CICÉRON
  
TRAITÉ DES LOIS
   
~  Livre I  ~
  
( 52 av. J.-C. )
 

 
Ch. Appuhn, Cicéron, De la République, Des lois, Paris, 1954 ).
 

 
I  II  III  IV  V  VI  VII  VIII  IX  X  XI  XII  XIII  XIV  XV  XVI  XVII  XVIII  XIX  XX  XXI  XXII  XXIII  XXIV
 

 

I.
   

   [1] ATTICUS. – Voilà sans doute un peu plus loin le bois, ici le chêne d'Arpinum, je les reconnais tels que souvent j'ai cru les voir en lisant le Marius. S'il vit encore, ce chêne, assurément c'est celui-ci ; car il est bien vieux.

   QUINTUS. – Oui, mon cher Atticus, il vit encore et toujours il vivra ; car c'est le génie qui l'a planté, et il n'est point d'agriculteur dont les soins puissent donner à un plant une durée égale à celle que lui donnent les vers du poète.

   ATTICUS. – Comment cela, Quintus ? et qu'est-ce donc que plantent les poètes ? Tu m'as vraiment l'air en louant ton frère de te donner ton suffrage à toi-même.

   [2] QUINTUS. – Je le veux bien. Quoi qu'il en soit, tant que vivront les lettres latines, il y aura ici un chêne, on l'appellera le chêne de Marius et, comme dans son poème mon frère le fait dire à Scévola, " il vieillira pendant des siècles sans nombre. " Ton Athènes n'a-t-elle pas conservé dans sa citadelle l'olivier immortel ? Et aujourd'hui encore ne montre-t-on pas à Délos le palmier que l'Ulysse d'Homère y vit si grand et si flexible ? En bien des lieux, enfin, bien d'autres choses ne vivent-elles pas dans le souvenir des hommes au delà de leur durée naturelle ? Oui, cet arbre est bien encore ce chêne chargé de glands d'où jadis s'envola "la messagère fauve de Jupiter, digne d'être admirée par qui la voit" et lorsque les intempéries et le temps, auront consommé sa ruine, il y aura encore en ce lieu le chêne de Marius.

   [3] ATTICUS. – Je n'en doute pas, mais ce n'est plus à toi, Quintus, c'est au poète lui-même que je demande si ce sont ses vers qui ont fait naître le chêne, ou s'il tient ce qu'il a écrit de Marius de bonne source.

   MARCUS. – Je te répondrai mais ce ne sera pas avant que toi-même m'aies répondu. N'est-ce pas non loin de ta maison qu'ayant déjà quitté la terre, Romulus allait marchant, quand il annonça à Julius Proculus, qu'il était dieu et s'appelait Quirinus et qu'il ordonna qu'on lui élevât un temple en ce lieu même ? A Athènes n'est-ce point assez près de cette demeure antique devenue la tienne, que Borée enleva Orithyie ? Telle est la tradition.

   [4] ATTICUS. – Où veux-tu en venir par ces questions ?

   MARCUS. – Je veux dire seulement qu'il ne faut pas soumettre à une enquête trop sévère des récits de cette sorte.

   ATTICUS. – On pose cependant sur le Marius quantité de questions : les faits rapportés sont-ils vrais ou inventés ? Bien des gens, quand il s'agit d'événements récents, exigent d'un natif d'Arpinum tel que toi une exactitude rigoureuse.

   MARCUS. – Par Hercule, je n'ai pas envie de passer pour un menteur, mais en vérité ceux dont tu parles, Titus, font preuve de balourdise en exigeant dans une oeuvre par elle-même périlleuse une véracité qui convient à un témoin, non du tout à un poète. Je ne doute pas que les mêmes critiques ne croient que Numa s'est entretenu avec la nymphe Egérie et qu'un aigle plaça sur la tête de Tarquin un bonnet de flamine.

   [5] QUINTUS. – Je te comprends, mon frère ; autres sont les lois de l'histoire, autres celles de la poésie.

   MARCUS. – Oui, parce que l'une a la vérité pour objet propre, tandis que l'autre veut surtout donner du plaisir. Et cependant il y a d'innombrables récits fabuleux dans Hérodote, le père de l'histoire, et aussi dans Théopompe.

 
II.
 

   ATTICUS. – Je tiens enfin cette occasion que je cherchais et ne la laisserai point échapper.

   MARCUS. – Quelle occasion, Titus ?

   ATTICUS. – Depuis longtemps on te demande ou plutôt on te somme d'écrire l'histoire. On pense que, grâce à ta plume, nous n'aurons plus rien à envier à la Grèce même dans ce genre. S'il faut te dire mon sentiment personnel, c'est pour toi une dette, non seulement envers les amis des lettres, mais envers la patrie ; il convient que, t'ayant dû son salut, elle te doive aussi un éclat nouveau.
   L'histoire en effet, je te l'ai entendu dire et je le reconnais, manque à notre littérature. Or, mieux que tout autre, tu pourras y réussir puisque, toi-même en juges ainsi, c'est de tous les genres celui qui a le caractère le plus oratoire. [6] Commence donc, je t'en prie, affecte ton temps à un travail que jusqu'à ce jour nos concitoyens ont ignoré ou négligé. En effet si, laissant de côté les annales des grands pontifes, d'une sécheresse inégalable, nous passons à Fabius, ou à Caton dont l'éloge est sans cesse dans ta bouche, ou même à Pison, à Fannius, à Vennonius, en admettant qu'il y ait plus de talent dans l'un que dans l'autre, se peut-il trouver quelque chose de plus chétif que tous ces auteurs ensemble ? Le contemporain de Fannius, Antipater, a bien un peu élevé le ton ; il a déployé une vigueur rude et sauvage, mais son style manque d'éclat et n'a pas été poli par l'étude ; toutefois il a montré aux autres qu'il fallait écrire avec plus de soin. Mais après lui ni les Gellius, ni Clodius, ni Asellion n'ont ressemblé à Coelius Antipater, ils ont plutôt imité la faiblesse et l'ignorance de leurs devanciers. [7] Parlerai-je de Macer, bavard qui se complaît aux arguties ? encore n'est-ce pas dans les monuments de la culture grecque, si abondants, qu'il puise, mais dans nos chétifs documents latins : dans ses discours il y a beaucoup d'enflure, de sottise et d'exagération. Sisenna, son ami, est de beaucoup supérieur à tous nos historiens, à moins qu'il n'y en ait de non encore publiés dont nous ne pouvons juger. Cependant il n'a point pris place parmi vous autres orateurs et, dans son histoire, il s'attarde à des puérilités. C'est à ce point que de tous les Grecs, Clitarque est le seul qu'il paraisse avoir lu, le seul du moins qu'il ait voulu imiter ; et cependant s'il l'avait égalé, il serait loin encore de la perfection. C'est donc à toi de combler le vide ; on l'attend de toi. Quintus en juge-t-il autrement ?

 
III.
 

   [8] QUINTUS. – Moi ? point du tout et nous en avons souvent causé. Mais il y a entre nous un léger dissentiment.

   ATTICUS. – Lequel ?

   QUINTUS. – Par quelle période de l'histoire mon frère doit-il commencer ? Pour moi par les temps les plus reculés. Les récits que nous en possédons sont écrits de telle sorte que personne ne les lit. Lui au contraire préférerait les événements contemporains, ceux auxquels il a pris part.

