VALÈRE MAXIME ACTIONS ET PAROLES MÉMORABLES ~ Livre IX ~ ( Ier s. apr. J.-C. ) |
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( P. Constant, Valère Maxime, Actions et paroles mémorables, Paris, 1935 ). CHAPITRES : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 |
CHAPITRE PREMIER. Du luxe et de la débauche. EXEMPLES
ROMAINS. Le goût du luxe est un vice séduisant que l'on blâme plus facilement qu'on ne s'en peut garder. Donnons-lui cependant une place dans notre ouvrage, non pas pour lui faire honneur, mais pour l'amener à se reconnaître et à se repentir. Joignons-lui la débauche qui a pour principe les mêmes mauvaises tendances. Liées l'une à l'autre par la ressemblance des égarements qui les produisent, que ces passions restent associées dans le blâme et dans le retour à la vertu. 1. – C. Sergius Orata fut le premier qui se mit à bâtir des bains suspendus. Ce luxe qui ne demanda d'abord que des dépenses modiques se développa jusqu'à faire établir comme des mers d'eau chaude suspendues dans les airs. (Vers l'an 656 de R.) Le même Orata, ne voulant pas sans doute laisser dépendre sa gourmandise du caprice de Neptune, imagina de créer des mers pour son usage personnel : à cet effet il retint les flots dans des viviers communiquant avec la mer et il y renferma diverses espèces de poissons, comme autant de troupeaux séparés les uns des autres par des jetées. Aussi il ne pouvait survenir de tempêtes assez violentes pour empêcher que la table d'Orata ne fût abondamment pourvue des mets les plus variés. Il fit aussi bâtir à l'entrée du lac Lucrin jusqu'alors déserte des constructions spacieuses et élevées qui la rétrécissent, c'était pour avoir le plaisir de manger des huîtres plus fraîches. Mais ce goût d'empiéter sur une eau qui appartenait à l'État lui attira un procès avec Considius, l'un des fermiers publics. L. Crassus, plaidant contre Orata dans cette affaire, dit en plaisantant : "Mon ami Considius a tort de penser qu'en éloignant Orata du lac Lucrin, il le privera d'huîtres ; car, si on lui défend d'en prendre là, il saura bien en trouver sur le toit de ses maisons." 2. – Aesopus, l'acteur tragique, aurait dû donner son fils en adoption à un tel personnage plutôt que de laisser sa fortune à ce jeune homme chez qui le goût du luxe était non pas un désordre, mais une frénésie. Il achetait, le fait est certain, à des prix extraordinaires de petits oiseaux qui n'avaient de valeur que par leur chant, et les servait sur sa table comme des becfigues ; il faisait dissoudre des perles du plus grand prix et mêlait ensuite cette solution à sa boisson. Il semblait impatient de se débarrasser au plus tôt d'un si riche héritage comme d'un fardeau insupportable. Ce vieux et ce jeune dissipateur firent école et leurs spectateurs allèrent plus loin dans cette voie : car il n'y a pas de vice qui reste tel qu'il est en naissant. De là cette habitude de faire venir des poissons des bords de l'Océan ; de là cette profusion qui verse l'or des coffres dans les ustensiles de cuisine ; de là le nouveau plaisir qu'on a inventé de manger et de boire une fortune. 3. – La fin de la seconde guerre punique et la défaite de Philippe, roi de Macédoine, encouragèrent à Rome le dérèglement des moeurs. En ce temps-là les femmes osèrent assiéger la maison des Brutus qui se préparaient à empêcher l'abrogation de la loi Oppia. Les femmes souhaitaient qu'elle fût rapportée, parce qu'elle leur défendait de porter des vêtements de diverses couleurs, d'avoir sur elles plus d'une demi-once d'or, d'approcher de Rome à moins de mille pas sur un char à deux chevaux, si ce n'était pour un sacrifice. Et elles obtinrent que la loi qui avait été observée pendant vingt ans de suite fut abolie. Les hommes alors ne prévoyaient pas à quel raffinement de luxe devait mener l'ardeur et l'obstination de ce rassemblement de femmes sans exemple, ni jusqu'où se porterait l'audace, une fois qu'elle aurait triomphé des lois. S'ils avaient pu voir tout cet appareil de modes féminines auquel s'est ajouté chaque jour quelque nouveauté plus dispendieuse, ils auraient dès le commencement opposé une barrière à ce débordement du luxe. (An de R. 558.) Mais pourquoi parler davantage du luxe des femmes ? La faiblesse du caractère féminin et l'interdiction de toucher aux affaires importantes les poussent à ne s'occuper que du soin de leur parure. Mais je vois que dans le passé des hommes d'une haute réputation et d'un grand caractère se sont écartés de l'antique simplicité et sont tombés dans des habitudes de vie jusque-là inconnues. Montrons-en un exemple en racontant la querelle dc deux d'entre eux. 4. – Cn. Domitius, au cours d'une discussion avec son collègue L. Crassus, lui reprocha d'avoir mis au portique de sa maison des colonnes de marbre du mont Hymette. "A quel prix" lui dit aussitôt Crassus, estimez-vous ma maison ? - A six millions de sesterces, répondit Domitius - Que vaudrait-elle donc de moins à votre avis, si j'y faisais couper dix arbustes ? - Exactement trois millions de sesterces.- Eh bien, reprit Crassus, qui de nous aime le plus le faste, moi qui ai payé dix colonnes cent mille sesterces ou vous qui en donnez trois millions pour l'ombre de dix arbustes ?" - C'est là le langage de gens qui avaient oublié le temps de Pyrrhus et d'Hannibal et qui se laissaient aller à la mollesse au milieu de l'opulence qu'avaient apportée les tributs des nations d'outre-mer. Combien cependant les habitudes de vie qu’ils ont introduites étaient dans les constructions et les jardins de plaisance plus modestes que celles des âges suivants ! Mais cette somptuosité dont ils avaient donné l'exemple les premiers, ils aimèrent mieux la léguer à leurs descendants que de s'en tenir à la simplicité héritée de leurs pères. (An de R. 661.) 5. – Quelles étaient les vues de Métellus Pius, le premier citoyen de son temps, lorsque, à son arrivée en Espagne, il souffrait qu'on lui élevât des autels et qu'on lui brûlât de l'encens, lorsqu'il contemplait avec satisfaction les murs de son appartement tendus d'étoffes brochées d'or, lorsqu'il permettait qu'à des festins splendides on mêlât des spectacles somptueux, lorsqu'il assistait à des banquets en habit de triomphateur et qu'il recevait des couronnes d'or qu'on faisait descendre du haut des lambris sur sa tête, comme sur la tête d'un dieu ? Et où cela se passait-il ? Ce n'était ni en Grèce, ni en Asie, où le luxe pouvait corrompre l'austérité même ; c'était dans une province barbare et guerrière, et au moment même où Sertorius dressait les armées romaines et les éblouissait de l'éclat des armes lusitaniennes. C'est à ce point que Métellus avait perdu le souvenir des campagnes de son père en Numidie ! On voit bien là avec quelle rapidité le luxe a envahi Rome. La jeunesse de Métellus vit encore fleurir les moeurs anciennes ; sa vieillesse en vit naître de nouvelles. (An de R. 673.) 6. – Même changement dans la famille des Curions. La fortune eut en effet témoin de l'austérité si honorable du père et des désordres du fils qui s'endetta de soixante millions de sesterces à outrager et à déshonorer la jeunesse de Rome. Ainsi l'on vit dans le même temps deux générations de caractère opposé habiter sous le même toit, l'une de la plus parfaite honnêteté, l'autre de la dernière perversité. (An de R. 700.) 7. – Quel débordement de débauches et d'infamies ne vit-on pas dans le procès de P. Clodius ? Pour faire absoudre un homme manifestement coupable d'inceste, des femmes et des jeunes gens de nobles familles, dont les nuits coûtèrent des sommes énormes, furent livrés aux juges pour prix de leur forfaiture. Dans une telle complication de turpitudes hideuses, on ne sait qui l'on doit le plus abhorrer, de celui qui imagina ce moyen de corruption, de ceux qui consentirent à faire de leur déshonneur le gage du parjure ou de ceux qui vendirent leur conscience pur un plaisir infâme. (An de R. 692.) 8. – Non moins scandaleux fut ce festin qu'offrit, pour la honte de Rome, au consul Métellus Scipion et aux tribuns du peuple un appariteur des tribuns nommé Gémellus homme libre par la naissance, mais avili par un ministère servile. Il fit de sa maison un lieu de débauche et y prostitua Munia et Flavia, toutes deux fort en vue par le nom de leurs pères et de leurs époux, avec Saturninus, enfant d'une noble famille. Pauvres êtres capables d'une honteuse complaisance, livrés aux outrages de l'ivresse et d'une passion effrénée ! Festin digne des rigueurs des consuls et des tribuns plutôt que de leur présence. (An de R. 701.) 9. – Mais rien n'égale la scélératesse de Catilina dans la débauche. Éperdument amoureux d'Aurélia Orestilla, il ne voyait d'autre obstacle à son union avec cette femme que son fils unique et déjà adolescent. Il l'empoisonna. Et aussitôt après, au bûcher même de son enfant il alluma le flambeau de l'hyménée et il offrit comme présent à sa nouvelle épouse un foyer sans enfants. Dans la suite, citoyen aussi pervers que père dénaturé, il subit le châtiment qu'il avait doublement mérité par le meurtre de son fils et par son criminel attentat contre la patrie. 1. – La mollesse de Capoue fut très favorable aux intérêts de notre république. Elle enchaîna par la puissance de ses charmes cet Hannibal qui n'avait pu être vaincu par les armes et le livra, désormais facile à vaincre, aux soldats romains. C'est elle qui séduisit le général le plus vigilant et l'armée la plus intrépide et qui, par l'abus de la bonne chère, du vin, des parfums suaves et des voluptés les amena à s'endormir dans les délices. L'énergie sauvage des Carthaginois fut émoussée et brisée du moment que la place Séplasia et la place d'Albe servirent de campement à leur armée. Que peut-il donc y avoir de plus honteux, de plus désastreux même que ces vices qui épuisent le courage, énervent la victoire, changent la gloire en opprobre en la plongeant dans l'assoupissement et ôtent toute leur force à l'âme et au corps ? Je ne sais même si ce n'est pas un plus grand malheur devenir leur esclave que d'être l'esclave de l'ennemi. (An de R. 537.) 