CICÉRON TRAITÉ DES LOIS ~ Livre II ~ ( 52 av. J.-C. ) |
( Ch. Appuhn, Cicéron, De la République, Des lois, Paris, 1954 ). I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX XX XXI XXII XXIII XXIV XXV XXVI |
I. [1] ATTICUS. – Voulez-vous, puisque aussi bien nous nous sommes assez promenés et qu'il te faut chercher un autre commencement, que nous changions de place et que, dans l'île du Fibrène (c'est je crois le nom de cette autre rivière), nous allions nous asseoir pour porter notre attention sur le reste de l'entretien. MARCUS. – Certes je le veux, c'est le lieu que je choisis habituellement pour méditer, lire ou composer un écrit. [2] ATTICUS. – Moi qui viens en ce lieu pour la première fois, je ne puis m'en rassasier, et j'ai du mépris pour les villas magnifiques au pavé de marbre, au plafond richement décoré. Quant à ces aqueducs, à ces Nils, à ces Euripes, comme on les appelle, comment n'en pas rire quand on voit ces rivières ? En discourant tout à l'heure sur la loi et le droit, tu rapportais tout à la nature ; de même quand c'est le délassement, un doux repos de l'âme que l'on cherche, c'est encore la nature qui triomphe. Aussi j'étais étonné qu'un lieu où tes descriptions en prose et en vers ne me permettaient d'imaginer que rochers et montagnes, eût tant de charme à tes yeux ; et maintenant ce qui m'étonne, c'est que tu puisses préférer un autre séjour quand tu n'es pas à Rome. [3] MARCUS. – Quand je puis m'absenter quelques jours, je viens chercher ici, en cette saison surtout, l'air pur et une nature plaisante aux yeux. Je le puis rarement d'ailleurs. Mais ce pays a encore pour moi un autre attrait qu'il ne saurait avoir pour toi. ATTICUS. – Eh quoi donc ? MARCUS. – A
parler franc, c'est ici mon pays et celui de mon frère ; c'est ici
que nous sommes nés d'une famille très ancienne ; c'est ici pour
nous un lieu consacré, notre race y a son domicile, nos ancêtres
y ont laissé leurs traces. Que dirai-je ? Tu vois cette villa ;
telle qu'elle est aujourd'hui, c'est par les soins de mon père qu'elle
s'est agrandie. Comme il était de très petite santé il a passé ici
presque toute sa vie, s'adonnant à l'étude. C'est ici, mon aïeul
vivait encore et la maison était petite, à l'ancienne mode, comme
celle de Curius, au pays des Sabins, c'est ici même, sache-le, que
je suis né. [4] ATTICUS. – C'est
là un motif bien légitime de venir plus volontiers en ce lieu et
de l'aimer. Moi-même, je le dis en toute vérité, je me sens plus
attaché à cette maison et à tout ce coin de terre d'où tu es sorti,
où tu as été engendré. MARCUS. – Je suis donc heureux de t'avoir montré en quelque sorte mon berceau. [5] ATTICUS. – Je ne suis pas moins heureux de l'avoir vu. Mais que voulais-tu dire tout à l'heure en parlant de ce lieu que je t'entends nommer Arpinum, comme étant ta patrie et celle de ton frère ? Avez-vous deux patries ? N'y a-t-il pas une patrie commune ? La patrie de Caton ne serait-elle pas Rome, mais Tusculum ? MARCUS. – Oui certes, et Caton et tous les citoyens des municipes ont, je crois, deux patries, une naturelle, l'autre politique ; ainsi ce Caton dont tu parles, né à Tusculum avait droit de cité à Rome. Donc Tusculan d'origine, Romain par droit de cité, il avait une première patrie, le lieu de sa naissance, et une autre de par le droit. C'est comme tes chers Athéniens quand Thésée leur eut fait abandonner les champs pour les réunir dans ce qu'on appela Astu (la ville) ; ils étaient à la fois Suniens et Athéniens. De même nous regardons comme notre patrie et le lieu où nous sommes nés et la cité qui nous a conféré la qualité de membres. Cette dernière est nécessairement l'objet d'un plus grand amour, elle est la république, la cité commune ; pour elle nous devons savoir mourir, nous devons nous donner à elle tout entiers, tout ce qui est de nous lui appartient, il faut tout lui sacrifier. Mais la patrie qui nous a engendrés n'en a pas moins une douceur presque égale, et certes je ne la renierai jamais, ce qui n'empêche que Rome ne soit ma grande patrie, où ma petite est contenue. [6] ATTICUS. – Pompée
avait donc raison quand une fois il déclara devant moi, plaidant