   ATTICUS. – Je serais plutôt de cet avis. Ce sont de grandes choses en effet que celles dont nous gardons le souvenir. Et il pourrait célébrer notre ami Cn. Pompée ; il rencontrerait sur sa route sa mémorable année. Ce sont là des sujets que j'aimerais mieux lui voir traiter que les légendes rapportées sur Romulus et Rémus.

   MARCUS. – Je le sais : il y a longtemps qu'on m'exhorte à ce travail, Atticus ; et je ne m'y déroberais pas si j'avais le loisir et la liberté. Mais chargé de besogne comme je le suis, et l'âme inquiète, je ne puis entreprendre une tâche si grande. Il faudrait n'avoir ni soucis ni affaires.

   [9] ATTICUS. – Voyons cependant : où donc as-tu trouvé le temps de composer tes autres ouvrages ? et tu en as écrit plus que quiconque parmi les Romains.

   MARCUS. – Il y a toujours des moments de répit que je sais mettre à profit. Quand par exemple il m'est donné de passer quelques jours à la campagne, je règle sur le temps dont je dispose ce que j'ai à écrire. Mais ce n'est pas ainsi que s'écrit l'histoire : il faut des loisirs pour l'entreprendre, du temps pour l'achever. Et c'est pour moi chose fâcheuse, quand j'ai commencé un travail, de passer à un autre. Il est moins facile de reprendre une tâche interrompue que de la mener à terme.

   [10] ATTICUS. – Il faudra donc pour la composition de cette histoire une sinécure telle qu'une charge de légat ou quelque retraite qui te donne plein loisir ?

   MARCUS. – Je comptais plutôt sur le repos auquel l'âge donne droit ; je ne l'eusse pas refusé, mais, suivant l'usage de nos ancêtres, je me serais tenu sur mon siège, donnant des consultations. C'eût été pour ma vieillesse encore active une occupation douce et honorable. Je pourrais alors me rendre à tes désirs et donner tous mes soins à bien des ouvrages plus étendus et d'importance plus grande.

 
IV.
 

   [11] ATTICUS. – Je crains fort que personne n'accepte cette façon d'entendre les choses et que tu ne sois toujours obligé de parler en public, d'autant plus que tu as modifié ta manière et adopté un nouveau genre d'éloquence. Roscius, ton ami, avait dans sa vieillesse réduit l'ampleur de sa voix et ralenti l'accompagnement par la flûte. Toi de même tu renonces de jour en jour aux grands éclats où se complaisait ta vigueur oratoire, si bien que tes discours se rapprochent beaucoup maintenant de la douceur des philosophes. Or comme tu peux soutenir ce ton dans la plus extrême vieillesse, je ne vois pas comment tu prendrais ta retraite.

   [12] QUINTUS. – Pour moi par Hercule, je crois que nos Romains te verraient volontiers te réserver pour les consultations. Tu devrais, me semble-t-il, tenter cette expérience quand tu le jugeras à propos.

   MARCUS. – Je le ferais volontiers, s'il n'y avait à le faire aucun péril. Mais je crains, en voulant diminuer mon labeur, de l'augmenter et d'ajouter à la fatigue de la plaidoirie, avec le travail minutieux de préparation qui a toujours été dans mes habitudes, cette tâche d'interpréter le droit. Non qu'elle me déplaise en elle-même par la peine qu'elle me donnerait, mais j'appréhende qu'elle ne me laisse pas le temps de penser avant de plaider, ce que je n'ai jamais manqué de faire toutes les fois que je n'ai pas craint de prendre en main une cause importante.

   [13] ATTICUS. – Eh bien ! pourquoi, dans ces instants de répit, comme tu dis, n'écris-tu pas sur le droit civil avec un peu plus de finesse qu'on ne l'a encore fait ? Il m'en souvient, dès ta jeunesse et lorsque moi aussi je suivais les leçons de Scévola, tu t'adonnais à cette étude et jamais, que je sache, ton zèle pour l'éloquence ne t'a fait mépriser l'étude du droit.

   MARCUS. – C'est dans un sujet réclamant de longs discours que tu m'engages, Atticus ; cependant si Quintus n'en a pas un autre à me proposer de préférence, je l'entreprendrai volontiers puisque nous sommes de loisir.

   QUINTUS. – Pour moi je t'entendrai avec plaisir. Que pourrais-je faire de mieux ? Quelle occupation meilleure de ma journée ?

   [14] MARCUS. – Rendons-nous donc au lieu de notre promenade habituelle. Il y a là des sièges où nous pourrons nous reposer quand nous aurons assez marché. Les questions que nous nous adresserons les uns aux autres ne seront d'ailleurs pas sans agrément.

   ATTICUS. – Allons et suivons, si vous le voulez, le rivage ombreux. Maintenant, Marcus, dis-nous ce que tu penses du droit civil.

   MARCUS. – Ce que j'en pense ? Il y a eu chez nous des hommes de haut mérite qui faisaient métier de l'interpréter au peuple et de résoudre les cas embarrassants. Mais, en dépit de leurs belles promesses, ils n'ont rien donné de grand. Et en effet qu'il y a-t-il d'aussi grand que le droit civil et d'aussi mince que le métier, très nécessaire au peuple d'ailleurs, de consultant ? Je ne dis pas que ceux qui l'ont exercé aient été complètement étrangers au droit universel ; je dis qu'ils n'ont traité de ce droit qu'on nomme civil, que dans la mesure où ils ont cru que cela était utile au peuple. Quant au droit universel, la connaissance en est médiocre, parce qu'il n'a pas la même nécessité pratique c'est pourquoi, je le demande, à quelle tâche me convies-tu ? m'exhortes-tu ? S'agit-il d'écrire sur la législation applicable aux gouttières et aux murs mitoyens ? De rédiger des formules de stipulation ou d'instance devant les tribunaux ? Pareils sujets ont été souvent traités et je pense que vous attendez autre chose de moi.

 
V.
 

   [15] ATTICUS. – Puisque tu me demandes ce que j'attends, voici : après nous avoir donné un traité sur la meilleure forme de république, tu dois, ce me semble, pour être conséquent, écrire aussi sur les lois. C'est ainsi qu'a fait Platon, ce Platon que tu admires, que tu aimes et que tu mets au-dessus de tous.

   MARCUS. – Veux-tu donc qu'à l'imitation de Platon en compagnie comme il dit, un jour d'été, de Clinias le Crétois et du Lacédémonien Mégillus, sous les cyprès de Gnosse et dans les allées forestières, s'arrêtant souvent, se reposant par moments et discourant sur les institutions publiques et sur les meilleures lois, nous aussi sous ces grands peupliers, au bord de la rivière, dans cette fraîche et épaisse verdure tantôt marchant, tantôt nous asseyant, nous traitions le même sujet avec un peu plus d'ampleur que ne le demande la pratique des tribunaux ?

   [16] ATTICUS. – Je t'entendrai avec plaisir.

   MARCUS. – Qu'en dit Quintus ?

   QUINTUS. – Je ne désire rien tant.

   MARCUS. – Vous avez raison. Sachez-le : en nulle matière on ne peut de plus belle façon étaler tous les dons que l'homme a reçus de la nature, montrer quelle foule d'excellentes choses renferme l'âme humaine, quels offices, quelles fonctions nous sommes de naissance tenus de remplir, les liens qui nous unissent aux autres hommes et la société naturelle qu'ils forment. Une fois ces principes posés, on trouvera facilement la source des lois et du droit.

