LOI CANULEIA
   
AUTORISANT LES MARIAGES ENTRE PLÉBÉIENS ET PATRICIENS
  
( 445 av. J.-C. )


     
Livius, IV ( Nisard, Paris, 1864 ).
  

 
1. (1) Les consuls Marcus Génucius et Gaius Curiatius remplacèrent les précédents. Cette année, le repos public fut troublé au-dedans et au-dehors. Dès les premiers jours, Gaius Canuléius, tribun du peuple, proposa une loi relative aux mariages entre patriciens et plébéiens, (2) laquelle devait, selon les patriciens, souiller la pureté de leur sang et confondre les droits de toutes les races. Ensuite, la prétention, insensiblement élevée par les tribuns, d'obtenir que l'un des consuls fût choisi parmi le peuple, en vint là que neuf tribuns présentèrent un projet de loi, "pour que le peuple romain pût, à son gré, choisir les consuls parmi les plébéiens ou les patriciens." (3) La conséquence de cette mesure, pensait-on, serait, non pas seulement d'appeler les plus obscurs au partage de l'autorité suprême, mais de la transporter tout à fait des grands au peuple. (4) Aussi, les patriciens apprirent-ils avec joie que les Ardéates, mécontents de l'injustice avec laquelle on leur avait enlevé leur territoire, s'étaient soulevés ; que les Véiens avaient ravagé les frontières de la république, et que les Volsques et les Èques s'irritaient des fortifications de Verrugo ; tant ils préféraient une guerre, même malheureuse, à une paix humiliante. (5) À ces nouvelles, qui sont encore exagérées, pour étouffer, au milieu de tous ces bruits de guerre, les propositions des tribuns, on ordonne de faire des levées, et de pousser les préparatifs avec la dernière vigueur ; on veut même, s'il est possible, les pousser plus vivement que sous le consulat de Titus Quinctius. (6) À cette époque, Gaius Canuléius s'écria dans le sénat, "Que les consuls essayaient en vain, en effrayant le peuple, de le détourner des nouvelles lois ; que jamais, lui vivant, ils ne feraient de levées, avant que le peuple eût adopté les projets proposés par ses collègues et par lui ;" et aussitôt il convoqua une assemblée.
2. (1) En même temps les consuls et le tribun excitaient, les uns le sénat contre le tribun, l'autre le peuple contre les consuls. Les consuls disaient : "Qu'il était impossible de tolérer plus longtemps les excès du tribunat : on était arrivé au dénouement ; c'était dans Rome et non pas au-dehors que se trouvaient les ennemis les plus redoutables. Au reste, il ne fallait pas plus en accuser le peuple que les patriciens, les tribuns que les consuls. (2) Les choses qui sont le mieux récompensée dans un état sont toujours celles qui y prennent le plus d'accroissement ; et c'est ainsi que se forment les hommes remarquables dans la paix ou dans la guerre. (3) À Rome, c'était aux séditions que l'on réservait les plus grandes récompenses ; elles étaient pour les particuliers, comme pour la multitude, une source d'honneurs. (4) Rappelez-vous en quel état vous avez reçu de vos pères cette majesté du sénat que vous devez transmettre à vos enfants ; vous ne pourriez pas, comme le peuple, vous vanter d'avoir augmenté, agrandi votre héritage. Il ne faut donc pas espérer de voir un terme à ces désordres, tant que les auteurs des séditions seront aussi honorés, que les séditions sont heureuses. (5) Quelle entreprise fut jamais plus audacieuse que celle de Canuléius ? Il veut mêler les rangs, mettre la confusion dans les auspices publics et particuliers, ne laisser rien de pur, rien d'intact ; et quand il aura fait ainsi disparaître toute distinction, personne ne pourra plus reconnaître ni soi ni les siens. (6) En effet, quel sera le résultat de ces mariages mixtes, où patriciens et plébéiens s'accoupleront au hasard comme des brutes ? Ceux qui en naîtront ne sauront à quel sang, à quels sacrifices ils appartiennent ; mi-parties des deux races, ils n'auront pas en eux-mêmes d'unité. (7) En outre, comme si c'était peu encore que ce bouleversement des choses divines et humaines, ces perturbateurs du peuple se disposent à envahir le consulat. D'abord ils parlaient seulement de prendre parmi le peuple un des deux consuls ; aujourd'hui ils demandent que le peuple soit libre de choisir les deux consuls parmi les patriciens ou parmi les plébéiens ; et soyez certains qu'il choisira parmi ces derniers tout ce qu'il y aura de plus séditieux. Ainsi les Canuléius, les Icilius seront consuls. (8) Puisse Jupiter très bon et très grand ne point laisser tomber si bas le pouvoir de la majesté royale ! et nous, mourons plutôt mille fois, que de souffrir cette profanation. (9) Nous n'en doutons point : si nos ancêtres avaient pu prévoir qu'en