avec toi pour Balbus, que la république devait des remerciements
à ce municipe pour lui avoir donné deux de ses sauveurs ; en vérité
je me vois conduit à croire que le lieu de ta naissance est ta patrie. [7] MARCUS. – C'est vrai ; cependant, Atticus, ton Thyamis en Epire ne lui cède en rien en agrément, d'après ce que j'ai souvent entendu dire à Quintus. QUINTUS. – Certes ; garde-toi de rien mettre au-dessus de l'Amalthée et des platanes de notre ami Atticus ; mais, si bon vous semble, asseyons-nous sous cet ombrage et revenons à cette partie de notre sujet que nous avons abandonnée. MARCUS. – Ta demande est légitime. Quintus ; mais je croyais l'avoir esquivée, je vois que tu ne veux rien céder de ce qui t'est dû. QUINTUS. – Commence donc, nous te donnons cette journée tout entière. MARCUS. – "Partons donc de Jupiter", c'est ainsi que commence mon poème d'Aratus. QUINTUS. – Où ce début tend-il ? MARCUS. – Je veux dire que, cette fois encore, nous devons commencer par Jupiter et les autres immortels. QUINTUS. – Très bien en vérité, mon frère, c'est un heureux début. [8] MARCUS. – Revenons donc en arrière et, avant d'examiner les lois particulières, voyons quelle est la nature et la puissance de la loi ; devant tout y rapporter, gardons-nous de tomber dans quelque erreur de langage et de méconnaître la force de la proposition par laquelle nous devons définir le droit. QUINTUS. – Très bien, par Hercule ; c'est la bonne méthode. MARCUS. – Je vois donc que, suivant l'avis des plus sages, la loi n'est pas une invention de l'esprit humain ni un décret des peuples, mais quelque chose d'éternel qui gouverne le monde entier, montrant ce qu'il est sage de prescrire ou d'interdire. Cette loi, disaient-ils, à la fois la première et la dernière, est l'esprit de Dieu promulguant des obligations et des défenses également rationnelles. Parce que telle est son origine, la loi que les dieux ont donnée au genre humain est justement célébrée, car elle se confond avec la raison ou l'esprit du sage, qui sait ce qu'il faut ordonner et ce dont il faut détourner les hommes. [9] QUINTUS. – C'est là un point que tu as déjà touché. Mais avant d'en venir aux lois des peuples, explique, s'il te plaît, la force de cette loi céleste, afin que nous ne nous laissions pas rouler par la coutume comme par une vague et entraîner à parler comme le vulgaire. MARCUS. – En
effet, dès notre enfance, Quintus, nous avons appris à nommer lois
des formules telles que celle-ci : "Si l'on t'appelle à comparaître
devant un tribunal" et autres semblables. Mais il faut bien comprendre
que des commandements ou des défenses de cette sorte n'ont pas le
pouvoir de nous porter à bien faire et de nous détourner du mal.
Ce pouvoir n'est pas seulement antérieur à l'existence même des
peuples et des cités, mais contemporain du Dieu dont la providence
gouverne le ciel et la terre. [10] L'esprit
divin en effet ne saurait être sans la raison, et la raison divine
implique nécessairement le pouvoir de décider souverainement du
bien et du mal. Parce qu'aucune loi écrite ne prescrit qu'un homme
résiste seul sur un pont à une armée d'ennemis et ordonne de le
couper derrière lui, en conclurons-nous que ce n'est pas à une loi,
à un commandement, celui du courage, que notre Horatius Coclés a
obéi quand il s'illustra par son exploit ? Et si, sous le règne
de Tarquin, il n'y avait point de loi proscrivant l'adultère, Sextus
Tarquin en a-t-il moins enfreint une loi éternelle en violant Lucrèce
fille de Tricipitinus ? [11] QUINTUS. – Je suis d'accord avec toi, mon frère, pour croire que, tout comme le juste et le vrai, la loi ne meurt ni ne naît avec les caractères dont on use pour la mettre par écrit. MARCUS. – De
même donc que l'intelligence divine est la loi suprême, la raison
accomplie, quand elle se trouve dans l'homme, doit être la loi ;
or la raison est accomplie dans l'esprit du sage. Quant à ces lois
diverses et temporaires qui sont prescrites aux peuples, c'est par
faveur plutôt qu'en vertu d'un droit réel qu'elles prennent le nom
de lois. Toute loi, en effet, pour mériter véritablement ce nom,
doit être digne de louange et voici par quels arguments on le prouve.