   [17] ATTICUS. – Ce n'est donc ni dans l'édit du préteur, comme la plupart le font aujourd'hui, ni dans les Douze Tables comme nos anciens, mais aux sources les plus profondes de la philosophie qu'il faut puiser la vraie science du droit.

   MARCUS. – Oui, car tu ne me demandes pas, dans cet entretien, Pomponius, de quelles formules il faut avoir soin d'user quand on engage une instance, ou comment il faut interpréter la loi dans un cas embarrassant. C'est à la vérité une chose importante ; jadis bien des personnages célèbres en ont fait leur occupation et aujourd'hui l'homme qui à lui seul les remplace jouit d'une autorité égale à son haut savoir. Mais notre discussion doit comprendre tout le droit dans son universalité et les lois ; ainsi ce que nous appelons le droit civil ne peut occuper qu'une place réduite et étroite dans le droit considéré selon sa nature. Car c'est la nature du droit que nous voulons exposer, et c'est à la nature de l'homme qu'il faut la demander. Nous avons à considérer les lois qui doivent régir les cités, puis à traiter des institutions et des règles qui constituent la législation propre à chaque peuple, ce qu'on appelle le droit civil ; nous ne méconnaîtrons pas quand nous en serons là notre propre nation.

 
VI.
 

   [18] QUINTUS. – C'est bien là, mon frère, remonter à la source comme il convient et au chapitre initial du droit. Ceux qui font autrement, dans l'enseignement du droit civil, suivent une méthode bonne à former des chicaneurs plutôt que des hommes soucieux de la justice.

   MARCUS. – Non Quintus ; c'est l'ignorance, non la connaissance du droit, qui porte à la chicane. Mais nous en reparlerons plus tard. Pour le moment voyons les principes du droit.
   De savants hommes ont jugé à propos de prendre pour point de départ la loi ; ont-ils eu raison ? Oui si, comme ils le posent en principe, la loi est la raison suprême, gravée en notre nature, qui prescrit ce que l'on doit faire et interdit ce qu'il faut éviter de faire. Cette même raison solidement établie dans l'âme humaine avec ses conséquences est la loi.
   [19] Ainsi, à ce qu'ils pensent, la bonne direction de la conduite est une loi, dont la force propre est de prescrire des actions droites et d'interdire les écarts. De là aussi, suivant eux, que les Grecs la désignent par un mot signifiant à chacun le sien. Pour moi je dérive le nom de "lex" de "legendo". Pour eux, la loi c'est l'équité, pour nous c'est le choix ; l'un et l'autre caractères appartiennent à la loi. Si cette définition est juste ainsi qu'elle me le paraît, c'est de la loi qu'il faut partir pour parler du droit. La loi en effet est la force de la nature, elle est l'esprit, le principe directeur de l'homme qui vit droitement, la règle du juste et de l'injuste. – Comme tous nos discours ont trait aux règles de vie populaire, il sera nécessaire parfois de parler le langage populaire et d'appeler loi, comme le fait le vulgaire, la règle écrite à laquelle des commandements ou des défenses donnent un caractère impératif. Mais, pour établir le droit, partons de cette loi suprême qui, antérieure à tous les temps a précédé toute loi écrite et la constitution de toute cité.

   [20] QUINTUS. – Cette marche est plus indiquée et plus conforme au caractère essentiel de notre entretien.

   MARCUS. – Veux-tu donc que nous remontions à la source du droit ? Quand nous l'aurons trouvée nous saurons sans aucun doute à quel principe rattacher nos recherches.

   QUINTUS. – Pour ma part je pense qu'il faut procéder ainsi.

   ATTICUS. – Tu peux me considérer comme partageant cet avis.

   MARCUS. – Puis donc que nous voulons rester attachés à cette forme de république dont Scipion en six livres nous a montré la supériorité ; puisqu'à ce genre de cité nous devons approprier nos lois et jeter à cet effet comme des semences de mœurs, car il ne faut pas s'en remettre seulement à des lois écrites, je chercherai l'origine du droit dans la nature, qui sera notre guide dans toute cette discussion.

   ATTICUS. – Très bien ; sous sa conduite, il n'est pas d'erreur possible.

 
VII.
 

   [21] MARCUS. – Nous accordes-tu, Pomponius (pour Quintus je connais son opinion) que c'est la force, la nature, la raison, la puissance, l'esprit des dieux immortels, leur divinité dirai-je à défaut d'un autre mot exprimant mieux ma pensée, qui gouverne la nature entière ? Si telle n'était pas ton opinion, en effet, ce serait le premier point que je devrais prouver.

   ATTICUS. – Je l'accorde puisque tu le demandes : ces chants d'oiseaux, ce bruit de la rivière font que je ne crains pas que ceux de mon école m'entendent.

   MARCUS. – Tu fais bien de prendre des précautions car ceux dont tu parles, comme il arrive aux honnêtes gens, s'emporteraient très fort, et ils ne souffriraient pas, s'ils t'entendaient, que tu oubliasses le premier chapitre de ce très beau livre où l'auteur a écrit : " Dieu n'a souci de rien ; ni de lui-même ni d'autrui. "

   [22] ATTICUS. – Continue je te prie ; je veux savoir à quoi va conduire la concession que je t'ai faite.

   MARCUS. – Je ne te ferai pas attendre. Voici la conséquence. Cet animal prévoyant, judicieux, complexe, pénétrant, doué de mémoire, capable de raisonner et de réfléchir, auquel nous donnons le nom d'homme, a été engendré par un Dieu suprême qui l'a richement doté. Seul parmi tous les vivants et entre toutes les natures animales, il raisonne et il pense ; cela est refusé aux autres. Or qu'y a-t-il, je ne dis pas dans l'homme, mais dans tout le ciel et sur la terre, de plus divin que la raison, qui arrivée à maturité et à sa perfection est justement appelée sagesse ?
   [23] Puis donc qu'il n'y a rien de meilleur que la raison et qu'elle se trouve dans l'homme et en Dieu, elle crée entre Dieu et l'homme une première société. Si la raison leur appartient à l'un et à l'autre, la droite raison leur est aussi commune. Or la droite raison, c'est la loi et par la loi aussi nous devons nous croire, nous autres hommes, liés aux dieux. Où il y a communauté de loi il y a aussi un droit commun, et ceux entre qui existe cette communauté doivent être regardés comme étant de la même cité ; encore bien davantage s'ils obéissent aux mêmes commandements, aux mêmes pouvoirs. Or ils obéissent à l'ordre qui règne dans les cieux, au principe divin qui anime le monde, au Dieu tout puissant ; de sorte qu'on peut regarder cet univers comme la patrie commune des dieux et des hommes. Mais dans nos cités il y a, pour une raison que nous expliquerons en son lieu, des distinctions fondées sur l'origine et la parenté, tandis que dans la nature c'est bien plus beau, bien plus magnifique : les hommes sont unis aux dieux par des liens de famille et de parenté.

 
VIII.
 

