CICÉRON
   
TRAITÉ DES LOIS
   
~  Livre II  ~
   
( 52 av. J.-C. )
 

 
Ch. Appuhn, Cicéron, De la République, Des lois, Paris, 1954 ).
 

 
I  II  III  IV  V  VI  VII  VIII  IX  X  XI  XII  XIII  XIV  XV  XVI  XVII  XVIII  XIX  XX  XXI  XXII  XXIII  XXIV  XXV  XXVI
 

 

I.
  

   [1] ATTICUS. – Voulez-vous, puisque aussi bien nous nous sommes assez promenés et qu'il te faut chercher un autre commencement, que nous changions de place et que, dans l'île du Fibrène (c'est je crois le nom de cette autre rivière), nous allions nous asseoir pour porter notre attention sur le reste de l'entretien.

   MARCUS. – Certes je le veux, c'est le lieu que je choisis habituellement pour méditer, lire ou composer un écrit.

   [2] ATTICUS. – Moi qui viens en ce lieu pour la première fois, je ne puis m'en rassasier, et j'ai du mépris pour les villas magnifiques au pavé de marbre, au plafond richement décoré. Quant à ces aqueducs, à ces Nils, à ces Euripes, comme on les appelle, comment n'en pas rire quand on voit ces rivières ? En discourant tout à l'heure sur la loi et le droit, tu rapportais tout à la nature ; de même quand c'est le délassement, un doux repos de l'âme que l'on cherche, c'est encore la nature qui triomphe. Aussi j'étais étonné qu'un lieu où tes descriptions en prose et en vers ne me permettaient d'imaginer que rochers et montagnes, eût tant de charme à tes yeux ; et maintenant ce qui m'étonne, c'est que tu puisses préférer un autre séjour quand tu n'es pas à Rome.

   [3] MARCUS. – Quand je puis m'absenter quelques jours, je viens chercher ici, en cette saison surtout, l'air pur et une nature plaisante aux yeux. Je le puis rarement d'ailleurs. Mais ce pays a encore pour moi un autre attrait qu'il ne saurait avoir pour toi.

   ATTICUS. – Eh quoi donc ?

   MARCUS. – A parler franc, c'est ici mon pays et celui de mon frère ; c'est ici que nous sommes nés d'une famille très ancienne ; c'est ici pour nous un lieu consacré, notre race y a son domicile, nos ancêtres y ont laissé leurs traces. Que dirai-je ? Tu vois cette villa ; telle qu'elle est aujourd'hui, c'est par les soins de mon père qu'elle s'est agrandie. Comme il était de très petite santé il a passé ici presque toute sa vie, s'adonnant à l'étude. C'est ici, mon aïeul vivait encore et la maison était petite, à l'ancienne mode, comme celle de Curius, au pays des Sabins, c'est ici même, sache-le, que je suis né.
   C'est pourquoi il y a dans mon âme et dans mon sens intime quelque chose de mystérieux qui me rend ce séjour plus cher. Ne dit-on pas que, pour revoir Ithaque, le très sage Ulysse a refusé l'immortalité ?

 
II.
 

   [4] ATTICUS. – C'est là un motif bien légitime de venir plus volontiers en ce lieu et de l'aimer. Moi-même, je le dis en toute vérité, je me sens plus attaché à cette maison et à tout ce coin de terre d'où tu es sorti, où tu as été engendré.
   Car nous éprouvons je ne sais quelle émotion à la vue des lieux où sont les vestiges des hommes que, nous aimons ou admirons. Dans ma chère Athènes même, ce qui me charme, ce ne sont pas tant les monuments magnifiques, les chefs-d'oeuvre des grands artistes d'autrefois, que le souvenir des grands hommes, la vue des lieux où chacun d'eux habitait, fréquentait, aimait à converser ; leurs tombeaux même, je les considère avec intérêt. Aussi dorénavant j'aimerai davantage ce lieu de ta naissance.

   MARCUS. – Je suis donc heureux de t'avoir montré en quelque sorte mon berceau.

   [5] ATTICUS. – Je ne suis pas moins heureux de l'avoir vu. Mais que voulais-tu dire tout à l'heure en parlant de ce lieu que je t'entends nommer Arpinum, comme étant ta patrie et celle de ton frère ? Avez-vous deux patries ? N'y a-t-il pas une patrie commune ? La patrie de Caton ne serait-elle pas Rome, mais Tusculum ?

   MARCUS. – Oui certes, et Caton et tous les citoyens des municipes ont, je crois, deux patries, une naturelle, l'autre politique ; ainsi ce Caton dont tu parles, né à Tusculum avait droit de cité à Rome. Donc Tusculan d'origine, Romain par droit de cité, il avait une première patrie, le lieu de sa naissance, et une autre de par le droit. C'est comme tes chers Athéniens quand Thésée leur eut fait abandonner les champs pour les réunir dans ce qu'on appela Astu (la ville) ; ils étaient à la fois Suniens et Athéniens. De même nous regardons comme notre patrie et le lieu où nous sommes nés et la cité qui nous a conféré la qualité de membres. Cette dernière est nécessairement l'objet d'un plus grand amour, elle est la république, la cité commune ; pour elle nous devons savoir mourir, nous devons nous donner à elle tout entiers, tout ce qui est de nous lui appartient, il faut tout lui sacrifier. Mais la patrie qui nous a engendrés n'en a pas moins une douceur presque égale, et certes je ne la renierai jamais, ce qui n'empêche que Rome ne soit ma grande patrie, où ma petite est contenue.

 
III.
 

   [6] ATTICUS. – Pompée avait donc raison quand une fois il déclara devant moi, plaidant avec toi pour Balbus, que la république devait des remerciements à ce municipe pour lui avoir donné deux de ses sauveurs ; en vérité je me vois conduit à croire que le lieu de ta naissance est ta patrie.
   Mais nous voici arrivés dans l'île. Nul lieu n'est plus aimable. Comme elle partage bien, tel un éperon de navire, le Fibréne, dont les eaux également divisées baignent ses deux rives et ensuite, dans leur cours rapide, se réunissent bientôt, n'embrassant que l'espace nécessaire à un gymnase moyen ! Puis, comme s'il n'avait d'autre fonction que de ménager une retraite propice à nos discussions, il se précipite aussitôt dans le Liris où, semblable à ceux qui entrent dans des familles patriciennes, il perd son nom plus obscur et apporte beaucoup de fraîcheur. En vérité je n'ai jamais vu d'eaux plus fraîches et cependant je connais bien des rivières ; c'est à peine si j'oserais y mettre le pied comme le fait Socrate dans le Phèdre de Platon.

   [7] MARCUS. – C'est vrai ; cependant, Atticus, ton Thyamis en Epire ne lui cède en rien en agrément, d'après ce que j'ai souvent entendu dire à Quintus.

   QUINTUS. – Certes ; garde-toi de rien mettre au-dessus de l'Amalthée et des platanes de notre ami Atticus ; mais, si bon vous semble, asseyons-nous sous cet ombrage et revenons à cette partie de notre sujet que nous avons abandonnée.

   MARCUS. – Ta demande est légitime. Quintus ; mais je croyais l'avoir esquivée, je vois que tu ne veux rien céder de ce qui t'est dû.

   QUINTUS. – Commence donc, nous te donnons cette journée tout entière.

   MARCUS. – "Partons donc de Jupiter", c'est ainsi que commence mon poème d'Aratus.

   QUINTUS. – Où ce début tend-il ?

   MARCUS. – Je veux dire que, cette fois encore, nous devons commencer par Jupiter et les autres immortels.

   QUINTUS. – Très bien en vérité, mon frère, c'est un heureux début.

 
IV.
 

   [8] MARCUS. – Revenons donc en arrière et, avant d'examiner les lois particulières, voyons quelle est la nature et la puissance de la loi ; devant tout y rapporter, gardons-nous de tomber dans quelque erreur de langage et de méconnaître la force de la proposition par laquelle nous devons définir le droit.

   QUINTUS. – Très bien, par Hercule ; c'est la bonne méthode.

   MARCUS. – Je vois donc que, suivant l'avis des plus sages, la loi n'est pas une invention de l'esprit humain ni un décret des peuples, mais quelque chose d'éternel qui gouverne le monde entier, montrant ce qu'il est sage de prescrire ou d'interdire. Cette loi, disaient-ils, à la fois la première et la dernière, est l'esprit de Dieu promulguant des obligations et des défenses également rationnelles. Parce que telle est son origine, la loi que les dieux ont donnée au genre humain est justement célébrée, car elle se confond avec la raison ou l'esprit du sage, qui sait ce qu'il faut ordonner et ce dont il faut détourner les hommes.