Il est certain que les lois ont été faites pour le salut des citoyens,
pour la sauvegarde des cités, pour assurer aux hommes une vie douce
et tranquille ; ceux qui les premiers ont établi des lois n'ont
pas manqué de proclamer devant les peuples que les décrets par eux
rédigés et proposés, s'ils étaient adoptés, rendraient la vie belle
et bonne, et c'est ainsi que les règles formulées et ratifiées prirent
le nom de lois. Par où l'on peut connaître que ceux qui ont établi
sur les peuples des commandements pernicieux et injustes, ayant
agi contrairement à leurs promesses, ont fait autre chose que des
lois véritables. Il est donc clair que le terme même de loi implique
la capacité de choisir ce qui est juste et conforme au droit. QUINTUS. – Oui et des plus grands. MARCUS. – Or une cité sans loi ne doit-elle pas être tenue par cela même comme n'étant pas ? QUINTUS. – On ne peut en juger autrement. MARCUS. – Il faut donc mettre la loi au nombre des plus grands biens. QUINTUS. – C'est tout à fait mon avis. [13] MARCUS. – Mais quoi ? Si dans la législation des peuples il y a beaucoup de dispositions pernicieuses, funestes, méritent-elles le nom de lois plus que les conventions établies par des brigands ? Pas plus qu'on ne peut nommer véritablement préceptes de médecins les recettes mortelles que des ignorants et des malhabiles donnent pour salutaires, on ne peut qualifier de loi une prescription, de quelque sorte qu'elle soit et quand bien même le peuple l'aurait adoptée, quand elle est pernicieuse. Donc la loi, c'est le discernement des justes et des injustes, en prenant comme norme la nature dans sa pureté antique et primitive, la nature sur laquelle les lois humaines doivent se régler pour châtier les méchants, secourir et protéger les gens de bien. QUINTUS. – Je comprends parfaitement et je crois qu'une prescription n'ayant pas ce caractère n'est pas une loi et ne doit même pas en prendre le nom. [14] MARCUS. – Tu ne regardes donc pas comme de véritables lois celles qui portent le nom d'un Titius ou d'un Apuleius ? QUINTUS. – Ni même celles de Livius. MARCUS. – Tu as raison, un mot du sénat suffit pour les abolir en un instant, mais cette loi dont je viens de montrer la puissance, on ne peut ni la détruire, ni l'abroger. QUINTUS. – Tu ne proposeras donc que des lois dont l'abrogation est impossible ? MARCUS. – Oui,
pourvu que tous deux vous les acceptiez. [15] QUINTUS. – Mais quoi ? ce Zaleucus, Timée prétend qu'il n'a jamais existé ? MARCUS. – J'ai pour moi Theophraste dont l'autorité n'est pas moindre, à mon avis, que celle de Timée, vaut mieux selon beaucoup de gens. J'ajoute que les Locriens, ses concitoyens et mes clients, ont gardé le souvenir de Zaleucus. Qu'il ait existé ou non, d'ailleurs il n'importe ; nous suivons la tradition. Qu'avant
tout, donc, les citoyens soient persuadés que les dieux sont les
maîtres de toutes choses et les gouvernent, que tout ce qui se fait,
se fait par leur puissance, leur permission, leur divinité, que,
bienfaiteurs du genre humain, ils surveillent nos actions, nos pensées
intimes, lisent dans nos âmes, voient quel sentiment nous inspire
dans les honneurs que nous leur rendons, tiennent un compte exact
de notre piété, de notre impiété. [16] Imbus
de ces principes, les esprits ne se refuseront pas à une croyance
utile et vraie. [17] QUINTUS. – C'est bien cela, mon frère, et ce qui me plait le plus, par les objets que tu considères et tes opinions aussi tu diffères de Platon. Rien qui lui ressemble moins que ton exposition précédente et ce préambule même. Tu n'imites de Platon que la forme. MARCUS. – Je le voudrais du moins ; qui donc peut, qui pourra jamais se l'approprier ? Autre chose et plus facile est de rendre ses pensées. Je le ferais si je ne voulais être moi-même. Quelle peine aurait-on à les reproduire en le traduisant mot pour mot ? QUINTUS. – Certes, mais comme tu viens de le dire, il vaut mieux rester toi-même. Parle-nous donc maintenant s'il te plait, des lois ayant trait à la religion. [18] MARCUS. – Je vais les énoncer aussi bien que je pourrai ; et puisque c'est ici le moment et que nous nous entretenons amicalement, je commencerai par les lois des lois. QUINTUS. – Quelles sont-elles ? MARCUS. – Il y a, Quintus, des formules de lois consacrées ; elles ne sont pas aussi anciennes que celles de nos douze Tables et les lois dites sacrées, elles ont toutefois plus d'autorité, plus d'ancienneté que ces discours que nous tenons ici. Je chercherai à imiter cette manière brève de s'exprimer. Quant aux lois je ne les énoncerai pas toutes dans le détail, ce serait une tâche infinie ; je dirai les points capitaux et j'indiquerai le sens général. QUINTUS. – C'est bien ainsi qu'il est nécessaire de procéder ; écoutons donc les paroles de la loi. [19] MARCUS. – " Que
l'on s'approche des dieux d'une âme pure ; qu'on apporte au culte
un sentiment pieux, que l'on écarte les richesses. Qui agit autrement,
Dieu lui-même le punira. "
Pour les traités, la paix, la guerre, les trêves, que des féciaux,
au nombre de deux, soient chargés de porter la parole et de juger