accordant au peuple tout ce qu'il voulait, ils ne feraient, loin de l'adoucir, que le rendre plus âpre, plus exigeant et plus injuste dans ses prétentions, (10) ils auraient mieux aimé courir la chance d'une lutte que de subir le joug de semblables lois. Parce que déjà l'on avait cédé pour le tribunat, il a fallu céder encore. (11) Il n'y a pas de terme possible : la même ville ne saurait contenir des tribuns du peuple et des patriciens : il faut abolir ou cet ordre ou cette magistrature ; mieux vaut tard que jamais prévenir l'audace et la témérité. (12) Ces artisans de troubles auront-ils le droit d'exciter à la guerre les nations voisines, et ensuite nous empêcheront-ils de nous armer pour repousser ces guerres qu'ils ont excitées ? Ils auront presque appelé eux-mêmes les ennemis, et ils ne nous permettront pas de lever des troupes contre eux ? (13) Voilà maintenant Canuléius qui ose déclarer dans le sénat que si les patriciens n'acceptent ses lois comme celles d'un vainqueur, il défendra toutes levées : qu'est-ce autre chose que menacer de livrer la patrie ? de la laisser assiéger et prendre ? Quels encouragements un pareil langage ne donne-t-il pas non seulement au bas peuple de Rome, mais aux Volsques, aux Èques et aux Véiens ? (14) Ne peuvent-ils pas espérer que, sous la conduite de Canuléius, ils escaladeront la citadelle et le Capitole, si les tribuns ont enlevé aux patriciens, avec leurs droits et leurs majesté, tout leur courage ? Mais les consuls sont prêts à les guider contre des citoyens coupables, avant de marcher contre l'ennemi."
3. (1). Tandis que ces choses se passaient dans le sénat, Canuléius parlait ainsi pour ses lois et contre les consuls : (2) "Déjà, Romains, j'ai souvent eu l'occasion de remarquer à quel point vous méprisaient les patriciens, et combien ils vous jugeaient indignes de vivre avec eux dans la même ville, entre les mêmes murailles. (3) Mais je n'en ai jamais été plus frappé qu'aujourd'hui, en voyant avec quelle fureur ils s'élèvent contre nos propositions. Et cependant, à quoi tendent- elles, qu'à leur rappeler que nous sommes leurs concitoyens, et que si nous n'avons pas les mêmes richesses, nous habitons du moins la même patrie ? (4) Par la première, nous demandons la liberté du mariage, laquelle s'accorde aux peuples voisins et aux étrangers : nous-mêmes nous avons accordé le droit de cité, bien plus considérable que le mariage, à des ennemis vaincus. (5) L'autre proposition n'a rien de nouveau ; nous ne faisons que redemander et réclamer un droit qui appartient au peuple, le droit de confier les honneurs à ceux à qui il lui plaît. (6) Y a-t-il là de quoi bouleverser le ciel et la terre ? de quoi se jeter sur moi, comme ils l'ont presque fait tout à l'heure dans le sénat ? de quoi annoncer qu'ils emploieront la force, qu'ils violeront une magistrature sainte et sacrée ? (7) Eh quoi ! donc, si l'on donne au peuple romain la liberté des suffrages, afin qu'il puisse confier à qui il voudra la dignité consulaire ; et si l'on n'ôte pas l'espoir de parvenir à cet honneur suprême à un plébéien qui en sera digne, cette ville ne pourra subsister ! C'en est fait de l'empire ! et parler d'un consul plébéien, c'est presque dire qu'un esclave, qu'un affranchi pourra le devenir ! (8) Ne sentez-vous pas dans quelle humiliation vous vivez ? Ils vous empêcheraient, s'ils le pouvaient, de partager avec eux la lumière. Ils s'indignent que vous respiriez, que vous parliez, que vous ayez figure humaine. (9) Ils vont même (que les dieux me pardonnent !) jusqu'à appeler sacrilège la nomination d'un consul plébéien. Je vous en atteste ! Si les fastes de la république, si les registres des pontifes ne nous sont pas ouverts, ignorons-nous pour cela ce que pas un étranger n'ignore ? Les consuls n'ont-ils pas remplacé les rois ? n'ont-ils pas obtenu les mêmes droits, la même majesté ? (10) Croyez-vous que nous n'ayons jamais entendu dire que Numa Pompilius, qui n'était ni patricien, ni même citoyen romain, fut appelé du fond de la Sabine par l'ordre du peuple, sur la proposition du sénat, pour régner sur Rome ? (11) Que, plus tard, Lucius Tarquinius, qui n'appartenait ni à cette ville ni même à l'Italie, et qui était fils de Démarate de Corinthe, transplanté de Tarquinies, fut fait roi du vivant des fils d'Ancus ? (12) Qu'après lui Servius Tullius, fils d'une captive de Corniculum, Servius Tullius, né d'un père inconnu et d'une mère esclave, parvint au trône sans autre titre que son intelligence et ses vertus ? Parlerai-je de Titus Tatius le Sabin, que Romulus lui-même, fondateur de notre ville, admit à