   [24] Lorsqu'en effet l'on discute sur la nature en général, on pose d'ordinaire (et on a raison de le poser) qu'après un long cours de siècles et de révolutions célestes, vint enfin le moment propice à jeter la semence du genre humain qui, répandue sur la terre, reçut le présent divin de l'âme. Et tandis que les autres éléments dont se compose la nature de l'homme lui viennent d'un ordre de choses soumis à la corruption, sont fragiles et périssables, l'âme doit son origine à Dieu ; c'est pourquoi l'on peut dire qu'il y a parenté entre les êtres célestes et nous, que nous sommes de leur race, de leur lignée. C'est pourquoi aussi, parmi tant de genres d'animaux, nul, sauf l'homme, n'a la moindre notion de la divinité ; et parmi les hommes il n'est point de nation, qu'elle soit pacifique ou farouche, qui, tout ignorante qu'elle est du Dieu qu'il faut avoir, ne sache qu'il faut en avoir un. [25] Ainsi se fait-il que, pour connaître Dieu, il faille se rappeler en quelque sorte et savoir d'où l'on vient. La même vertu est dans l'homme et en Dieu et ne se trouve en aucun autre genre de vivants. Or la vertu n'est autre chose qu'une nature achevée en elle-même et parvenue à sa perfection. Il y a donc ressemblance entre l'homme et Dieu. Cela étant, quelle parenté peut être plus proche et mieux établie ?
   Voilà pourquoi la nature a été si prodigue de tout ce qui est à l'usage et à la commodité des hommes. Les richesses qu'elle engendre semblent des dons faits à dessein, non des productions fortuites. Ce ne sont pas seulement les grains et les fruits que répand la terre féconde, mais aussi les animaux évidemment destinés, les uns à servir l'homme, les autres à lui fournir d'utiles dépouilles ou des aliments.
   [26] Un nombre infini d'arts furent créés sous la direction et par les enseignements de la nature. La raison ainsi guidée est parvenue à la connaissance de tout ce qui est nécessaire à la vie.

 
IX.
 

   Quant à l'homme, cette même nature ne s'est pas contentée de le douer d'un esprit prompt, elle lui a encore départi des sens, comme autant de gardiens et de messagers, elle a mis en lui, pour servir de fondement à la science, la connaissance encore incomplète d'un grand nombre de choses ; elle lui a donné un corps souple et très adapté à la nature de l'esprit humain. [27] Tandis en effet qu'elle inclinait vers la terre où ils cherchent leur pâture les autres animaux, elle a dressé l'homme vers le ciel, comme si elle eût voulu l'engager à porter ses regards du côté de son ancienne demeure, celle de sa vraie famille. Ajoutez l'heureux aspect de sa face où s'expriment les traits les plus cachés de son caractère. Les yeux en effet traduisent avec une finesse presque excessive tous les sentiments dont l'âme est affectée et ce qui, dans l'homme seul mérite ce nom, le visage, reflète le moral ; les Grecs ont bien reconnu cette propriété, quoiqu'ils n'aient pas de mot pour l'exprimer. Je laisse de côté les aptitudes si diverses du reste du corps, la faculté de ménager les sons émis, cette qualité essentielle du discours qui est le lien principal de la société humaine. Tout cela est étranger à notre entretien et hors de saison ; d'ailleurs dans les livres que vous avez lus, Scipion l'a suffisamment expliqué. Puis donc que Dieu a engendré l'homme et l'a doté ainsi, parce qu'il voulait faire de lui la raison d'être du reste de la création, tenons pour manifeste (sans nous attarder à tous les détails) que la nature est par elle-même en voie de progrès : sans autre guide, et partie de ces éléments dont elle avait une première et confuse connaissance, elle fortifie et perfectionne d'elle-même la raison.

 
X.
 

   [28] ATTICUS. – Dieux immortels ! que tu vas chercher loin les principes du droit ! Ce n'est pas cependant que j'attende avec impatience ce que tu dois nous dire du droit civil ; volontiers au contraire j'écouterais tout le jour un langage comme celui que tu tiens. Ces considérations auxiliaires en effet ont une grandeur qui dépasse peut-être le sujet même auquel elles servent d'introduction.

   MARCUS. – Elles sont grandes en effet ces questions que je me borne à effleurer ; mais de toutes les idées qui font l'entretien des doctes, la plus importante, certes, est celle qui nous fait clairement connaître que nous sommes nés pour la justice, et que le droit a son fondement, non dans une convention, mais dans la nature. Cette vérité paraîtra évidente si l'on considère les liens de société qui unissent les hommes entre eux.
   [29] Il n'y a pas en effet d'êtres qui, comparés les uns aux autres, soient aussi semblables, aussi égaux que nous. Si l'étrangeté des coutumes, la vanité des opinions ne détournaient pas, ne pliaient pas nos faibles âmes moutonnières, nul homme ne serait aussi semblable à lui-même que tous le seraient à tous. Quoi que l'on veuille poser de l'homme, ce que l'on pose s'applique à tous. [30] C'est bien la preuve qu'il n'y a pas dans le genre humain de dissemblances, autrement la même définition ne s'étendrait pas à tous. En effet la raison qui seule nous élève au-dessus des bêtes, qui nous sert à interpréter, à raisonner, à réfuter, à discuter, à conclure est commune à tous les hommes ; la science peut être différente, le pouvoir d'apprendre est partagé également. Les sens s'appliquent à des objets qui sont les mêmes pour tous, et ce qui affecte les sens de l'un affecte les sens de tous. Ces premières connaissances confuses dont j'ai parlé sont gravées semblablement dans toutes les âmes. La parole est l'interprète de l'esprit, les mots diffèrent, leur signification ne varie pas. Il n'y a pas d'homme, quelle que soit sa nation, qui ayant la nature pour guide ne puisse parvenir à la vertu.

 
XI.
 

   [31] Non seulement dans les actions droites, mais aussi dans les écarts de conduite apparaît cette ressemblance des hommes entre eux. Tous se laissent prendre au plaisir, attrait de la laideur morale, il est vrai, mais qui a quelque ressemblance avec un bien naturel. Il charme par sa douceur, sa suavité et ainsi, par une erreur de jugement, on le croit salutaire. Par une semblable ignorance, on fuit la mort comme la dissolution de notre nature, on recherche la vie parce qu'elle nous maintient dans l'état où nous a placés notre naissance, on met la douleur au rang des plus grands maux, tant à cause de sa rudesse propre, que parce qu'elle semble annoncer la destruction de la nature. [32] La ressemblance qui existe entre une vie belle et une vie glorieuse fait que nous paraissent heureux ceux qui sont honorés, malheureux ceux qui sont sans gloire.
   Tristesses, joies, désirs, craintes, toutes ces affections de l'âme nous sont communes ; et, quelle que soit la diversité des opinions, il n'en faut pas conclure que les peuples honorant comme des dieux le chien et le chat aient une superstition qui, dans sa forme, diffère de celle des autres.
   Mais quelle nation ne chérit pas la douceur, la bienveillance, la bonté d'âme et la reconnaissance ? Où l'orgueil, la méchanceté, la cruauté, l'ingratitude ne sont-ils point objets d'aversion ? On doit connaître par cet accord des sentiments que les hommes ne forment entre eux qu'une seule société, et en fin de compte qu'une même règle de vie droite les rend meilleurs. Si vous approuvez ce que je viens de dire, je poursuivrai ; si vous le désirez je vous donnerai d'abord quelques éclaircissements.

   ATTICUS. – Nous n'en avons pas besoin si je puis répondre pour nous deux.

