VALÈRE MAXIME

ACTIONS ET PAROLES MÉMORABLES

~  Livre VII  ~

( Ier s. apr. J.-C. )

 


 
P. Constant, Valère Maxime, Actions et paroles mémorables, Paris, 1935 ).
 

 
CHAPITRES :  1  2  3  4  5  6  7  8  9
 

CHAPITRE PREMIER.

Du bonheur.
 

Nous avons rapporté beaucoup d'exemples de l'inconstance de la fortune ; mais nous n'en pouvons raconter qu'un très petit nombre de sa faveur persistante. C'est preuve qu'elle se plaît à prodiguer le malheur et qu'elle ne donne le bonheur qu'avec parcimonie. Mais, quand une fois elle s'est imposé d'oublier sa malignité, elle ne se contente pas de combler un homme des plus grands biens, elle lui en assure encore la possession pour toujours.

1. – Voyons donc par quelle suite de bienfaits elle conduisit Q. Métellus au comble du bonheur, sans que sa bienveillance se soit jamais lassée depuis le premier jour de sa vie jusqu'à sa dernière heure. Elle voulut qu'il acquît dans la première ville du monde ; elle le fit sortir d'une très illustre famille ; à ces avantages elle ajouta les plus rares qualités de l'esprit et des forces physiques qui lui permissent de supporter les fatigues ; elle lui donna une épouse aussi remarquable par sa vertu que par sa fécondité ; elle lui accorda l'honneur du consulat, le commandement des armées, la gloire d'un magnifique triomphe ; elle lui procura la satisfaction de voir en même temps trois de ses fils, dont l'un même avait été honoré de la censure et du triomphe, devenus personnages consulaires et un quatrième qui avait exercé la préture, de marier trois filles et presser sur son sein leurs enfants. Tant de naissances, tant de berceaux, tant de toges viriles, tant de torches nuptiales, une telle abondance de dignités, de commandements, en un mot de motifs de joie, et par contre pas un deuil, pas une larme, pas un sujet de tristesse ! Contemplez le ciel : à peine y trouverez-vous un pareil bonheur, puisque nous voyons les plus grands poètes donner aux dieux des afflictions et des douleurs. Cette vie qui s'était écoulée si heureusement eut une fin qui ne la démentit pas : Métellus en effet mourut dans la vieillesse la plus avancée d'une mort douce entre les bras et sous les baisers d'êtres chers et ses fils et ses gendres portèrent son corps sur leurs épaules à travers Rome pour le mettre sur le bûcher. (An de R. 638.)

2. – Voilà un bonheur illustre : en voici un plus obscur mais, au dire d'un dieu, préférable à une vaine gloire. Gygès, que gonflait d'orgueil son royaume de Lydie si riche de soldats et de trésors, était venu interroger Apollon Pythien pour savoir s'il était un mortel plus heureux que lui. Le dieu, répondant du fond de l'antre de son sanctuaire, lui préféra Aglaüs de Psophis. C'était le plus pauvre des Arcadiens ; quoique déjà avancé en âge, il n'était jamais sorti des limites de son petit champ et se contentait des productions de son étroit domaine. C'est bien le vrai bonheur, et non sa simple apparence, qu'Apollon a voulu représenter et définir par la réponse si fine de son oracle. Il répondit donc à ce prince qui se glorifiait sans mesure de l'éclat de sa fortune "qu'il estimait plus une chaumière riante de tranquillité qu'un palais assombri par les soucis et les inquiétudes, quelques parcelles de terre où l'on n'éprouve aucune crainte plus que les fertiles campagnes de la Lydie toujours troublées par des alarmes, une ou deux paires de boeufs faciles à soigner plus qu'une grande quantité de troupes, d'armes et de chevaux, - lourde charge et cause de dépenses ruineuses, - une petite provision de choses indispensables peu sujette à exciter l'envie plus que des trésors exposés à toutes les embûches de la cupidité". C'est ainsi que Gygès, en voulant faire confirmer par le dieu la vaine opinion qu'il avait de lui-même, apprit où réside le bonheur pur et solide.

 
CHAPITRE II.

De la sagesse dans les paroles et dans les actions.

EXEMPLES ROMAINS.
 

Je vais maintenant décrire cette sorte de bonheur qui consiste entièrement en une disposition d'esprit qui ne s'acquiert pas à volonté, mais que la nature donne aux hommes de bon sens et qui se manifeste par des paroles et des actions pleines de sagesse.

1. – Appius Claudius, d'après ce qu'on dit, répétait souvent qu'il valait mieux donner au peuple romain des occupations que des loisirs. Non qu'il ignorât la douceur du repos, mais il avait remarqué que dans les états florissants l'activité pousse à la pratique de la vertu, tandis qu'une vie trop calme amène le relâchement et la mollesse. Il est bien vrai que le travail, malgré ce que ce mot a de déplaisant, a maintenu dans leur pureté les moeurs de notre république ; au contraire le repos, dont le nom est si agréable, les a infectées d'une foule de vices.

2. – Scipion l'Africain déclarait qu'en matière de guerre il est honteux de dire : "Je n'y avais pas songé." Il pensait sans doute que les actions militaires doivent être conduites d'après un plan bien étudié et bien réfléchi. Il avait pleinement raison : une erreur est sans remède dans les entreprises dont on remet l'exécution à la fureur de Mars. Le même général disait encore qu'on ne doit en venir aux mains avec l'ennemi que si les circonstances sont favorables ou si la nécessité le commande. Précepte non moins sage : car laisser passer l'occasion d'obtenir un succès, c'est une insigne folie, et refuser le combat quand on est absolument réduit à l'extrémité de combattre, c'est une lâcheté funeste. Commettre de telles fautes, c'est, dans le premier cas, ne pas savoir mettre à profit les faveurs de la fortune ; dans le second, ne pas savoir faire face à ses coups.

3. – Q. Métellus aussi a exprimé dans le sénat une pensée aussi noble que profonde, quand, après la défaite de Carthage, il déclara qu'' "il ne savait pas si cette victoire n'avait pas fait à la république plus de mal que de bien : en effet, disait-il, si elle avait été avantageuse en ramenant la paix, elle n'avait pas laissé d'être en quelque mesure nuisible en éloignant Hannibal. Car l'arrivée de ce général en Italie avait réveillé la vertu du peuple romain prête à s'assoupir et l'on devait craindre que, délivrée d'un adversaire si actif, elle ne retombât dans le même assoupissement". Ainsi Métellus mettait au même rang parmi les calamités l'incendie des maisons, la dévastation des campagnes, l'épuisement du trésor et le relâchement de notre ancienne énergie. (An de R. 551.)

4. – Que de sagesse montra C. Fimbria, personnage consulaire, par sa conduite dans la circonstance suivante ! M. Lutatius Pinthia, chevalier romain distingué, l'avait pris pour juge d'une contestation où il soutenait contre un adversaire qu'il était homme de bien. Mais Fimbria ne voulut jamais régler ce différend par un arrêt : il craignait de perdre de réputation un citoyen estimé, s'il se prononçait contre lui, ou de répondre de son honnêteté, alors que cette qualité d'honnête homme suppose la réunion de tant de mérites.

5. – Voilà la sagesse qui s'est manifestée au forum. Voici celle qui s'est montrée à l'armée. Le consul Papirius Cursor pendant le siège d'Aquilonie, voulait en venir aux mains avec l'ennemi. Le pullaire, quoique les poulets sacrés ne donnassent aucun signe favorable, ne laissa pas de lui annoncer des auspices tout à fait heureux. Informé de sa tromperie, Papirius n'en considéra pas moins le présage comme bon pour lui-même et pour son armée et engagea le combat. Mais il plaça l'imposteur devant la première ligne, afin que, si les dieux étaient irrités, ils eussent une victime sur qui assouvir leur colère. Par un effet soit du hasard, soit de la providence divine, le premier trait parti de l'armée ennemie vint justement atteindre le pullaire à la poitrine et l'étendit mort sur place. A cette nouvelle, le consul, plein de confiance, attaqua l'ennemi et prit Aquilonie. Telle fut sa promptitude à trouver le moyen par lequel il devait venger l'injure du général, laver l'outrage fait à la religion et enlever la victoire. Il se montra tout à la fois homme sévère, consul religieux, général résolu, en saisissant par une intuition rapide l'étendue des risques, la nature du châtiment mérité, les chances de succès. (An de R. 460.)