   [9] QUINTUS. – C'est là un point que tu as déjà touché. Mais avant d'en venir aux lois des peuples, explique, s'il te plaît, la force de cette loi céleste, afin que nous ne nous laissions pas rouler par la coutume comme par une vague et entraîner à parler comme le vulgaire.

   MARCUS. – En effet, dès notre enfance, Quintus, nous avons appris à nommer lois des formules telles que celle-ci : "Si l'on t'appelle à comparaître devant un tribunal" et autres semblables. Mais il faut bien comprendre que des commandements ou des défenses de cette sorte n'ont pas le pouvoir de nous porter à bien faire et de nous détourner du mal. Ce pouvoir n'est pas seulement antérieur à l'existence même des peuples et des cités, mais contemporain du Dieu dont la providence gouverne le ciel et la terre. [10] L'esprit divin en effet ne saurait être sans la raison, et la raison divine implique nécessairement le pouvoir de décider souverainement du bien et du mal. Parce qu'aucune loi écrite ne prescrit qu'un homme résiste seul sur un pont à une armée d'ennemis et ordonne de le couper derrière lui, en conclurons-nous que ce n'est pas à une loi, à un commandement, celui du courage, que notre Horatius Coclés a obéi quand il s'illustra par son exploit ? Et si, sous le règne de Tarquin, il n'y avait point de loi proscrivant l'adultère, Sextus Tarquin en a-t-il moins enfreint une loi éternelle en violant Lucrèce fille de Tricipitinus ?
   Il y avait en effet une règle fondée en nature, qui dirigeait au bien et détournait du mal, et cette règle n'avait pas besoin d'être écrite pour être une loi, elle l'était d'origine. Elle est contemporaine de l'esprit divin. Ainsi la loi véritable et primitive, celle qui a pouvoir d'obliger et de défendre, est la droite raison de Jupiter souverain.

 
V.
 

   [11] QUINTUS. – Je suis d'accord avec toi, mon frère, pour croire que, tout comme le juste et le vrai, la loi ne meurt ni ne naît avec les caractères dont on use pour la mettre par écrit.

   MARCUS. – De même donc que l'intelligence divine est la loi suprême, la raison accomplie, quand elle se trouve dans l'homme, doit être la loi ; or la raison est accomplie dans l'esprit du sage. Quant à ces lois diverses et temporaires qui sont prescrites aux peuples, c'est par faveur plutôt qu'en vertu d'un droit réel qu'elles prennent le nom de lois. Toute loi, en effet, pour mériter véritablement ce nom, doit être digne de louange et voici par quels arguments on le prouve. Il est certain que les lois ont été faites pour le salut des citoyens, pour la sauvegarde des cités, pour assurer aux hommes une vie douce et tranquille ; ceux qui les premiers ont établi des lois n'ont pas manqué de proclamer devant les peuples que les décrets par eux rédigés et proposés, s'ils étaient adoptés, rendraient la vie belle et bonne, et c'est ainsi que les règles formulées et ratifiées prirent le nom de lois. Par où l'on peut connaître que ceux qui ont établi sur les peuples des commandements pernicieux et injustes, ayant agi contrairement à leurs promesses, ont fait autre chose que des lois véritables. Il est donc clair que le terme même de loi implique la capacité de choisir ce qui est juste et conforme au droit.
   [12] Je te le demande donc, Quintus, ainsi que les philosophes ont accoutumé de le faire : ce dont une société ne saurait se passer sans cesser d'être, doit-on le mettre au rang des biens ?

   QUINTUS. – Oui et des plus grands.

   MARCUS. – Or une cité sans loi ne doit-elle pas être tenue par cela même comme n'étant pas ?

   QUINTUS. – On ne peut en juger autrement.

   MARCUS. – Il faut donc mettre la loi au nombre des plus grands biens.

   QUINTUS. – C'est tout à fait mon avis.

   [13] MARCUS. – Mais quoi ? Si dans la législation des peuples il y a beaucoup de dispositions pernicieuses, funestes, méritent-elles le nom de lois plus que les conventions établies par des brigands ? Pas plus qu'on ne peut nommer véritablement préceptes de médecins les recettes mortelles que des ignorants et des malhabiles donnent pour salutaires, on ne peut qualifier de loi une prescription, de quelque sorte qu'elle soit et quand bien même le peuple l'aurait adoptée, quand elle est pernicieuse. Donc la loi, c'est le discernement des justes et des injustes, en prenant comme norme la nature dans sa pureté antique et primitive, la nature sur laquelle les lois humaines doivent se régler pour châtier les méchants, secourir et protéger les gens de bien.

 
VI.
 

   QUINTUS. – Je comprends parfaitement et je crois qu'une prescription n'ayant pas ce caractère n'est pas une loi et ne doit même pas en prendre le nom.

   [14] MARCUS. – Tu ne regardes donc pas comme de véritables lois celles qui portent le nom d'un Titius ou d'un Apuleius ?

   QUINTUS. – Ni même celles de Livius.

   MARCUS. – Tu as raison, un mot du sénat suffit pour les abolir en un instant, mais cette loi dont je viens de montrer la puissance, on ne peut ni la détruire, ni l'abroger.

   QUINTUS. – Tu ne proposeras donc que des lois dont l'abrogation est impossible ?

   MARCUS. – Oui, pourvu que tous deux vous les acceptiez.
   Mais, à l'exemple de Platon, l'homme le plus savant, le philosophe le plus considérable que je sache, le premier qui ait composé un écrit sur la république et ensuite ait traité à part des lois, je crois devoir, avant de l'énoncer faire l'éloge de la loi. Ainsi ont fait et Zaleucus et Charondas lorsqu'ils ont mis par écrit leurs lois, non pour se satisfaire eux-mêmes et pour leur plaisir propre, mais pour servir la république. Comme eux, Platon a cru que la loi devait parfois user de persuasion, et non toujours de la contrainte et des menaces.

   [15] QUINTUS. – Mais quoi ? ce Zaleucus, Timée prétend qu'il n'a jamais existé ?

   MARCUS. – J'ai pour moi Theophraste dont l'autorité n'est pas moindre, à mon avis, que celle de Timée, vaut mieux selon beaucoup de gens. J'ajoute que les Locriens, ses concitoyens et mes clients, ont gardé le souvenir de Zaleucus. Qu'il ait existé ou non, d'ailleurs il n'importe ; nous suivons la tradition.

 
VII.
 

   Qu'avant tout, donc, les citoyens soient persuadés que les dieux sont les maîtres de toutes choses et les gouvernent, que tout ce qui se fait, se fait par leur puissance, leur permission, leur divinité, que, bienfaiteurs du genre humain, ils surveillent nos actions, nos pensées intimes, lisent dans nos âmes, voient quel sentiment nous inspire dans les honneurs que nous leur rendons, tiennent un compte exact de notre piété, de notre impiété. [16] Imbus de ces principes, les esprits ne se refuseront pas à une croyance utile et vraie.
   N'est-ce pas en effet une vérité certaine que nul ne doit être insensé à ce point qu'il prétende pour lui-même à la raison et à l'intelligence, et les dénie au ciel et au monde ? Ou pense que ce monde à peine intelligible à sa propre raison se meut sans qu'aucune raison le dirige ? A la vue du cours régulier des astres, de l'alternance du jour et de la nuit, de l'ordonnance des saisons, de tout ce que produit la terre pour notre jouissance, qui donc ne serait contraint à la reconnaissance ? S'il est un homme qui s'y refuse, peut-on vraiment le compter au nombre des hommes ? Puisque, d'autre part, tous les êtres doués de raison sont au-dessus de ceux qui en sont privés, et qu'on ne saurait dire sans crime qu'il y ait rien de supérieur à la nature universelle., il faut bien reconnaître qu'en elle aussi il y a une raison.
   Ces opinions sont utiles, nul ne le niera, qui connaîtra combien d'affaires humaines doivent leur valeur au serment, combien salutaire est le caractère religieux des traités, combien de gens la crainte des châtiments infligés par les dieux a détournés du crime, quelle chose sainte est la société des membres d'une même cité, quand elle a les dieux immortels à la fois pour juges et pour témoins.
   Voilà le préambule de la loi : c'est ainsi que Platon l'appelle.

   [17] QUINTUS. – C'est bien cela, mon frère, et ce qui me plait le plus, par les objets que tu considères et tes opinions aussi tu diffères de Platon. Rien qui lui ressemble moins que ton exposition précédente et ce préambule même. Tu n'imites de Platon que la forme.

   MARCUS. – Je le voudrais du moins ; qui donc peut, qui pourra jamais se l'approprier ? Autre chose et plus facile est de rendre ses pensées. Je le ferais si je ne voulais être moi-même. Quelle peine aurait-on à les reproduire en le traduisant mot pour mot ?