2. – Ces mêmes vices précipitèrent aussi la ville de Volsinium dans les maux les plus cruels et les plus honteux. Elle était opulente, bien administrée grâce à ses institutions et à ses lois, et passait pour la première ville de l'Étrurie. Mais une fois qu'elle se fut abandonnée au luxe, elle tomba dans un abîme de malheurs et d'opprobres, au point de se soumettre à l'insolente domination de ses esclaves. Ceux-ci osèrent, d'abord en petit nombre, s'introduire dans le sénat et bientôt envahirent tout l'État. Ils dictaient à leur gré les testaments, ils défendaient les festins et les réunions des hommes libres, ils épousaient les filles de leurs maîtres. Enfin ils établirent par une loi qu'ils pourraient abuser impunément des veuves et des femmes mariées et qu'aucune jeune fille ne pourrait épouser un homme de condition libre sans que quelqu'un d'entre eux n'ait eu les prémices de sa virginité. (An de R. 428.) 3. – Que dirai-je de Xerxès ? Il aimait à étaler son opulence royale et poussait le goût des plaisirs jusqu'à proposer, par édit, une récompense à celui qui aurait inventé quelque volupté nouvelle. Mais, tandis qu'il se livrait à tous les excès, dans quel désastre ne laissa-t-il pas s'écrouler son empire si puissant ? 4. – Le roi de Syrie Antiochus n'a pas fait preuve de plus de modération. Son armée, imitant sa folle et aveugle somptuosité, portait généralement des chaussures garnies de clous d'or, avait pour ustensiles de cuisine des vases d'argent et dressait des tentes décorées de tissus brodés. C’était là un butin offert à la cupidité de l'ennemi plutôt qu'un obstacle à la victoire d'un adversaire courageux (Vers l'an 625 de R.) 5. – Quant au roi Ptolémée, il s'est engraissé de ses propres vices tout le long de sa vie, à tel point qu'on le surnomma l'hyscon (ventru). Y a-t-il pire perversité que la sienne ? Sa soeur aînée était mariée à un autre de leurs frères ; il la contraignit à l'épouser. Elle avait une fille ; il prit celle-ci de force et répudia la mère pour donner à la fille, en l'épousant, la place de la mère. 6. – Le peuple égyptien était digne de ses rois. Conduit par Archélaüs, il sortit de la ville pour marcher contre A. Gabinius. On lui donna ordre d'entourer le camp d'une palissade et d'un fossé. Toute l'armée se récria en demandant que ce travail fût donné en entreprise aux frais de l'État. Aussi des âmes si énervées par les plaisirs ne purent pas résister à l'ardeur de notre armée. 7. – Il y avait cependant encore plus de mollesse dans la population de Chypre. Les habitants de cette île supportaient patiemment que leurs reines montassent en voiture en faisant du corps de leurs femmes comme un marchepied plus commode et plus doux. Les hommes, s'ils avaient été des hommes, auraient mieux aimé perdre lu vie que d'obéir à un pouvoir si efféminé. De la cruauté. EXEMPLES
ROMAINS. Un air lascif, des regards attachés à l'objet de quelque nouveau désir, une âme amollie par les jouissances de la vie et sensible au charme de toutes les émotions douces, voilà ce qui distingue les deux vices que je viens de décrire. La cruauté au contraire a un aspect affreux, des traits farouches, des transports violents, la voix terrible, la bouche pleine de menaces et d'ordres sanguinaires. Garder le silence sur une telle passion, c'est accroître sa force : où s'arrêtera-t-elle d'elle-même, si, pour la retenir, on n'emploie pas même le frein de la flétrissure ? Enfin, si elle peut se faire craindre, nous pouvons bien, nous, la haïr. 1. – L. Sylla ne peut être ni loué ni blâmé autant qu'il le mérite. Dans la préparation de la victoire, c'était pour le peuple romain un nouveau Scipion ; dans l'usage de la victoire, c'était un autre Hannibal. Il soutint glorieusement la puissance de la noblesse, mais il eut la cruauté de verser à flots le sang des citoyens et d'en inonder la ville entière et toutes les parties de l'Italie. Quatre légions du parti contraire qui s'étaient fiées à sa parole se trouvaient dans l'édifice public élevé au Champ de Mars : c'est en vain qu'elles implorèrent la compassion du vainqueur perfide ; il les fit massacrer. Leurs cris lamentables et déchirants retentirent jusqu'aux oreilles de Rome épouvantée. Le Tibre dut porter leurs cadavres mutilés dans ses eaux teintes de sang, qui suffisaient à peine à un si énorme fardeau. Cinq mille Prénestins, attirés hors de leurs murailles par la promesse que P. Céthégus leur avait faite en son nom de leur laisser la vie sauve, vinrent déposer les armes et se prosterner à ses pieds ; ils n'en furent pas moins tués sur son ordre et leurs cadavres aussitôt dispersés dans la campagne. Il fit inscrire sur les registres publics les noms de quatre mille sept cents citoyens égorgés en vertu de son terrible édit de proscription ; il craignait sans doute que le souvenir d'un si glorieux exploit ne vînt à s'effacer. Non content de sévir contre ceux qui avaient pris les armes contre lui, il poursuivit encore à cause de leur grande fortune des citoyens paisibles, les fit rechercher par un nomenclateur et ajouter au nombre des proscrits. Il tourna aussi contre les femmes les glaives de ses bourreaux, comme si le sang des hommes ne lui suffisait pas pour assouvir sa fureur et voici une autre preuve de sa barbarie insatiable : il se fit apporter les têtes de ces malheureux à peine coupées qui avaient presque encore le regard et le souffle, afin de les dévorer des yeux, n'osant pas les déchirer de ses dents. (An de R. 671.) Mais quelle cruauté ne montra-t-il pas à l'égard du préteur M. Marius ? Il le fit traîner, à la vue de la foule, jusqu'au tombeau de la famille Lutatia et ne lui ôta la vie qu'après lui avoir fait arracher les yeux et briser l'un après l'autre tous les membres. Ce récit me paraît à moi-même à peine croyable. Mais ce n'est pas tout : M. Plaetorius s'étant évanoui à la vue du supplice de M. Marius, il le fit tuer à l'instant et sur le lieu même. Avec une cruauté jusqu'alors inconnue, il punit la compassion : c'était à ses yeux un crime de souffrir de la vue du crime. Nais épargna-t-il du moins les morts ? Nullement. Oubliant que, s'il était devenu l'ennemi de C. Marius, il avait été autrefois son questeur, il tira du tombeau les restes de C. Marius et les fit jeter dans l'Anio. Voilà pour quels actes il crut devoir s'attribuer le nom d'Heureux. 2. – Toutefois la cruauté de C. Marius fait paraître celle de Sylla moins odieuse. Marius, en effet, s'acharna également contre ses ennemis et assouvit son ressentiment par des crimes horribles. Il fit égorger avec une barbarie sans nom L. César, cet illustre citoyen, ancien consul et censeur, et cela sur le tombeau du plus séditieux et du plus vil des hommes. Dans l'état si déplorable où était alors la république, il ne manquait plus que de voir un César immolé comme victime expiatoire aux mânes d'un Varius. C'est à peine si les victoires de Marius peuvent effacer un tel forfait. Il oublia lui-même ses victoires et souleva dans Rome plus de réprobation qu'il ne s'était acquis de gloire dans le commandement des armées. La tête de M. Antoine lui fut apportée pendant son repas : il la tint quelque temps dans ses mains avec une joie sans mesure et un flot de paroles violentes. Il ne craignit pas de souiller l'autel des Lares du sang d'un citoyen et d'un orateur si illustre. Il accueillit même en l'embrassant P. Annius, qui lui apportait cette tête coupée et qui avait encore sur lui les marques de cet assassinat à peine perpétré. (An de R. 666.) 3. – Damasippus n'avait point de gloire à avilir. Aussi serons-nous plus à l'aise pour flétrir sa mémoire. Sur l'ordre de ce préteur les têtes des citoyens les plus considérables furent confondues avec celles des victimes expiatoires et le corps mutilé de Carbon Arvina fut porté sur un gibet à travers Rome. Tant la préture était forte dans les mains de cet homme indigne, ou plutôt, tant était alors impuissante l'autorité de l'État ! (An de R. 671.) 4. – Munatius Flaccus, partisan de Pompée plus ardent qu'estimable, s'étant enfermé dans les murs d'Atégua, en Espagne, y était assiégé par César. Il s'y abandonna à ses instincts féroces et cruels avec une sorte de frénésie sauvage. Il fit égorger tous ceux des habitants dont il avait deviné l'attachement pour César et fit précipiter leurs cadavres du haut des murailles. Il traita de même les femmes de ceux qui servaient dans le camp opposé, en fit proclamer le nom de leurs maris pour faire ceux-ci témoins du meurtre de leurs épouses. Il massacra les enfants sur le sein de leurs mères. Les plus petits furent, par son ordre, jetés violemment contre terre à la vue de leurs parents ou lancés en l'air et reçus dans leur chute sur les piques des soldats. Ces atrocités dont le récit même est intolérable furent exécutées sur l'ordre d'un Romain par des mains espagnoles : car c'est avec une garnison d'Espagnols que Flaccus se défendait en mettant tant d'opiniâtreté insensée à lutter contre la puissance d'un dieu (An de R. 708.) 1. – Passons maintenant à des actes de cruauté également douloureux pour notre patrie, mais dont elle n'a pas à rougir. Les Carthaginois coupèrent les paupières à Atilius Régulus, l'enfermèrent dans une machine toute hérissée en dedans de pointes aiguës et le firent périr tant par l'insomnie que par la continuité des souffrances : supplice indigne du patient, mais bien digne de ses inventeurs. Ils montrèrent la même cruauté à l'égard de soldats romains placèrent comme des rouleaux sous leurs navires afin de les écraser sous le poids des carènes et d'assouvir leur atroce barbarie par le spectacle d'une mort extraordinaire. Ainsi souillés par un odieux forfait, leurs vaisseaux allaient ensuite profaner même le sein des mers. (An de R. 503.) 2. – Leur général Hannibal, dont le mérite était fait surtout de férocité, fit passer à son armée la rivière Vergell sur un pont de cadavres romains : ainsi la terre n'eut pas moins d'horreurs à subir en livrant passage aux armées de Carthage que la mer en portant ses flottes. Le même Hannibal, voyant des prisonniers romains accablés de leurs fardeaux et épuisés par la marche, leur faisait couper le bout du pied et les laissait en chemin. Ceux qu'il avait pu amener jusqu'au camp, il les réunissait généralement par couples de frères et de parents, les forçait à se battre deux à deux et ne se rassasiait pas de la vue du sang qu'il n'eût réduit leur nombre à un seul vainqueur. Le sénat ne lui infligea donc qu'un châtiment mérité et seulement trop tardif en contraignant cet ennemi réfugié auprès de Prusias à se donner la mort. (Ans de R. 537 et 571.) 3. – Le sénat traita avec la même justice le roi Mithridate qui, par un seul rescrit, fit égorger quatre-vingt mille citoyens romains, répandus dans les villes de l'Asie pour y exercer le commerce et dans toute cette vaste province souilla les dieux de l'hospitalité de tout ce sang injustement versé. Mais son crime ne resta pas impuni. - Car, étant insensible à l'action du poison, il dut à la fin s'ôter la vie au milieu des pires souffrances. Il expiait en même temps ces croix qu'il faisait dresser pour y attacher ses amis à l'instigation de l'eunuque Gaurus, en montrant autant de caprice tyrannique dans ses complaisances que de scélératesse dans ses décisions personnelles. (Ans de R. 665 et 690.) 