6. – Ouvrons maintenant les procès-verbaux des séances du sénat. Lorsqu'il envoya contre Hannibal les consuls Claudius Néron et Livius Salinator, voyant que ces deux hommes égaux en mérite étaient toutefois animés l'un contre l'autre d'une haine violente, il mit un soin extrême à les réconcilier, de peur que du fait de leurs dissentiments particuliers, leur administration ne fût pas suffisamment bienfaisante pour la république. Car si la concorde ne règne pas entre les consuls dans l'exercice de leur pouvoir, chacun d'eux s'attache plus à contrarier l'action de son collègue qu'à développer la sienne. Mais, si leur mésintelligence va jusqu'à la haine implacable, ils en viennent à être l'un pour l'autre des adversaires déclarés plus qu'ils ne le sont tous deux pour l'armée ennemie. (An de R. 546.) Ces deux mêmes rivaux furent poursuivis devant l'assemblée du peuple par le tribun Balbus pour avoir exercé la censure avec trop de rigueur ; mais le sénat, par un décret, les dispensa de se défendre contre cette accusation, en mettant au-dessus de toute crainte et de toute attaque judiciaire une magistrature qui avait pour devoir de demander des comptes aux autres, non d'en rendre elle-même. (An de R. 549.)

7. – Le trait suivant n'est pas un exemple moins frappant de la sagesse du sénat. Il punit de mort le tribun Tibérius Gracchus pour avoir osé publier sa loi agraire. Mais il crut aussi devoir ordonner, en vertu de cette loi du tribun, que des triumvirs fissent au peuple, par lots individuels, une distribution de terres domaniales et cet acte fut excellent. Car le sénat supprima à la fois le promoteur et le prétexte d'une agitation dangereuse. (An de R. 620.)

Quelle prudence ne montra-t-il pas par la suite dans sa politique à l'égard du roi Masinissa ! Il avait reçu de ce prince dans la guerre contre Carthage le concours le plus empressé et le plus sûr ; d'autre part il le voyait assez impatient d'étendre son royaume. Il fit donc voter une loi qui déclarait Masinissa indépendant de l'empire romain. Cette mesure lui permit de conserver l'amitié d'un roi qui avait bien mérité de la république et aussi de fermer sa porte aux Maures, aux Numides et aux autres peuples de ces contrées dont le naturel sauvage ne connaît ni repos, ni respect des traités. (An de R. 602.)

 
EXEMPLES ÉTRANGERS.
 

Le temps manquerait pour raconter tous les beaux traits de notre sagesse nationale. Car c'est moins par la force brutale que par la puissance de l'esprit que notre empire s'est accru et s'est conservé. Passons donc sous silence, sans cesser de les admirer, la plupart des manifestations de la prudence romaine et donnons place ici aux exemples de cette vertu chez les étrangers.

1. – Socrate, qui fut une sorte d'oracle de la sagesse humaine sur la terre, pensait que nous ne devons demander aux dieux rien de plus que de nous accorder ce qui nous est bon, car eux seuls, disait-il, savent ce qui est utile à chacun de nous, tandis que nos voeux ont ordinairement pour objet des choses qu'il vaudrait mieux ne pas obtenir. Et en effet, esprit humain, enveloppé comme tu l'es des plus épaisses ténèbres, sur quel vaste champ d'illusions ne répands-tu pas tes prières aveugles ? Tu désires les richesses qui ont fait tant de victimes ; tu aspires aux honneurs qui ont perdu une foule d'ambitieux ; tu songes même à la royauté que nous voyons bien souvent aboutir à une fin déplorable ; tu te jettes avidement sur de riches mariages qui font parfois, il est vrai, l'illustration des familles, mais qui parfois aussi les ruinent de fond en comble. Cesse donc de convoiter dans ta folie, comme s'ils étaient le comble du bonheur, des objets qui deviendront pour toi une source d'infortune. Abandonne-toi entièrement à la volonté des dieux : car comme ils peuvent dispenser facilement les biens, ils peuvent aussi les choisir les mieux appropriés à nos besoins.

Socrate disait encore que le moyen facile et rapide d'arriver à la gloire était de s'appliquer à se rendre tel qu'on voulait paraître. Par cette maxime il enseignait clairement aux hommes de remplir leur âme de la vertu plutôt que d'en rechercher seulement l'apparence. Une autre fois, comme un jeune homme lui demandait s'il devait prendre femme ou renoncer au mariage, Socrate lui répondit que, quelque parti qu'il prît, il aurait sujet de se repentir. " Ce qui t'attend, lui dit-il, c'est d'un côté l'isolement, l'absence d'enfants, la fin d'une race, un héritier étranger à la famille ; de l'autre, de perpétuels soucis, des plaintes continuelles, une dot reprochée, l'insupportable arrogance des beaux-parents, les jacasseries d'une belle-mère, le séducteur à l'affût de l'adultère, la naissance suspecte des enfants." Il ne voulut pas que, dans une question pleine de difficultés, le jeune homme fît son choix comme pour une partie de plaisir.

Le même Socrate, quand les Athéniens dans leur égarement criminel et funeste l'eurent condamné à mort, reçut le poison de la main du bourreau sans s'émouvoir, sans changer de visage. Au moment où il approchait la coupe de ses lèvres, Xanthippe, sa femme, au milieu des larmes et des gémissements, s'écria qu'il mourait innocent. "Éh quoi ! lui dit-il, as-tu jamais pensé qu'il valait mieux pour moi mourir coupable ?" O profonde sagesse, qui ne se démentit pas même à l'heure de la mort ! (Av. J.-C. 399.)

2. – Que de sagesse encore dans cette pensée de Solon ! "Personne, disait-il, ne doit être appelé heureux tant qu'il vit, parce que nous sommes exposés jusqu'à notre dernier jour aux vicissitudes de la fortune." C'est donc la mort qui confirme pour l'homme le titre d'heureux en le mettant à l'abri des malheurs. Le même Solon, voyant un de ses amis s'abandonner à la tristesse, le mena sur l'Acropole et l'invita à promener ses regards sur les habitations de tous les quartiers situés au-dessous. Dès qu'il vit que c'était chose faite : "Maintenant ajouta-t-il, considère en toi-même combien de douleurs ont habité dans le passé, habitent encore aujourd'hui et habiteront dans les siècles suivants sous ces toits que nous voyons ; et cesse de gémir sur les maux des mortels, comme si tu les endurais tous à toi seul." C'est ainsi qu'en le consolant il lui fit comprendre que les villes ne sont que d'affligeants réceptacles des misères humaines. Solon disait encore que, si tous les hommes avaient réuni leurs maux en un même endroit, chacun préférerait remporter chez soi son propre lot, plutôt que de prendre sa part de la masse commune. Il en concluait qu'on ne doit point considérer les maux que le destin nous inflige comme une calamité exceptionnelle et intolérable. (Av.J.-C. 565)

3. – Priène, patrie de Bias, avait été prise par les ennemis et tous ceux qui avaient pu échapper sains et saufs à la fureur de la guerre, s'enfuyaient chargés de ce qu'ils possédaient de précieux. On demanda à Bias pourquoi il n'emportait rien de ses biens : "Moi, dit-il, je porte tous mes biens avec moi." C'était dans son âme qu'il les portait, non sur ses épaules : trésor invisible pour les yeux, appréciable seulement pour la raison, qui, renfermé dans l'asile de l'esprit, ne peut être détruit ni par la main des hommes, ni par celle des dieux, qui est toujours à notre disposition chez nous et ne nous manque pas non plus dans l'exil. (Av. J.-C. 569.)

4. – Voici une pensée de Platon, concise de forme, mais grosse de sens : "Le monde, déclarait-il, ne sera heureux que lorsque les sages seront rois, ou que les rois seront sages."

5. – Il avait aussi du jugement et de la perspicacité, ce roi qui, avant de placer sur sa tête le diadème qu'on lui présentait, le garda, dit-on, longtemps entre ses mains et dit en le considérant : "O bandeau, insigne de gloire plutôt que de bonheur ! Qui saurait bien tout ce qu'il renferme de soucis, de dangers et de misères, ne voudrait pas même se baisser jusqu'à terre pour le prendre".

6. – Et cette réponse de Xénocrate, combien ne mérite-t-elle pas d'être louée ! Comme il assistait, en gardant lui-même un silence absolu, à une conversation qu'inspirait la médisance, un des interlocuteurs lui demanda pourquoi seul il retenait ainsi sa langue : "C'est, répondit-il, que je me suis repenti quelquefois d'avoir parlé, jamais de m'être tu." (Av. J.-C. 358.)

