LOI CLODIA
  
PUNISSANT L'EXÉCUTION SANS JUGEMENT D'UN CITOYEN ROMAIN
  
( 12 mars 58 av. J.-C. )
 

     
Appianus, Bell. Civ., II, 15 ( Combes-Dounous,
Paris, 1808 ).
  

 
Telle fut donc l'action de César durant son consulat ; et dès sa sortie de charge, il entra dans ses nouvelles fonctions, tandis que Cicéron était accusé par Clodius d'illégalité, pour avoir fait exécuter avant jugement Lentulus, Cethegus et leurs amis. ...
 

     
Cicero, Sest., 10, 25 ( Cabaret-Dupaty, Paris, 1919 ).
  

 
... deux lois furent promulguées par le même tribun, l'une pour consommer ma perte, l'autre pour assigner des provinces aux consuls.
 

     
Dion Cassius, XXXVIII ( Gros, Paris, 1845-70 ).
  

 
13. Clodius, espérant venir bientôt à bout de Cicéron, s'il gagnait d'abord le sénat, les chevaliers et le peuple, demanda de nouveau qu'on fît des distributions de blé gratuites (il avait proposé, Gabinius et Pison étant déjà consuls, de donner du blé aux pauvres). Il rétablit les associations, appelées collèges dans la langue latine, et dont l'institution était ancienne, mais qui avaient été dissoutes pendant quelque temps. Il défendit aux censeurs de faire disparaître un citoyen de la liste des magistrats, ou de le noter d'infamie ; à moins qu'il n'eût été jugé et condamné par les deux censeurs. Après avoir séduit le peuple par ces propositions, il en fit une autre dont je dois parler en détail, afin qu'elle soit mieux comprise par tous les lecteurs. A Rome, les présages publics se tiraient du ciel et de plusieurs autres choses, comme je l'ai dit ; mais les plus puissants étaient ceux qui se tiraient du ciel : ainsi, tandis que les autres pouvaient être pris plusieurs fois et pour chaque entreprise, ceux qu'on tirait du ciel n'étaient pris qu'une seule fois par jour. Ce qui les distinguait principalement, c'est que, pour tout le reste, s'ils autorisaient certaines choses, elles se faisaient sans qu'il fût nécessaire de prendre les auspices pour chacune en particulier, et s'ils les interdisaient, on ne les faisait pas. Mais ils empêchaient d'une manière absolue le peuple d'aller aux voix ; car, par rapport au vote dans les comices, ces présages étaient toujours regardés comme une prohibition céleste, qu'ils fussent favorables ou non. Je ne saurais faire connaître l'origine de cette institution : je me borne à raconter ce que j'entends dire. Comme, dans maintes circonstances, ceux qui voulaient s'opposer à l'adoption de certaines propositions, ou à l'établissement de certaines magistratures, annonçaient d'avance qu'ils observeraient le ciel tel jour, de sorte que le peuple ne pouvait rien décréter ce jour-là ; Clodius, craignant qu'on n'eût recours à ce moyen pour obtenir un délai et pour faire ajourner le jugement, lorsqu'il aurait mis Cicéron en accusation, proposa une loi portant qu'aucun magistrat n'observerait le ciel, le jour où le peuple aurait une question à décider par ses suffrages.

14. Telles furent les trames ourdies alors par Clodius contre Cicéron : celui-ci les découvrit et tâcha de les déjouer toutes, en lui opposant le tribun du peuple Lucius Ninnius Quadratus. Clodius craignit que tout cela n'amenât des troubles et l'ajournement de ses projets. Il circonvint Cicéron et le trompa, en lui promettant de ne porter aucune accusation contre lui, s'il ne s'opposait pas à ses propositions ; mais aussitôt que Cicéron et Ninnius ne se tinrent plus sur leurs gardes, il fit passer ses lois et attaqua ensuite Cicéron, qui, tout prudent qu'il croyait être, se laissa attirer dans le piège ; si toutefois c'est Clodius qu'il faut signaler ici, et non pas César et ceux qui s'étaient associés à Clodius et à César. Du reste, la loi proposée ensuite par Clodius ne paraissait pas faite contre Cicéron dont le nom n’y figurait pas même ; mais contre tous ceux qui mettraient ou qui avaient mis à mort un citoyen non condamné par le peuple ; cependant c'était contre lui surtout qu'elle était dirigée. Elle attaquait aussi tout le sénat qui, ayant chargé les consuls de veiller sur Rome, ce qui leur avait conféré le droit d'ordonner ce qui s'était fait, avait par cela même condamné Lentulus et les conjurés mis à mort à cette époque ; mais Cicéron qui les avait accusés, qui avait déposé contre eux plusieurs propositions, qui avait rendu le décret, qui les avait fait exécuter par la main du bourreau, fut regardé comme seul coupable, ou du moins comme le plus coupable. Aussi repoussa-t-il avec énergie les attaques de Clodius : il quitta la robe de sénateur et se promena avec celle de chevalier dans les divers quartiers de Rome. Parcourant la ville, la nuit et le jour, il faisait sa cour à tous les hommes qui avaient quelque crédit, qu'ils fussent ses amis ou ses adversaires, et particulièrement à Pompée et à César, qui n'avaient pas encore affiché de haine contre lui.