4. – Quoique la barbarie naturelle des peuples de la Thrace la rende moins étonnante, la cruauté de Ziselmius, fils de leur roi Diogiris, fut une si violente frénésie qu'elle mérite qu'on en parle. Il ne regardait pas comme un crime de scier en deux des hommes vivants, ni de faire manger aux pères et aux mères les corps de leurs enfants. 5. – Ptolémée Physcon paraît pour la seconde fois sur la scène : il était tout à l'heure cité comme un exemple hideux de folie lubrique ; il mérite aussi d'être nommé comme un monstre de cruauté. Est-il en effet rien de plus atroce que le fait suivant ? Il avait eu de Cléopâtre, sa soeur et son épouse, un fils nommé Memphis, enfant d'un physique distingué et qui donnait les plus belles espérances : il le fit tuer sous ses yeux ; puis, lui ayant fait couper la tête et les pieds, il les mit dans une corbeille qu'il recouvrit d'un manteau et les envoya à la mère de cet infortuné comme présent pour le jour anniversaire de sa naissance. On eût dit que l'affreux malheur dont il la frappait ainsi ne l'atteignait pas lui-même. Comme s'il n'était pas au contraire le plus à plaindre des deux ! Dans cette perte commune, Cléopâtre excitait la compassion de tous et Ptolémée soulevait contre lui l'exécration universelle. Mais jusqu'à quelle aveugle fureur ne monte pas une extrême cruauté lorsqu'elle ne trouve plus de défense qu'en elle-même ! Physcon, voyant la haine qu'il inspirait à son pays, chercha dans le crime un remède à ses terreurs. Il voulut affermir son pouvoir en massacrant ses sujets. Un jour que le gymnase était rempli d'une nombreuse jeunesse, il l'enveloppa d'un cercle d'armes et d'incendie, et fit périr tant par le fer que par la flamme tous ceux qui s'y trouvaient rassemblés. (Vers l'an 625 de R.). 6. – Ochus, qui depuis fut appelé Darius, s'était engagé par le serment le plus révéré des Perses, à ne faire mourir, ni par le poison, ni par le fer, ni par aucune violence, ni par la faim, aucun des conjurés qui avaient participé avec lui au renversement des sept Mages. Mais il sut imaginer un genre de mort encore plus cruel pour se défaire de ceux qu'il considérait comme ses ennemis, sans violer la foi jurée. Il avait clos de murs élevés un espace restreint et l'avait rempli de cendres : au-dessus s'avançait une poutre sur laquelle il plaçait ses victimes après leur avoir donné abondamment à manger et à boire. De là, saisis par le sommeil, les malheureux tombaient dans ce perfide amas de poussières. (Av. J.-C. 415.) 7. – Artaxerxès, également surnommé Ochus, fut d'une cruauté encore plus manifeste et plus affreuse. Il enterra vivante Atossa qui était à la fois sa soeur et sa belle-mère. Il enferma son oncle avec plus de cent fils et petits-fils dans une cour vide et les fit périr sous une pluie de traits : ce n'était pas qu'ils l'eussent provoqué par quelque offense, mais c'était parce qu'il les voyait jouir auprès des Perses de la plus haute réputation de vertu et de bravoure. (Av. J.-C. 363.) 8. – Une jalousie toute semblable animait la république d'Athènes, lorsque, par un décret qui ternit sa gloire, elle fit couper le pouce à toute la jeunesse d'Égine, pour empêcher qu'un peuple, maître d'une flotte puissante, pût lui disputer l'empire de la mer. Je ne reconnais plus Athènes, lorsqu'elle demande à la cruauté le moyen de remédier à sa crainte. (Av. J.-C. 458.) 9. – Ce fut encore un homme bien barbare que l'inventeur du taureau d'airain sous lequel on allumait du feu après y avoir enfermé des malheureux. Soumis dans ce réduit à de longs tourments, ils ne pouvaient faire entendre que des cris étouffés pareils à des mugissements de taureau. L'auteur de cet ouvrage avait craint que des plaintes émises avec un son de voix humaine ne fussent un appel à la pitié du tyran Phalaris. Mais, pour avoir voulu priver les infortunés de cette pitié, l'artisan fut enfermé le premier dans ce taureau et éprouva, comme il le méritait, avant toute autre victime, l'horrible effet de son art. (Av. J.-C. 568.) 10. – Les Étrusques non plus ne manquèrent pas de barbarie dans l'invention des supplices. Ils liaient étroitement ensemble des morts et des vivants, en les appliquant les uns contre les autres face à face et membres à membres, et les laissaient ainsi tomber en pourriture : cruels bourreaux et des vivants et des morts ! 11. – De même font ces barbares qui, dit-on, après avoir retiré des victimes qu'ils immolent les entrailles et les viscères, introduisent dans leurs corps des hommes vivants dont ils ne laissent dépasser que la tête ; et pour faire durer leur supplice plus longtemps, ils prolongent leur triste existence en leur donnant à manger et à boire jusqu'à ce que leurs corps putréfiés deviennent la proie des vers qui naissent dans les cadavres en décomposition. Allons maintenant reprocher à la nature de nous avoir assujettis à une foule d'infirmités pénibles et plaignons-nous que la puissante constitution des dieux ait été refusée à l'homme, lorsque nous voyons le genre humain docile aux impulsions de la cruauté se créer à lui-même tant de tortures. De la colère et de la haine. EXEMPLES
ROMAINS. La colère et la haine excitent aussi de violents orages dans le coeur humain : l'une est plus prompte à éclater, l'autre plus persévérante dans la volonté de nuire. Ces deux passions s'accompagnent d'une vive agitation de l'âme et jamais elles n'exercent leur violence sans se tourmenter elles-mêmes : car, en cherchant à causer de la douleur, elles sont les premières à en éprouver par l'effet de l'inquiétude et de l'anxiété cruelles que leur cause l'appréhension de manquer leur vengeance. Mais elles se distinguent par des traits particuliers et frappants, et elles ont voulu elles-mêmes se manifester dans d'illustres personnages par l'énergie excessive d'une parole ou d'une action. 1. – Lorsque Livius Salinator sortit de Rome pour faire la guerre à Hasdrubal, Fabius Maximus l'avertit de ne point livrer bataille qu'il ne connût les forces et l'état moral de l'ennemi. Il répondit qu'il se garderait bien de laisser passer la première occasion de combattre. Fabius lui demanda pourquoi il était si impatient d'en venir aux mains. "C'est, répliqua-t-il, pour jouir au plus tôt ou de la gloire d'avoir vaincu l'ennemi ou du plaisir de voir mes concitoyens battus." Dans ce propos la colère et la valeur guerrière avaient une égale part : l'une gardait le souvenir d'une injuste condamnation, l'autre envisageait la gloire du triomphe. Mais est-il bien vrai que le même homme ait pu tenir ce langage et remporter une tette victoire ? (An de R. 548.) 2. – C'était une âme ardente, un guerrier accoutumé aux travaux de la guerre que la vivacité du ressentiment poussait à ce degré de colère. Mais voici C. Figulus, le plus doux des hommes, en possession d'une grande renommée acquise dans la science paisible du droit civil, qui à son tour se laisse entraîner par cette passion jusqu'à oublier la sagesse et la modération. L'échec de sa candidature au consulat l'avait fort irrité, et ce qui aigrissait encore son humeur, c'est de songer qu'on avait deux fois accordé cet honneur à son père. Le lendemain des comices, une foule de citoyens étant venus le consulter, il les renvoya tous en leur disant : "Eh quoi ! vous savez nous consulter, mais non pas nous faire consul ? » Reproche sévère et mérité ; toutefois il eût beaucoup mieux valu s'en abstenir. Peut-il y avoir de la sagesse à s'emporter contre le peuple romain ? (Vers l'an de R. 621.) 3. – Aussi, malgré leur noblesse dont l'éclat semble mettre leur conduite à l'abri des reproches, on ne doit pas non plus approuver ces Romains qui s'offensèrent de voir arriver à la préture Cn. Flavius, personnage de très petite condition jusqu'alors et qui arrachèrent de leurs doigts leurs anneaux d'or et rejetèrent avec mépris les ornements de leurs chevaux. En affichant pour ainsi dire leur deuil, ils ne faisaient que manifester la violence de leur dépit. (An de R. 449.) 4. – Tels furent les mouvements de colère d'un ou de plusieurs particuliers contre le corps entier de la nation. Voici maintenant ceux de la foule contre des citoyens en vue et des généraux. Lorsque Manlius Torquatus revint à Rome après avoir remporté sur les Latins et les Campaniens une grande et glorieuse victoire, tous les vieillards l'accueillirent avec des cris de joie ; mais aucun des jeunes gens n'alla à sa rencontre, parce qu'il avait fait frapper de la hache son propre fils, ce vaillant jeune homme, qui avait combattu contre ses ordres. Ils éprouvèrent de la compassion pour un guerrier de leur âge trop sévèrement puni. Je ne prétends pas justifier leur conduite ; je veux seulement signaler le pouvoir d'un ressentiment qui alla jusqu'à opposer entre elles les générations et les affections de la même cité. (An de R. 413.) 5. – Le même sentiment d'animosité eut aussi la force d'arrêter toute la cavalerie romaine que le consul Fabius avait envoyée à la poursuite des ennemis : nos cavaliers pouvaient facilement et sans danger les anéantir ; mais ils se rappelaient l'opposition faite par le consul à un projet de loi agraire et ce souvenir les retint immobiles. (An de R. 272.) Cette mauvaise passion fut aussi funeste au général Appius, dont le père, en soutenant les prérogatives du sénat, avait énergiquement combattu les intérêts du peuple : elle anima l'armée contre le fils et la détermina à tourner volontairement le dos à l'ennemi, de peur de procurer le triomphe à son général. (An de R. 282.) Que de fois ne vit-on pas le ressentiment vaincre pour ainsi dire la victoire ? C'est lui qui obligea Torquatus à se passer des honneurs dus au vainqueur, Fabius à sacrifier la plus belle part de la victoire et Appius à la perdre tout entière et à lui préférer le parti de la fuite. 6. – Avec quelle violence la colère ne domina-t-elle pas dans le coeur de tout le peuple romain, lorsque les suffrages de l'assemblée déférèrent à M. Plaetorius, centurion primipile, l'honneur de dédier le temple de Mercure, au préjudice des deux consuls, Appius et Servilius. Il en voulait à Appius pour avoir empêché qu'on ne vînt au secours des débiteurs, à Servilius pour avoir mollement soutenu les intérêts du peuple dont il avait assumé la défense. Peut-on parler de l'impuissance de la colère, quand on voit sous son influence un soldat préféré aux plus hauts magistrats ? (An de R. 258.) 