; qu'ils discutent des guerres. [23] ATTICUS. – Tu as renfermé en peu de mots une très grande loi ; à ce qu'il me semble, cette législation religieuse ne diffère pas beaucoup de celle de Numa et de nos coutumes. MARCUS. – Ne penses-tu pas que Scipion, dans les livres sur la République, a prouvé que de toutes les républiques la nôtre, l'ancienne, était la meilleure et n'est-il pas nécessaire en conséquence que je propose des lois en accord avec elle ? ATTICUS. – Certes oui, je le crois. MARCUS. – Attendez-vous donc à des lois qui puissent maintenir cette meilleure des républiques ; et, si je vous demande d'en accepter aujourd'hui qui ne soient pas et n'aient jamais été en vigueur chez nous, c'est qu'elles ont fait partie de la coutume de nos ancêtres, et la coutume alors avait force de loi. [24] ATTICUS. – Parle-nous donc en faveur de cette loi, s'il te plaît, afin que je puisse donner un avis favorable à ce que tu proposes. MARCUS. – Vraiment, Atticus, tu ne te prononceras pas favorablement à moins ? ATTICUS. – A l'égard des lois importantes je pose cette condition ; pour celles qui sont moindres je m'en remettrai à toi. QUINTUS. – Tel est aussi mon sentiment. MARCUS. – Prenez garde que cela ne soit long. ATTICUS. – Tant mieux ! Que pouvons-nous faire de mieux. MARCUS. – La
loi veut qu'on s'approche des dieux avec une âme pure ; cela renferme
tout ; cela ne veut pas dire que la pureté du corps soit inutile
; mais il faut comprendre que, l'âme étant de beaucoup supérieure,
si l'on observe la propreté corporelle, celle de l'âme est encore
plus nécessaire. Des affusions d'eau ou quelques jours peuvent effacer
les souillures du corps ; mais le temps ne saurait nettoyer celles
de l'âme, il n'est pas de fleuve qui le puisse. Plus
sages furent les Grecs et nos ancêtres qui, pour augmenter la piété
envers les dieux, ont voulu qu'ils habitassent les mêmes villes
que nous. Cette opinion inspire aux cités une utile crainte religieuse ;
selon du moins une belle parole de Pythagore, cet homme d'un si
grand savoir, la piété, la religion n'à jamais plus d'action dans
les âmes que lorsque nous nous appliquons au service des dieux ;
et Thalès, le plus renommé des sept sages, a dit : " Les hommes
devraient être persuadés que tout ce qu'ils voient est plein de
dieux ; nous en serions plus purs, nous regardant alors comme étant
dans le plus saint des sanctuaires. " Car, selon une croyance
ancienne, les dieux ont une forme sensible aux yeux, ils ne se révèlent
pas seulement à l'esprit. [27] Les
bois sacrés ont aux champs la même raison d'être. Et il ne faut
pas non plus rejeter la tradition, venue des ancêtres, suivant laquelle
maîtres et serviteurs rendent un culte aux Lares en vue du champ
et de la maison. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [29] Viennent
ensuite les fêtes et les jours fériés : leur raison d'être
est de suspendre entre les personnes libres les procès et les contestations
; pour les esclaves, les tâches et les travaux. Le magistrat chargé
de régler ces fêtes annuelles doit les distribuer de façon à permettre
l'achèvement des travaux rustiques. Et pour avoir en temps utile
le grain servant aux libations et les jeunes victimes, ainsi que
la loi le prescrit, il faut soigneusement observer la règle dés
jours intercalaires, habilement instaurée par Numa, et ensuite tombée
dans l'oubli par la négligence des pontifes. Il ne faut rien changer
aux règlements établis par les pontifes et les haruspices concernant
le choix des victimes à immoler à chacun des dieux : à l'un des
adultes, à l'autre de jeunes animaux de lait, à celui-ci des mâles,
à celui-là des femelles. [32] ATTICUS. – Ce sont là, je le vois, de grandes attributions ; mais, dans ton collège même, il y a sur ce point désaccord entre Marcellus et Appius, deux augures des plus éminents ; le hasard m'a fait tomber leurs livres entre les mains. L'un veut que les augures n'aient été inventés que pour le service de l'État, l'autre croit que votre science peut être divinatoire. Quel est, je te le demande, ton avis sur ce point ? MARCUS. – Ce
que j'en pense ? Je crois qu'il y a un art de la divination, une
mantique pour dire comme les Grecs ; le vol des oiseaux et les autres
présages compris dans nos études en font partie. Si nous reconnaissons
qu'il y a des dieux suprêmes, que leur intelligence gouverne le
monde, que leur bonté veille sur le genre humain et qu'ils peuvent
nous signifier les événements futurs, je ne vois pas pourquoi je
m'inscrirais en faux contre la divination. [33] Or
tous les principes que j'ai posés sont vrais ; la conséquence est
donc nécessaire. Au reste l'histoire de notre république abonde
en exemples, et dans tous les royaumes, chez tous les peuples, toutes
les nations, de nombreux événements ont vérifié de façon incroyable
les prédictions des augures. Polyide, Melampus, Mopsus, Amphiaraüs,
Calchas, Helenus n'auraient pas si grand renom ; tant de nations,
les Arabes, les Phrygiens, les Lycaoniens, les Ciliciens, les Pisidiens
surtout, n'auraient pas jusqu'aujourd'hui conservé leurs augures,
si l'antiquité même de l'institution n'eût été un gage de certitude.