partager son trône ? (13) Ainsi, c'est en n'excluant aucune classe où brillait le mérite, que l'empire romain s'est agrandi. Rougissez donc d'avoir un consul plébéien, quand vos ancêtres n'ont pas dédaigné d'avoir des étrangers pour rois ; quand, après même l'expulsion des rois, notre ville n'a pas été fermée au mérite étranger. (14) En effet, n'est-ce pas après l'expulsion des rois que la famille Claudia a été reçue non seulement parmi les citoyens, mais encore au rang des patriciens ? (15) Ainsi, d'un étranger on pourra faire un patricien, puis un consul ; et un citoyen de Rome, s'il est né dans le peuple, devra renoncer à l'espoir d'arriver au consulat ! (16) Cependant croyons-nous qu'il ne puisse sortir des rangs populaires un homme de courage et de coeur, habile dans la paix et dans la guerre, qui ressemble à Numa, à Lucius Tarquinius, à Servius Tullius ? (17) ou si cet homme existe, pourquoi ne pas permettre qu'il porte la main au gouvernail de l'état ? Voulons-nous que nos consuls ressemblent aux décemvirs, les plus odieux des mortels, qui tous alors étaient patriciens, plutôt qu'aux meilleurs des rois, qui furent des hommes nouveaux ?
4. (1) "Mais, dira-t-on, jamais depuis ]'expulsion des rois un plébéien n'a obtenu le consulat. Que s'ensuit-il ? Est-il défendu d'innover ? et ce qui ne s'est jamais fait (bien des choses sont encore à faire chez un peuple nouveau) doit-il, malgré l'utilité, ne se faire jamais ? (2) Nous n'avions sous le règne de Romulus, ni pontifes, ni augures : ils furent institués par Numa Pompilius. Il n'y avait à Rome ni cens, ni distribution par centuries et par classes ; Servius Tullius les établit. (3) Il n'y avait jamais eu de consuls : les rois une fois chassés, on en créa. On ne connaissait ni le nom, ni l'autorité de dictateur : nos pères y pourvurent. Il n'y avait ni tribuns du peuple, ni édiles, ni questeurs : on institua ces fonctions. Dans l'espace de dix ans, nous avons créé les décemvirs pour rédiger nos lois, et nous les avons abolis. (4) Qui doute que dans la ville éternelle, qui est destinée à s'agrandir sans fin, on ne doive établir de nouveaux pouvoirs, de nouveaux sacerdoces, de nouveaux droits des nations et des hommes ? (5) Cette prohibition des mariages entre patriciens et plébéiens, ne sont-ce pas ces misérables décemvirs qui l'ont eux-mêmes imaginée dans ces derniers temps, pour faire affront au peuple ? Y a-t-il une injure plus grave, plus cruelle, que de juger indigne du mariage une partie des citoyens, comme s'ils étaient entachés de quelque souillure ? (6) N'est-ce pas souffrir dans l'enceinte même de la ville une sorte d'exil et de déportation ? Ils se défendent d'unions et d'alliances avec nous ; ils craignent que leur sang ne se mêle avec le nôtre. (7) Eh bien ! si ce mélange souille votre noblesse que la plupart, originaires d'Albe ou de Sabine, vous ne devez ni au sang, ni à la naissance, mais au choix des rois d'abord, et ensuite à celui du peuple qui vous a élevés au rang de patriciens ; il fallait en conserver la pureté par des mesures privées ; il fallait ne pas choisir vos femmes dans la classe du peuple, et ne pas souffrir que vos filles, que vos sœurs choisissent leurs époux en dehors des patriciens. (8) Jamais plébéien n'eût fait violence à une jeune patricienne : de pareils caprices ne siéent qu'aux patriciens ; et jamais personne ne vous eût contraint à des unions auxquelles vous n'auriez pas consenti. (9) Mais les prohiber par une loi, mais défendre les mariages entre patriciens et plébéiens, c'est un outrage pour le peuple : ce serait aussi bien d'interdire les mariages entre les riches et les pauvres. (10) Jusqu'ici on a toujours laissé au libre arbitre des particuliers le choix de la maison où une femme devait entrer par mariage, de celle où un homme devait prendre une épouse ; et vous, vous l'enchaînez dans les liens d'une loi orgueilleuse, pour diviser les citoyens, et faire deux états d'un seul. (11) Pourquoi ne décrétez-vous pas également qu'un plébéien ne pourra demeurer dans le voisinage d'un patricien, ni marcher dans le même chemin, ni s'asseoir à la même table, ni se montrer sur le même forum ? N'est-ce pas la même chose que de défendre l'alliance d'un patricien avec une plébéienne, d'un plébéien avec une patricienne ? Qu'y aurait-il de changé au droit, puisque les enfants suivent l'état de leur père ? (12) Tout ce que nous demandons par là, c'est que vous nous admettiez au nombre des hommes et des citoyens ; et, à moins que notre abaissement et notre ignominie ne soient pour vous un plaisir, vous n'avez pas de raison pour vous y opposer."