7. – La colère n'a pas seulement foulé aux pieds le commandement suprême ; elle en a aussi abusé avec passion. Q. Métellus avait soumis presque en entier les deux Espagnes, dont il avait le gouvernement, d'abord comme consul, ensuite comme proconsul. Mais il apprit qu'on lui envoyait comme successeur son ennemi le consul Q. Pompéius. Aussitôt il affranchit du service tous ceux qui demandèrent leur libération immédiate, il accorda sans examen des congés illimités, il retira les gardes des magasins qu'il laissa ainsi exposés au pillage, il fit briser et jeter à la rivière les arcs et les flèches des Crétois, il défendit de donner à manger aux éléphants. Par tous ces actes il put donner satisfaction à son ressentiment, mais il ternit la gloire de ses magnifiques exploits et, pour avoir mis moins d'énergie à vaincre sa colère qu'à vaincre l'ennemi, il perdit la récompense du triomphe qu'il avait méritée. (An de R. 611.) 8. – Et Sylla, n'est-ce pas en s'abandonnant à cette passion qu'après avoir répandu à flots le sang des autres, il finit par verser le sien propre ? Furieux de voir que Granius premier magistrat de Pouzzoles, lui faisait attendre l'argent promis par les décurions de cette colonie, il entra dans un tel accès de rage et poussa des cris si violents qu'il se déchira la poitrine et rendit l'âme en vomissant du sang et des menaces. Ce n'est pas sous le poids de la vieillesse qu'il succomba, puisqu'il entrait seulement dans sa soixantième année ; mais les malheurs publics, avaient aggravé jusqu'à la fureur son impuissance à se maîtriser. Aussi l'on ne saurait dire qui finit le premier, de Sylla ou de son humeur irascible ? (An de R. 675.) Je n'aime pas à prendre des exemples dans l'histoire de personnages obscurs et, d'autre part, je me fais scrupule de ne parler des plus grands hommes que pour leur reprocher leurs vices. Cependant, puisque l'obligation de respecter mon plan m'amène à réunir dans chaque partie de mon recueil les exemples les plus remarquables, mon sentiment personnel doit se subordonner au caractère de mon ouvrage. L'essentiel est de ne pas perdre le souci et le goût de louer les belles actions, quand on est forcé d'en raconter de toutes différentes. 1. – Alexandre par son emportement s'est pour ainsi dire ravi lui-même les honneurs du ciel. Qui l'empêcha en effet de s'y élever, si ce n'est l'ordre d'exposer Lysimaque à la fureur d'un lion, le meurtre de Clytus tué d'un coup de sa lance et la condamnation à mort de Callisthène ? Trois de ses plus grandes victoires furent en quelque sorte annulées par la mort injuste de ses trois amis. 2. – De quelle haine violente Hamilcar n'était-il pas animé contre le peuple romain ? Il disait, en regardant ses quatre fils encore dans l'enfance, qu'il élevait quatre lionceaux pour la perte de l'empire romain. Ces nourrissons étaient dignes de causer, comme il arriva, la ruine de leur propre patrie. (Av. J.-C. 246.) 3. – Hannibal, l'un d'entre eux, marcha de bonne heure sur les traces de son père. Au moment où Hamilcar, sur le point de passer en Espagne avec une armée, faisait, à cette occasion, un sacrifice, Hannibal, âgé de neuf ans, jura, la main sur l'autel, d'être le plus ardent ennemi du peuple romain, sitôt que l'âge le lui permettrait ; et même, à force de prières et d'instances, il arracha à son père la permission de l'accompagner dans l'expédition qu'il allait entreprendre. (An de R. 516.) Le même Hannibal, voulant un jour exprimer la violence de la haine qui divisait Rome et Carthage, dit en frappant du pied et en soulevant la poussière : "La guerre ne cessera entre elles que lorsque l'une ou l'autre sera réduite en poussière." 4. – Voila ce qu'a pu faire dans le coeur d'un enfant une haine violente ; mais la colère n'a pas eu moins d'empire sur l'âme d'une femme. Sémiramis, reine d'Assyrie, était occupée à sa coiffure, lorsqu'on l'informa de la révolte de Babylone. Aussitôt, avec une partie de ses cheveux encore dénoués, elle courut l'assiéger et ne voulut point achever d'arranger sa chevelure qu'elle n'eût replacé la ville sous son autorité. C'est pourquoi on lui éleva à Babylone, une statue qui la représentait telle qu'elle était au moment où elle s'était précipitamment élancée pour punir la rébellion. De la cupidité. EXEMPLES
ROMAINS. Produisons aussi sur la scène la cupidité, cette passion toujours en quête de profits à découvrir, toujours prête à dévorer avidement la proie qui se présente, incapable de jouir du bien qu'elle possède et douloureusement tourmentée par la soif d'acquérir. 1. – Un homme fort riche, N. Minucius Basilus, étant mort en Grèce, un faussaire supposa un testament de lui et, pour que la validité n'en fût pas contestée, il eut soin d'inscrire au nombre des héritiers deux des personnages les plus puissants de notre république, M. Crassus et Q. Hortensius, qui n'avaient jamais connu Minucius. La fraude était manifeste ; mais avides d'argent l'un et l'autre, ils ne refusèrent pas le profit que leur apportait le crime d'autrui. Quelle faute énorme ! et comme j'en devrais parler avec plus de sévérité ! Des hommes qui étaient les lumières du sénat et les ornements du forum, séduits par l'appât d'un gain honteux, couvrirent de leur autorité une infamie qu'ils auraient dû punir ! 2. – La cupidité se montra encore plus forte dans Q. Cassius. Étant en Espagne, il fit saisir M. Silius et A. Calpurnius qui étaient venus armés de poignards pour l'assassiner et il leur rendit la liberté, à l'un pour cinq millions de sesterces, à l'autre pour six millions. Ne pensez-vous pas qu'un tel homme, pour une somme double, aurait volontiers aussi tendu la gorge ? (An de R. 705.) 3. – Mais si jamais homme fut jusqu'au fond du coeur possédé de cette passion, c'est bien L. Septimuléius. Après avoir été l'ami intime de C. Gracchus, il eut le courage de lui couper la tête et de la porter dans les rues de Rome au bout d'une lance, le consul Opimius ayant promis par édit de la payer au poids de l'or. Quelques auteurs racontent que Septimuléius en avait vidé une partie et que, pour la rendre plus pesante, il l'avait remplie de plomb fondu. Que Gracchus ait été un séditieux, que sa mort ait été un juste châtiment, ce n'était pas cependant une raison pour que l'exécrable avidité d'un client pût aller jusqu'à outrager ainsi son cadavre. (An de R. 632.) La cupidité de Septimuléius est odieuse ; celle de Ptolémée, roi de Chypre, est digne de risée. Il avait, à force de lésinerie mesquine, amassé d'immenses richesses. Il vit le moment où elles allaient causer sa perte. Il chargea donc toute sa fortune sur de vaisseaux et s'avança en pleine mer dans le dessein de mourir en coulant ses navires et de ne pas laisser de butin à ses ennemis. Mais il n'eut pas la force d'engloutir dans la mer son or et son argent ; il ramena ses trésors chez lui pour en faire la récompense de ses meurtriers. En vérité, cet homme ne possédait pas les richesses, il en était possédé : il avait le titre de roi de Chypre, mais il n'était, dans son âme, que le misérable esclave de son argent. (An de R. 695.) De l'orgueil et de la démesure. EXEMPLES
ROMAINS. 1. – Mettons bien aussi en lumière l'orgueil et la "démesure". Le consul M. Fulvius Flaccus, collègue de M. Plautius Hypséus, voulait faire adopter les lois les plus pernicieuses sur l'extension du droit de cité à l'Italie et sur l'appel au peuple en faveur de ceux qui n'avaient pas voulu abandonner leur ville d'origine. Appelé par le sénat, il fit des difficultés pour se rendre à sa convocation. Parmi les membres de l'assemblée, les uns lui conseillaient, les autres allaient jusqu'à le prier de renoncer à son projet : il ne daigna pas seulement répondre. On accuserait d'arrogance tyrannique un consul qui aurait eu envers un seul sénateur l'attitude que prit Flaccus en affichant son mépris pour la majesté de toute cette compagnie si auguste. (An de R. 628.) 2. – La même compagnie subit encore de M. Drusus, tribun du peuple, le plus sanglant outrage. Il ne se contenta point d'avoir maltraité le consul L. Philippus qui avait ose l'interrompre au milieu d'une harangue, en le faisant saisir à la gorge, non par un licteur, mais par un de ses clients, et de l'avoir ainsi fait traîner en prison, avec tant de violence que le sang lui sortait abondamment par le nez. Il alla jusqu'à répondre à un message du sénat qui le convoquait dans la curie : "Que ne vient-il plutôt lui-même dans la curie Hostilia si voisine de la tribune ? Que ne vient-il à moi ?" Je regrette d'avoir à ajouter ce qui suit : le tribun ne tint pas compte de l'ordre du sénat et le sénat obéit à l'injonction du tribun. (An de R. 662.) 3. – Que de hauteur dans ce trait de Cn. Pompée ! Au sortir du bain, il voit prosterné à ses pieds Hypséus, citoyen de noble naissance et de plus son ami, qui était alors accusé de brigue. Il le laisse à terre et même l'accable d'une parole insultante : "C'est peine perdue, lui dit-il, tu n'auras réussi qu'à retarder mon repas", et, quelqu'il eût à se reprocher un mot si dur, il ne laissa pas de dîner tranquillement. C'est cependant le même homme qui, en plein forum, alors que P. Scipion, son beau-père tombait sous le coup de ses propres lois, et malgré les sévères condamnations qui frappaient d'illustres accusés, ne rougit pas de solliciter des juges comme une faveur la grâce du coupable, sans craindre de compromettre tout l'ordre public pour les caresses d'une épouse. (An de R. 701.) 4. – Marc Antoine déshonora un festin à la fois par sa conduite et son langage. Lorsqu'il était triumvir, on lui apporta pendant le repas la tête du sénateur Césétius Rufus. Tous les convives en détournèrent leurs regards. Mais Antoine la fit approcher davantage et la considéra longuement avec curiosité. Tous étaient dans l'attente de ce qu'il allait dire. "Celui-ci, dit-il, je ne le connaissais pas." Aveu plein d'orgueil, en parlant d'un sénateur ; aveu cynique, en parlant de sa victime. (An de R. 71.) 1. – C'en est assez sur nos concitoyens ; passons aux étrangers. La valeur personnelle d'Alexandre et son bonheur élevèrent son orgueil à son comble par trois degrés bien marqués. Plein de dédain pour Philippe, il se donna pour père Jupiter Hammon ; dégoûté des moeurs et des costumes macédoniens, il adopta le vêtement et les usages des Perses ; et par mépris de la condition humaine, il chercha à égaler celle des dieux. Il n'eut pas honte de ne pas s'avouer fils de son père, ni citoyen de sa patrie, ni mortel. 2. – Xerxès dont le nom signifie orgueil et "démesure", quelque droit qu'il eût de tenir ce langage, montra une même insolence, lorsque au moment de déclarer la guerre à la Grèce, il manda auprès de lui les grands de Asie et leur dit : "Je n'ai pas voulu paraître ne consulter que moi-même et je vous ai réunis ; mais souvenez-vous que votre devoir est plutôt d'obéir que de conseiller." C'était de sa part une grande arrogance, dût-il avoir le bonheur de rentrer en vainqueur dans son palais ; mais, devant une défaite si honteuse, on trouvera dans son langage encore plus d'imprudence que de présomption. (Av. J.-C. 484.) 3. – Hannibal fut tellement enorgueilli par le succès de la bataille de Cannes qu'il ne voulut plus recevoir dans son camp aucun de ses concitoyens, ni répondre à personne sans quelque intermédiaire. Lorsque Maharbal lui déclara hautement devant sa tente qu'il avait pris les mesures nécessaires pour le faire dîner sous peu à Rome, dans le Capitole, il ne daigna même pas l'écouter. Tant la prospérité et la modération sont loin d'habiter ensemble ! (An dc R. 537.) 4. – Le sénat de Carthage et celui de Capoue semblent avoir rivalisé d'orgueil. Le premier avait des bains séparés de ceux du peuple ; le second avait un tribunal particulier. Cet usage s'est conservé assez longtemps à Capoue, comme on le voit dans le discours de C. Gracchus contre Plautius. De la perfidie. EXEMPLES