7. – Aristophane donna aussi un précepte d'une profonde sagesse, lorsque, dans une de ses comédies, il mit en scène Périclès revenant des enfers et lui fit dire d'un ton prophétique a qu'il ne faut pas élever un lion dans une cité, mais qu'une fois qu'il y a grandi, il convient de lui obéir." Il avertissait ainsi de mettre un frein à l'ambition des jeunes gens d'une naissance illustre et d'un génie ardent, mais de ne plus s'opposer à leur élévation au pouvoir, quand on les a laissés se repaître à l'excès de la faveur et de la complaisance publique, parce qu'il est à la fois sot et vain de vouloir comprimer des forces qu'on a soi-même développées.

8. – Il y a aussi un mot admirable de Thalès. On lui demandait si les actions des hommes échappaient à la connaissance des dieux. "Leurs pensées non plus", répondit-il. Aussi faut-il nous appliquer à avoir, je ne dis pas seulement les mains, mais encore le coeur pur, dans la persuasion que la divinité est témoin des mouvements les plus secrets de nos âmes.

9. – La réponse qui suit n'est pas moins sage. Un père qui n'avait qu'une fille demandait à Thémistocle s'il fallait la donner en mariage à un citoyen sans fortune, mais honorable, ou à un homme riche peu estimé. "J'aime mieux, dit Thémistocle, un homme sans argent que de l'argent sans homme." Par cette réponse il avertit ce sot de se préoccuper dans son choix de la personne même du gendre plutôt que de sa fortune. (Av. J.-C. 476.)

10. – Combien est louable la lettre dans laquelle Philippe réprimanda Alexandre d'avoir tenté de se concilier par des largesses l'affection de quelques Macédoniens ! "Mon fils, lui dit-il, pour quelle raison as-tu conçu une espérance si vaine ? As-tu pu croire à la fidélité de ceux dont tu aurais gagné l'amitié à prix d'argent ?" C'est sa tendresse qui suggérait ces conseils au père, mais c'est son expérience qui faisait ainsi parler Philippe, car il avait en grande partie acheté la Grèce plutôt qu'il ne l'avait conquise par la victoire.

11. – Aristote, en envoyant son disciple Callisthène auprès d'Alexandre, lui conseilla de ne s'entretenir avec le prince que très rarement ou de n'employer à son égard que le langage le plus agréable : c'était évidemment pour que son silence le mît auprès d'Alexandre à l'abri de tout danger ou que ses propos lui valussent la faveur du roi. Mais Callisthène reprocha à Alexandre de se plaire, lui Macédonien, à se faire saluer à la manière des Perses et, par affection pour le roi, il s'attacha à le ramener malgré lui aux moeurs macédoniennes : il fut condamné à mort et se repentit, mais trop tard, d'avoir négligé un conseil salutaire. (Av. J.-C. 333.)

Aristote disait encore qu'il ne faut parler de soi ni en bien ni en mal, parce que c'est vanité de se louer soi-même et sottise de se blâmer. Du même philosophe il y a un précepte très utile : c'est de considérer les plaisirs des sens dans le moment qu'ils nous quittent. En les montrant sous ce point de vue il en diminue le charme : car il les présente à nos coeurs las et pleins de regrets de manière à affaiblir en nous le désir de les ressaisir.

12. – Voici une réponse d'Anaxagore qui ne manque pas de sagesse. On lui demandait quel était l'homme qui était heureux." Aucun de ceux, dit-il, que tu crois tels ; mais tu le trouveras dans cette foule que tu crois uniquement composée de malheureux." Ce ne sera pas un homme comblé de richesses et d'honneurs, mais un homme fidèlement et assidûment occupé à cultiver, soit un petit champ, soit une science dont il ne cherche pas à se prévaloir ; le bonheur résidera dans le secret de son âme bien plus qu'il ne se manifestera sur son visage. (Av. J.-C. 500-428.)

13. – Nous avons aussi un mot très judicieux de Démade. Comme les Athéniens refusaient de décerner les honneurs divins à Alexandre, "Prenez garde, leur dit-il qu'en voulant défendre le ciel, vous ne perdiez la terre."

14. – Que de finesse dans cette comparaison que faisait Anacharsis des lois avec les toiles d'araignées ! "Comme celles-ci, disait-il, retiennent les insectes les plus faibles et laissent échapper les plus forts, de même les lois enchaînent les petits et les pauvres et n'arrêtent pas les grands et les riches". (Av. J.-C. 591.)

15. – Rien aussi de plus habile que la conduite d'Agésilas. Ayant découvert pendant la nuit un complot contre le gouvernement de Lacédémone, il abrogea sur-le-champ les lois de Lycurgue qui défendaient d'appliquer la peine de mort sans une condamnation régulière ; mais il les rétablit aussitôt que les coupables eurent été saisis et mis à mort. Par cette mesure il eut en vue à la fois d'empêcher que la répression que réclamait le salut de l'Etat fût contraire aux lois ou qu'elle fût entravée par la légalité. Ainsi, afin de pouvoir exister toujours, les lois cessèrent un moment d'exister. (Av. J.-C. 370.)

16. – Mais peut-être est-ce un conseil d'Hannon qui révèle plus de clairvoyance. Magon annonçait au sénat de Carthage le succès de la bataille de Cannes et, pour preuve d'une victoire si éclatante, il répandait sous les yeux des sénateurs trois boisseaux d'anneaux d'or enlevés à nos concitoyens qui étaient restés sur le champ de bataille. Hannon lui demanda alors si, à la suite d'un si grand désastre, quelque allié des Romains les avait abandonnés. Sur la réponse qu'aucun n'était passé du côté d'Hannibal, il conseilla aussitôt d'envoyer des députés à Rome pour traiter de la paix. Si son avis avait prévalu, Carthage n'aurait été ni vaincue dans la seconde guerre punique, ni détruite dans la troisième. (An de R. 537.)

17. – Les Samnites non plus ne furent pas médiocrement punis pour une erreur semblable : ils avaient en effet négligé le salutaire avis de Hérennius Pontius. Cet homme d'une intelligence et d'une autorité supérieures avait été consulté par l'armée et le général qui était son propre fils, sur la manière dont on devait traiter les légions romaines enfermées dans les défilés des Fourches Caudines. "Les laisser partir, répondit-il, sans leur faire aucun mal." Le lendemain, comme on lui fit la même question : " Il faut, dit-il, les détruire." Il voulait ou acheter l'amitié des ennemis par un acte d'une grande générosité ou anéantir leurs forces en leur faisant subir les pertes les plus dures. Mais les vainqueurs, rejetant avec une aveugle témérité deux conseils également utiles, firent passer les légions romaines sous le joug et par là excitèrent en elles le désir de les détruire à leur tour

18. – A ces nombreux et grands exemples de sagesse j'en ajouterai un moins important. Quand les Crétois veulent proférer contre leurs ennemis les plus détestés la plus cruelle des imprécations, ils leur souhaitent de se laisser entraîner par quelque passion malheureuse et dans ce souhait en apparence plein de modération ils trouvent la satisfaction la plus sûre de leur soif de vengeance. Car désirer en vain et s'obstiner toujours dans ce désir, c'est une douceur voisine de la mort.


CHAPITRE III.

De la finesse dans les paroles et dans les actions.

EXEMPLES ROMAINS.
 

Il est une autre sorte d'actions et de paroles qui dérive directement de la sagesse et prend le nom de finesse. Elle n'atteint son but qu'avec l'aide de la ruse et elle marche à la gloire par des sentiers cachés plutôt qu'à découvert.

1. – Sous le règne de Servius Tullius, un chef de famille du pays des Sabins vit naître chez lui une génisse d'une taille extraordinaire et d'une rare beauté. Les plus habiles interprètes des oracles expliquèrent à quelle fin les dieux l'avaient fait naître : quiconque, disaient-ils, l'aurait immolée à Diane du mont Aventin, obtiendrait pour sa patrie l'empire de l'univers. Joyeux de cette prédiction, le maître de la génisse s'empressa de la conduire à Rome et de l'amener devant l'autel de Diane sur le mont Aventin, dans le dessein de la sacrifier et d'assurer aux Sabins le gouvernement du monde. Informé de son projet, le prêtre du temple inspira des scrupules à l'étranger pour le détourner de frapper sa victime avant de s'être purifié dans l'eau du fleuve voisin. Mais, tandis que le Sabin descendait vers le lit du Tibre, il immola lui-même la génisse et, s'appropriant ainsi par dévouement patriotique le profit du sacrifice, rendit notre ville maîtresse de tant de cités et de tant de nations.