 
XII.
 

   [33] MARCUS. – Il suit de là que la nature a mis en nous le sentiment de la justice pour que tous nous nous venions en aide l'un à l'autre et nous rattachions l'un à l'autre ; et c'est dans toute cette discussion ce que j'entends par nature. Mais telle est la corruption causée par les mauvaises habitudes, qu'elle éteint en quelque sorte la flamme allumée en nous par la nature, engendre et fortifie les noirceurs qui lui sont opposées. Si, se conformant à la nature, les hommes jugeaient, comme le dit le poète, que " rien d'humain ne leur est étranger " tous respecteraient également le droit. Car avec la raison la nature leur a donné encore la droite raison ; donc aussi, la loi qui n'est autre chose que la droite raison considérée dans ses injonctions et ses interdictions. Et si elle a donné la loi, elle a aussi donné le droit. Or la raison est commune à tous ; le droit leur a donc été donné aussi. Socrate maudissait à juste titre le premier qui a séparé l'utile de la nature, ouvrière de justice. C'est là, pour lui, l'origine de tous les maux. De là aussi le mot de Pythagore sur l'amitié.
 

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   [34] Par où l'on voit que le sage, quand il rassemble sur un être d'une vertu égale à la sienne ce bon vouloir que répand au loin la nature, doit nécessairement ne pas pouvoir s'aimer lui-même plus qu'il n'aime son ami, ce qui paraît incroyable à certaines personnes. Puisqu'il y a égalité en tout, quelle pourrait être la différence ? S'il y avait une différence quelconque, le nom d'amitié périrait ; car tel est le caractère de l'amitié, qu'elle cesse d'être entièrement, sitôt qu'on s'accorde à soi-même une préférence quelconque sur son ami.
   Tout cela est un préambule à la suite de notre discussion, préambule destiné à vous faire mieux entendre que le droit a un fondement dans la nature même. Encore quelques mots à ce sujet, et je passerai au droit civil, occasion première de mon discours.

 
XIII.
 

   [35] QUINTUS. – Quelques mots certes ; car, après ce que tu viens de dire, je pense que, pour Atticus et certes pour moi, l'origine du droit est la nature.

   ATTICUS. – En pourrais-je juger autrement alors que tu as établi d'abord que les dieux nous ont munis et armés de leurs bienfaits ; ensuite que les hommes ont entre eux une règle de vie pareille et commune qu'enseigne la raison ; enfin qu'unis les uns aux autres par la sympathie et un bon vouloir naturel, ils le sont aussi par les liens du droit ?
   Ayant, à juste titre comme je crois, accordé que tout cela est vrai, comment pourrions-nous séparer les lois et le droit de la nature ?

   [36] MARCUS. – Tu dis vrai, c'est ainsi qu'il faut l'entendre. Mais, suivant la méthode des philosophes, non celle des anciens, mais celle des modernes qui ont ouvert des laboratoires de sagesse en quelque sorte, il faut diviser et traiter analytiquement des sujets sur lesquels on discourait jadis amplement et librement. Ils ne jugeraient pas suffisamment éclairci le sujet que nous traitons, si l'on n'avait pas discuté à fond ce point particulier : que le droit a son fondement dans la nature.

   ATTICUS. – As-tu donc perdu ta franchise de discussion ? Es-tu homme à t'en rapporter, non à ton propre jugement, mais à l'autorité des autres ?

   [37] MARCUS. – Non, pas toujours, Titus, mais tu vois où je veux en venir tout mon discours tend à consolider les États, à raffermir les forces, à guérir les peuples.
   C'est pourquoi je crains toujours de faillir en posant des principes qui ne soient assez mûrement réfléchis et diligemment examinés ; non que, j'espère les faire agréer par tout le monde (cela ne se peut pas), mais je voudrais avoir l'assentiment de ceux qui jugent que la rectitude de la vie et sa beauté doivent être recherchées pour elles-mêmes, et ne consentent à mettre au nombre des biens que ce qui est louable en soi, ou encore estiment que le seul grand bien est ce qui de soi-même a vraiment droit à l'éloge. [38] Tous ces philosophes, qu'avec Speusippe, Xénocrate, Polémon ils soient restés dans l'ancienne Académie, ou qu'ils aient suivi Aristote et Théophraste, peu différents des premiers quant au fond, mais suivant une autre méthode pour exposer la même doctrine, soit encore qu'ils aient, comme Zénon a cru devoir le faire, changé les termes sans changer la substance de l'enseignement, soit même qu'ils se soient attachés à la secte d'Ariston dure et âpre, mais maintenant tombée et convaincue d'erreur, qui tient toutes choses pour parfaitement indifférentes, les vertus et les vices exceptés, tous ces philosophes, dis-je, conviennent de tout ce que j'ai avancé. [39] Quant à ceux qui, faibles pour eux-mêmes, esclaves de leur corps, n'ont de ce qu'ils ont à rechercher où à éviter dans la vie d'autre mesure que le plaisir ou la douleur, quand bien même ils auraient raison (point n'est besoin d'engager ici la discussion), laissons-les en discourir dans leurs jardins et invitons-les à se retirer de toute société politique, puisqu'ils n'en ont jamais connu ni voulu connaître aucune partie. Quant à cette Académie qui met le trouble partout, j'entends cette Académie nouvelle qui dérive d'Arcésilas et de Carnéade, prions-la de garder le silence. Car si elle pénétrait dans cet édifice qui nous paraît construit et disposé avec assez d'art, elle y ferait un terrible ravage. Je désirerais fort l'apaiser n'osant la repousser....
 

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XIV.
 

   [40] En de telles matières nous n'avons besoin pour nous purifier de la fumée d'aucun sacrifice. Mais les crimes envers les hommes et les impiétés ne s'expient pas. Les coupables en subissent la peine, une peine semblable bien moins à celle que prononcent les tribunaux (autrefois ils n'existaient pas ; aujourd'hui en bien des lieux il n'y en a point ; et où ils existent, souvent ils frappent à faux) qu'à la peine endurée par ceux que prennent et poursuivent les Furies ; non point ces Furies de la fable armées de torches ardentes, mais d'autres qui étouffent et torturent par le remords et le sentiment de l'indignité. Si les supplices seuls, et non la nature, détournaient les hommes de l'injustice, la crainte des supplices ôtée, de quoi les méchants pourraient-ils s'inquiéter ? Cependant il ne s'est jamais rencontré criminel assez effronté, ou pour ne pas nier qu'il eût commis le crime, ou pour ne pas alléguer sa propre souffrance comme un motif légitime, ou pour ne pas chercher dans le droit naturel quelque moyen de défense.
   Si les méchants osent invoquer pareilles excuses, quelle sera pour elles l'ardeur des gens de bien ? Que si seule la peine encourue, la crainte du supplice, et non la laideur même de l'acte détourne les hommes d'une vie injuste et criminelle, personne n'est injuste ; les méchants sont plutôt des hommes qui calculent mal. [41] Et nous qui ne sommes point déterminés par l'attrait d'une belle vie à être gens de bien, mais par la recherche de l'utile et du profit, nous sommes habiles et non vertueux. Que fera en effet dans les ténèbres, l'homme qui n'a d'autre crainte que celle du témoin ou du juge ? S'il vient à rencontrer en un lieu désert un malheureux chargé d'or et qu'il peut dépouiller, seul et sans défense, que fera-t-il ? En pareille occurrence notre homme de bien à nous, celui qui est juste et bon parce que la nature le veut, conversera avec le voyageur, l'aidera, le remettra dans son chemin. Quant à celui qui ne fait rien pour autrui et en tout prend pour mesure son intérêt, vous voyez, je pense, ce qu'il fera. Niera-t-il qu'il veuille en pareil cas attenter à la vie de son semblable et lui prendre son or ? S'il s'en abstient, ce ne sera jamais parce qu'il juge pareille action laide au regard de la nature, mais parce qu'il craint d'être découvert et d'en porter la peine. Admirable motif dont, je ne dis pas des philosophes, mais les plus incultes devraient rougir.