ROMAINS. Tirons maintenant de son repaire la perfidie, ce vice qui se cache et tend des pièges. Le mensonge et la tromperie sont ses moyens les plus puissants et elle met son bonheur dans l'accomplissement d'une action criminelle. On ne la reconnaît bien qu'une fois qu'elle a pu prendre une victime crédule dans ses abominables filets. Cette perversité fait au genre humain autant de mal que la bonne foi lui fait du bien. Chargeons-la donc d'autant de blâme que nous donnons à celle-ci de louanges. 1. – Sous le règne de Romulus, Spurius Tarpéius commandait la citadelle. Sa fille étant allée hors des murs prendre de l'eau pour un sacrifice, Tatius obtint qu'elle fît entrer avec elle dans la citadelle les soldats sabins, en la gagnant par la promesse de lui faire présent de ce qu'ils portaient à leur bras gauche : ils avaient à ce bras des bracelets et des anneaux d'or d'un poids considérable. Quand les Sabins furent maîtres de la place, la jeune fille réclama sa récompense. Mais Tatius la fit périr en l'accablant sous un monceau de boucliers. Il fut ainsi très perfide tout en tenant sa promesse, car les soldats portaient aussi leurs boucliers au bras gauche. Abstenons-nous ici de blâme, puisque c'est une trahison impie qui fut ainsi frappée d'un prompt châtiment. (An de R. 5.) 2. – Servius Galba fut aussi d'une insigne perfidie. Ayant convoqué le peuple de trois cités de la Lusitanie, sous prétexte de s'occuper de leurs intérêts, il choisit huit mille hommes, qui étaient la fleur de la jeunesse, les désarma, égorgea les uns et vendit les autres. Si grande que fût la perte des Barbares, le forfait de Galba le dépassa encore par son énormité. (An de R. 602.) 3. – Cn. Domitius qui était de la plus haute naissance et d'un grand caractère, fut amené à des actes de perfidie par un amour excessif de la gloire. Il était irrité contre le roi des Arvernes Bituitus, parce qu'il avait excité sa nation et celle des Allobroges à se remettre aux mains de Q. Fabius, son successeur, bien qu'il fût encore lui-même dans sa province. Domitius l'attira chez lui sous prétexte d'une entrevue, le chargea de chaînes au mépris de l'hospitalité et le fit transporter à Rome par mer. Le Sénat ne put approuver cet acte, mais il ne voulut pas non plus l'annuler, de peur que Bituitus, rentré dans son pays, ne recommençât la guerre. Il le relégua dans la ville d'Albe pour y être retenu en détention libre. (An de R. 632.) 4. – Quant au meurtre de Viriathe, il donne lieu à blâmer deux perfidies, celle de ses amis qui le tuèrent de leurs mains et celle du consul Q. Servilius Caepion qui suscita les assassins en leur promettant l'impunité. Ainsi, au lieu de gagner la victoire, il l'acheta. (An de R. 613.) 1. – Considérons maintenant la perfidie à sa source même, chez les Carthaginois. Dans la première guerre punique ils avaient reçu les plus grands services du Lacédémonien Xanthippe, et c'est grâce à son habileté qu'ils avaient pu faire prisonnier Atilius Régulus. Ils feignirent de le ramener dans sa patrie et le précipitèrent dans la mer. Quel fruit attendaient-ils d'un si grand forfait ? Voulaient-ils qu'il ne pût partager avec eux l'honneur de la victoire ? Son souvenir néanmoins a survécu pour leur honte. Ils n'eussent au contraire rien perdu de leur gloire en lui laissant la vie. (An de R. 498.) 2. – Hannibal avait persuadé aux habitants de Nucérie, que ses remparts rendaient pourtant imprenable, d'abandonner leur ville en emportant chacun deux vêtements. Quand ils en furent sortis, il les fit étouffer dans la vapeur et la fumée des étuves. Il attira de la même manière hors de leurs murailles les membres du sénat d'Acerres et les fit jeter dans des puits profonds. Il avait déclaré la guerre au peuple romain et à l'Italie ; mais en réalité ne la faisait-il pas avec plus de violence encore à la bonne foi elle-même en se plaisant à employer le mensonge et la fourberie comme il eût employé les moyens les plus glorieux ? Aussi cet Africain qui devait d'ailleurs laisser dans l'histoire un souvenir éclatant, nous fait-il douter du titre qu'il mérite le plus, de celui de grand général ou de celui de méchant homme. Des séditions. SÉDITIONS
DU PEUPLE ROMAIN. 1. – Nous
allons parler maintenant des séditions violentes qui s'élevèrent
soit à Rome, soit dans l'armée. 2. – Ce même peuple, comme le censeur Q. Métellus refusait de recevoir la déclaration de fortune d'Equitius en tant que fils de Gracchus, tenta d'assommer ce magistrat à coups de pierres. Métellus assurait que Tib. Gracchus n'avait que trois fils ; que tous trois étaient morts : l'un en Sardaigne pendant son service militaire ; le second, encore enfant, à Préneste ; le troisième à Rome, où il était né après la mort de son père. Il ne fallait pas, disait-il, souiller une famille si illustre en y introduisant un inconnu de basse origine. Mais l'imprévoyante légèreté de la multitude qu'on avait soulevée lutta en faveur de l'impudence et de l'audace contre l'autorité du consulat et de la censure et elle se porta à tous les excès de l'insolence contre ses premiers magistrats. (An de R. 651.) 3. – Cette révolte ne fut qu'insensée ; en voici une qui alla jusqu'à l'effusion du sang. A. Nunnius se trouvait en concurrence avec Saturninus dans la demande du tribunat. Déjà neuf tribuns étaient nommés et il ne restait plus qu'une place pour les deux candidats. Le peuple alors commença par chasser Nunnius et le fit entrer de force dans une maison particulière ; puis il l'en arracha et lui donna la mort. Ainsi le meurtre du plus vertueux des citoyens assura le pouvoir au plus méchant. (An de R. 664.) 4. – On a vu aussi une émeute de créanciers éclater avec une force irrésistible contre le préteur urbain Sempronius Asellion qui avait pris les intérêts des débiteurs. Ameutés par le tribun L. Cassius, ils le réduisirent, au moment qu'il faisait un sacrifice devant le temple de la Concorde, à s'enfuir loin des autels et du forum et, alors qu'il cherchait à se cacher dans une boutique et qu'il était encore vêtu de la robe prétexte, ils le mirent en pièces. (An de R. 664.) 1. – Une telle situation intérieure fait horreur ; mais si l'on considère les camps, on éprouvera une égale indignation. La loi Sulpicia avait attribué à C. Marius, alors simple particulier, la province d'Asie avec la conduite de la guerre contre Mithridate. Marius envoya son lieutenant Gratidius auprès de Sylla qui était consul, pour recevoir de lui le commandement des légions. Les soldats massacrèrent le lieutenant, indignés sans doute qu'on les forçât à quitter le chef suprême de la république pour passer sous l'autorité d'un homme qui n'était revêtu d'aucune magistrature. Mais qui pourrait permettre à des soldats de réformer les décrets du peuple en mettant à mort un lieutenant ? (An de R. 665.) 2. – C'est pour l'amour d'un consul que l'armée se rendit coupable d'un tel attentat : en voici un autre qu'elle commit contre la vie d'un consul. Q. Pompéius, collègue de Sylla, avait eu le courage de se rendre, conformément à un sénatus-consulte, à l'armée de Cn. Pompéius qui depuis un certain temps en retenait le commandement contre la volonté publique. Les soldats, à l'instigation de ce chef ambitieux, assaillirent le consul au moment où il commençait le sacrifice d'usage, l'immolèrent comme une victime et le sénat, s'avouant trop faible contre une armée, laissa un si énorme forfait impuni. (An de R. 665.) 3. – Voici encore une armée coupable d'un acte de violence criminel. C. Carbon, frère de celui qui fut trois fois consul, avait voulu, par des moyens un peu rudes et un peu rigoureux, rétablir la discipline que les guerres civiles avaient relâchée. Ses soldats lui ôtèrent la vie. Ils aimèrent mieux se souiller d'un si grand crime que de renoncer à des moeurs corrompues et ignobles. De la témérité. EXEMPLES