Et certes Romulus, pour fonder la ville, n'eût point pris les auspices,
le nom d'Attius Navius ne brillerait d'un si long éclat, si tous
ces devins n'avaient pas fait de nombreuses prédictions qui se sont
trouvées être dans un étonnant accord avec l'événement. [34] ATTICUS. – Je le crois par Hercule et je pencherais volontiers pour la première raison. Mais continue. MARCUS. – J'achève
brièvement si je peux. Reste encore le droit de la guerre. Pour
l'entreprendre, la faire, la terminer, il importe d'avoir pour soi
le droit et la bonne foi, et la loi a voulu chez nous qu'il y eût
pour en assurer l'observation des interprètes publics. ATTICUS. – Oui, puisqu'il n'est ici question que de religion. MARCUS. – Mais ce qui vient ensuite comment l'approuveras-tu ? ou comment le blâmerai-je ? Je te le demande, Titus. [35] ATTICUS. – Mais de quoi s'agit-il ? MARCUS. – Des sacrifices nocturnes que célèbrent les femmes. ATTICUS. – Pour ma part, j'en approuve l'interdiction, d'autant plus que les lois mêmes exceptent le sacrifice public et solennel. MARCUS. – Mais si nous supprimons les sacrifices nocturnes, que va-t-il advenir d'lacchus, de nos Eumolpides et de tous ces augustes mystères ? Car nous légiférons, non pour le peuple romain, mais pour tous les peuples qui ont des qualités de coeur et de caractère. [36] ATTICUS. – Tu épargnes, je pense, les mystères auxquels nous sommes initiés nous-mêmes ? MARCUS. – Si je les excepte ? De toutes les institutions excellentes et divines que ta chère Athènes a conçues et introduites dans la vie des hommes, aucune n'est supérieure à ces mystères qui, de moeurs sauvages et farouches, nous ont fait passer à d'autres plus douces, plus humaines. Par leur initiative et grâce à cette institution nous avons appris à connaître la vie véritable, une certaine façon non seulement de vivre dans la joie, mais de mourir avec une belle espérance. Quant à ce qui me déplaît dans les mystères nocturnes, les poètes comiques l'ont indiqué ; si une licence pareille eût été donnée à Rome, que n'eût point fait celui qui, pour la satisfaction de son appétit sensuel, porta une main sacrilège où un regard indiscret a déjà quelque chose de criminel. ATTICUS. – Propose donc cette loi à Rome, et ne nous prive pas des nôtres. [37] MARCUS. – Je
reviens donc à notre propos. La loi doit veiller avant tout avec
le plus grand soin à ce que la lumière claire du jour protège la
réputation des femmes, et que leur initiation aux mystères de Cérès
se fasse comme elle se fait à Rome. A cet égard la sévérité de nos
ancêtres est attestée par l'ancienne décision du Sénat à l'égard
des Bacchanales, par l'attitude des consuls qui firent rechercher
et punir les coupables à l'aide de la force armée. Et pour qu'on
ne nous accuse pas d'une dureté excessive, je dirai qu'en pleine
Grèce, Diagondas le Thébain a, par une loi perpétuelle, aboli tous
les sacrifices nocturnes. Quant aux dieux nouveaux et aux veillées
nocturnes instituées en leur honneur, le plus enjoué des poètes
de l'ancienne comédie, Aristophane, leur fait la guerre : nous voyons
dans cet auteur Sabazius et d'autres dieux jugés étrangers condamnés
à sortir de la cité. [40] La
loi dit encore que, des rites anciens, il faut conserver les meilleurs.