   QUINTUS. – Certes, mais comme tu viens de le dire, il vaut mieux rester toi-même. Parle-nous donc maintenant s'il te plait, des lois ayant trait à la religion.

   [18] MARCUS. – Je vais les énoncer aussi bien que je pourrai ; et puisque c'est ici le moment et que nous nous entretenons amicalement, je commencerai par les lois des lois.

   QUINTUS. – Quelles sont-elles ?

   MARCUS. – Il y a, Quintus, des formules de lois consacrées ; elles ne sont pas aussi anciennes que celles de nos douze Tables et les lois dites sacrées, elles ont toutefois plus d'autorité, plus d'ancienneté que ces discours que nous tenons ici. Je chercherai à imiter cette manière brève de s'exprimer. Quant aux lois je ne les énoncerai pas toutes dans le détail, ce serait une tâche infinie ; je dirai les points capitaux et j'indiquerai le sens général.

   QUINTUS. – C'est bien ainsi qu'il est nécessaire de procéder ; écoutons donc les paroles de la loi.

 
VIII.
 

   [19] MARCUS. – " Que l'on s'approche des dieux d'une âme pure ; qu'on apporte au culte un sentiment pieux, que l'on écarte les richesses. Qui agit autrement, Dieu lui-même le punira.
   Que personne n'ait de dieux à part ; que personne ne rende un culte à des dieux nouveaux ou étrangers, s'ils n'ont été acceptés par l'État.
   Que dans les villes soient les temples bâtis par les ancêtres, aux champs les bois sacrés et les sanctuaires des Lares.
   Que l'on conserve les cérémonies de la famille et des ancêtres.
   Qu'on honore les dieux, et ceux que l'on a toujours regardés comme tels et ceux que leurs mérites ont fait entrer au ciel, Hercule, Bacchus, Esculape, Castor, Pollux, Quirinus ; quant aux vertus qui permettent à l'homme de monter au ciel, l'Intelligence, le Courage, la Piété, la Foi, qu'il y ait aussi des temples en leur honneur, mais non en celui des vices.
   Qu'on assiste aux cérémonies publiques.
   Qu'aux jours de fêtes on suspende toute contestation, et qu'il soit permis aux esclaves, leur travail achevé, de les célébrer. On fera en sorte que ces jours de fête reviennent chaque année périodiquement.
   Les prêtres emploieront pour les libations publiques certains grains et certains fruits, et cela en des jours et pour des sacrifices déterminés. [20] Pour les autres jours on réservera du lait et de jeunes animaux en abondance.
   Pour qu'il n'y ait pas d'omission, les prêtres régleront par le calcul le cours de l'année et se pourvoiront d'avance de victimes belles et agréables à chaque divinité.
   Chaque dieu aura son prêtre ; pour tous les pontifes ; à quelques-uns les flamines.
   Les vestales entretiendront dans la ville le feu perpétuel du foyer public.
   Ceux qui ne connaîtront pas l'ordre et le rituel des cérémonies tant particulières que publiques s'en instruiront auprès des prêtres affectés au culte public.
   Or il y aura deux genres de prêtres ; l'un pour présider aux cérémonies et aux sacrifices, l'autre pour interpréter les paroles obscures des devins prédisant l'avenir, quand le sénat et le peuple les mandera. Les augures publics, qui sont les interprètes de Jupiter très bon, très grand, prendront ensuite les auspices et diront suivant les règles de leur art le sens des présages. [21] Les prêtres inaugureront de même les vendanges et les récoltes et prendront les auspices pour le salut de la république. Ils feront connaître les auspices aux chefs d'armée et à ceux qui conduisent les affaires de l'État ; les uns et les autres devront s'y conformer. Ils s'assureront si les dieux ne sont pas irrités et leur obéiront. Ils définiront les éclairs suivant les régions du ciel. La ville, les champs, les temples seront soumis à leurs paroles, sur lesquelles nul n'aura pouvoir. Tout ce que l'augure aura déclaré contraire au droit, néfaste, funeste, de mauvais présage, sera regardé comme nul et non avenu ; la désobéissance sera crime capital.

 
IX.
 

   " Pour les traités, la paix, la guerre, les trêves, que des féciaux, au nombre de deux, soient chargés de porter la parole et de juger ; qu'ils discutent des guerres.
    Les prodiges, les événements extraordinaires seront, si le sénat l'ordonne, déférés aux haruspices étrusques ; les premiers des Etrusques enseigneront leur art ; ils indiqueront les divinités à apaiser ; ils purifieront la foudre et les objets qu'elle aura frappés.
   Il n'y aura point de cérémonies sacrées de nuit pour les femmes, sauf celles qui se font solennellement pour le peuple. Il n'y aura pas pour elles d'initiation si ce n'est au culte grec de Cérês.
   [22] Un sacrilège qui ne pourra être expié sera une impiété ; pour celui qui pourra l'être, les prêtres publics feront les sacrifices expiatoires.
   Qu'aux jeux publics on maintienne dans une juste mesure la joie populaire, celle du moins qui n'est pas provoquée par des courses de chars et des luttes et, quand elle est liée à des chants, au jeu des instruments à cordes et des flûtes, qu'on y joigne un hommage rendu aux dieux.
   Que parmi les rites anciens on maintienne les meilleurs.
   Qu'à l'exception des prêtres de Cybèle, et encore à certains jours, personne ne réclame le moindre argent.
   Que quiconque aura dérobé ou ravi un objet du culte ou un dépôt confié au sanctuaire, soit parricide.
   Quant au parjure, les dieux le punissent par la mort, les hommes par l'infamie.
   Les pontifes puniront l'inceste du dernier supplice.
   Que l'impie n'ait pas l'audace de vouloir fléchir par des présents la colère des dieux.
   Que l'on s'acquitte exactement des voeux qu'on aura faits. Qu'il y ait une peine contre toute violation. Qu'ainsi personne ne consacre un champ.
   Que l'on consacre avec mesure l'or, l'argent, l'ivoire.
   Que le culte privé soit perpétuel. Que les droits des dieux mânes soient inviolables ; que ceux qui sont morts soient tenus pour divins ; que l'on diminue à leur égard la dépense et le deuil. "

 
X.
 

   [23] ATTICUS. – Tu as renfermé en peu de mots une très grande loi ; à ce qu'il me semble, cette législation religieuse ne diffère pas beaucoup de celle de Numa et de nos coutumes.

   MARCUS. – Ne penses-tu pas que Scipion, dans les livres sur la République, a prouvé que de toutes les républiques la nôtre, l'ancienne, était la meilleure et n'est-il pas nécessaire en conséquence que je propose des lois en accord avec elle ?

   ATTICUS. – Certes oui, je le crois.

   MARCUS. – Attendez-vous donc à des lois qui puissent maintenir cette meilleure des républiques ; et, si je vous demande d'en accepter aujourd'hui qui ne soient pas et n'aient jamais été en vigueur chez nous, c'est qu'elles ont fait partie de la coutume de nos ancêtres, et la coutume alors avait force de loi.

   [24] ATTICUS. – Parle-nous donc en faveur de cette loi, s'il te plaît, afin que je puisse donner un avis favorable à ce que tu proposes.

   MARCUS. – Vraiment, Atticus, tu ne te prononceras pas favorablement à moins ?

   ATTICUS. – A l'égard des lois importantes je pose cette condition ; pour celles qui sont moindres je m'en remettrai à toi.

   QUINTUS. – Tel est aussi mon sentiment.

   MARCUS. – Prenez garde que cela ne soit long.

   ATTICUS. – Tant mieux ! Que pouvons-nous faire de mieux.

   MARCUS. – La loi veut qu'on s'approche des dieux avec une âme pure ; cela renferme tout ; cela ne veut pas dire que la pureté du corps soit inutile ; mais il faut comprendre que, l'âme étant de beaucoup supérieure, si l'on observe la propreté corporelle, celle de l'âme est encore plus nécessaire. Des affusions d'eau ou quelques jours peuvent effacer les souillures du corps ; mais le temps ne saurait nettoyer celles de l'âme, il n'est pas de fleuve qui le puisse.
   [25] En prescrivant la piété, en interdisant les richesses, la loi signifie que la probité est agréable à Dieu, que le luxe doit être laissé de côté. Puisque nous voulons que, parmi les hommes, la pauvreté aille de pair avec la richesse, pourquoi l'écarterions-nous du culte des dieux en le rendant dispendieux ? Rien d'ailleurs ne saurait être moins agréable à Dieu que de ne pas permettre à tous de venir à lui pour apaiser sa colère et l'honorer. Ensuite en établissant que Dieu lui-même, et non un juge, sera le punisseur, la loi paraît fortifier la religion par la crainte d'une peine présente. Rendre un culte à des dieux nouveaux ou étrangers, c'est confondre les religions et introduire des cérémonies inconnues auxquelles les prêtres sont étrangers.
   [26] Pour ce qui est des dieux qu'ont honorés les ancêtres, il convient, s'ils l'ont fait conformément à la loi présente, de suivre leur exemple.
   Je crois que les temples bâtis par eux doivent demeurer dans les villes ; je n'imite pas les mages des Perses, dont le conseil, dit-on, poussa Xerxès à brûler tous les temples de Grèce, parce qu'on enfermait les dieux dans des murs, alors que tout doit leur être ouvert et qu'ils ont le monde entier pour temple et pour demeure.