ROMAINS. Les mouvements de la témérité sont également subits et violents. Dans l'ébranlement qu'ils causent à l'esprit, l'on ne peut plus ni apercevoir ses propres dangers, ni apprécier avec justesse les actions des autres. 1. – Avec quelle témérité le premier Africain passa d'Espagne chez Syphax en n'emmenant avec lui que deux galères à cinq rangs de rames, pour confier à la foi suspecte d'un Numide et son salut et celui de sa patrie ! Aussi est-ce à bien peu de chose que tint la décision de cette importante question : le roi Syphax serait-il l'assassin ou le prisonnier de Scipion ? (An de R. 547.) 2. – Voici une tentative bien risquée de Jules César. Quoique les dieux aient alors veillé sur ses jours, à peine cependant peut-on raconter sans frémir une pareille imprudence. Impatient de voir que ses légions tardaient à passer de Brundisium à Apollonie, il sortit de table sous prétexte d'une indisposition, dissimula la majesté de sa personne sous un vêtement d'esclave, se jeta dans une barque et, descendant le cours de l'Aous, gagna l'entrée de l'Adriatique au milieu d'une affreuse tempête. Aussitôt, il fit diriger la barque vers la pleine mer et ce n'est qu'après avoir été ballotté longtemps et avec violence par les vents contraires qu'il céda enfin à la nécessité. (An de R. 705.) 3. – Et nos soldats, quelle exécrable légèreté ne montrérent-ils pas envers A. Albinus, que sa naissance, ses vertus et toutes les dignités accumulées sur sa tête mettaient hors de pair ! Sur des soupçons trompeurs et vains, ses troupes le lapidèrent dans son camp et, ce qui porte notre indignation à son comble, c'est que, insensibles aux prières aux instances de leur général, les soldats lui refusèrent le moyen de se justifier. (An de R. 664.) 1. – Après un pareil trait, je m'étonne moins que le farouche et cruel Hannibal n'ait pas voulu écouter la défense de son pilote innocent. Parti de Pétilie avec une flotte pour retourner en Afrique, il était arrivé à l'entrée du détroit ; mais ne pouvant se persuader qu'il y eût si peu de distance entre l'Italie et la Sicile, il s'imagina que son guide le trompait et lui donna la mort. Ensuite, avec plus d'attention, il put se rendre compte de sa loyauté et il reconnut son innocence, quand il ne pouvait plus lui faire réparation que par des honneurs posthumes. De là cette statue dressée au-dessus de son tombeau et placée comme en observation sur une mer étroite et agitée, monument exposé aux regards de ceux qui vont et viennent dans le détroit et qui leur rappelle tout ensemble le souvenir de Pélorus et la précipitation du Carthaginois. (An de R. 550.) 2. – La république d'Athènes se montra inconsidérée jusque la démence, lorsqu'elle enveloppa dans une même condamnation ses dix généraux qui venaient pourtant de remporter une éclatante victoire et, sans soumettre leur faute à l'appréciation d'un tribunal criminel, leur fit subir la peine capitale. Tout leur crime était d'avoir été empêchés par la violence de la tempête de donner la sépulture aux soldats morts dans la bataille. Athènes se vengeait ainsi de la force des choses, au lieu d'honorer le courage. (Av. J.-C. 405.) De
l'erreur. Tout à côté de la témérité se place l'erreur. Si elle peut faire autant de mal, elle trouve grâce plus facilement parce que ce n'est pas la volonté, mais de trompeuses apparences qui l'entraînent à commettre des fautes. Tenter d'exposer ici toute l'étendue de ses ravages dans le coeur humain, ce serait tomber moi-même dans le défaut dont je parle. Je me contenterai donc de citer quelques-unes des méprises qu'elle a causées. 1. – C. Helvius Cinna, tribun du peuple, revenant chez lui à la fin des obsèques de Jules César, fut mis en pièces par la multitude qui le prit pour Cornélius Cinna. C'était sur celui-ci qu'elle croyait assouvir sa colère : elle lui en voulait d'avoir, quoique allié de César, prononcé du haut de la tribune une harangue impie contre le dictateur qu'un crime affreux venait de ravir à la terre. Dans sa méprise la foule se laissa aller jusqu'à fixer au bout d'un javelot la tête d'Helvius, la prenant pour celle de Cornélius et à la porter autour du bûcher de César. Tel fut le sort de ce malheureux tribun, victime de son sentiment du devoir et de l'erreur des autres. (An de R. 709.) 2. – Quant à C. Cassius, son erreur le fit se punir lui-même. Au cours de la bataille de Philippes où quatre armées étaient aux prises avec des succès divers, ignorés des généraux eux-mêmes, il avait envoyé pendant la nuit un centurion nommé Titinius pour reconnaître la situation de M. Brutus. Réduit à faire bien des détours à cause de l'obscurité qui l'empêchait de discerner si les soldats qu'il rencontrait étaient des amis ou des ennemis, le centurion revint trop tard. Cassius, croyant qu'il avait été fait prisonnier et que l'ennemi était maître de tout le champ de bataille, se hâta de mettre fin à ses jours, quoique le camp ennemi eût été forcé et que l'armée de Brutus fût encore en grande partie intacte. Mais on ne saurait passer sous silence la noble conduite de Titinius. Devant le spectacle inattendu de son général gisant sur la poussière, il demeura quelque temps le regard fixe et comme frappé de stupeur ; puis, fondant en larmes, il s'écria : "O mon général, quoique ce soit sans le vouloir que j'ai causé ta mort, je ne veux pas la laisser impunie ; laisse-moi partager ton destin." En même temps sur le corps inanimé de Cassius, il se plongea toute son épée dans le cou. Ainsi ces deux soldats mêlèrent leur sang et tombèrent en victimes, l'un de son attachement, l'autre de son erreur. (An de R. 711.) 3. – Mais une méprise fit-elle jamais plus de tort qu'à la maison de Lar Tolumnius, roi des Véiens ? Ce prince, jouant aux dés, eut un coup des plus heureux et dit en riant à son adversaire : "Eh bien, tue celui-ci." Des ambassadeurs romains entraient par hasard au même instant. Les gardes se méprenant sur le sens du mot prirent une plaisanterie pour un ordre du roi et tuèrent les ambassadeurs. (An de R. 315.) De la vengeance. EXEMPLES
ROMAINS. La passion de la vengeance est violente, mais légitime. Les attaques la mettent en mouvement et lui font désirer de rendre le mal pour le mal. Mais il est inutile d'en faire une plus ample description. 1. – Le tribun du peuple, M. Flavius, fit un rapport à l'assemblée contre les Tusculans, les accusant d'avoir par leurs conseils disposé à la révolte les Véliternes et les Privernates. Les accusés étaient venus à Rome avec leurs femmes et leurs enfants, en habits de deuil, comme des suppliants. Toutes les tribus se prononcèrent en leur faveur, à l'exception de la seule tribu Pollia qui fut d'avis de trancher la tête à tous les hommes, après les avoir battus de verges, et de vendre à l'encan toute la multitude incapable de porter les armes. Aussi la tribu Papiria, où depuis prévalurent les Tusculans devenus citoyens romains, ne donna jamais sa voix dans les élections des magistrats à aucun candidat de la tribu Pollia : ses citoyens ne voulaient pas que leurs suffrages pussent faire attribuer une dignité à aucun membre d'une tribu qui s'était efforcée, de tout son pouvoir, à leur ôter la vie et la liberté. (An de R. 373.) 2. – Voici une vengeance qui fut approuvée du sénat et de toute l'opinion publique. Adrianus avait tourmenté par une administration despotique et rapace les citoyens romains établis à Utique. Ceux-ci le brûlèrent vif et il n'y eut à Rome à ce sujet ni poursuites exercées, ni plainte déposée contre personne. (An de R. 669.) 1. – Les deux reines Tomyris et Bérénice se signalèrent par des vengeances fameuses. Tomyris fit couper la tête à Cyrus et la plongea dans une outre remplie de sang humain, en reprochant à ce prince sa cruauté insatiable ; elle se vengeait en même temps de la mort de son fils tombé sous les coups de Cyrus. Bérénice, transportée de douleur en apprenant que son fils venait de lui être enlevé par la perfidie de Laodice, prit les armes, monta sur un char et poursuivit le garde du corps de la reine Caenéus qui avait été l'instrument de son action inhumaine. N'ayant pu réussir à le frapper de sa lance, elle l'abattit d'un coup de pierre, fit passer ses chevaux sur son corps et, traversant les bataillons ennemis, parvint jusqu'à la maison où elle croyait qu’on avait caché les restes de son fils. 2. – Jason le Thessalien s'apprêtait à faire la guerre au roi de Perse, quand il fut enlevé par un acte de vengeance qu'on hésite à approuver. Taxillus, maître de gymnastique, s'étant plaint que des jeunes gens l'avaient frappé, Jason l'autorisa ou à exiger de chacun d'eux trente drachmes ou à donner dix coups à chacun d'eux. Taxillus choisit cette dernière punition. Mais les jeunes gens qui avaient été battus tuèrent Jason en mesurant leur vengeance bien plus sur leur ressentiment que sur leur douleur corporelle. Au reste cette faible offense à la dignité de jeunes gens de bonne naissance suffit pour détruire l'espérance d'un très grand événement : car, au sentiment de la Grèce, il y avait autant de grandes choses à attendre de Jason qu'Alexandre en réalisa. (Av. J.-C. 371.) De la méchanceté dans les paroles et de la scélératesse dans les actions. EXEMPLES
ROMAINS. Puisque nous avons entrepris de décrire les vertus et les vices des hommes en les présentant sous forme d'exemples, citons maintenant des paroles pleines de méchanceté et des actions scélérates. 1. – Et par où puis-je mieux commencer que par l'exemple de Tullia, qui remonte à une haute antiquité et rappelle des sentiments impies et des paroles abominables ? Elle était sur son char et, comme le conducteur de ses chevaux les avait arrêtés en tirant les rênes, elle demanda la cause de cet arrêt brusque. Quand elle sut qu'il y avait là, étendu par terre, le corps de son père, Servius Tullius, qui venait d'être assassiné, elle ordonna qu'on fît passer le char sur ce corps, pour pouvoir aller se jeter plus vite dans les bras de Tarquin, auteur de l'assassinat. Un empressement si dénaturé et si indigne a couvert son nom d'une honte éternelle ; il a souillé jusqu'à la rue même en la faisant appeler du nom du crime. (An de R. 218.) 2. – Il y a moins d'atrocité dans l'action et le mot de C. Fimbria ; mais, à les considérer l'une et l'autre en eux-mêmes, on y verra le comble de l'impudence cynique. Fimbria avait pris des mesures pour faire égorger Scaevola aux funérailles de C. Marius. Puis, apprenant qu'il s'était remis de sa blessure, il résolut de l'accuser devant le peuple. On lui demanda alors quel mal il pourrait dire d'un homme dont la haute vertu était au-dessus de tout éloge. "Je lui reprocherai, dit-il, de n'avoir pas laissé le poignard entrer plus avant dans son corps." Quelle fureur effrénée ! et quelle douleur elle devait causer à notre malheureuse république. (An de R. 667.) 3. – Cicéron, en plein sénat, disait à Catilina qu'il le tenait encerclé dans un grand incendie. "Je le vois bien, répondit-il, et, si je ne peux l'éteindre avec de l'eau, je l'étoufferai sous des ruines." Qu'est-ce à dire, sinon que, sous l'impulsion de sa mauvaise conscience, ce conspirateur accusé d'avoir préparé un parricide contre la patrie, avait consommé son crime ? 4. – La démence avait troublé aussi l'âme de Magius Chilon, lorsque de sa propre main il arracha à M. Marcellus la vie que César venait de lui conserver. Il était l'ancien ami de sa victime, son compagnon d'armes sous Pompée ; mais il vit avec douleur que César lui préférât quelques-uns de ses amis. Pendant que, de Mitylène où il s'était réfugié, Marcellus revenait à Rome, il le poignarda dans le port d'Athènes et dès ce moment il chercha à immoler celui dont la clémence exaspérait sa rage, traître à l'amitié, destructeur du bienfait d'un dieu, violateur cruel de la promesse faite au nom de la république de rendre la liberté et le bonheur à un illustre citoyen. (An de R. 707.) 