15. Pompée et César, ne voulant point paraître avoir mis Clodius en avant ou approuver les lois qu'il avait proposées, imaginèrent contre Cicéron un subterfuge qui ne les compromettrait pas et dont il ne pourrait se douter. César lui conseillait de s'éloigner, afin de ne point s'exposer à périr en restant à Rome ; et pour que ce conseil parût encore davantage inspiré par un sentiment de bienveillance, il promit à Cicéron de le prendre pour lieutenant, disant que ce serait pour lui un moyen de se dérober aux attaques de Clodius, non pas honteusement et comme un accusé ; mais avec honneur et revêtu d'un commandement. Pompée, au contraire, détournait Cicéron de la pensée de quitter Rome, appelant sans détour son départ une fuite et faisant entendre que la haine empêchait César de lui donner un sage conseil. Il l'engageait à rester, à combattre librement pour lui-même et pour le sénat, à se venger résolument de Clodius, qui ne réussirait pas tant que Cicéron serait à Rome et lui tiendrait tête. Enfin il ajoutait que Clodius recevrait un juste châtiment et qu'il prêterait lui-même son concours à Cicéron pour le lui infliger. César et Pompée parlaient ainsi, non qu'ils fussent d'un avis opposé, mais pour tromper Cicéron sans qu'il s'en doutât. Il suivit les conseils de Pompée, parce qu'il n'avait contre lui aucun soupçon et qu'il mettait en lui toutes ses espérances de salut. Pompée était d'ailleurs en possession du respect et de l'estime de la plupart des citoyens, et par là il put arracher au danger un grand nombre d'accusés et délivrer les uns de leurs juges, les autres même de leurs accusateurs. De plus Clodius, à cause de son ancienne parenté avec Pompée et parce qu'il avait longtemps servi sous ses ordres, paraissait ne devoir rien faire contre son avis. Enfin Cicéron espérait que Gabinius se mettrait tout à fait sous la main de Pompée dont il était l'ami intime, et que Pison en ferait autant, à cause de sa douceur naturelle et de sa parenté avec César.

16. Plein de ces pensées, Cicéron croyait avoir le dessus ; car il se livrait inconsidérément à la confiance, comme il tremblait sans réflexion. De plus, craignant de paraître avoir cédé à un remords, s’il quittait Rome, il dit qu'il remerciait César de ses conseils ; mais il suivit ceux de Pompée. Ainsi trompé, il agit comme s'il avait été certain de l'emporter sur ses ennemis. Outre ce que je viens de raconter, les chevaliers se rassemblèrent dans le Capitole et députèrent aux consuls et au sénat, en faveur de Cicéron, plusieurs membres de leur ordre et les sénateurs Q. Hortensius et C. Curius Ninnius, qui en toute occasion se montrait dévoué à Cicéron, engagea le peuple à prendre le deuil, comme dans les calamités publiques : plusieurs sénateurs le prirent eux mêmes et ne le quittèrent que lorsque les consuls les eurent blâmés par un édit, qui défendait de le porter. Cependant les ennemis de Cicéron avaient le dessus : Clodius ne permit pas à Ninnius de s'occuper de ses intérêts auprès du peuple, et Gabinius n'accorda pas aux chevaliers l'accès du sénat. Un chevalier ayant vivement insisté pour l'obtenir, Gabinius le chassa de Rome : quant à Hortensius et à Curion, il les mit eu accusation pour s'être trouvés dans la réunion des chevaliers et pour avoir consenti à être leurs députés. Clodius les traduisit devant le peuple et les punit de cette ambassade, en les faisant battre de verges par des hommes postés à cette fin. Ensuite Pison, qui paraissait dévoué à Cicéron et qui l'avait engagé à se dérober à la mort par la fuite, parce qu'il n'y avait point d'autre moyen de salut, voyant que Cicéron était piqué à cause de ce conseil, se rendit dans l'assemblée du peuple, aussitôt que sa santé le lui permit ( il était presque toujours malade ). Clodius lui ayant demandé ce qu'il pensait de la loi, il répondit : « Aucun acte cruel, aucun acte inhumain n'a mon approbation. » Gabinius, interrogé sur le même sujet, ne se contenta pas de ne point louer Cicéron : il accusa même les chevaliers et le sénat.