2. – Dans ce genre de finesse, il faut citer avant tous Junius Brutus. Il voyait que le roi Tarquin, son oncle maternel, s'appliquait à détruire toute supériorité naturelle ; son frère même, entre autres victimes, avait été tué pour avoir eu trop de vivacité d'esprit. Il feignit alors d'être stupide et par cette ruse il mit à couvert ses grandes qualités. Il alla à Delphes avec les fils de Tarquin que ce prince avait envoyés pour faire à Apollon Pythien des présents et des sacrifices et il porta au dieu à titre d'offrande un bâton creux qu'il avait secrètement rempli d'or, parce qu'il craignait qu'il n'y eût pour lui du danger à honorer ouvertement la divinité par des offrandes. Ensuite, après avoir exécuté les instructions de leur père, les jeunes princes demandèrent à Apollon qui d'entre eux lui semblait devoir régner à Rome. "Le pouvoir suprême à Rome appartiendra, répondit le dieu, à celui qui, le premier de tous, aura donné un baiser à sa mère. "Alors Brutus, comme s'il avait glissé par hasard, se laissa tomber à dessein et baisa la terre, dans la pensée qu'elle était la mère commune de tous les hommes. Ce baiser si ingénieusement donné à la terre valut à la ville de Rome la liberté, à Brutus la première place dans les fastes consulaires. (An de R. 240.)

3. – Le premier Scipion employa aussi le secours de la ruse. Au moment de passer de la Sicile en Afrique, il voulut former un corps de trois cents cavaliers avec les plus braves soldats de l'infanterie romaine ; mais, ne pouvant les équiper si vite, il obtint par adresse ce que le manque de temps ne lui permettait pas de se procurer. Il avait auprès de lui des jeunes gens qui appartenaient aux plus nobles et aux plus riches familles de toute la Sicile, mais qui étaient peu aguerris. Il ordonna à trois cents d'entre eux de se pourvoir dans le plus bref délai de belles armes et de bons chevaux, comme pour les emmener tout de suite avec lui au siège de Carthage. Ils obéirent promptement, mais non sans inquiétude en songeant aux dangers d'une guerre lointaine. Alors Scipion leur déclara qu'il les dispensait de cette expédition, s'ils voulaient donner leurs armes et leurs chevaux à ses soldats. Cette jeunesse timide et peu guerrière saisit cette offre avidement et s'empressa de livrer à nos soldats tout son équipement. Ainsi, grâce à l'habileté du général, le service dont un ordre pressant aurait fait pour les Siciliens une obligation pénible, fut pour eux l'occasion d'un bienfait signalé parce que, après leur avoir laissé appréhender de faire campagne, il les libéra de cette crainte. (An de R. 648).

4. – Le trait suivant ne saurait être raconté sans être blâmé. Q. Fabius Labéon avait été choisi par le sénat comme arbitre pour fixer les limites entre les territoires de Nole et de Naples. S'étant rendu sur les lieux, il invita séparément les uns et les autres à mettre de côté tout sentiment d'ambition, à se retirer en deçà de la ligne contestée plutôt que de passer au delà. Les deux parties, à l'instigation de l'arbitre, s'étant retirées, il resta entre les deux frontières un espace de terrain libre. Labéon fixa ensuite les limites comme ils les avaient eux-mêmes pour ainsi dire tracées et adjugea tout le surplus du terrain au peuple romain. Quoique victimes de cette ruse, les habitants de Nole et de Naples ne purent pas se plaindre, puisque la décision avait été prononcée conformément à leurs propres indications ; toutefois c'est par un artifice immoral que les redevances de ce nouveau territoire furent acquises à Rome. (An de R. 569.)

Le même Labéon, raconte-t-on, après avoir vaincu Antiochus, devait, en vertu du traité conclu avec lui, recevoir la moitié de ses vaisseaux : il les fit tous couper en deux afin de priver le roi de toute sa flotte. (An de R. 564.)

5. – Quant à l'orateur M. Antoine, il faut s'abstenir à son égard de reproches sévères. Il disait qu'il n'avait écrit aucun de ses plaidoyers, afin que, si quelque moyen de défense employé dans une affaire antérieure était de nature à nuire à quelqu'un qu'il aurait à défendre dans la suite, il pût toujours le désavouer : dans cette conduite qu'on à peine à tenir pour honnête, il obéissait à un mobile excusable. C'est en effet pour sauver la vie à ses clients dans des procès criminels qu'il était prêt non seulement à mettre en jeu toute son éloquence, mais encore à s'affranchir de toute pudeur.

6. – Sertorius que la nature avait doté généreusement et dans une égale mesure de la force du corps et des ressources de l'esprit, se vit réduit par la proscription de Sylla à se faire chef des Lusitaniens. Comme il ne pouvait les déterminer par ses paroles à ne pas engager de combat contre toute l'armée romaine, il sut les amener à son avis par un adroit expédient. Il fit venir en leur présence deux chevaux, l'un très vigoureux, l'autre exténué ; il commanda ensuite à un faible vieillard de détacher un à un les crins de la queue du premier et à un jeune homme d'une force rare d'arracher d'un seul coup toute la queue du second.

L'on obéit à cet ordre. Mais, tandis que le bras du jeune homme se fatiguait dans des efforts sans résultat, la main du vieillard affaiblie par l'âge vint à bout de sa tâche. Comme l'assemblée des barbares désirait savoir où Sertorius en voulait venir, il leur expliqua que l'armée romaine était comme la queue du cheval, qu'on pouvait en détruire des portions par des attaques partielles, mais qu'en s'efforçant de l'abattre toute à la fois, on lui livrerait la victoire plutôt que de la lui arracher. Ainsi une nation barbare, rude, difficile à gouverner et courant d'elle-même à sa perte comprit par les yeux l'intérêt d'un conseil que ses oreilles avaient dédaigneusement rejeté. (An de R. 675.)

7. – Fabius Maximus pour qui c'était vaincre que de refuser le combat, avait dans son armée un fantassin de Nole, d'une bravoure remarquable, mais d'une fidélité suspecte et un cavalier lucanien, d'un dévouement toujours prêt, mais éperdument amoureux d'une courtisane. Aimant mieux en faire deux bons soldats que de sévir contre l'un et l'autre, il ne laissa pas voir au premier ses soupçons et à l'égard de l'autre il fit fléchir un peu les règles de la discipline. A force de louer le premier sans réserve et publiquement et de le combler de distinctions, il détacha son coeur du parti des Carthaginois et l'amena à celui des Romains. Quant au second, il lui laissa secrètement racheter sa maîtresse et en fit un éclaireur tout dévoué au service de l'armée romaine (An de R. 537 et 544.)

8. – Je vais passer maintenant à ceux qui ont eu recours à la ruse pour sauver leur vie. M. Volusius, édile plébéien, qui était proscrit, prit le costume des prêtres d'Isis, s'en alla en demandant l'aumône dans les rues et sur les routes sans se laisser reconnaître par ceux qu'il rencontrait et, à la faveur de ce déguisement, parvint au camp de M. Brutus. Peut-on voir un malheur plus déplorable que celui d'un magistrat du peuple romain réduit à rejeter les marques distinctives de sa dignité et à se cacher sous des apparences empruntées à une religion étrangère pour pouvoir traverser Rome ? Il fallait que les proscrits eussent un bien vif désir de sauver leur vie pour se résigner à l'emploi de tels moyens et que les proscripteurs voulussent avec ardeur la mort de leurs semblables pour les contraindre à de telles extrémités. (An de R. 710.)

9. – Il y a quelque chose d'un peu plus brillant dans le moyen auquel, en un pareil danger, Sentius Saturninus Vétulion eut recours pour se tirer d'une situation désespérée. Il avait appris que son nom avait été mis par les triumvirs sur la liste des proscrits. Aussitôt il s'appropria les signes distinctifs de la préture et, précédé d'esclaves vêtus à la manière des licteurs, des appariteurs et des esclaves publics, partout il saisit les voitures qu'il trouva, accapara les logements, fit écarter tout le monde sur son passage et, par une si audacieuse usurpation du pouvoir, il mit sur les yeux de ses ennemis comme un voile d'épaisses ténèbres en plein jour. Il fit plus : arrivé à Pouzzoles, comme s'il avait une mission officielle, il requit des vaisseaux avec la plus grande audace et parvint en Sicile, alors l'asile assuré des proscrits. (An de R. 710.)

10. – A ces exemples j'en ajouterai un autre d'un caractère assez léger, avant de passer aux exemples étrangers. Un père qui aimait tendrement son fils le voyait brûlé d'une flamme coupable et dangereuse. Voulant le détourner de cette passion insensée, il combina l'indulgence paternelle avec un expédient salutaire. Il le pria de n'aller trouver la personne qu'il aimait qu'après s'être livré au plaisir avec celles qui étaient d'un commerce facile et permis. Le jeune homme déféra à cette prière et, la satiété née des jouissances déréglées amortissant en lui l'ardeur d'un amour déplorable, il n'apportait à cette liaison condamnée par la loi que des désirs plus rassis et plus calmes et finit peu à peu par y renoncer.