5. (1) "Mais enfin, est-ce à vous ou au peuple romain qu'appartient l'autorité suprême ? A-t-on chassé les rois pour fonder votre domination, ou pour établir l'égalité de tous ? (2) Il doit être permis au peuple de porter, quand il lui plaît, une loi. Sitôt que nous lui avons soumis une proposition, viendrez-vous toujours, pour le punir, ordonner des levées ? Au moment où moi, tribun, j'appellerai les tribus au suffrage, toi, consul, tu forceras la jeunesse à prêter serment, tu la traîneras dans les camps, tu menaceras le peuple, tu menaceras le tribun ? (3) En effet, n'avons-nous pas déjà éprouvé deux fois ce que peuvent ces menaces contre l'union du peuple ? Mais c'est sans doute, par indulgence que vous vous êtes abstenus d'en venir aux mains ! non ! s'il n'y a pas eu de prise, n'est-ce pas que le parti le plus fort a été aussi le plus modéré ? (4) Et aujourd'hui encore, il n'y aura pas de lutte, Romains ; ils tenteront toujours votre courage, et ne mettront jamais vos forces à l'épreuve. (5) Ainsi, consuls, que cette guerre soit feinte ou sérieuse, le peuple est prêt à vous y suivre, si, en permettant les mariages, vous rétablissez enfin dans Rome l'unité ; s'il lui est permis de s'unir, de se joindre, de se mêler à vous par des liens de famille ; si l'espoir, si l'accès aux honneurs cessent d'être interdits au mérite et au courage ; si nous sommes admis à prendre rang dans la république ; si, comme le veut une liberté égale, il nous est accordé d'obéir et de commander tour à tour par les magistratures annuelles. (6) Si ces conditions vous répugnent, parlez, parlez de guerre tant qu'il vous plaira ; personne ne donnera son nom, personne ne prendra les armes, personne ne voudra combattre pour des maîtres superbes qui ne veulent nous admettre ni à partager avec eux les honneurs, ni à entrer dans leurs familles."
6. (1) Les consuls haranguèrent aussi l'assemblée, et aux discours suivis succéda une sorte d'altercation. Dans le fort de la dispute, le tribun ayant demandé pour quel motif un plébéien ne pouvait être consul, (2) il lui fut répondu avec plus de franchise que d'à-propos : "que c'était parce que nul plébéien n'avait les auspices, et que les décemvirs n'avaient interdit les mariages entre les deux ordres que pour empêcher que les auspices ne fussent troublés par des hommes d'une naissance incertaine." (3) Ces paroles enflammèrent au plus haut degré l'indignation du peuple, à qui l'on refusait de prendre les auspices, comme s'il eût été l'objet de la réprobation des dieux immortels. Et comme il avait un tribun décidé, auquel il ne le cédait pas lui-même en opiniâtreté, la querelle ne se termina que par la défaite des patriciens qui consentirent à la présentation de la loi sur les mariages, (4) persuadés que de leur côté les tribuns se désisteraient de leur demande de consuls plébéiens, ou du moins qu'ils attendraient la fin de la guerre, et que le peuple, satisfait d'avoir obtenu le mariage, se prêterait à l'enrôlement.
 

     
Cicero, de rep., II, 63 ( Bréguet, Paris, 1980 ).
  

 
Aux autres tables de lois, ils ( les décemvirs ) en ajoutèrent deux, qui étaient iniques et qui établirent, par une disposition tout à fait inhumaine, que les droits de mariage, accordés d'ordinaire même aux peuples étrangers, seraient refusés à la plèbe, s'il s'agissait d'une union avec le patriciat. Cette loi fut plus tard abrogée par un plébiscite, que proposa Canuléius.