur, il veut être considéré pour lui-même. Le sénateur
à trois obligations assister aux séances, car les décisions prises
ont plus de poids quand l'assemblée est nombreuse ; donner
son avis à son tour, c'est-à-dire quand il y est invité ; le
donner avec mesure, ne pas parler indéfiniment, car la brièveté,
quand on donne son opinion, est un grand mérite, non seulement dans
un sénateur, mais dans un orateur en général. Il ne faut jamais
faire de longs discours à moins que le sénat ne s'égare, ce qui
vient très souvent d'une ambition coupable et, si nul magistrat
n'intervient, fait qu'il est utile de gagner une journée, ou encore
quand l'affaire en cause est si importante que, pour agir sur le
coeur ou sur l'esprit, il faille déployer toutes les ressources
de l'éloquence. Dans les deux genres triomphait notre Caton. Dans
ce que j'ai dit au sujet des mesures à prendre contre les fauteurs
de troubles, je n'ai fait que suivre l'avis de Crassus, un homme
d'une très grande sagesse. Le sénat lui donna raison quand il décida,
après avoir entendu le rapport du consul C. Claudius sur la sédition
de C. Carbon, qu'il ne pouvait y avoir de trouble contre la volonté
du promoteur d'une réunion populaire, attendu qu'il lui était toujours
loisible de la dissoudre quand il y avait de l'opposition et que
la réunion commençait à être troublée. Celui qui excite le trouble,
alors qu'il ne peut rien obtenir par une voie régulière, cherche
la violence et, suivant notre loi, il ne le fera pas impunément.
[46] Les
lois suivantes sont relatives aux sommes d'argent acceptées et à
la brigue. Comme en cette matière il faut réprimer plutôt par des
jugements que par des paroles, elles ajoutent : " Que
la peine soit en rapport avec le mal causé " ; de façon
que chacun ait à souffrir de son propre crime : la violence sera
punie par la mort, l'avidité par une amende, l'ambition des honneurs
par l'infamie. Les dernières lois ne sont point en usage parmi nous,
mais elles sont nécessaires à l'État. Nous n'avons point pour nos
lois de moyens assurés de conservation. C'est pourquoi nous prenons
pour lois les textes que veulent nos appariteurs, nous les demandons
aux copistes, car nous n'avons pas d'archives publiques. Les Grecs
sont à cet égard plus soigneux, et ont des gardiens des lois, qui
ne conservent pas seulement les textes originaux (cette institution
existait chez nos ancêtres), mais observent les façons d'agir des
hommes et les rappellent à la légalité. [47] On
devrait donner ce soin aux censeurs, puisque nous voulons toujours
en avoir dans la république. Aux censeurs également les magistrats
rendront compte de leur gestion, et les censeurs porteront sur elle
un premier jugement. C'est ce qui se fait en Grèce par le moyen
d'accusateurs publics. Ces accusateurs ne peuvent cependant avoir
de l'autorité, si ce n'est pas par un acte de libre volonté qu'ils
accusent. Il est préférable en conséquence que l'on rende ses comptes,
que l'on défende sa cause devant les censeurs, en réservant toutefois
son droit entier à la loi, à l'accusateur et au tribunal. ATTICUS. – Alors même que nous nous tairions, le point où tu t'es arrêté montre assez ce qui te reste à dire. MARCUS. – Ce qui me reste à dire ? Tu veux, je pense, parler des jugements, Pomponius, car ce sujet est lié à ce qui concerne les magistrats. [48] ATTICUS. – Mais quoi ? penses-tu n'avoir rien à dire du droit civil romain, ainsi que tu l'avais résolu ? MARCUS. – Mais qu'est-ce enfin que tu demandes ? ATTICUS. – Ce que je demande ? Ce que ne peuvent décemment ignorer ceux qui se mêlent des affaires publiques. Car tu le disais tout à l'heure, je ne lis les lois que grâce aux copistes, et j'observe que parmi les magistrats il en est qui, dans leur ignorance des lois, ne savent que ce que veulent les appariteurs. Si donc à propos des lois sur la religion, tu as cru devoir parler d'un procédé à employer pour se libérer des sacrifices, tu dois, après avoir traité amplement de l'institution des magistrats, parler de leur pouvoir et de leurs droits. [49] MARCUS. – Je le ferai brièvement, si je puis, car le collègue de ton père, M. Junius, a, dans un ouvrage qu'il lui a dédié, traité longuement ce sujet avec compétence et avec soin, à mon avis. A l'égard du droit naturel je devais penser et parler d'après moi-même ; s'il s'agit du droit romain, il faut suivre la tradition et la doctrine qui nous a été transmise. ATTICUS. – Certes et c'est bien là le discours que j'attends de toi. |
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