 
XI.
 

   Plus sages furent les Grecs et nos ancêtres qui, pour augmenter la piété envers les dieux, ont voulu qu'ils habitassent les mêmes villes que nous. Cette opinion inspire aux cités une utile crainte religieuse ; selon du moins une belle parole de Pythagore, cet homme d'un si grand savoir, la piété, la religion n'à jamais plus d'action dans les âmes que lorsque nous nous appliquons au service des dieux ; et Thalès, le plus renommé des sept sages, a dit : " Les hommes devraient être persuadés que tout ce qu'ils voient est plein de dieux ; nous en serions plus purs, nous regardant alors comme étant dans le plus saint des sanctuaires. " Car, selon une croyance ancienne, les dieux ont une forme sensible aux yeux, ils ne se révèlent pas seulement à l'esprit. [27] Les bois sacrés ont aux champs la même raison d'être. Et il ne faut pas non plus rejeter la tradition, venue des ancêtres, suivant laquelle maîtres et serviteurs rendent un culte aux Lares en vue du champ et de la maison.
   Conserver les rites de la famille et des ancêtres, c'est en quelque manière garder une religion transmise par les dieux, car l'antiquité est voisine des dieux.
   Quant à ceux d'entre les hommes qui ont été divinisés, comme Hercule et les autres, la loi, en nous ordonnant de les honorer, nous enseigne que, si toutes les âmes sont immortelles, celles des héros sont divines. [28] On a bien fait aussi de consacrer l'Intelligence, la Piété, le Courage, la Bonne Foi ; les temples élevés dans Rome à ces vertus font connaître aux gens de bien, qui en sont tous doués, que leur âme est le sanctuaire de la divinité.
   Les Athéniens en revanche commirent une faute quand, après les cérémonies expiatoires accomplies, sur l'avis du Crétois Epiménide, pour se laver du sacrilège dont ils s'étaient rendus coupables en poursuivant Cylon, ils élevèrent un temple à l'Affront et à l'Impudence. Ce sont les vertus, non les vices, qu'il faut consacrer. Sur le mont Palatin se dresse un vieil autel dédié à la Fièvre, un autre sur l'Esquilin à la Fortune mauvaise et maudite ; tous les monuments de cette sorte il faut les condamner. Que si l'on veut forger des noms, ce soient plutôt des noms tels que Vicepota de "vincere" et "potiri" (vaincre et se rendre maître), Stata de "stare" (demeurer debout) ; ou des surnoms tels que Stator et Invaincu donnés à Jupiter ; ou encore des noms de choses désirables comme le Salut, l'Honneur, l'Abondance, la Victoire. Comme l'attente d'événements heureux relève le courage, c'est avec raison que Calatinus a consacré l'Espérance. J'approuve que l'on consacre la Fortune ou même la Fortune de ce jour, car c'est tous les jours qu'elle peut servir, ou encore la Fortune "Respiciens", c'est-à-dire secourable, même le Hasard qui comprend les événements incertains ; soit enfin la Fortune Primigénie qui préside à notre génération, la Fortune Compagne. Alors....
 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 
XII.
 

   [29] Viennent ensuite les fêtes et les jours fériés : leur raison d'être est de suspendre entre les personnes libres les procès et les contestations ; pour les esclaves, les tâches et les travaux. Le magistrat chargé de régler ces fêtes annuelles doit les distribuer de façon à permettre l'achèvement des travaux rustiques. Et pour avoir en temps utile le grain servant aux libations et les jeunes victimes, ainsi que la loi le prescrit, il faut soigneusement observer la règle dés jours intercalaires, habilement instaurée par Numa, et ensuite tombée dans l'oubli par la négligence des pontifes. Il ne faut rien changer aux règlements établis par les pontifes et les haruspices concernant le choix des victimes à immoler à chacun des dieux : à l'un des adultes, à l'autre de jeunes animaux de lait, à celui-ci des mâles, à celui-là des femelles.
   S'il y a pour tous les dieux plusieurs prêtres, chaque divinité ayant les siens propres, ils fourniront des réponses sur les points de droit et les cérémonies du culte. Vesta, suivant le mot grec (que nous avons conservé à peu prés), dont le domaine est le foyer de la ville, le conserve en quelque sorte ; c'est pourquoi il faut que des vierges l'entretiennent : elles veilleront mieux à la garde du feu, et les femmes comprendront par ce choix que l'on demande à leur sexe une entière pureté.
   [30] La disposition qui suit n'intéresse pas seulement la religion, mais aussi la constitution de l'État : c'est la défense de s'acquitter de cérémonies religieuses privées sans le concours des ministres publics. Il importe en effet que le peuple ne puisse se passer de l'intelligence réfléchie et de l'autorité qui sont le propre de l'élite ; et l'organisation du sacerdoce est telle que nul culte légitime n'est négligé. Parmi les prêtres en effet les uns ont la charge d'apaiser les dieux, les autres président aux sacrifices solennels ; d'autres encore interprètent les prédictions des devins, qui ne doivent pas être nombreux ; sans quoi on irait à l'infini, et il ne faut pas que les entreprises intéressant l'État soient connues en dehors du collège compétent.
   [31] Mais la législation la plus importante, celle à laquelle il faut attacher le plus de poids, est le droit augural ; nulle ne confère plus d'autorité. Je n'exprime pas cette opinion parce que je suis moi-même augure, mais parce qu'elle s'impose. Si c'est de droit qu'il s'agit, quelle prérogative plus éminente que de pouvoir dissoudre les comices et les assemblées convoqués par les plus hauts magistrats revêtus du commandement, ou annuler leurs délibérations ? Quel spectacle plus imposant que celui d'une entreprise suspendue parce qu'un augure, un seul, aura dit : "à un autre jour" ? Quoi de plus grand que de pouvoir décider qu'un consul doit se démettre de ses fonctions ? Et ce privilège d'accorder ou de refuser le droit de convoquer le peuple, la plèbe, est-il rien de plus auguste ? Que dire du droit d'abolir une loi qui n'a pas été régulièrement instituée ? C'est ainsi que le collège des augures en usa à l'égard de la loi Titia et des lois Livia sur l'avis de Philippe, consul et augure. Si bien qu'à l'intérieur comme au dehors tout ce que font les magistrats doit recevoir l'approbation des augures.

 
XIII.
 

   [32] ATTICUS. – Ce sont là, je le vois, de grandes attributions ; mais, dans ton collège même, il y a sur ce point désaccord entre Marcellus et Appius, deux augures des plus éminents ; le hasard m'a fait tomber leurs livres entre les mains. L'un veut que les augures n'aient été inventés que pour le service de l'État, l'autre croit que votre science peut être divinatoire. Quel est, je te le demande, ton avis sur ce point ?

   MARCUS. – Ce que j'en pense ? Je crois qu'il y a un art de la divination, une mantique pour dire comme les Grecs ; le vol des oiseaux et les autres présages compris dans nos études en font partie. Si nous reconnaissons qu'il y a des dieux suprêmes, que leur intelligence gouverne le monde, que leur bonté veille sur le genre humain et qu'ils peuvent nous signifier les événements futurs, je ne vois pas pourquoi je m'inscrirais en faux contre la divination. [33] Or tous les principes que j'ai posés sont vrais ; la conséquence est donc nécessaire. Au reste l'histoire de notre république abonde en exemples, et dans tous les royaumes, chez tous les peuples, toutes les nations, de nombreux événements ont vérifié de façon incroyable les prédictions des augures. Polyide, Melampus, Mopsus, Amphiaraüs, Calchas, Helenus n'auraient pas si grand renom ; tant de nations, les Arabes, les Phrygiens, les Lycaoniens, les Ciliciens, les Pisidiens surtout, n'auraient pas jusqu'aujourd'hui conservé leurs augures, si l'antiquité même de l'institution n'eût été un gage de certitude. Et certes Romulus, pour fonder la ville, n'eût point pris les auspices, le nom d'Attius Navius ne brillerait d'un si long éclat, si tous ces devins n'avaient pas fait de nombreuses prédictions qui se sont trouvées être dans un étonnant accord avec l'événement.
   Il n'est pas douteux cependant que cette science divinatoire, que l'art augural ne se soient perdus par négligence et vétusté. Avec Marcellus donc, je ne crois pas que notre collège n'ait jamais possédé cette science ; ni avec Appius, qu'il la possède encore. Chez nos ancêtres elle me paraît avoir eu ce double caractère, de servir à l'occasion la politique, très souvent d'inspirer de sages conseils.