 
XV.
 

   [42] Ce qu'il y a de plus insensé, c'est de croire que tout ce qui est réglé par les institutions ou les lois des peuples est juste. Quoi ! même les lois des tyrans ? Si les Trente avaient voulu imposer aux Athéniens des lois, et si tous les Athéniens avaient aimé ces lois dictées par des tyrans, devrait-on les tenir pour justes ? Pas plus, je pense, que la loi posée par notre interroi : le dictateur pourra mettre à mort et sans l'entendre tout citoyen qu'il lui plaira. Le seul droit en effet est celui qui sert de lien à la société, et une seule loi l'institue : cette loi qui établit selon la droite raison des obligations et des interdictions. Qu'elle soit écrite ou non, celui qui l'ignore est injuste.
   Mais si la justice est l'obéissance aux lois écrites et aux institutions des peuples et si, comme le disent ceux qui le soutiennent, l'utilité est la mesure de toutes choses, il méprisera et enfreindra les lois, celui qui croira y voir son avantage. Ainsi plus de justice, s'il n'y a pas une nature ouvrière de justice ; si c'est sur l'utilité qu'on la fonde, une autre utilité la renverse.
   [43] Si donc le droit ne repose pas sur la nature, toutes les vertus disparaissent. Que deviennent en effet la libéralité, l'amour de la patrie, le respect des choses qui doivent nous être sacrées, la volonté de rendre service à autrui, celle de reconnaître le service rendu ? Toutes ces vertus naissent du penchant que nous avons à aimer les hommes, qui est le fondement du droit. Et on ne détruit pas seulement ces obligations envers les hommes, on détruit les cérémonies religieuses et le culte des dieux que, selon moi, il faut maintenir, non par crainte, mais à cause de l'union qui existe entre l'homme et Dieu.

 
XVI.
 

   Si la volonté des peuples, les décrets des chefs, les sentences des juges faisaient le droit, pour créer le droit au brigandage, à l'adultère, à la falsification des testaments, il suffirait que ces façons d'agir eussent le suffrage et l'approbation de la multitude.
   [44] Si les opinions et les votes des insensés ont une puissance telle qu'ils puissent changer la nature des choses, pourquoi ne décideraient-ils pas que ce qui est mauvais et pernicieux sera désormais tenu pour bon et salutaire ? Ou pourquoi la loi qui de l'injuste peut faire le droit, ne convertirait-elle pas le bien en mal ?
   C'est que, pour distinguer une bonne loi d'une mauvaise, nous n'avons d'autre règle que la nature. Et non seulement la nature nous fait distinguer le droit de l'injustice, mais, d'une manière générale, les choses moralement belles de celles qui sont laides ; car une sorte d'intelligence partout répandue nous les fait connaître, et incline nos âmes à identifier les premières aux vertus, les secondes aux vices.
   [45] Or croire que ces distinctions sont de pure convention et non fondées en nature, c'est de la folie. Car la vertu d'un arbre ou celle d'un cheval, comme nous disons par un abus du mot, n'est pas une chose de convention, mais une chose fondée en nature. S'il en est ainsi il faut dire qu'il y a opposition de nature entre le beau et le laid. Si la vertu considérée dans son extension totale était chose de convention, ses parties devraient avoir le même caractère. Mais qui voudra juger qu'un homme possède l'art de diriger sa conduite, et est, dirai-je, adroit, non d'après la manière d'être de cet homme, mais en se fondant sur des circonstances extérieures ? Or cette vertu c'est l'application parfaite de la raison à la vie ; elle est donc certainement fondée en nature. Donc toute la beauté de la vie l'est aussi.

 
XVII.
 

   Nous jugeons du vrai et du faux, de l'accord des propositions entre elles et du désaccord de celles qui se contredisent, en ayant égard aux objets eux-mêmes, non à quelque autre chose ; de même une règle de vie constante et toujours appliquée, et c'est là la vertu, et aussi l'inconséquence, qui est le vice, se distinguent par leur nature propre. [46] N'est-ce pas d'après leur nature que nous apprécierons les qualités d'un arbre ou d'un cheval ? et ne ferons-nous pas de même pour les jeunes gens ? Si leurs aptitudes sont chose naturelle, les vertus et les vices qui en tirent leur origine peuvent-ils requérir une autre sorte de jugement ? Et ce dont je parlais tout à l'heure, ce qui fait la beauté ou la laideur de la vie, ce ne serait point à la nature qu'il faudrait nécessairement le rapporter ? Ce qui est louable est bon, et doit contenir en lui-même nécessairement ce qui le rend louable. Le bien en soi est tel, non en vertu de conventions, mais par nature. S'il n'en était pas ainsi, la félicité dépendrait d'une convention ; que pourrait-on dire de plus insensé ? Puisque nous jugeons que le bien et le mal sont tels par nature, et que c'est à cela qu'on a égard dans la louange, nous devons juger de même de la laideur et de la beauté de la vie et les rapporter à la nature.
   [47] Ce qui nous trouble, c'est la variété des opinions et le désaccord des hommes entre eux. Comme il n'en est pas de même des sens, nous les croyons naturellement infaillibles. Les objets au contraire que les uns voient d'une façon, les autres d'une autre et qui de plus changent d'aspect pour les mêmes personnes, nous les prenons pour des choses imaginaires. La vérité est tout autre. Nos sens en effet, une mère, une nourrice, un maître, les poètes, le théâtre ne les corrompent pas ; l'opinion commune de la multitude ne les détourne pas de la vérité. A l'âme en revanche des pièges sont tendus de toutes parts : ces influences que j'énumérais tout à l'heure, qui, s'exerçant alors que nous sommes tendres et flexibles, nous pénètrent et nous inclinent à leur gré ; le plaisir qui est insidieusement aposté dans tous nos sens, se fait passer pour un bien alors qu'il est le père de tous les maux. Corrompus par ses caresses, nous négligeons les biens naturels qui n'ont pas la même douceur, mais n'ont pas non plus la même action virulente.

 
XVIII.
 