A ce sujet les Athéniens consultèrent Apollon Pythien pour savoir
quelles cérémonies religieuses ils devaient célébrer de préférence
; l'oracle leur répondit : " Celles qui étaient en usage chez
vos ancêtres. " Quand ils revinrent pour dire que, leurs ancêtres
ayant changé souvent de coutume, ils ne savaient laquelle choisir,
la réponse fut : " La meilleure. " Et certes il faut croire
que la religion la plus ancienne et la plus proche de Dieu est aussi
la meilleure. [42] Pendant
mon exil, des citoyens perdus de crimes ont violé toutes les lois
religieuses, ils se sont attaqués à mes dieux domestiques, à la
place de leurs autels ils ont élevé un temple à la Licence, et l'on
bannit des temples celui qui les avait sauvés. Rappelez-vous maintenant
(car je ne tiens pas à nommer qui que ce soit) comment finit cette
affaire. [43] QUINTUS. – Je reconnais qu'il en est ainsi, mon frère, et j'en rends grâces aux dieux, mais nous voyons trop souvent les choses tourner autrement. MARCUS. – Nous
ne jugeons pas bien, Quintus, de quelle sorte est le châtiment divin,
nous nous laissons entraîner à l'erreur par les opinions du vulgaire
et ne discernons pas la vérité. La mort, les douleurs corporelles,
les chagrins, les condamnations, voilà pour nous la mesure des misères
humaines ; elles sont le lot de notre espèce, je le reconnais,
et tombent en partage à plus d'un homme de bien. Le châtiment réservé
au criminel est terrible, le plus grand qui soit par lui-même, indépendamment
de ses suites. Nous avons vu ces hommes qui, s'ils n'avaient pas
haï leur patrie, n'eussent jamais été nos ennemis, dévorés tantôt
d'ambition, tantôt de crainte ou de remords ; incertains de ce qu'ils
allaient faire ; passant à l'égard de la religion par des alternatives
d'effroi et de mépris. Ils avaient échappé à la justice, à celle
des hommes, par la corruption, non à celle des dieux. [45] Les
champs ne seront point consacrés. Je suis entièrement de l'avis
de Platon qui, autant que je puis reproduire son langage, s'exprime
ainsi : ATTICUS. – Je comprends cela. Il te reste à présent à parler des sacrifices perpétuels et des règles concernant les mânes. MARCUS. – Quelle mémoire admirable est la tienne, Pomponius ! J'avais oublié cette partie du sujet. [46] ATTICUS. – Je le crois ; et moi, si je me la rappelle et si j'y compte, c'est à cause du rapport qu'elle a avec le droit pontifical et le droit civil. MARCUS. – C'est juste : nous avons sur cette matière des décisions très claires et un grand nombre d'écrits. Pour, moi, à quelque genre de loi que notre entretien m'amène par la suite, je traiterai, autant que je pourrai, de notre droit civil à nous autres Romains en ce qui concerne précisément : ce genre. De la sorte on connaîtra bien les principes d'où se tirent les différentes parties du droit ; et il ne sera pas difficile, avec un pou d'agilité d'esprit, toutes les fois qu'un cas nouveau se présentera, de parvenir à la solution, sachant de quel principe elle doit se déduire. [47] Mais
les jurisconsultes, soit qu'ils aient voulu nous tromper en faisant
paraître à nos yeux leur science comme plus étendue et plus difficile
qu'elle ne l'est, soit, ce qui est plus vraisemblable, qu'ils ne
sachent pas enseigner (car il y a un art d'enseigner, comme il y
a un art de savoir), divisent souvent à l'infini des questions qui
sont comprises dans une seule et même connaissance ; ainsi, comme
l'affaire mème qui nous occupe est grossie par les Scévola, tous
deux pontifes et très versés dans le droit ! Telle
est la doctrine que nous tenons de Scévola ; elle diffère de celle
des anciens. Selon eux on peut être obligé aux sacrifices de trois
manières ; à titre d'héritier, de légataire ayant eu la plus grosse
part des biens, ou parce qu'on en aura eu quelque chose. [52] A
ce propos et dans bien d'autres cas, je le demande aux Scévola,
pontifes très éminents et esprits que je juge très pénétrants, pourquoi
mêler le droit civil au droit pontifical ? En réalité la connaissance
du droit civil supprime le droit pontifical. Ce principe suivant
lequel la charge des sacrifices accompagne l'argent, c'est l'autorité
des pontifes qui le pose, non la loi civile. Si donc vous n'étiez
que pontifes, l'autorité qui vous appartient en cette qualité ne
subirait point d'atteinte ; mais comme vous êtes en même temps très
versés dans le droit civil, vous sacrifiez l'une des sciences à
l'autre. P. Scévola, Coruncanius et d'autres grands pontifes très
éminents ont décidé que ceux qui prendraient une part de la succession
égale à celle de tous les héritiers auraient la charge des sacrifices.