 
EXEMPLES ÉTRANGERS.
 

1. – Alexandre, roi de Macédoine, avait reçu d'un oracle le conseil de mettre à mort le premier qui se présenterait à lui, quand il aurait franchi la porte du temple. Ce fut un homme conduisant un âne qui se trouva le premier devant lui et le roi donna aussitôt l'ordre de le mener à la mort. Celui-ci demanda pourquoi, alors qu'il était innocent et inoffensif, il était condamné à la peine capitale. Comme Alexandre, pour excuser cette mesure, lui citait la réponse de l'oracle : "S'il en est ainsi, roi, dit-il, ce n'est pas moi que le sort a désigné pour ce supplice ; c'est mon âne que je poussais devant moi qui s'est porté le premier à ta rencontre." Alexandre fut charmé d'entendre de la bouche de cet homme une répartie si ingénieuse et d'être lui-même tiré d'erreur et saisit avec empressement l'occasion de satisfaire l'oracle au prix d'une victime bien inférieure. Si habile qu'ait été cet ânier, l'écuyer d'un autre roi ne le fut pas moins.

2. – Après avoir anéanti la honteuse domination des mages avec l'aide de six associés de haut rang comme lui, Darius convint avec eux qu'ils se rendraient à cheval, au lever du soleil, dans un lieu déterminé et que celui-là serait roi dont le cheval hennirait le premier. Mais, tandis que les compétiteurs à une récompense de si haut prix attendaient la faveur du sort, seul Darius, grâce à un artifice d'OEbarès, son écuyer, vit son souhait se réaliser. Celui-ci, qui avait touché les parties sexuelles d'une cavale, dès l'arrivée au lieu convenu, approcha sa main des naseaux du cheval qui, excité par l'odeur, fit entendre le premier un hennissement. A ce cri, les six autres prétendants au souverain pouvoir descendirent de cheval et se prosternant, à la manière des Perses, saluèrent Darius roi. Voilà un bien grand empire enlevé par un bien petit tour d'adresse l

3. – Bias, dont la sagesse est plus durable sur la terre que ne fut Priène sa patrie, - puisque l'une vit toujours et que l'autre, presque anéantie, n'a laissé que des vestiges - Bias disait que, dans la pratique de l'amitié, il faut se comporter de manière à ne pas perdre de vue qu'elle peut se changer un jour en une haine implacable. Ce principe, à première vue, pourrait sembler peut-être trop prudent et contraire à la franchise qui est le principal charme des relations amicales ; mais, quand on y aura réfléchi plus profondément, on le trouvera fort utile. (Av. J.-C. 593.)

4. – Le salut de la ville de Lampsaque s'obtint au prix d'une simple ruse. Alexandre était animé du plus vif désir de la détruire, lorsqu'il vit Anaximène, son ancien précepteur, venir de la ville à sa rencontre et, comme il lui apparut que celui-ci venait arrêter par ses prières l'effet de sa colère, il jura de ne point faire ce qu'il lui demanderait. "Ce que je te demande, dit alors Anaximène, c'est de renverser Lampsaque." Cette ingénieuse présence d'esprit sauva cette cité qu'illustrait une vieille gloire, de la destruction à laquelle elle était vouée.

5. – C'est aussi par une ruse que Démosthène apporta un secours merveilleux à une pauvre vieille femme qui avait reçu en dépôt une somme d'argent de deux étrangers, à condition de la rendre à tous les deux ensemble. L'un d'eux revint quelque temps après, couvert de haillons sous prétexte de la mort de son compagnon et, trompant ainsi cette femme, lui enleva tout l'argent. L'autre se présenta ensuite et lui réclama le dépôt. Cette malheureuse était bien embarrassée et, se trouvant sans argent et sans moyen de se justifier, elle pensait déjà à se pendre. Mais heureusement Démosthène lui prêta l'appui de son habileté d'avocat. "Cette femme, dit-il en commençant son plaidoyer, est prête à tenir son engagement relatif à ce dépôt ; mais, si tu n'amènes pas ton compagnon, elle ne saurait le faire : car, comme tu le proclames toi-même, la convention faite est de ne verser l'argent à l'un qu'en présence de l'autre." (Av. J.-C. 345.)

6. – Le trait suivant ne révèle pas non plus une médiocre habileté. Un Athénien, détesté de tout le peuple, devait se défendre devant lui contre une accusation capitale. Tout à coup il se mit à briguer la plus haute magistrature ; non qu'il espérât l'obtenir, mais il voulait que la colère populaire, ordinairement si violente dans son premier accès, eût l'occasion de s'amortir. Cet expédient si adroit ne trompa point son attente. En effet après avoir été pendant les comices en butte aux cris hostiles et aux sifflets de toute l'assemblée, il eut encore à subir dans ses prétentions aux honneurs l'humiliation d'un échec ; mais bientôt après, quand il fut question de sa vie, la même multitude ne lui témoigna plus par ses suffrages qu'une extrême indulgence. S'il était venu risquer sa tête devant elle, lorsqu'elle ne respirait encore que la vengeance, toutes les oreilles fermées par la haine se seraient refusées à rien entendre de sa défense.

7. – Cet artifice a beaucoup de rapport avec la ruse que je vais raconter. Le premier Hannibal, vaincu dans un combat naval par le consul Duilius et n'osant pas s'exposer aux sanctions encourues pour la perte de la flotte, sut avec une grande habileté éviter une disgrâce. Après cette bataille malheureuse, avant que la nouvelle du désastre pût parvenir à Carthage, il se hâta d'y envoyer un de ses amis avec une mission bien définie et une leçon apprise. Celui-ci, introduit devant le sénat de Carthage : "Hannibal, dit-il, veut vous consulter : comme le général romain est arrivé avec des forces navales considérables, il vous demande s’il faut lui livrer bataille." Le sénat s'écria unanimement "qu'il fallait le faire sans aucun doute." "Eh bien, dit l'envoyé, il a livré bataille et il a été vaincu." De cette manière il ne laissa pas aux sénateurs le moyen de condamner une action qu'ils avaient eux-mêmes jugée nécessaire. (An de R. 493.)

8. – Avec la même adresse l'autre Hannibal, voyant Fabius Maximus se jouer de la force invincible de ses armes par de salutaires lenteurs, voulut salir sa réputation du soupçon de chercher à prolonger la guerre. Tandis qu'il saccageait l'Italie entière par le fer et la flamme, il ne laissa à l'abri de ces dévastations que la terre de Fabius. Cette perfide apparence de faveur marquée aurait pu avoir quelque succès, si les Romains n'avaient parfaitement connu et l'amour de Fabius pour son pays et le caractère rusé d'Hannibal. (An de R. 536.)

9. – Ce fut aussi grâce à leur fin bon sens que les Tusculans assurèrent leur salut. Ils avaient mérité par de fréquentes révoltes que Rome prît le parti de raser leur ville et, pour exécuter cette résolution, Camille, le plus grand de nos généraux, était arrivé chez eux à la tête d'une puissante armée. Les Tusculans allèrent tous ensemble à sa rencontre en toge, lui fournirent des vivres et lui rendirent avec l'obligeance la plus empressée tous les autres devoirs que comporte le temps de paix. Ils le laissèrent même entrer en armes dans l'enceinte de leurs murailles sans changer de visage, ni d'attitude. Par cette assurance et ce calme ils parvinrent à obtenir non seulement l'amitié du peuple romain, mais encore la pleine jouissance du droit de cité. Ils se montrèrent dans leur bonhomie véritablement bien avisés : car ils avaient bien senti qu'il valait mieux dissimuler leur crainte sous les dehors de l'obligeance que de chercher une protection dans la force des armes. (An de R. 373.)

10. – Par contre l'expédient employé par Tullus, général des Volsques, est purement odieux. Il brûlait du plus vif désir de faire la guerre aux Romains ; mais il voyait ses concitoyens découragés par plusieurs défaites et, pour cette raison, plus disposés à la paix. Il employa donc un moyen perfide pour les amener où il voulait. Une foule de Volsques étant venue à Rome pour assister aux jeux publics, il alla dire aux consuls qu'il appréhendait de cette multitude quelque acte soudain d'hostilité et les invita à se tenir sur leurs gardes. Aussitôt après il sortit lui-même de Rome. Les consuls firent leur rapport au sénat. Celui-ci, bien qu'il n'eût aucune raison de se méfier, fut néanmoins ébranlé par l'autorité d'un personnage tel que Tullus et décida que les Volsques devraient quitter Rome avant la nuit. Telle fut l'irritation que leur causa cet affront qu'ils se laissèrent facilement entraîner à un soulèvement. Ainsi par un mensonge dissimulé sous l'apparence d'intentions amicales, un chef astucieux trompa deux peuples à la fois, dans le dessein de pousser les Romains à offenser des hommes irréprochables et d'exciter la colère des Volsques contre une nation dupe elle-même d'un artifice. (An de R. 264.)