   [48] Ainsi, dirai-je en manière de conclusion à tout ce qui précède, il apparaît aux yeux que le droit et tout ce qui fait la beauté de la vie doivent être recherchés pour eux-mêmes. Et en effet tous les gens de bien aiment l'équité pour l'équité et le droit pour le droit ; or ce n'est pas le fait de l'homme de bien de se tromper et d'aimer ce qui ne mérite pas d'être aimé pour soi-même. Le droit doit donc être recherché et honoré pour lui-même. Si tel est le droit, telle sera aussi la justice ; telles seront aussi toutes les vertus. Voyons en effet : la libéralité s'exerce-t-elle gratuitement, ou en vue d'une récompense ? Si elle n'attend pas de retour, elle est gratuite ; si elle compte sur une récompense, elle a un caractère commercial ; or il n'est pas douteux que, pour mériter le nom de libéral et de bienfaisant, il ne faille vouloir s'acquitter d'une fonction naturelle à l'homme, et non chercher un profit. Donc la justice n'attend ni récompense ni salaire. C'est pour elle même qu'on la recherche. Et toutes les vertus ont une raison d'être semblable, de toutes il faut juger de même.
   [49] Ajoutons que si la vertu est recherchée, non pour sa valeur propre, mais pour ce qu'elle rapporte, cette vertu méritera qu'on l'appelle malice. Plus en effet un homme rapporte toutes ses actions à l'intérêt, moins il est homme de bien ; et par suite mesurer la vertu au prix qu'elle peut avoir, c'est croire qu'il n'y a de vertu que la malice. Où est la bienfaisance, si l'on ne fait pas le bien pour l'amour d'autrui ? Qu'est-ce qu'être reconnaissant, si l'on n'a pas en vue celui-là même à qui l'on témoigne de la gratitude ? Que devient l'amitié sainte, si l'on n'aime pas son ami, comme on dit, de tout son cœur ? Il faudra donc l'abandonner, le rejeter quand on n'aura plus rien à gagner avec lui, plus d'avantages à tirer de lui. Quoi de plus monstrueux ?
   Mais si l'amitié doit être cultivée pour elle-même, la société des hommes, l'égalité, la justice elles aussi doivent être recherchées pour elles-mêmes. S'il n'en est pas ainsi, il n'y a plus de justice ; car cela même est injuste au plus haut degré que de vouloir une récompense de la justice.

 
XIX.
 

   [50] Que dire de la modération, de la tempérance, de la continence, du respect des convenances, de la pudeur, de la chasteté ? Est-ce la crainte du déshonneur public ou celle des lois et des jugements qui retient des excès ? On ne sera donc innocent, on n'aura de pudeur que pour s'entendre louer ? Et c'est pour avoir une bonne réputation que les pudiques rougissent de s'entretenir même de la pudeur ? Pour moi je rougis de ces philosophes qui ne connaissent de vice à éviter que celui qui est flétri par jugement. [51] Eh quoi ! peut-on donner le nom de pudique à qui s'abstient du stupre par crainte du déshonneur public, alors que le déshonneur lui-même a pour cause la laideur de l'acte ? Que pourrait-on à juste titre ou louer ou blâmer, si l'on méconnaît la nature de ce qui est louable ou blâmable ? Les défauts du corps, quand ils sont trop saillants, ont quelque chose de choquant, et la difformité de l'âme ne choquerait pas ? de l'âme dont les vices manifestent si clairement la laideur ? Quoi de plus hideux que l'avarice, de plus redoutable que l'appétit sensuel sans frein, de plus méprisable que la lâcheté, de plus dégradant que l'inertie et la déraison ?
   Mais quoi ! ceux en qui tel de ces vices ou tel autre ou plusieurs à la fois éclatent, disons-nous qu'ils sont malheureux à cause des pertes, des dommages, des supplices qui les menacent ou à cause du caractère propre et de la laideur des vices ? On peut en dire autant en sens contraire de la vertu et des louanges qu'elle mérite. [52] Pour conclure, si l'on recherche la vertu pour d'autres motifs qu'elle-même, c'est donc nécessairement qu'il y a quelque chose qui vaut mieux qu'elle. Serait-ce l'argent ? les honneurs ? la beauté du corps ? la santé ? tous biens qui sont très peu de chose quand nous les avons, et dont on ne peut savoir avec certitude combien de temps ils dureront. Sera-ce le plaisir, supposition dont le seul énoncé inspire le plus grand dégoût ? Mais c'est à le mépriser et à le repousser que consiste surtout la vertu.
   Vous voyez comme toutes ces propositions se suivent et s'enchaînent ? Je serais entraîné plus loin, si je ne me retenais pas.

 
XX.
 

   QUINTUS. – Où donc, mon frère ? Je me laisserais volontiers entraîner avec toi.

   MARCUS. – Au souverain bien, à cette fin à laquelle tout se rapporte et en vue de laquelle nous devons tout faire : sujet de controverse entre les doctes et longuement discuté, mais il faudra bien quelque jour prendre une décision sur ce point.

   [53] ATTICUS. – Comment y arriver ? Gellius n'est plus.

   MARCUS. – Qu'importe en cette affaire ?

   ATTICUS. – Il y a qu'étant à Athènes j'ai entendu dire à Phédrus que ton ami Gellius, proconsul en Grèce après sa préture, fit un jour assembler tous les philosophes présents à Athènes, et leur conseilla fortement de mettre enfin terme à leurs discussions ; s'ils étaient disposés, leur dit-il, à ne pas consumer leur vie dans les querelles, l'affaire pouvait s'arranger ; et en même temps il leur promit son concours s'ils voulaient arriver à un accord.

   MARCUS. – La plaisanterie était bonne, et l'on en a ri bien souvent, Pomponius. Pour moi je voudrais seulement trancher le débat entre l'ancienne Académie et Zénon.

   ATTICUS. – Comment l'entends-tu ?

   MARCUS. – Sur un point unique en effet il y a désaccord. Sur tout le reste il y a entre eux un merveilleux accord.

   ATTICUS. – Eh quoi ? Ils ne diffèrent qu'en un point ?

   [54] MARCUS. – Sur un seul point vraiment essentiel : les anciens académiciens déclarent tous que ce qui selon la nature nous rend la vie douce est un bien, Zénon n'a voulu reconnaître d'autre bien que la seule rectitude de la vie.

   ATTICUS. – Petite en effet la discussion dont tu parles. et elle n'est pas de nature à supprimer toute difficulté.

   MARCUS. – Tu aurais raison, s'ils différaient sur le fond des choses, et non par le langage.

 
XXI.
 

   ATTICUS. – Tu es donc de l'avis de mon ami Antiochus (je n'ose l'appeler mon maître), j'ai vécu avec lui et il m'a presque arraché à nos jardins, me rapprochant de quelques pas de l'Académie.

   MARCUS. – C'était un homme avisé, pénétrant, achevé en son genre ; un de mes amis, comme tu le sais. Serais-je en tout de son avis, nous verrons plus tard. Je dis pour le moment qu'on peut apaiser toute cette contestation.

   [55] ATTICUS. – Comment vois-tu cela ?

   MARCUS. – Si, comme l'affirme Ariston de Chio, Zénon avait dit qu'il n'y a de bien que le beau, de mauvais que la laideur, que tout le reste est entièrement indifférent, et qu'il n'importe en rien qu'on l'ait ou qu'on ne l'ait pas, il s'écarterait beaucoup de Xénocrate, d'Aristote et de toute l'école de Platon ; il y aurait entre eux désaccord sur un point capital, sur toute la conduite de la vie. En fait, tandis que les anciens ont dit : l'harmonie est le souverain bien, Zénon dit le seul bien ; et de même la discordance, que les premiers disent être le plus grand mal, Zénon l'appelle le seul mal ; les richesses, la santé, la beauté physique, il les appelle choses commodes et non choses bonnes ; la pauvreté, les infirmités, la douleur, choses incommodes et non choses mauvaises. Il pense comme Xénocrate et Aristote, il s'exprime autrement. C'est de cette différence qui porte, non sur le fond des choses, mais sur les mots, que vient la controverse sur les fins. Et de même que les Douze Tables ont réservé cinq pieds qui ne peuvent être prescrits, nous ne permettrons pas que ce subtil Zénon dépossède l'Académie de son ancien domaine. Et ce n'est pas, comme le permet la loi Mamilia, à un arbitre unique de décider, nous serons trois à fixer la limite.