5. – Cette barbarie, à laquelle il semble qu'on ne puisse rien ajouter, le cède cependant en atrocité au parricide de C. Toranius. Il était du parti des triumvirs et lorsque son père, citoyen distingué et ancien préteur, eut été proscrit, il indiqua lui-même aux centurions qui le cherchaient le lieu de sa retraite, son âge et les signes distinctifs auxquels on pourrait le reconnaître. Le vieillard, plus préoccupé du salut et de l'avenir de son fils que du reste de jours qu'il avait encore à vivre, leur demanda si celui-ci n'avait pas éprouvé de mal dans la guerre et si les généraux étaient contents de son service. L'un des centurions lui répondit : "C'est celui même pour lequel tu as tant d'affection qui nous a mis sur ta trace ; tu meurs sous nos coups, mais sur les révélations de ton fils." Aussitôt il lui passa son épée au travers du corps et l'infortuné tomba, moins malheureux encore de sa mort même que de savoir son fils instigateur de son assassinat. (An de R. 710.) 6. – L. Villius Annalis eut le même sort atroce. Comme il se rendait au Champ de Mars pour appuyer la candidature de son fils à la questure, il apprit qu'il se trouvait au nombre des proscrits et se réfugia chez un de ses clients. Mais la scélératesse d'un fils dénaturé empêcha qu'il ne fût sauvé par la fidélité de cet ami. Le monstre mit les soldats sur les traces de son père et le jeta dans leurs mains pour le faire massacrer sous ses yeux : doublement parricide, et pour avoir voulu ce forfait et pour s'en être fait le spectateur. (An de R. 710.) 7. – Vettius Salassus, également proscrit, eut aussi une fin bien cruelle. Il se tenait caché et sa femme le livra au fer de ses assassins ; je pourrais dire qu'elle l'égorgea elle-même. Dans quelle mesure en effet un crime est-il atténué, quand on ne s'est abstenu que d'y mettre la main ? (An de R. 710.) 1. – Mais voici une action qu'on peut raconter avec moins d'émotion, parce qu'elle est le fait d'étrangers. Scipion l'Africain donnait un spectacle de gladiateurs dans la Nouvelle Carthage en mémoire de son père et de son oncle. Deux fils d'un roi qui venait de mourir se présentèrent dans l'arène et annoncèrent qu'ils allaient s'y disputer la royauté, afin d'accroître par leur combat l'éclat du spectacle. Scipion leur conseilla de préférer la discussion aux armes pour décider lequel des deux devait régner, et déjà l'aîné se rendait à son avis ; mais le plus jeune confiant en sa force physique persista dans cette folle résolution. La lutte s'étant engagée, il fut condamné par la fortune et paya de sa vie son opiniâtreté. (An de R. 547.) 2. – Mithridate fut bien plus criminel encore. Il fit la guerre, non pas à un frère pour hériter du trône paternel, mais à son père lui-même pour lui ôter le pouvoir. Pour un tel dessein, comment put-il trouver des hommes pour l'aider et comment osa-t-il invoquer le secours des dieux ? Rien ne peut m'étonner davantage. 3. – D'ailleurs pourquoi nous étonner d'un fait semblable, comme s'il était sans exemple parmi ces nations barbares ? Ne sait-on pas que Sariaster conspira avec ses amis contre son père Tigrane, roi d'Arménie ; que tous les conjurés se tirèrent du sang de la main droite et se le firent boire mutuellement ? A peine pourrais-je supporter que ce prince fît un tel pacte avec une cérémonie si sanglante, si c'eût été pour sauver la vie de son père. (Av. J.-C. 65.) 4. – Mais à quoi bon rechercher de tels exemples, pourquoi m'y arrêter, quand je vois tous les forfaits surpassés en horreur par le simple projet d'un seul parricide ? De toute l'impétuosité de mon âme, avec toute la force de l'indignation, je me jette sur le coupable pour le déchirer, mais je me sens plus de zèle que de puissance. Lorsqu'un homme qui a violé toutes les lois de l'amitié s'efforce d'ensevelir le genre humain dans le sang et la mort, qui pourrait trouver des paroles assez énergiques pour l'accabler de toutes les malédictions qu'il mérite ? Monstre plus terrible par ta cruauté que les nations barbares les plus sauvages, aurais-tu pu vraiment saisir les rênes de l'empire romain que notre prince, le père de la patrie, tient dans ses mains pour notre bonheur ? Croyais-tu qu'une fois satisfaits tes voeux insensés, le monde serait resté impassible et calme ? La prise de Rome par les Gaulois, le massacre des trois cents guerriers d'une illustre famille dont le sang a souillé les eaux de la Crémère, la journée de l'Allia, la défaite des Scipions en Espagne, le lac Trasimène, la bataille de Cannes, la Macédoine inondée du sang romain pendant les guerres civiles, voilà les désastres que, en réalisant les projets conçus par ton esprit en délire, tu aurais voulu reproduire et surpasser. Mais les dieux n'ont pas cessé d'être vigilants ; les astres ont continué à faire sentir leur puissance ; les autels, les cérémonies, les temples ont été protégés par la bienveillance des dieux et rien de ce qui devait veiller pour le salut de notre auguste souverain et de la patrie, ne s'est endormi dans l'inaction Mais c'est surtout l'auteur et le gardien de notre sécurité qui, avec une sagesse divine, a su préserver ses inappréciables bienfaits de périr dans l'effondrement de l'univers. Ainsi la paix subsiste, les lois sont en vigueur, la vie privée et la vie publique suivent leur cours sans aucun changement. Quant à celui qui, au mépris des obligations de l'amitié, chercha à bouleverser cet ordre heureux, écrasé avec toute sa race par la puissance du peuple romain, il subit encore aux enfers, si toutefois les enfers ont voulu le recevoir, les châtiments qu'il a mérités. (31 av. J.-C.). Des morts extraordinaires. EXEMPLES
ROMAINS. Le sort de la vie humaine tient plus particulièrement au premier et au dernier jour ; car rien n'importe plus que les présages sous lesquels elle commence et que la manière dont elle finit. Aussi, selon nous, un homme ne peut être appelé heureux que s'il a eu le bonheur de venir au monde dans un instant propice et d'en sortir paisiblement. Dans l'intervalle de ces deux moments extrêmes notre course s'accomplit, selon la direction que lui donne la fortune, tantôt dans l'agitation, tantôt dans le calme. Mais elle n'égale jamais nos espérances, tandis que nos désirs avides en étendent sans cesse le champ et qu'elle se poursuit presque toujours au hasard et sans but. Cependant même à cet espace de temps si court, si l'on en voulait user avec sagesse, on donnerait en quelque sorte une grande étendue en multipliant au delà du nombre des années le nombre des oeuvres. Du reste à quoi sert de jouir d'un long délai, si l'on n'en fait rien d'utile, si l'on demande plutôt à vivre qu'à vivre honorablement. Mais, pour ne pas m'écarter davantage, je vais parler de ceux qui ont été enlevés par une mort extraordinaire. 1. – Tullus Hostilius fut frappé de la foudre et consumé avec toute sa maison. Étrange destinée que la sienne ! Ce prince qui était le plus haut personnage de Rome fut tué au sein même de Rome, sans que ses concitoyens pussent lui rendre les honneurs suprêmes. Le feu céleste le réduisit à trouver à la fois son bûcher et son tombeau dans ses pénates et dans son palais. (An de R. 113.) 2. – On a peine à croire que la joie soit aussi puissante que la foudre pour ôter la vie ; cependant elle a pu produire le même effet. A la nouvelle du désastre de Trasimène, une mère rencontra à la porte même de la ville son fils échappé à la bataille et expira en l'embrassant. Une autre qui sur le faux avis de la mort de son fils se tenait tristement enfermée chez elle, rendit l'âme sitôt qu'elle le vit reparaître. Quels événements extraordinaires ! Ces femmes que la douleur n'avait pu faire mourir, la joie les tua. (An de R. 536.) 3. – J'en suis peu surpris, parce que ce sont des femmes. Mais même chose arriva au consul M. Juventius Thalna qui était le collègue de Tib. Gracchus pendant son second consulat. Il venait de soumettre la Corse et, comme il y faisait un sacrifice, il reçoit une lettre lui annonçant que le sénat avait décrété, en son honneur, des actions de grâce aux dieux. Il la lit attentivement, est pris d'un éblouissement et tombe mort devant le foyer de l'autel. A quoi devons-nous attribuer sa mort, si ce n'est à l'excès de la j oie ? Voilà celui qu'il fallait charger de la destruction de Numance et de Carthage. (An de R. 591.) 4. – Avec plus de force d'âme le général Q. Catulus eut une fin plus tragique. Le sénat l'avait associé à C. Marius dans le triomphe des Cimbres. Par la suite, pour des dissentiments politiques, il reçut du même Marius l'ordre de mourir. Il fit chauffer à grand feu une chambre enduite de chaux vive, s'y enferma et s'y laissa périr. L'affreuse mort à laquelle il fut réduit est la plus grande tâche qui souille la gloire de Marius. (An de R. 666.) 5. – Pendant le même orage politique L. Cornélius Mérula, ancien consul et flamine de Jupiter, ne voulant pas servir de jouet à des vainqueurs insolents, s'ouvrit les veines dans le sanctuaire même du dieu et, par une mort volontaire, échappa à une injonction ignominieuse. L'autel le plus ancien de Rome fut ainsi arrosé du sang de son ministre. (An de R. 666.) 6. – Il y eut aussi beaucoup de résolution et de courage dans la fin de Hérennius Siculus. Il avait été l'aruspice et l'ami de C. Gracchus. Comme sous ce prétexte on le menait en prison, il se brisa la tête contre le jambage de la porte et, sur le seuil même de ce lieu d'opprobre, il tomba et rendit le dernier soupir. Un pas de plus le livrait au supplice, à la hache du bourreau. (An de R. 632.) 7. – Une mort également brusque fut celle de l'ancien préteur C. Licinius Macer, père de Licinius Calvus, qui était accusé de concussion. En attendant que l'on comptât les suffrages, il monta sur la galerie dominant le forum et de là voyant que Cicéron, président du tribunal, quittait sa robe prétexte, il lui envoya dire qu'il mourait prévenu et non pas condamné et qu'ainsi on ne pouvait pas vendre ses biens au profit de l'Etat. Aussitôt il pressa sur sa bouche et sur sa gorge avec un mouchoir qu'il avait par hasard à la main au point de s'ôter la respiration et il prévint par sa mort le châtiment du tribunal. A cette nouvelle Cicéron s'abstint de prononcer la sentence. Ainsi un illustre orateur, grâce à l'étrange mort de son père, fut préservé de la perte de son patrimoine et de la honte d'une condamnation qui eût flétri toute sa famille. (An de R. 687.) 