   [34] ATTICUS. – Je le crois par Hercule et je pencherais volontiers pour la première raison. Mais continue.

 
XIV.
 

   MARCUS. – J'achève brièvement si je peux. Reste encore le droit de la guerre. Pour l'entreprendre, la faire, la terminer, il importe d'avoir pour soi le droit et la bonne foi, et la loi a voulu chez nous qu'il y eût pour en assurer l'observation des interprètes publics.
   Quant aux pratiques religieuses des haruspices, aux sacrifices expiatoires, aux intercessions, je pense en avoir assez dit en parlant de la loi.

   ATTICUS. – Oui, puisqu'il n'est ici question que de religion.

   MARCUS. – Mais ce qui vient ensuite comment l'approuveras-tu ? ou comment le blâmerai-je ? Je te le demande, Titus.

   [35] ATTICUS. – Mais de quoi s'agit-il ?

   MARCUS. – Des sacrifices nocturnes que célèbrent les femmes.

   ATTICUS. – Pour ma part, j'en approuve l'interdiction, d'autant plus que les lois mêmes exceptent le sacrifice public et solennel.

   MARCUS. – Mais si nous supprimons les sacrifices nocturnes, que va-t-il advenir d'lacchus, de nos Eumolpides et de tous ces augustes mystères ? Car nous légiférons, non pour le peuple romain, mais pour tous les peuples qui ont des qualités de coeur et de caractère.

   [36] ATTICUS. – Tu épargnes, je pense, les mystères auxquels nous sommes initiés nous-mêmes ?

   MARCUS. – Si je les excepte ? De toutes les institutions excellentes et divines que ta chère Athènes a conçues et introduites dans la vie des hommes, aucune n'est supérieure à ces mystères qui, de moeurs sauvages et farouches, nous ont fait passer à d'autres plus douces, plus humaines. Par leur initiative et grâce à cette institution nous avons appris à connaître la vie véritable, une certaine façon non seulement de vivre dans la joie, mais de mourir avec une belle espérance. Quant à ce qui me déplaît dans les mystères nocturnes, les poètes comiques l'ont indiqué ; si une licence pareille eût été donnée à Rome, que n'eût point fait celui qui, pour la satisfaction de son appétit sensuel, porta une main sacrilège où un regard indiscret a déjà quelque chose de criminel.

   ATTICUS. – Propose donc cette loi à Rome, et ne nous prive pas des nôtres.

 
XV.
 

   [37] MARCUS. – Je reviens donc à notre propos. La loi doit veiller avant tout avec le plus grand soin à ce que la lumière claire du jour protège la réputation des femmes, et que leur initiation aux mystères de Cérès se fasse comme elle se fait à Rome. A cet égard la sévérité de nos ancêtres est attestée par l'ancienne décision du Sénat à l'égard des Bacchanales, par l'attitude des consuls qui firent rechercher et punir les coupables à l'aide de la force armée. Et pour qu'on ne nous accuse pas d'une dureté excessive, je dirai qu'en pleine Grèce, Diagondas le Thébain a, par une loi perpétuelle, aboli tous les sacrifices nocturnes. Quant aux dieux nouveaux et aux veillées nocturnes instituées en leur honneur, le plus enjoué des poètes de l'ancienne comédie, Aristophane, leur fait la guerre : nous voyons dans cet auteur Sabazius et d'autres dieux jugés étrangers condamnés à sortir de la cité.
   Le prêtre public libérera de la crainte l'imprudence après une cérémonie expiatoire sagement ordonnée ; quant à l'audace qui voudrait introduire des rites infâmes, il la condamnera, la déclarera impie.
   [38] Pour ce qui est des jeux publics, il y en a de deux sortes, le cirque et le théâtre ; au cirque c'est dans des exercices tels que la course à pied, le combat à coups de poing, la. lutte, les courses de chars, que des athlètes se disputent le prix. Au théâtre on fait assaut de chants, de musique vocale et instrumentale, mais il y faut observer la modération que la loi prescrit. Je crois en effet avec Platon que rien n'agit plus sur des âmes tendres et molles que la musique avec ses modes divers ; on ne saurait dire combien grande est sa puissance pour le bien et pour le mal. La musique ranime la langueur, alanguit la fougue ; tantôt c'est le relâchement, tantôt la tension des âmes qu'elle a pour effet. Bien des cités grecques avaient intérêt à conserver leur mode ancien ; leurs moeurs cédant à la mollesse ont changé en même temps que le caractère de leurs chants. Ou bien une musique trop douce et corruptrice les a dépravées comme le croient quelques-uns ; ou bien encore quand, de la sévérité ancienne, elles furent tombées dans d'autres vices, leurs oreilles aussi et leurs âmes voulurent une musique nouvelle.
   [39] Voilà pourquoi l'homme le plus sage et de beaucoup le plus éclairé de la Grèce redoute fort ce poison. Il soutient qu'on ne peut changer les règles de la musique sans que les lois de l'État elles aussi soient changées. Sans partager cette crainte excessive, je ne crois pas que ce soit là chose négligeable. Jadis les vers de Livius et de Névius se chantaient sur un mode sévère qui n'excluait pas le charme ; maintenant, pour les faire applaudir, les chanteurs croient devoir joindre aux déformations des modes des contorsions du cou et des roulements d'yeux. L'ancienne Grèce proscrivait sans ménagement cet abus, prévoyant que le virus, se glissant insensiblement dans le coeur des citoyens, y ferait germer, avec des goûts détestables, des idées malsaines et causerait enfin le brusque effondrement de cités entières. Ainsi Lacédémone dans sa sévérité ordonna la suppression des cordes ajoutées à la lyre par Timothée aux sept traditionnelles.

 
XVI.
 

   [40] La loi dit encore que, des rites anciens, il faut conserver les meilleurs. A ce sujet les Athéniens consultèrent Apollon Pythien pour savoir quelles cérémonies religieuses ils devaient célébrer de préférence ; l'oracle leur répondit : " Celles qui étaient en usage chez vos ancêtres. " Quand ils revinrent pour dire que, leurs ancêtres ayant changé souvent de coutume, ils ne savaient laquelle choisir, la réponse fut : " La meilleure. " Et certes il faut croire que la religion la plus ancienne et la plus proche de Dieu est aussi la meilleure.
   Nous avons supprimé les quêtes, sauf celle qui se fait pendant quelques jours pour Cybèle ; outre qu'elles remplissent l'esprit de superstition, elles épuisent les familles.
   Il y a un châtiment pour le sacrilège et non seulement pour celui qui a dérobé un objet consacré au culte, mais aussi pour le ravisseur des dépôts confiés à un sanctuaire, [41] comme cela se fait encore maintenant dans bien des temples. Alexandre, dit-on, déposa une somme d'argent dans un temple à Soles en Cilicie ; l'Athénien Clisthène, citoyen éminent, craignant pour son bien, confia la dot de sa fille à la Junon de Samos.
   Des parjures, des incestueux nous n'avons pas à nous occuper ici.
   Que les impies n'aient pas l'audace de vouloir apaiser les dieux par des présents ; qu'ils écoutent Platon : il nous interdit d'avoir le moindre doute sur les dispositions des dieux, puisque nul parmi les gens de bien ne consentirait à recevoir un présent d'un méchant.
   La loi dit suffisamment avec quel soin on doit s'acquitter des voeux et des promesses par lesquelles on s'est engagé envers une divinité. On ne peut justement lever le châtiment de celui qui a commis un crime contre la religion. Rappellerai-je ici les exemples de grands coupables dont les tragédies sont pleines ? Considérons plutôt les faits qui sont sous nos yeux. Je crains à la vérité qu'il ne paraisse trop ambitieux de la part d'un homme de les évoquer, cependant puisque c'est à vous que je parle je ne tairai rien et je souhaite que mes paroles soient agréables aux dieux et ne paraissent pas offensantes.

 
XVII.
 