   [56] QUINTUS. – Quelle sera notre décision ?

   MARCUS. – Il faudra rechercher les bornes que Socrate avait établies et s'y tenir.

   QUINTUS. – Très bien mon frère. Tu emploies le langage du droit civil et des lois, et c'est sur ce sujet que j'attends de toi une discussion. Quant à la question posée tout à l'heure, c'est une grosse affaire de la régler comme je te l'ai souvent entendu dire. Il y a toutefois lieu de poser que le souverain bien consiste à vivre selon la nature, c'est-à-dire à jouir de la vie avec mesure, et d'une vertu qui soit en rapport avec elle ; ou encore, de suivre la nature et de vivre en quelque sorte sous sa loi, c'est-à-dire de ne rien négliger, dans la mesure où on le peut, pour posséder tout ce que demande la nature, c'est-à-dire une vie dont la loi soit la vertu. Je rie sais si ce débat pourra jamais être clos, mais il ne peut l'être dans ces entretiens, si nous voulons achever ce que nous avons commencé.

 
XXII.
 

   [57] ATTICUS. – Pour moi, je m'en éloignais volontiers.

   QUINTUS. – L'occasion se retrouvera ; pour le moment, traitons le sujet que nous avons entrepris, puisque cette controverse sur le souverain bien et le mal ne s'y rapporte pas.

   MARCUS. – Tu as tout à fait raison, Quintus, c'est ce que j'ai dit jusqu'ici....
 

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   QUINTUS. – Ce ne sont ni les lois de Lycurgue, ni les lois de Solon, ni celles de Charondas ou de Zaleucus, ni nos Douze Tables, ni nos plébiscites que je réclame. Je pense que, dans notre entretien de ce jour, tu établiras les lois et une discipline, non seulement pour les peuples, mais pour les individus.

   [58] MARCUS. – L'objet même de mon exposition, Quintus, est bien celui que tu attends ; puisse-t-il être en mon pouvoir de le traiter ! Mais en vérité il faut dire que, si la loi doit corriger les vices et enseigner les vertus, c'est de la science de la vie qu'elle doit se tirer. C'est pourquoi la mère de toutes les connaissances pratiques est la sagesse, dont l'amour a pris en grec le nom de philosophie, don le plus fécond que nous aient fait les dieux, le plus magnifique, celui qui l'emporte sur tous en excellence.
   C'est par la philosophie que nous parvenons à toutes nos connaissances et à la connaissance la plus difficile, celle qui nous a nous-mêmes pour objet ; telle est la vertu, telle la portée du précepte qui ordonne. de se connaître, qu'on l'a voulu attribuer, non à un homme, mais au dieu qu'on adore à Delphes.
   [59] Qui se connaîtra en effet sentira d'abord qu'il a en lui-même quelque chose de divin, que son génie propre, sa nature spirituelle est une image, un sanctuaire de la divinité ; ses pensées, ses actions seront dignes d'un si grand présent des dieux et, quand il se sera bien mis à l'épreuve, bien examiné, il connaîtra de combien d'avantages la nature l'a comblé en le faisant naître, les outils qu'elle lui a donnés pour acquérir et posséder la sagesse, puisqu'il conçoit dans son âme et dans son esprit une ébauche de connaissance ayant pour objet les principes de toutes choses ; éclairé par cette lumière, il doit comprendre qu'il lui faut être, sous la conduite de la sagesse, un homme de bien, et par cela même posséder la félicité.

 
XXIII.
 

   [60] Quand, en effet, après avoir connu les vertus et en avoir perçu la beauté, l'âme aura renoncé à ses molles complaisances pour le corps, qu'elle aura étouffé le plaisir qui est pour sa beauté un danger, qu'elle aura banni toute crainte de la mort et de la douleur, formé avec ses proches une société où règnera l'amour, regardant comme des proches tous ceux que la nature a faits ses semblables ; quand enfin elle aura embrassé un culte des dieux et une religion purifiés, et qu'elle aura aiguisé l'esprit de telle façon qu'il perçoive le beau, s'y attache et s'écarte de ce qui s'y oppose, vertu que, du mot "providere" (prévoir), on a nommée "prudentia" (connaissance de ce qui sert à bien vivre), que pourra-t-on alors concevoir qui mérite plus que l'homme d'être qualifié d'heureux ?
   [61] Et quand il aura porté ses regards au ciel, sur la terre, sur les mers, sur toute la nature ; quand il saura d'où viennent toutes choses, où elles retourneront, quand et comment elles périront, ce qu'il y a en elles de mortel et de caduc, et aussi ce qu'il y a de divin et d'éternel ; quand il aura presque saisi celui qui les dirige et les gouverne, lorsqu'il aura reconnu qu'il n'était pas enfermé dans les murailles d'une ville, mais que, citoyen du monde, il l'avait tout entier pour patrie, alors, devant cette magnificence, à cette vue, dans cette connaissance de la nature, dieux immortels ! comme il se connaîtra aussi lui-même, selon le précepte d'Apollon Pythien ! Quel mépris, quel dédain il aura pour les grandeurs prétendues qu'estime le vulgaire !

 
XXIV.
 

   [62] A toutes ces vérités il donnera pour rempart et pour défense la dialectique, la discipline de l'esprit, cette science qui permet de distinguer le vrai du faux, une méthode conduisant des principes aux conséquences et préservant de l'inconséquence. Ensuite se sentant naturellement fait pour la vie en société, il comprendra qu'il ne doit pas s'en tenir à de subtiles discussions théoriques, mais répandre au loin des paroles qui demeurent, des paroles capables de régir les peuples, de devenir des lois stables, châtiant les méchants, protégeant les bons citoyens, célébrant les grands hommes. C'est par de tels discours qu'il obtiendra de ses concitoyens qu'ils suivent des préceptes utiles à leur salut et à leur gloire, qu'il les exhortera à la vie belle, les détournera de ce qui dégrade, les consolera dans l'affliction, immortalisera par des monuments impérissables les grandes actions et les hautes pensées des forts et des sages, en même temps que l'ignominie des méchants.
   Ces fruits si beaux, si abondants que porte en soi la nature humaine, comme le voit celui qui se connaît lui-même, c'est la sagesse qui les engendre et les fait mûrir.

   [63] ATTICUS. – Tu la loues avec force et vérité mais où ce discours tend-il ?

   MARCUS. – Au sujet même que nous allons traiter, Pomponius, et que nous voulons qui soit un grand sujet. Il faut pour cela que nous puisions à une source très abondante. J'ajoute que je fais avec plaisir, à bon droit, je l'espère, l'éloge de la sagesse, à l'étude de laquelle je me suis appliqué avec zèle, et qui m'a fait ce que je suis, quoi que je puisse valoir.

   ATTICUS. – Tu dis vrai et tu as raison ; comme tu le dis, c'était ici le lieu d'en parler.