[53] Tel est le droit pontifical.
Qu'y a donc ajouté le droit civil ? Une disposition ingénieuse par
laquelle si le testateur qui lègue la moitié de son avoir déduit
cent sesterces, il libère ainsi le légataire de la charge des sacrifices.
Mais si le testateur n'a pas voulu prendre cette précaution, Mucius,
à la fois jurisconsulte et pontife, offre un moyen : que le légataire
s'arrange pour recevoir moins que tous les héritiers. Précédemment
on disait : il est lié s'il prend quelque chose. Maintenant on l'affranchit
de cette obligation. Mais cela n'a rien de commun avec le droit
pontifical ; c'est du droit civil que l'on tire cette facilité
donnée au légataire de décharger l'héritier par une mancipation,
de se trouver ainsi dans la même situation que s'il n'y avait pas
eu de legs, alors qu'en vertu d'une stipulation, il devient créancier
de la somme même qui lui était léguée, désormais affranchie de la
charge religieuse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [54] J'arrive maintenant aux règles concernant les mânes, si sâgement instituées et si religieusement observées par nos ancêtres. C'est au mois de février, alors le dernier de l'année, qu'ils voulaient que l'on célébrât le culte des morts. Cependant D. Brutus, d'après Sisenna, avait coutume de le faire en décembre. J'ai cherché pour quel motif, car je vois que Sisenna l'ignorait, il s'était écarté de la sorte de l'usage ancien ; il ne me paraissait pas vraisemblable qu'un homme éclairé comme Brutus, étroitement lié avec Attius, eût abandonné sans raison la coutume des ancêtres. Je crois que Brutus, contrairement aux anciens, considérait le mois de décembre et non le mois de février comme le dernier de l'année. Il jugeait d'ailleurs que c'était une marque de piété d'honorer les morts en sacrifiant une grande victime. [55] Quant
aux tombeaux, le respect religieux qu'on en a est tel que l'on ne
peut, dit-on, sans crime, les enlever du terrain consacré et de
la demeure familiale. Ainsi l'a jugé autrefois A. Torquatus pour
la gens Popillia. Et certes les "denicales", ainsi nommées de la
mort, parce que l'on se repose en l'honneur des morts, ne seraient
pas appelées fêtes comme le sont les jours consacrés aux dieux,
si nos ancêtres n'avaient pas voulu que les défunts fussent mis
au nombre des dieux. La règle qui prescrit de leur dédier les jours
où il n'y a ni fêtes particulières ni fêtes publiques, et toutes
les dispositions du droit pontifical à cet égard montrent quelle
importance ont cette religion et ces cérémonies. Il n'est pas
nécessaire, je pense, de dire comment s'achèvent les rites funéraires
dans une famille affligée d'un deuil, quel genre de sacrifice est
fait aux Lares au moyen de béliers, comment on recouvre de terre
l'os coupé, quelles sont les règles relatives à la truie due au
mort, à partir de quel moment il y a un tombeau consacré religieusement. [58] ATTICUS. – Je vois ce que dit le droit pontifical. Mais je demande ce qu'il y a dans les lois à ce sujet. MARCUS. – Très peu de chose, Titus et ce qu'il y a vous ne l'ignorez pas. D'ailleurs les lois ont trait moins au culte des morts qu'aux règles relatives aux sépultures. " N'ensevelissez pas un mort, dit la loi des Douze Tables, ni ne le brûlez dans la ville. " Par crainte du feu, je pense. Mais puisqu'il est dit : " Ni ne le brûlez " c'est donc que le mot d'ensevelir s'appliquait, non à ceux qu'on brûlait, mais à ceux qu'on inhumait. ATTICUS. – Comment se fait-il donc qu'après la loi des Douze Tables des hommes illustres aient été ensevelis dans la ville ? MARCUS. – Ce
fut accordé, je crois, avant la loi à quelques hommes d'un haut
mérite, comme Publicola et Tubertus ; et leur descendance a conservé
ce privilège. Si d'autres l'ont obtenu comme C. Fabricius, c'est
qu'à cause de leurs services éclatants on n'a pas voulu leur appliquer
la loi commune. [60] La
loi des Douze Tables a également supprimé les autres rites funéraires
qui ne servent qu'à augmenter le deuil. " Ne recueille
pas, dit-elle, les os d'un mort, afin de célébrer plus tard ses
funérailles. " Elle excepte le cas de mort à la guerre
ou à l'étranger. Il y a en outre dans les lois une prescription
relative à l'embaumement ; elles interdisent l'embaumement des esclaves
et tout banquet funèbre. Coutumes justement abolies et qu'on n'eût