   [42] Pendant mon exil, des citoyens perdus de crimes ont violé toutes les lois religieuses, ils se sont attaqués à mes dieux domestiques, à la place de leurs autels ils ont élevé un temple à la Licence, et l'on bannit des temples celui qui les avait sauvés. Rappelez-vous maintenant (car je ne tiens pas à nommer qui que ce soit) comment finit cette affaire.
   Moi qui, après le pillage et la perte de tous mes biens, avais transporté, parce que je ne voulais pas qu'elle fût exposée aux outrages de ces impies, la déesse gardienne de la ville, de ma maison dans celle de son père, le sénat, l'Italie, toutes les nations m'ont reconnu le sauveur de la patrie. Que peut-il y avoir de plus beau pour un mortel ?
   Quant aux criminels qui avaient profané, insulté la religion, les uns sont en fuite et languissent dispersés ; quant aux autres, aux principaux coupables de ces attentats, ces impies n'ont pas seulement été privés de la vie, ils n'ont pas seulement eu à souffrir du sentiment qu'ils avaient de leur infamie, ils n'ont même pas eu la sépulture et les funérailles dues aux honnêtes gens.

   [43] QUINTUS. – Je reconnais qu'il en est ainsi, mon frère, et j'en rends grâces aux dieux, mais nous voyons trop souvent les choses tourner autrement.

   MARCUS. – Nous ne jugeons pas bien, Quintus, de quelle sorte est le châtiment divin, nous nous laissons entraîner à l'erreur par les opinions du vulgaire et ne discernons pas la vérité. La mort, les douleurs corporelles, les chagrins, les condamnations, voilà pour nous la mesure des misères humaines ; elles sont le lot de notre espèce, je le reconnais, et tombent en partage à plus d'un homme de bien. Le châtiment réservé au criminel est terrible, le plus grand qui soit par lui-même, indépendamment de ses suites. Nous avons vu ces hommes qui, s'ils n'avaient pas haï leur patrie, n'eussent jamais été nos ennemis, dévorés tantôt d'ambition, tantôt de crainte ou de remords ; incertains de ce qu'ils allaient faire ; passant à l'égard de la religion par des alternatives d'effroi et de mépris. Ils avaient échappé à la justice, à celle des hommes, par la corruption, non à celle des dieux.
   [44] Je m'arrête, je ne veux pas les poursuivre davantage ; je le veux d'autant moins, que j'ai été vengé au delà de ce que je demandais. Je dirais seulement que le châtiment divin, tel que je le conçois, est double : pendant la vie c'est le tourment des âmes, après la mort c'est l'infamie du nom pour satisfaire le jugement des survivants.

 
XVIII.
 

   [45] Les champs ne seront point consacrés. Je suis entièrement de l'avis de Platon qui, autant que je puis reproduire son langage, s'exprime ainsi :
   "La terre, tout de même que le foyer des demeures, est le sanctuaire de tous les dieux. Il n'est donc pas besoin d'une seconde consécration. L'or et l'argent, soit dans les villes, soit chez les particuliers ou dans les temples excitent l'envie. L'ivoire, que l'on tire d'un corps privé de vie, n'est pas assez pur pour être offert à la divinité. L'airain et le fer ont leur emploi dans les combats plutôt que dans les temples. Toute statue de bois que l'on veut dédier dans les temples publics doit être en entier de la même matière, et de même toute statue de pierre. Il ne faut pas que le tissu demande plus de travail que la femme n'en peut fournir en un mois. La couleur blanche est en tout, mais surtout dans le tissu, la plus convenable à la divinité. Point d'étoffes teintes, elles ne conviennent que pour les enseignes militaires. Les offrandes les plus dignes des dieux sont les oiseaux et autres figures peintes en un jour par un peintre unique ; que les autres offrandes se règlent sur ce modèle".
   Voilà ce qu'aime Platon. Pour moi je ne suis pas aussi rigoureux, je cède quelque chose à la faiblesse humaine ou à la richesse de notre siècle. Je pense que l'on cultiverait moins activement la terre si quelque superstition venait se mêler au soin de l'entretenir et de la labourer.

   ATTICUS. – Je comprends cela. Il te reste à présent à parler des sacrifices perpétuels et des règles concernant les mânes.

   MARCUS. – Quelle mémoire admirable est la tienne, Pomponius ! J'avais oublié cette partie du sujet.

   [46] ATTICUS. – Je le crois ; et moi, si je me la rappelle et si j'y compte, c'est à cause du rapport qu'elle a avec le droit pontifical et le droit civil.

   MARCUS. – C'est juste : nous avons sur cette matière des décisions très claires et un grand nombre d'écrits. Pour, moi, à quelque genre de loi que notre entretien m'amène par la suite, je traiterai, autant que je pourrai, de notre droit civil à nous autres Romains en ce qui concerne précisément : ce genre. De la sorte on connaîtra bien les principes d'où se tirent les différentes parties du droit ; et il ne sera pas difficile, avec un pou d'agilité d'esprit, toutes les fois qu'un cas nouveau se présentera, de parvenir à la solution, sachant de quel principe elle doit se déduire.

 
XIX.
 

   [47] Mais les jurisconsultes, soit qu'ils aient voulu nous tromper en faisant paraître à nos yeux leur science comme plus étendue et plus difficile qu'elle ne l'est, soit, ce qui est plus vraisemblable, qu'ils ne sachent pas enseigner (car il y a un art d'enseigner, comme il y a un art de savoir), divisent souvent à l'infini des questions qui sont comprises dans une seule et même connaissance ; ainsi, comme l'affaire mème qui nous occupe est grossie par les Scévola, tous deux pontifes et très versés dans le droit !
   "Souvent, dit le fils de Publius, j'ai ouï dire à mon père, que sans la connaissance du droit civil, on ne peut être un bon pontife". Quoi ? de tout le droit ? Et pourquoi ? En quoi le droit relatif aux murs, aux eaux ou à tout autre objet regarde-t-il le pontife ? C'est que ce droit a quelque rapport avec la religion. Mais ce rapport même, combien petite en est l'importance ! Il s'agit des sacrifices, des voeux, des jours fériés, des sépultures et autres choses semblables. Pourquoi exagérer, quand le reste a si peu d'importance ? Quant aux sacrifices, qui tiennent une place plus étendue, une règle suffit : il faut les conserver, il faut qu'ils se transmettent dans les familles et, comme je l'ai dit en énonçant la loi, qu'ils soient perpétuels.
   [48] Sur ce principe unique, l'autorité des pontifes a établi que, pour empêcher qu'on n'oubliât les sacrifices, à la mort du père de famille, ils seraient dévolus à celui qui hériterait de ses biens. En vertu de cette règle qui suffit à la connaissance scientifique, une foule de questions se posent et remplissent les livres des jurisconsultes. On demande qui est tenu aux sacrifices. Il semble très juste que ce soient les héritiers, car il n'est personne qui tienne aussi naturellement la place du défunt. Vient ensuite le légataire qui, en vertu du testament, a une part des biens égale à celle de tous les héritiers. Cela aussi est dans l'ordre et s'accorde avec l'esprit de la loi. En troisième lieu, s'il n'y a pas d'héritier, vient celui qui aura par prescription acquis la plus grande partie des biens du défunt. Quatrièmement, s'il ne se trouve personne à qui soit revenue de la sorte une part des biens, on prendra celui des créanciers qui en a eu la plus grosse. [49] Enfin le dernier représentant sera celui qui, ayant dû de l'argent au défunt et ne l'ayant pas payé, est considéré comme l'ayant reçu.

 
XX.
 

   Telle est la doctrine que nous tenons de Scévola ; elle diffère de celle des anciens. Selon eux on peut être obligé aux sacrifices de trois manières ; à titre d'héritier, de légataire ayant eu la plus grosse part des biens, ou parce qu'on en aura eu quelque chose.
   [50] Mais suivons le pontife. Vous voyez que tout revient à ce point unique : les pontifes veulent joindre les sacrifices aux biens, et ils y rattachent les fêtes et les cérémonies. Les Scévola ajoutent cette règle : quand il y a legs d'une partie aliquote de l'avoir, s'il n'y a pas eu déduction dans le testament (d'une somme fixée une fois pour toutes) et si le légataire lui-même s'arrange pour recevoir moins qu'il ne reste à tous les héritiers, il n'est plus tenu aux sacrifices. Dans les donations (faites par une personne en vue de sa fin prochaine) il n'en est pas ainsi : une disposition libérant le donataire n'a de valeur que si le père de famille donateur en a eu connaissance et l'a ratifiée. S'il ne l'a pas approuvée, elle est sans valeur.
   [51] Ces principes posés, qui donc pourrait ne pas voir qu'on résout facilement en s'y référant les nombreuses petites questions qui surgissent.
   Voici un exemple : pour ne pas être astreint aux sacrifices, un légataire n'a pris qu'une part moindre qu'il ne l'aurait pu ; plus tard un de ses héritiers réclame la portion abandonnée, et la somme ainsi réclamée jointe à celle qui a été précédemment exigée fait un total plus élevé que la partie de l'avoir dévolue aux héritiers de l'auteur du legs ; le réclamant seul, sans les cohéritiers, sera astreint aux sacrifices. Autre cas également prévu : le légataire, qu'un legs trop important obligerait à la dépense des cérémonies religieuses, décharge par une mancipation l'héritier qu'indique le testament, et alors l'héritage est affranchi ; et les choses se passent comme s'il n'y avait pas eu de legs.