 
CHAPITRE IV.

Des stratagèmes.

EXEMPLES ROMAINS.
 

Mais voici maintenant une ruse d'une qualité supérieure et absolument irréprochable : ses effets, faute d'un mot latin parfaitement adéquat, s'expriment au moyen du mot grec stratagème.

1. – Tullus Hostilius avait attaqué avec toutes ses forces la ville de Fidènes qui par ses fréquentes révoltes ne permit pas à notre empire naissant de connaître le repos, qui entretint la valeur romaine en lui donnant l'occasion de trophées et de triomphes remportés sur les frontières et nous apprit ainsi à étendre nos ambitions au delà. Le chef des Albains Mettius Fufétius qui avait toujours été un allié d'une fidélité douteuse et suspecte révéla tout à coup sa perfidie en pleine bataille. Laissant à découvert le flanc de l'armée romaine, il alla se poster sur une hauteur voisine pour se faire, d'auxiliaire, simple spectateur du combat, avec l'intention de se jeter sur nous, si nous étions vaincus, ou encore, si nous étions victorieux, de nous attaquer en profitant de notre fatigue. Nul doute que cette défection ne fût de nature à affaiblir le courage de nos soldats, puisqu'ils se voyaient dans le même temps aux prises avec l'ennemi et abandonnés par les troupes alliées. Aussi Tullus eut soin de prévenir cette impression déprimante. Il lança son cheval au galop et parcourut tous les groupes de combattants en criant que c'était par son ordre que Mettius s'était retiré et que, à un signe de lui, ce chef fondrait sur les derrières des Fidénates. Grâce à cet expédient que lui avait suggéré son expérience de chef, il fit succéder la confiance à la crainte et bannissant du coeur de ses soldats l'inquiétude, il les remplit d'ardeur. (An de R. 90.)

2. – Ne laissons pas tout de suite l'histoire de nos rois. Sextus Tarquin, fils de Tarquin le Superbe, irrité de voir que les troupes de son père ne pouvaient pas prendre Gabies, imagina un moyen plus puissant que les armes pour ravir cette place à l'ennemi et l'ajouter à l'empire romain. Il se rendit tout à coup chez les Gabiens, comme pour se dérober à la cruauté de son père, avec les marques de coups qu'il s'était lui-même donnés à dessein. Peu à peu, par des caresses étudiées et trompeuses, il gagna l'amitié de tous les Gabiens en vue de s'assurer une très grande autorité parmi eux. Il envoya alors son confident à son père pour lui faire savoir comment il tenait tout en son pouvoir et lui demander ce qu'il fallait faire. L'astuce du vieillard répondit à la ruse du jeune homme. En effet, heureux de cette bonne nouvelle, mais ne se fiant guère à la fidélité du messager, Tarquin, sans rien répondre, le prit à part dans un jardin et abattit devant lui avec un bâton les têtes de pavots les plus grosses et les plus élevées. Informé du silence et de l'action de son père, Sextus comprit la raison de ce silence et le sens des cette action. Il ne lui échappa point que Tarquin lui prescrivait d'écarter par l'exil ou de supprimer par la mort les premiers citoyens de Gabies. Ainsi, après avoir privé cette cité de ses meilleurs défenseurs, il la livra à son père, pour ainsi dire, pieds et poings liés.

3. – Voici encore une occasion où nos ancêtres surent trouver un expédient habile et d'un effet heureux. Les Gaulois, après la prise de Rome, assiégeaient le Capitole et se rendaient compte qu'ils ne pouvaient espérer de s'en emparer qu'en réduisant les assiégés par la famine ; mais les Romains, par un stratagème des plus adroits, ôtèrent aux vainqueurs le seul espoir qui pût les exciter à poursuivre leur entreprise. Ils se mirent en effet à jeter des pains de différents points de la muraille. A cette vue grand fut l'étonnement des Gaulois et, croyant que les nôtres avaient encore une énorme quantité de blé, ils se déterminèrent à traiter de la levée du siège. Sans doute Jupiter eut alors pitié de la valeur romaine en la voyant emprunter le secours de l'astuce et, dans une extrême disette de vivres, sacrifier ses dernières ressources contre la disette : aussi donna-t-il un heureux succès à un expédient qui, pour être ingénieux, n'en était pas moins plein de dangers. (An de R. 363.)

4. – Dans la suite Jupiter seconda encore de sa bienveillance les sages mesures conçues par d'éminents généraux romains. Tandis qu'Hannibal saccageait une extrémité de l'Italie, Hasdrubal avait envahi l'autre. On voulait empêcher que les armées des deux frères ne pussent, après leur jonction, accabler d'un poids irrésistible nos forces épuisées : c'est à quoi réussirent Claudius Néron par une résolution énergique, Livius Salinator par une admirable habileté. Néron contenait Hannibal dans la Lucanie. Il eut l'adresse, comme l'exigeait le plan de ses opérations, de lui faire croire qu'il était toujours présent et, franchissant une longue distance avec une étonnante célérité, il alla porter secours à son collègue. Salinator, qui devait livrer bataille le lendemain près du Métaure, rivière d'Ombrie, reçut Néron la nuit en grand secret. Il fit loger les tribuns avec les tribuns, les centurions avec les centurions, les cavaliers avec les cavaliers, les fantassins avec les fantassins et, sans aucun tumulte, introduisit une seconde armée dans un espace à peine suffisant pour une seule. Aussi Hasdrubal ne sut qu'il avait eu affaire à deux consuls qu'en succombant sous leurs efforts réunis. Ainsi cette astuce carthaginoise, si fâcheusement célèbre dans tout l'univers, fut cette fois dupe de l'habileté romaine et laissa tomber Hannibal dans les pièges de Néron et Hasdrubal dans ceux de Salinator. (An de R. 546.)

5. – Q. Métellus mérite aussi d'être cité pour les ressources de son esprit. Il faisait la guerre en Espagne contre les Celtibères en qualité de proconsul. Voyant qu'il ne pouvait prendre par la force la ville de Contrebie, capitale de cette nation, il chercha un expédient dans de longues et sérieuses réflexions et trouva un moyen pour arriver à son but. Il se déplaçait par des marches forcées, se portait dans différentes directions, tantôt se retranchait sur des hauteurs, bientôt après allait se poster sur d'autres en laissant ignorer à tous les siens aussi bien qu'à l'ennemi le motif de ces mouvements imprévus et subits. Un de ses intimes amis lui demanda pourquoi ses opérations étaient si dispersées et son plan de campagne si incertain. "Ne cherche pas, dit-il, à le savoir. Car si je viens à m'apercevoir que le dedans de ma tunique a connaissance de mon projet, je la ferai brûler aussitôt." Où aboutirent donc toutes ces feintes ? et quel en fut le résultat ? Quand il eut mis ses troupes dans l'impossibilité de rien savoir et qu'il eut donné le change à toute la Celtibérie, un jour qu'il était parti dans une tout autre direction, brusquement il se replia sur Contrebie, la surprit et l'accabla comme d'un coup de foudre. Ainsi donc, si Métellus ne s'était pas astreint à combiner des ruses, il lui aurait fallu demeurer sous les armes devant les murs de Contrebie jusqu'à l'extrême vieillesse. (An de R. 611.)

 
EXEMPLES ETRANGERS.
 

1. – Agathocle, roi de Syracuse, associa l'audace à la ruse. Voyant les Carthaginois déjà maîtres en grande partie de sa ville, il fit passer son armée en Afrique, afin de repousser la terreur par la terreur, la force par la force ; et cette diversion ne fut pas sans effet. Son arrivée soudaine épouvanta si vivement les Carthaginois qu'ils s'empressèrent d'acheter leur propre salut au prix du salut de l'ennemi et de faire un traité ayant pour objet de délivrer à la fois l'Afrique de l'armée sicilienne et la Sicile de l'armée carthaginoise. Agathocle se fût-il obstiné à défendre les murs de Syracuse, la Sicile aurait été accablée de toutes les calamités de la guerre, tandis qu'il aurait laissé Carthage jouir tranquillement des avantages de la paix. Mais en portant chez les autres les maux qu'il subissait, en s'attaquant aux biens de l'ennemi au lieu de défendre les siens, il retrouva son royaume d'autant plus en sûreté qu'il l'avait abandonné avec plus de décision. (Av. J.-C. 296.)