pas eu besoin de supprimer, si elles n'avaient été en vigueur. " Point
de dépense inutile dans les aspersions, point de grandes couronnes,
point de cassolettes ! " Mais elle donne à entendre
que des marques d'honneur peuvent être données aux morts car la
loi ordonne que la couronne récompensant le courage soit, en évitant
toute fraude, placée sur la tête du combattant qui a péri et aussi
sur celle de son père. Quant à cet usage, que je crois avoir été
fréquent, de célébrer pour un seul défunt plusieurs obsèques, de
dresser plusieurs lits, la loi s'y oppose également. La loi prescrivait
de " ne pas enfouir de l'or ", mais admettait
cette exception : " Si les dents du défunt étaient attachées
avec de l'or, on pourra l'ensevelir ou le brûler sans le lui ôter. "
Et vous voyez en même temps par là qu'ensevelir et brûler sont choses
différentes. QUINTUS. – Je suis heureux de voir que nos lois s'accordent avec la nature et je suis charmé de la sagesse de nos ancêtres. MARCUS. – Oui,
Quintus, on a raison de mettre des bornes au luxe des tombeaux comme
à tous les autres luxes. Jusqu'où on a sur ce point porté le faste,
on peut le voir par le tombeau de C. Figulus. Autrefois, à ce que
je crois, on n'avait pas ce genre d'ambition ; autrement il en existerait
bien d'autres exemples. Les interprètes de la loi prétendent que
le texte qui bannit les profusions et les lamentations, s'applique
aussi à la magnificence des tombeaux. Pour les sépulcres, Solon se borne à défendre " qu'on les détruise ou qu'on y porte d'autres corps ", à frapper d'une peine " quiconque aura violé, renversé, brisé une tombe (c'est là je pense ce que signifie le mot tumbos), un monument ou une colonne ". Mais quelque temps après, la grandeur des sépulcres que nous voyons au Céramique fit porter cette loi : " On ne pourra élever de sépulcre qui exige au delà du travail de dix hommes pendant trois jours. " [65] Il n'était pas permis non plus de les protéger par un toit, d'y placer de ces statues qu'on appelle hermès, ni de faire l'éloge du mort, sauf dans les obsèques publiques et par la bouche de l'orateur désigné à cet effet. On avait supprimé les réunions d'hommes et de femmes pour diminuer les lamentations, car un concours d'hommes ajoute à la tristesse. [66] C'est pourquoi Pittacus défend à qui que ce soit d'assister aux funérailles d'un étranger. Mais, à ce que dit le même Démétrius, le luxe des funérailles et des tombeaux reprit, tel à peu près que nous le voyons à Rome. Il le réprima par une loi. Car Démétrius, comme vous le savez, ne fut pas seulement un homme très instruit, mais aussi un citoyen éminent et un très habile politique. Il restreignit donc la dépense non seulement par des peines, mais aussi par la désignation du moment ; il ordonna que les funérailles se fissent avant le jour. Pour les tombeaux à élever, il fixa aussi une règle ; il ne voulut pas qu'on plaçât au-dessus de l'éminence de terre recouvrant la fosse autre chose qu'une petite colonne haute de trois coudées au plus, ou une table de pierre ou encore un bassin ; et il institua un magistrat pour veiller à l'observation de ces règles. [67] Voilà,
Atticus, pour tes chers Athéniens. Mais voyons Platon qui renvoie
aux interprètes de la religion le soin de régler les funérailles,
coutume que nous-mêmes observons. Au sujet des sépulcres voici ce
qu'il dit : Il défend de prendre pour un tombeau aucune partie
d'un champ cultivé ou qui peut l'être ; il veut que le terrain servant
de cimetière soit tel qu'il reçoive le corps des morts sans causer
de dommage aux vivants. Mais la terre propre à porter des fruits
et à nous fournir comme une mère des aliments, nul, qu'il soit mort
ou vivant, ne doit l'amoindrir. QUINTUS. – Vraiment oui, mon frère, mais passe maintenant aux autres points. MARCUS : Je vais le faire, et puisqu'il vous a plu de m'y engager, je vais terminer aujourd'hui, je l'espère, cet exposé ; je dis bien en ce jour. Je vois que Platon a fait de même et que tout son dialogue sur les lois tient en un seul jour d'été. Ainsi ferai-je et je vais parler des magistrats. Après la religion c'est assurément le soutien principal de l'État. ATTICUS. – Parle dont et suis la méthode que tu as indiquée. |
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