 
XXI.
 

   [52] A ce propos et dans bien d'autres cas, je le demande aux Scévola, pontifes très éminents et esprits que je juge très pénétrants, pourquoi mêler le droit civil au droit pontifical ? En réalité la connaissance du droit civil supprime le droit pontifical. Ce principe suivant lequel la charge des sacrifices accompagne l'argent, c'est l'autorité des pontifes qui le pose, non la loi civile. Si donc vous n'étiez que pontifes, l'autorité qui vous appartient en cette qualité ne subirait point d'atteinte ; mais comme vous êtes en même temps très versés dans le droit civil, vous sacrifiez l'une des sciences à l'autre. P. Scévola, Coruncanius et d'autres grands pontifes très éminents ont décidé que ceux qui prendraient une part de la succession égale à celle de tous les héritiers auraient la charge des sacrifices. [53] Tel est le droit pontifical. Qu'y a donc ajouté le droit civil ? Une disposition ingénieuse par laquelle si le testateur qui lègue la moitié de son avoir déduit cent sesterces, il libère ainsi le légataire de la charge des sacrifices. Mais si le testateur n'a pas voulu prendre cette précaution, Mucius, à la fois jurisconsulte et pontife, offre un moyen : que le légataire s'arrange pour recevoir moins que tous les héritiers. Précédemment on disait : il est lié s'il prend quelque chose. Maintenant on l'affranchit de cette obligation. Mais cela n'a rien de commun avec le droit pontifical ; c'est du droit civil que l'on tire cette facilité donnée au légataire de décharger l'héritier par une mancipation, de se trouver ainsi dans la même situation que s'il n'y avait pas eu de legs, alors qu'en vertu d'une stipulation, il devient créancier de la somme même qui lui était léguée, désormais affranchie de la charge religieuse.
 

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   [54] J'arrive maintenant aux règles concernant les mânes, si sâgement instituées et si religieusement observées par nos ancêtres. C'est au mois de février, alors le dernier de l'année, qu'ils voulaient que l'on célébrât le culte des morts. Cependant D. Brutus, d'après Sisenna, avait coutume de le faire en décembre. J'ai cherché pour quel motif, car je vois que Sisenna l'ignorait, il s'était écarté de la sorte de l'usage ancien ; il ne me paraissait pas vraisemblable qu'un homme éclairé comme Brutus, étroitement lié avec Attius, eût abandonné sans raison la coutume des ancêtres. Je crois que Brutus, contrairement aux anciens, considérait le mois de décembre et non le mois de février comme le dernier de l'année. Il jugeait d'ailleurs que c'était une marque de piété d'honorer les morts en sacrifiant une grande victime.

 
XXII.
 

   [55] Quant aux tombeaux, le respect religieux qu'on en a est tel que l'on ne peut, dit-on, sans crime, les enlever du terrain consacré et de la demeure familiale. Ainsi l'a jugé autrefois A. Torquatus pour la gens Popillia. Et certes les "denicales", ainsi nommées de la mort, parce que l'on se repose en l'honneur des morts, ne seraient pas appelées fêtes comme le sont les jours consacrés aux dieux, si nos ancêtres n'avaient pas voulu que les défunts fussent mis au nombre des dieux. La règle qui prescrit de leur dédier les jours où il n'y a ni fêtes particulières ni fêtes publiques, et toutes les dispositions du droit pontifical à cet égard montrent quelle importance ont cette religion et ces cérémonies. Il n'est pas nécessaire, je pense, de dire comment s'achèvent les rites funéraires dans une famille affligée d'un deuil, quel genre de sacrifice est fait aux Lares au moyen de béliers, comment on recouvre de terre l'os coupé, quelles sont les règles relatives à la truie due au mort, à partir de quel moment il y a un tombeau consacré religieusement.
   [56] A mes yeux le genre de sépulture le plus ancien est celui dont use Cyrus dans Xénophon. On rend le corps à la terre et, ainsi déposé, c'est en quelque sort le voile d'une mère qui le couvre. C'est selon ce rite que, d'après la tradition, fut inhumé Numa près de l'autel de la Fontaine ; et nous savons que la gens Cornelia a conservé ce genre de sépulture jusqu'à une époque encore présente à notre esprit. Les restes de Marius étaient déposés au bord de l'Anio quand, Sylla vainqueur les fit disperser, vengeance cruelle témoignant de plus de violence que de sagesse. [57] Je ne sais si ce n'est point par crainte que pareille infortune n'échût à son cadavre que, le premier de la gens patricienne Cornelia, il voulut que son corps fût consumé par le feu après sa mort. Ennius dit en effet de Scipion l'Africain : "Ci-gît celui ..". Ce mot ne se peut dire avec vérité que de ceux qui sont enterrés. Cependant il n'y a de tombeau pour eux qu'après l'accomplissement des rites funéraires et quand le corps a été déposé. On dit aujourd'hui, quelle que soit la sépulture, que les morts sont inhumés, mais le mot ne s'appliquait vraiment qu'à ceux qui étaient recouverts de terre. Le droit pontifical confirme cette interprétation, car, avant qu'on ait recouvert de terre les ossements, l'endroit où le corps a été brûlé n'a aucun caractère religieux. Quand on a jeté la terre, et alors seulement, le mort est inhumé et, on peut dire, rendu à la terre ; alors aussi le lieu prend un caractère religieux qui lui donne droit au respect. Ainsi à l'égard de celui qui tué sur un navire serait jeté à la mer, P. Mucius a décidé que la famille serait pure parce que les ossements ne sont plus sur la terre. En revanche l'héritier devait une truie, était tenu d'observer pendant trois jours les rites funéraires et d'offrir le sacrifice de la truie. Si le défunt a péri en mer, c'est la même chose sans sacrifice expiatoire ni fêtes funéraires.

 
XXIII.
 

   [58] ATTICUS. – Je vois ce que dit le droit pontifical. Mais je demande ce qu'il y a dans les lois à ce sujet.

   MARCUS. – Très peu de chose, Titus et ce qu'il y a vous ne l'ignorez pas. D'ailleurs les lois ont trait moins au culte des morts qu'aux règles relatives aux sépultures. " N'ensevelissez pas un mort, dit la loi des Douze Tables, ni ne le brûlez dans la ville. " Par crainte du feu, je pense. Mais puisqu'il est dit : " Ni ne le brûlez " c'est donc que le mot d'ensevelir s'appliquait, non à ceux qu'on brûlait, mais à ceux qu'on inhumait.

   ATTICUS. – Comment se fait-il donc qu'après la loi des Douze Tables des hommes illustres aient été ensevelis dans la ville ?

   MARCUS. – Ce fut accordé, je crois, avant la loi à quelques hommes d'un haut mérite, comme Publicola et Tubertus ; et leur descendance a conservé ce privilège. Si d'autres l'ont obtenu comme C. Fabricius, c'est qu'à cause de leurs services éclatants on n'a pas voulu leur appliquer la loi commune.
   Mais de même que la loi interdit d'ensevelir dans la ville, le collège des pontifes a décrété qu'on n'aurait pas le droit de choisir un lieu public comme lieu de sépulture. Vous connaissez hors de la porte Colline le temple de l'Honneur ; il y avait eu selon la tradition en ce lieu un autel près duquel on trouva une lame portant cette inscription : "Honoris". Ce fut cause qu'on érigea un temple. Mais comme il y avait en cet endroit de nombreuses sépultures, on fit passer la charrue dessus, et le collège déclara qu'un lieu public n'avait pu être astreint à une servitude quelconque par des consécrations particulières.
   [59] Les autres dispositions de la loi des Douze Tables, qui visent à diminuer les dépenses des funérailles et les lamentations, sont presque entièrement traduites des lois de Solon.
   " Ne faites rien de plus. Ne polissez pas le bois du bûcher. " Vous connaissez la suite ; car dans notre enfance, nous apprenions comme un poème qu'on récite par coeur la loi des Douze Tables, qu'aujourd'hui, personne n'apprend plus. Après avoir réduit la dépense à trois vêtements de deuil, trois bandes de pourpre et dix joueurs de flûte, la loi supprime aussi les lamentations : " Que les femmes ne s'égratignent pas les joues ; qu'elles s'abstiennent du lessus funéraire. " Les anciens interprètes Sextus Aelius, L. Acilius déclarent qu'ils ne comprennent pas bien ce mot ; ils soupçonnent que c'est une sorte de vêtement de deuil. L. Aelius pense qu'il désigne une sorte de gémissement lugubre par onomatopée. Je croirais volontiers que cette interprétation est la vraie, pare que c'est précisément ce que défend la loi de Solon. Ces dispositions sont louables et constituent un régime à peu prés commun aux riches et à la plèbe. Il est conforme à la nature d'effacer dans la mort toute différence de fortune.