2. – Et Hannibal à Cannes, n'est-ce pas en enveloppant l'armée romaine d'une multitude de pièges, avant d'en venir aux mains, qu'il l'a amenée à ce désastre si déplorable ? Tout d'abord il fit en sorte qu'elle reçût en face le soleil et la poussière que le vent soulève ordinairement en abondance dans cette région. Ensuite il donna ordre à une partie de ses troupes de simuler une fuite au milieu de l'action et, comme une légion romaine poursuivait ce corps séparé du reste de l'armée, il la fit massacrer par les soldats qu'il avait postés en embuscade. Enfin, suivant ses instructions, quatre cents cavaliers feignirent de déserter et vinrent trouver le consul. Selon la règle appliquée aux transfuges, on leur fit déposer les armes et on les mit à l'écart sur les dernières lignes ; mais, tirant des épées qu'ils avaient cachées entre la tunique et la cuirasse, ils coupèrent le jarret aux soldats romains occupés à combattre. Telle fut la bravoure punique, tout armée de ruses, de piégés et de fourberies ; mais rien ne peut mieux excuser la valeur romaine d'avoir été victime d'un guet-apens : nous fûmes trompés plutôt que vaincus. (An de R. 537.)

 
CHAPITRE V.

Des échecs.
 

Le tableau de ce qui se passe au Champ de Mars pourra instruire utilement ceux qui entrent dans la carrière de l'ambition à supporter avec courage les résultats malheureux des élections ; car ayant devant les yeux les échecs subis par d'illustres personnages, ils solliciteront les honneurs, sinon avec moins d'espérance, du moins avec plus de sagesse et de prudence. Ils se rappelleront qu'il n'est pas défendu au peuple de refuser une faveur à un citoyen, puisque souvent des citoyens se sont cru permis de lutter tout seuls contre la volonté de tous. Ils apprendront en outre qu'il faut acquérir par la patience ce qu'on n'a pu obtenir par son crédit personnel.

1. – Q. Fabius Maximus qui donnait un repas au peuple en mémoire de Scipion l'Africain, son oncle, avait prié Q. Aelius Tubéron de préparer la salle du festin. Celui-ci fit couvrir de peaux de bouc de petits lits carthaginois et, au lieu d'argenterie, fit mettre sur les tables de la vaisselle de Samos. L'inélégance de ces apprêts choqua tellement la multitude que, malgré sa réputation d'homme distingué et, quoique aux élections pour la préture il se fût présenté au Champ de Mars en se recommandant de Paul Emile, son aïeul, et du second Scipion l'Africain, son oncle, il n'en rapporta que la honte d'un échec. Autant dans la vie privée on estima toujours la simplicité, autant dans la vie publique on eut toujours le plus grand souci de la magnificence. Aussi la ville au lieu de ne considérer que le petit nombre de convives admis à ce repas, crut se voir tout entière sur ces misérables peaux de bouc et se vengea de ce banquet humiliant en refusant ses suffrages. (An de R. 624.)

2. – P. Scipion Nasica, qui fut l'honneur des magistratures romaines, qui, étant consul, déclara la guerre à Jugurtha, qui de ses mains sans taches reçut la Mère des dieux, la déesse de l'Ida, quittant son séjour de Phrygie pour venir sur nos autels et dans nos demeures, qui par la seule force de son autorité morale étouffa plusieurs séditions dangereuses, que le sénat se fit gloire d'avoir pour chef pendant plusieurs années, Nasica, dis-je, très jeune encore, briguait l'édilité curule. Il prit et serra fortement, selon l'usage des candidats, la main d'un citoyen, une main endurcie par le travail de la campagne et, pour plaisanter, lui demanda s'il avait l'habitude de marcher sur les mains. Ce mot, entendu de ceux qui se trouvaient autour de lui, se répandit dans le peuple et causa l'échec de Scipion. Toutes les tribus rurales, estimant qu'il leur reprochait par là leur pauvreté, répondirent à son injurieuse plaisanterie par une explosion de colère. Ainsi notre cité, en détournant de l'insolence l'esprit des jeunes nobles, fit d'eux de grands et utiles citoyens et, en ne permettant pas à des plaisants de prétendre aux magistratures, elle leur donna la considération et l'importance qu'elles méritent.

3. – Jamais on ne vit Paul Emile commettre pareille faute ; cependant plusieurs fois il brigua le consulat sans succès. Le même Paul Emile, après avoir importuné les comices de demandes toujours repoussées, fut nommé deux fois consul et censeur et parvint ainsi au faîte des honneurs. Les injustices, au lieu d'abattre son courage, ne firent que l'animer davantage. Excité par les affronts mêmes, il apporta aux comices un désir plus ardent d'obtenir la plus haute magistrature et le peuple qu'il n'avait pu séduire ni par l'éclat de sa naissance, ni par ses qualités morales, céda enfin à son opiniâtreté. (An de R. 567, 568, 569.)

4. – Q. Caecilius Metellus, après l'échec de sa candidature au consulat, s'en retourna chez lui accablé de tristesse et de confusion avec quelques amis qui partageaient son chagrin. Mais quand, victorieux du faux Philippe, il se rendit en triomphe au Capitole, tout rayonnant de joie et d'allégresse, le sénat tout entier lui fit cortège. Dans la guerre d'Achaïe qui fut achevée par L. Mummius, ce fut aussi Métellus qui obtint la plupart des succès décisifs. Le peuple aurait-il donc pu refuser le consulat à un homme à qui bientôt il allait assigner les deux plus belles provinces de l'empire, I'Achaïe et la Macédoine, ou plutôt à qui il allait en devoir l'acquisition ? Par là même il ne fit qu'accroître son dévouement à la république. Métellus comprit quelle activité exigeait la gestion de ce consulat dont il avait vu que la conquête demandait tant d'efforts. (An de R. 606-609.)

5. – Qui fut jamais aussi grand et aussi puissant que Sylla ? Il dispensa les richesses et les dignités ; il abrogea les anciennes lois et en établit de nouvelles. Lui aussi pourtant, dans ce Champ de Mars dont il devint par la suite le maître souverain, il eut l'humiliation de se voir refuser la préture. Il aurait obtenu toutes les places dans cette magistrature qu'il ambitionnait, si seulement un dieu eût mis par avance sous les yeux du peuple romain l'image de sa puissance future. (An de R. 659.)

6. – Mais rappelons la plus grande faute des comices. Caton d'Utique devait par ses vertus faire plus d'honneur à la préture qu'il n'en pouvait retirer de gloire pour lui-même ; il arriva pourtant qu'il ne put obtenir du peuple cette dignité. Rien de plus semblable à la folie que ce vote de l'assemblée. Mais elle fut assez punie de son erreur, puisque cette magistrature qu'elle avait refusée à Caton, elle fut réduite à la donner à Vatinius. Ainsi, à bien apprécier le fait, ce n'est pas à Caton que l'on refusa la préture, c'est à la préture que l'on refusa Caton. (An de R. 698.)

 
CHAPITRE VI.

De la nécessité.

EXEMPLES ROMAINS.
 

Les lois détestables de la triste nécessité et ses commandements cruels ont souvent réduit notre cité aussi bien que les nations étrangères à subir des maux qu'on ne peut se représenter ni entendre raconter sans douleur.

1. – Pendant la seconde guerre punique, notre jeunesse militaire se trouvant épuisée par plusieurs combats désastreux, le sénat, sur la proposition du consul Tib. Gracchus, fut d'avis d'acheter aux frais de la république des esclaves pour repousser les attaques des ennemis. Les tribuns firent voter ce projet de loi par le peuple, et des triumvirs, nommés à cet effet, achetèrent vingt-quatre mille esclaves. Après leur avoir fait jurer de servir avec activité et courage tant que les Carthaginois seraient en Italie, ils leur donnèrent des armes et les envoyèrent au camp. On en acheta aussi deux cent soixante-dix tirés de l'Apulie et du pays des Pédicules pour compléter la cavalerie. Quelle n'est pas la rigueur de l'adversité ? Cette cité qui jusqu'alors avait dédaigné de prendre pour soldats des hommes de condition libre, mais sans autre bien que leur personne, alla chercher des esclaves dans les réduits de la domesticité servile, dans les cabanes des pâtres, les rassembla et les incorpora à son armée comme le renfort le plus solide ! La fierté des sentiments cède donc quelquefois à la force de l'intérêt et au pouvoir de la fortune, quand il faut ou adopter le parti le plus sûr ou aller à sa perte en choisissant le plus honorable. (An de R. 537.)