17. César étant déjà sorti de Rome avec son armée, Clodius, qui tenait à ce qu'il approuvât sa loi, convoqua à cause de lui l'assemblée du peuple hors des murs : César blâma comme illégales les mesures prises à l’égard de Lentulus ; mais il désapprouva la peine proposée à ce sujet. Il ajouta que son opinion sur cette affaire était connue de tous ( il avait voté pour qu'on laissât la vie aux conjurés ) ; mais qu'il ne convenait pas de porter une pareille loi sur des faits qui appartenaient au passé : ainsi parla César. Quant à Crassus, il chargea son fils de prêter quelque assistance à Cicéron ; mais personnellement il soutenait la cause populaire. Enfin Pompée, qui promettait son appui à Cicéron, allégua tantôt un prétexte tantôt un autre, fit à dessein plusieurs voyages et ne lui vint pas en aide. Dans cette position Cicéron, craignant pour sa sûreté, résolut de prendre encore une fois les armes ( il insultait même Pompée publiquement ). Caton et Hortensius l'en empêchèrent, de peur qu'il ne sortît de là une guerre civile. Cicéron s'éloigna alors de Rome, malgré lui, au détriment de son honneur et de sa réputation ; comme si quelque remords l'eût déterminé à s'exiler volontairement. Avant de partir, il monta au Capitole et y déposa, comme offrande, une petite statue de Minerve à laquelle il donna le surnom de Conservatrice. Il se dirigea vers la Sicile dont il avait été gouverneur, espérant être entouré d'égards dans toutes les cités de cette île, par les particuliers et par le préteur lui-même. A peine eut-il quitté Rome, que la loi fut rendue sans opposition et même avec le concours empressé d'un grand nombre de citoyens : ceux qu'on regardait comme les meilleurs amis de Cicéron la soutinrent chaleureusement, dès qu'il se fut éloigné. On confisqua ses biens, on rasa sa maison, comme celle d'un ennemi, et on consacra la place qu'elle occupait à un temple de la Liberté. L'exil fut prononcé contre lui et le séjour de la Sicile lui fut interdit : on le relégua à une distance de trois mille sept cent cinquante stades, et un décret déclara que, s'il se montrait en deçà de cette limite, lui et ceux qui l'auraient reçu pourraient être tués impunément.
 

     
Livius, Per., CIII ( Nisard, Paris, 1864 ).
  

 
... En vertu d'une loi proposée par Clodius, tribun du peuple, Cicéron est exilé pour avoir mis des citoyens à mort sans condamnation. ...
 

     
Velleius Paterculus, II, 45 ( Hainsselin & Watelet, Paris, 1932 ).
  

 
Publius Clodius, homme noble, éloquent, audacieux, qui ne connaissait dans ses paroles et ses actions d'autre frein que son bon plaisir et se montrait plein d'ardeur dans l'exécution de ses coupables desseins, qui, infâme amant de sa sœur, était encore accusé d'inceste pour avoir commis un adultère pendant les plus vénérables cérémonies de la religion romaine, poursuivait alors de la plus lourde haine Marcus Cicéron. Pouvait-il en effet y avoir quelque amitié entre des hommes si différents ? Passé des rangs des patriciens dans ceux de la plèbe et devenu tribun, Clodius fit voter une loi par laquelle tout homme qui avait fait périr un citoyen romain qui n'avait pas été condamné, se voyait interdire l'eau et le feu. Ce texte ne nommait pas Cicéron, mais il était seul visé, Ainsi ce grand homme qui avait si bien mérité de la république, connut le malheur de l'exil pour avoir sauvé la patrie. On ne manqua pas de soupçonner César et Pompée d'avoir abattu Cicéron et l'on pensait qu'il s'était attiré ce bannissement par son refus de faire partie des vingt commissaires qui furent chargés de partager les terres de Campanie.