 
XXIV.
 

   [60] La loi des Douze Tables a également supprimé les autres rites funéraires qui ne servent qu'à augmenter le deuil. " Ne recueille pas, dit-elle, les os d'un mort, afin de célébrer plus tard ses funérailles. " Elle excepte le cas de mort à la guerre ou à l'étranger. Il y a en outre dans les lois une prescription relative à l'embaumement ; elles interdisent l'embaumement des esclaves et tout banquet funèbre. Coutumes justement abolies et qu'on n'eût pas eu besoin de supprimer, si elles n'avaient été en vigueur. " Point de dépense inutile dans les aspersions, point de grandes couronnes, point de cassolettes ! " Mais elle donne à entendre que des marques d'honneur peuvent être données aux morts car la loi ordonne que la couronne récompensant le courage soit, en évitant toute fraude, placée sur la tête du combattant qui a péri et aussi sur celle de son père. Quant à cet usage, que je crois avoir été fréquent, de célébrer pour un seul défunt plusieurs obsèques, de dresser plusieurs lits, la loi s'y oppose également. La loi prescrivait de " ne pas enfouir de l'or ", mais admettait cette exception : " Si les dents du défunt étaient attachées avec de l'or, on pourra l'ensevelir ou le brûler sans le lui ôter. " Et vous voyez en même temps par là qu'ensevelir et brûler sont choses différentes.
   [61] Il y a encore sur les sépultures deux lois, dont l'une veille sur les édifices appartenant aux particuliers, l'autre sur les sépultures mêmes ; car défendre d'élever, malgré un propriétaire, un bûcher à moins de soixante pieds de la maison, c'est vouloir empêcher un incendie ; et établir que le forum, c'est-à-dire le vestibule du sépulcre et le lieu de la crémation, ne pourront être acquis par prescription, c'est assurer le droit des sépultures.
   Voilà les dispositions des Douze Tables, dispositions conformes à la nature, qui est la règle de la loi. Le reste tient à l'usage. Ainsi on doit annoncer les funérailles s'il y a des jeux ; celui qui dirige les funérailles doit avoir un huissier et des licteurs. [62] On fera en public l'éloge des personnes illustres et ces éloges seront accompagnés de chants et de flûtes ; c'est ce qu'on appelle nénies, nom que les Grecs donnaient aux chants funèbres.

 
XXV.
 

   QUINTUS. – Je suis heureux de voir que nos lois s'accordent avec la nature et je suis charmé de la sagesse de nos ancêtres.

   MARCUS. – Oui, Quintus, on a raison de mettre des bornes au luxe des tombeaux comme à tous les autres luxes. Jusqu'où on a sur ce point porté le faste, on peut le voir par le tombeau de C. Figulus. Autrefois, à ce que je crois, on n'avait pas ce genre d'ambition ; autrement il en existerait bien d'autres exemples. Les interprètes de la loi prétendent que le texte qui bannit les profusions et les lamentations, s'applique aussi à la magnificence des tombeaux.
   [63] Cette précaution n'a pas été négligée par les plus sages législateurs. A Athènes c'est, dit-on, une coutume établie depuis Cécrops d'inhumer les morts. Les plus proches parents jetaient de la terre et, une fois la fosse comblée, on semait du grain sur cette terre pour qu'elle reçût le mort en quelque sorte dans un sein maternel. En même temps, purifiée par ce grain, elle était rendue aux vivants. Venait ensuite un repas auquel assistaient les parents couronnés de fleurs. On y faisait l'éloge du défunt quand il y avait vraiment du bien à dire de lui, car le mensonge était considéré comme un sacrilège. Ainsi se terminaient les cérémonies prescrites.
   [64] Plus tard, comme l'écrit Démétrius de Phalère, quand les funérailles devinrent somptueuses et que s'introduisirent les déplorations fastueuses, la loi de Solon les interdit. C'est cette loi que les décemvirs ont transportée presque textuellement dans la dixième table ; ce qu'elle dit des trois habits de deuil et plusieurs autres expressions sont de Solon. Quant aux lamentations, ce sont les mots même de Solon qu'elle reproduit : " Que les femmes ne s'égratignent pas le visage, qu'elles s'abstiennent du lessus funéraire. "

 
XXVI.
 

   Pour les sépulcres, Solon se borne à défendre " qu'on les détruise ou qu'on y porte d'autres corps ", à frapper d'une peine " quiconque aura violé, renversé, brisé une tombe (c'est là je pense ce que signifie le mot tumbos), un monument ou une colonne ". Mais quelque temps après, la grandeur des sépulcres que nous voyons au Céramique fit porter cette loi : " On ne pourra élever de sépulcre qui exige au delà du travail de dix hommes pendant trois jours. " [65] Il n'était pas permis non plus de les protéger par un toit, d'y placer de ces statues qu'on appelle hermès, ni de faire l'éloge du mort, sauf dans les obsèques publiques et par la bouche de l'orateur désigné à cet effet. On avait supprimé les réunions d'hommes et de femmes pour diminuer les lamentations, car un concours d'hommes ajoute à la tristesse. [66] C'est pourquoi Pittacus défend à qui que ce soit d'assister aux funérailles d'un étranger. Mais, à ce que dit le même Démétrius, le luxe des funérailles et des tombeaux reprit, tel à peu près que nous le voyons à Rome. Il le réprima par une loi. Car Démétrius, comme vous le savez, ne fut pas seulement un homme très instruit, mais aussi un citoyen éminent et un très habile politique. Il restreignit donc la dépense non seulement par des peines, mais aussi par la désignation du moment ; il ordonna que les funérailles se fissent avant le jour. Pour les tombeaux à élever, il fixa aussi une règle ; il ne voulut pas qu'on plaçât au-dessus de l'éminence de terre recouvrant la fosse autre chose qu'une petite colonne haute de trois coudées au plus, ou une table de pierre ou encore un bassin ; et il institua un magistrat pour veiller à l'observation de ces règles.

 
XXVII.
 

   [67] Voilà, Atticus, pour tes chers Athéniens. Mais voyons Platon qui renvoie aux interprètes de la religion le soin de régler les funérailles, coutume que nous-mêmes observons. Au sujet des sépulcres voici ce qu'il dit : Il défend de prendre pour un tombeau aucune partie d'un champ cultivé ou qui peut l'être ; il veut que le terrain servant de cimetière soit tel qu'il reçoive le corps des morts sans causer de dommage aux vivants. Mais la terre propre à porter des fruits et à nous fournir comme une mère des aliments, nul, qu'il soit mort ou vivant, ne doit l'amoindrir.
   [68] Il défend aussi d'élever un tombeau exigeant plus de travail que n'en peuvent faire cinq hommes en cinq jours ; la pierre ne dépassera pas la hauteur nécessaire pour y graver l'éloge du mort, qui tiendra lui-même en quatre vers héroïques au plus, de ces vers qu'Ennius appelle grands. Ainsi nous avons encore sur les sépulcres l'autorité de ce grand homme. Il règle la dépense des funérailles sur le revenu depuis une mine jusqu'à cinq. Il répète ensuite ce qu'il a dit ailleurs sur l'immortalité de l'âme, sur la paix dont les gens de bien jouissent après la mort et les peines réservées aux méchants.
   [69] Je vous ai, je pense, suffisamment expliqué tout ce qui a trait à la religion.

   QUINTUS. – Vraiment oui, mon frère, mais passe maintenant aux autres points.

   MARCUS : Je vais le faire, et puisqu'il vous a plu de m'y engager, je vais terminer aujourd'hui, je l'espère, cet exposé ; je dis bien en ce jour. Je vois que Platon a fait de même et que tout son dialogue sur les lois tient en un seul jour d'été. Ainsi ferai-je et je vais parler des magistrats. Après la religion c'est assurément le soutien principal de l'État.

   ATTICUS. – Parle dont et suis la méthode que tu as indiquée.