8. – Voila une fin courageuse ; en voici qui prêtent fort à rire. Cornélius Gallus, ancien préteur, et T. Hétérius, chevalier romain, moururent pendant qu'ils se livraient au plaisir de l'amour. Mais pourquoi se moquer des hommes qui ont été victimes, non pas de leur passion, mais de la fragilité de la nature humaine ! Le terme de notre vie dépend d'une foule de causes cachées et on l'impute quelquefois à des circonstances incapables d'un tel effet, parce qu'elles coïncident avec l'instant de la mort plutôt qu'elles ne déterminent la mort même. 1. – Il y a eu aussi chez les étrangers des morts dignes d'une mention. Telle fut particulièrement celle de Coma qui fut, dit-on, le frère du grand chef de brigands Cléon. Lorsque la ville d'Henna que des pillards avaient tenue en leur pouvoir eut été replacée sous le nôtre, ce Coma fut amené devant le consul Rupilius. Tandis qu'on l'interrogeait sur la force et les desseins de ces esclaves fugitifs, comme s'il prenait du temps pour se recueillir, il se couvrit la tête, l'appuya sur ses genoux et comprima tellement sa respiration que, au milieu même des gardes et sous les yeux de l'autorité suprême, il trouva dans le repos de la mort la sécurité qu'il désirait. Que les malheureux, pour qui mieux vaut être mort que vivant, se tourmentent en cherchant dans l'agitation et l'anxiété un moyen de sortir de la vie, qu'ils aiguisent le fer, composent un poison, prennent des noeuds coulants, cherchent d'énormes abîmes, comme s'il fallait de grands apprêts et des efforts extraordinaires pour rompre l'union du corps et de l'âme qui ne tiennent l'un à l'autre que par un faible lien. Coma n'eut recours à aucun de ces moyens ; il se contenta de retenir son souffle dans sa poitrine et trouva ainsi la mort. En vérité, il ne faut pas trop s'attacher à conserver un bien dont la possession est précaire et qu'on a vu se dissiper sous un faible choc, sous un léger souffle d'air. (An de R. 621.) 2. – La fin du poète Eschyle ne fut pas volontaire ; mais elle mérite, par la singularité de l'événement, qu'on en fasse le récit. Étant un jour sorti de la ville qu'il habitait en Sicile, il s'assit dans un lieu exposé au soleil. Un aigle portant une tortue vint à passer au-dessus de lui. Trompé par la blancheur de sa tête qui était chauve, il y laissa tomber la tortue, comme il aurait fait sur une pierre, afin de la briser et d'en manger la chair. Ce coup ôta la vie au poète qui donna le premier à la tragédie une forme plus parfaite. (Av. J.-C. 463.) 3. – C'est aussi à une cause peu ordinaire qu'on attribue la mort d'Homère. On croit qu'il mourut de chagrin, dans l'île d'Ios, pour n'avoir pas pu résoudre une énigme que des pêcheurs lui avaient proposée. 4. – Mais Euripide périt bien plus cruellement. Un soir qu'il quittait la table du roi de Macédoine Archélaüs et qu'il rentrait chez son hôte, il mourut déchiré par dent des chiens : affreuse destinée que ne méritait pas un si grand génie. (Av. J.-C. 407.) 5. – Voici d'autres poètes illustres qui eurent aussi une fin bien indigne de leur caractère et de leurs ouvrages. Sophocle, déjà fort avancé en âge, avait présenté une tragédie au concours de poésie. L'incertitude de la décision le tint longtemps dans l'inquiétude. Enfin il l'emporta d'une voix et la joie qu'il en ressentit fut cause de sa mort. (Av. J.-C. 406.) 6. – Quant à Philémon, c'est l'excès du rire qui le tua. On avait acheté des figues pour lui et on les avait placées sous ses yeux. Voyant qu'un âne les mangeait, il cria à son esclave de le chasser. Mais celui-ci n'arriva que lorsque les figues eurent été toutes mangées. "Puisque tu es venu si lentement, donne maintenant du vin à cet âne." Et cette plaisanterie fut aussitôt suivie d'un accès de rire qui le mit hors d'haleine, si bien que sa gorge affaiblie par l'âge ne put résister à la violence de ses hoquets. (Av. J.-C. 223.) 7. – Pindare au contraire s'endormit dans un gymnase, la tête appuyée sur les genoux d'un jeune homme qu'il aimait tout particulièrement, et l'on ne s'aperçut qu'il avait cessé de vivre que lorsque le chef du gymnase, voulant fermer les portes, tenta vainement de l'éveiller. Les dieux, à mon avis, furent également bienveillants pour lui en lui donnant une si grande facilité pour la poésie et en lui accordant une mort si paisbile. (Av. J.-C. 452.) 8. – J'en dirai autant d'Anacréon. Alors qu'il avait déjà dépassé les limites ordinaires de la vie humaine, il suçait le jus d'un raisin desséché au soleil, pour entretenir en lui un faible reste de forces, une existence chétive. Mais un pépin s'arrêta dans ses voies respiratoires sans pouvoir en sortir et détermina sa mort. Je vais joindre ici deux hommes qui eurent un dessein et une mort semblables. 9. – Milon de Crotone vit sur sa route un chêne entr'ouvert par des coins qu'on y avait enfoncés. Plein de confiance dans sa vigueur, il s'approcha de l'arbre, y introduisit ses deux mains et tenta d'achever de le fendre. Les coins s'étant détachés sous son effort, l'arbre revint à son état naturel, serra les mains de Milon et, malgré toutes ses victoires dans les jeux gymniques, le livra comme une proie à la voracité des bêtes féroces. 10. – Il en est de même de l'athlète Polydamas. Le mauvais temps le força un jour à se réfugier dans un antre. Mais bientôt l'excès et l'impétuosité soudaine de l'eau ébranlèrent tellement la caverne qu'elle commençait à s'écrouler. Tous ceux qui se trouvaient avec lui s'enfuirent pour échapper au danger. Il resta seul, comme dans l'intention de soutenir sur ses épaules la masse entière prête à tomber. Mais, accablé sous un poids qui dépassait les forces humaines, l'asile où il avait cherché un abri contre l'orage devint le tombeau de sa folie. L'exemple de ces deux athlètes peut nous apprendre que l'excès de la force corporelle ne fait qu'affaiblir la vigueur de l'esprit. Il semble que la nature se refuse à nous dispenser ces deux avantages ensemble et que ce soit un bonheur plus qu'humain de posséder à la fois une grande force et une grande sagesse. De l'amour de la vie. EXEMPLES
ROMAINS. Puisque nous avons parlé des morts qui furent l'effet soit du hasard, soit d'un mâle courage, soit même de la témérité, soumettons maintenant au jugement du lecteur celles qu'entachèrent la faiblesse et la lâcheté. La simple comparaison de ces exemples fera voir que, s'il y a plus d'énergie, il y a quelquefois aussi plus de sagesse à chercher la mort qu'à souhaiter de vivre. 1. – M. Aquilius pouvait mourir avec gloire, mais il aima mieux vivre dans la honte, esclave de Mithridate. N'aurait-on pas le droit de dire qu'il méritait le supplice qu'il subit dans le Pont bien plus que le commandement d'une armée romaine, puisqu'en se déshonorant lui-même il s'exposa à déshonorer aussi la république ? (An de R. 665.) 2. – Cn. Carbon est aussi un grand sujet de honte pour notre histoire. Il fut pris en Sicile, pendant son troisième consulat. Comme on le conduisait au supplice par ordre de Pompée, il demanda aux soldats, avec d'humbles prières et des larmes, la permission d'aller satisfaire un besoin avant de mourir. C'était pour prolonger de quelques instants la jouissance d'une vie si misérable ; et il se fit à tel point attendre qu'on lui coupa la tête dans la position et dans l'endroit dégoûtant où il se trouvait. Quand on raconte une telle turpitude, les mots eux-mêmes s'embarrassent sur les lèvres : on n'aime pas passer sous silence une pareille conduite, parce qu'elle ne mérite pas d'être tenue cachée et l'on n'aime pas non plus en parler, parce que les expressions pour la dire sont répugnantes. (An de R. 671.) 3. – Et D. Brutus, de quel opprobre ne paya-t-il point un faible et malheureux instant d'existence ? Lorsqu'il fut entre les mains de Furius qu'Antoine avait envoyé pour le tuer, non seulement il retira la tête de dessous le glaive ; mais, comme on l'invitait à la présenter avec plus de fermeté, il le promit en ces propres termes : "Oui, sur ma vie je vais la livrer." Douloureuse hésitation devant le destin ! serment absurde ! C'est toi, désir immodéré de vivre, c'est toi qui inspires à l'homme un tel délire, en dépassant la mesure indiquée par la saine raison qui prescrit d'aimer la vie, mais de ne pas redouter la mort. (An de R. 710.) 1. – C'est toi aussi qui fis verser des larmes au roi Xerxès sur la jeunesse de l'Asie entière réunie sous les armes, à la pensée que avant cent ans elle aurait toute disparu. Ce prince gémissait en apparence sur le sort des autres, mais en réalité, me semble-t-il, sur son propre sort, montrant par là que la fortune lui avait donné une immense puissance plutôt qu'une grande intelligence. Quel homme en effet, pour peu qu'il soit raisonnable, pourrait pleurer d'être né mortel ? 2. – Je vais maintenant citer ceux qui, par défiance à l'égard de quelques personnes, ont pris pour leur sûreté des précautions extraordinaires ; et je commencerai, non par le plus misérable, mais par celui que, parmi un petit nombre d'heureux, l'on regarde comme le plus heureux. Le roi Masinissa, faute de confiance dans la fidélité des hommes, assurait sa protection en s'entourant d'une garde de chiens. A quoi bon un empire si étendu, un si grand nombre d'enfants, ces liens d'amitié dévouée qui l'unissaient si étroitement au peuple romain, si pour protéger sa vie il ne voyait rien de plus efficace que les aboiements et les morsures des chiens ? 3. – Mais le malheur de ce roi n'approche pas dc celui d'Alexandre le Thessalien, dont le coeur était tourmenté à la fois par l'amour et par la crainte. Il aimait d'un ardent amour son épouse Thébé ; cependant, quand il venait chez elle en quittant la table, il se faisait précéder d'un barbare Thrace tatoué selon la mode de son pays, l'épée nue à la main, et il ne se mettait au lit qu'après l'avoir fait soigneusement visiter par ses gardes. C'est bien un supplice inventé par les dieux en colère, de ne pouvoir maîtriser ni sa passion ni sa crainte. Mais la même femme qui causait cette frayeur y mit aussi un terme : Thébé, irritée des infidélités d'Alexandre, lui ôta la vie. 4. – Voyez Denys, tyran de Syracuse : son histoire n'est qu'un long récit de tourments semblables. Voici comment il passa ses trente-huit années de domination. Il éloigna ses amis et les remplaça par des hommes pris chez les nations les plus farouches et des esclaves très vigoureux choisis dans des maisons de riches pour leur... |
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