Le désastre de Cannes jeta dans Rome une telle confusion que, sous la dictature de M. Junius Péra, on arracha des temples pour le service de l'armée les dépouilles des ennemis consacrées aux dieux ; on fit prendre les armes à des jeunes gens encore revêtus de la robe prétexte, on enrôla même six mille hommes soumis pour dettes à la contrainte par corps ou condamnés à la peine capitale. A considérer ces actes en eux-mêmes, on en éprouve quelque embarras ; mais si on les pose en mettant dans la balance les exigences de la nécessité, on n'y voit que des moyens appropriés a la dureté des circonstances. A la suite de ce même désastre, Otacilius et Cornélius Mammula qui gouvernaient en qualité de propréteurs, le premier la Sicile, le second la Sardaigne, eurent l'occasion de se plaindre de ce que les alliés ne leur fournissaient plus ni soldes ni vivres pour leurs flottes et leurs armées ; ils déclaraient même que ces peuples n'avaient pas les ressources nécessaires pour ces prestations. Mais le sénat leur répondit que le trésor ne pouvait faire face aux dépenses loin de Rome; qu'il leur fallait en conséquence aviser aux moyens de subvenir par eux-mêmes à un tel dénuement. En écrivant une pareille lettre, le sénat faisait-il autre chose que se dessaisir de son pouvoir sur ces contrées et, en un mot, renoncer à la possession de la Sicile et de la Sardaigne, ces généreuses nourrices de notre cité, ces pays qui lui servaient de bases d'opérations et de points d'appui dans ses expéditions militaires et dont la conquête lui avait coûté tant de peines et de sang ? Pour le dire en un mot, c'est sans doute toi, ô Nécessité, qui le voulais ainsi. (An de R. 537.)

2. – C'est encore par un effet de ta volonté que les habitants de Casilinum, bloqués par les troupes d'Hannibal et privés de toute possibilité de se ravitailler, ont été forcés de détourner de leur emploi des courroies servant de liens, d'arracher les peaux des boucliers et de s'en nourrir après les avoir amollies dans l'eau bouillante. Quelle misère plus profonde, si l'on considère l'horreur de leur situation ? Quelle fidélité plus grande, si l'on envisage leur constance ? Pour ne pas abandonner le parti des Romains, ils eurent la force d'user d'une pareille nourriture, bien qu'ils eussent sous les yeux, au pied de leurs murailles, les champs si riches et les plaines si fertiles de leur territoire. Aussi, en face de Capoue qui s'appliquait à amollir par ses délices la rudesse carthaginoise, Casilinum, ville peu puissante, mais illustrée par son courage, put frapper les regards de cet ennemi impitoyable par un témoignage de son opiniâtre fidélité à ses amitiés. (An de R. 537.)

3. – Trois cents Prénestins étaient demeurés dans la ville assiégée en partisans fidèles de Rome. Or il arriva que l'un d'eux, ayant pris un rat, aima mieux le vendre deux cents deniers que de le manger pour apaiser sa faim. Mais, par la volonté sans doute de la Providence divine, le vendeur et l'acheteur eurent le sort qu'ils méritaient : l'avare mourut de faim et ne put jouir du fruit de sa lésine sordide ; l'homme qui avait su se résigner à une dépense salutaire sauva sa vie à l'aide d'une nourriture assurément coûteuse, mais dont le prix était imposé par la nécessité. (An de R. 537.)

4. – Quand les consuls C. Marius et Cn. Carbon luttaient par la guerre civile contre L. Sylla, dans ce temps où l'on ne cherchait pas la victoire pour la république, mais où la république devait être elle-même le prix de la victoire, on fit fondre, en vertu d'un sénatus-consulte, l'or et l'argent qui décoraient les temples, afin d'assurer la solde des troupes. Certes, ce débat pour décider lequel des deux partis pourrait assouvir sa cruauté par des proscriptions valait bien qu'on dépouillât les dieux ! Non, ce n'est pas la volonté des sénateurs qui s'exprima dans ce décret, c'est la main cruelle de l'affreuse nécessité qui en traça les caractères. (An de R. 671.)

5. – L'armée du divin Jules César, qu'on pourrait appeler le bras invincible d'un invincible capitaine, ayant bloqué la ville de Munda, manquait de bois pour élever la terrasse d'assaut ; mais elle la porta à la hauteur nécessaire en entassant les cadavres des ennemis et, à défaut de pieux de chêne, elle en forma les soutènements avec des lances et des javelots : manière de construire inusitée que lui enseigna la nécessité. (An de R. 708.)

6. – A la mémoire divine du père je veux associer le souvenir non moins divin du fils. Lorsque Phraate, roi des Parthes, semblait prêt à envahir nos provinces et que l'annonce d'une attaque inattendue eut frappé d'une terreur soudaine les contrées voisines de son empire, il se produisit subitement dans la région du Bosphore une telle rareté des vivres que l'on donnait six mille deniers pour une mesure d'huile et un esclave pour un boisseau de blé. Mais les soins d'Auguste qui veillait alors à la sûreté du monde dissipèrent une tempête si effroyable. (Vers l'an 733 de R.)

 
EXEMPLES ETRANGERS.
 

1. – Nul secours pareil ne vint soutenir les Crétois. Pendant le siège que leur fit subir Métellus, ils furent réduits à la dernière disette et on les vit irriter, à vrai dire, plutôt qu'apaiser leur soif avec leur urine et celle de leurs bêtes de somme. Par crainte d'être vaincus, ils endurèrent des maux que le vainqueur même ne les aurait pas contraints à endurer. (An de R. 635.)

2. – Les Numantins, que Scipion Émilien tenait enfermés au milieu de travaux de contrevallation et de chaussées, avaient épuisé tout ce qui pouvait les empêcher de mourir de faim et finirent par se nourrir de cadavres humains. Aussi, quand la ville fut prise, en trouva-t-on un grand nombre qui portaient cachés dans leurs vêtements des membres d'hommes égorgés. La nécessité ne peut être une excuse pour de tels actes : on n'est pas oblige de vivre à ce prix, quand on est libre de mourir. (An de R. 620.)

3. – La farouche obstination des Numantins fut encore dépassée, dans une conjoncture semblable, par l'énergie exécrable et inhumaine des habitants de Calagurris. Ils voulaient, en faisant échouer le siège que Pompée faisait de leur ville, montrer une fidélité invincible à la mémoire de Sertorius qui venait d'être assassiné. Aussi, comme il n'existait plus dans la ville d'autres êtres vivants, ils en vinrent à cette abomination de manger leurs femmes et leurs enfants. Afin de pouvoir nourrir plus longtemps sa chair de sa propre chair, cette jeunesse sous les armes n'hésita pas à saler les malheureux restes de ces cadavres. Et voilà des soldats qu'on aurait exhortés sur un champ de bataille à défendre vaillamment la vie de leurs femmes et de leurs enfants ! Ce grand général aurait dû chercher à punir de tels ennemis plus encore qu'a les vaincre il aurait pu s'acquérir plus de gloire par leur châtiment que par leur défaite, puisque, à les comparer avec eux il n'est point de serpents, points de bêtes féroces qu'ils n'aient surpassés en férocité. Ce qui est pour les animaux un tendre objet d'affection, qu'ils chérissent plus que leur propre vie, les Calagurritains en firent leur nourriture du matin et du soir. (An de R. 681.)

 
CHAPITRE VII.

Des testaments annulés.
 

Donnons maintenant notre attention à une affaire remarquable parmi les actes de l'homme en ce qu'elle a la première place dans ses préoccupations et la dernière dans sa vie. Considérons les testaments qui furent annulés, quoique conformes aux lois, ceux qui furent confirmés, quoiqu'on eût pu les annuler justement, ceux enfin qui firent accorder la possession de l'héritage à d'autres qu'à ceux qui s'attendaient à le recueillir. Je ferai cet exposé dans l'ordre que je viens d'indiquer.

1. – Le père d'un jeune homme qui était à l'armée, ayant reçu du camp la fausse nouvelle de sa mort, désigna dans son testament d'autres héritiers et mourut. Après avoir accompli ses années de service, le jeune homme revint chez lui et se vit exclu de la maison paternelle par l'erreur de son père et l'impudence d'héritiers étrangers. Où trouver plus de cynisme que chez ces gens-là ? Il avait consumé le meilleur de sa jeunesse à défendre la patrie, il avait supporté pour elle les plus grandes fatigues et affronté une foule de dangers, il montrait les cicatrices de blessures reçues par devant et il lui fallait demander que les foyers de ses aïeux ne devinssent pas la possession de gens oisifs qui étaient une charge pour Rome elle-même. Il fut donc forcé, après avoir déposé les armes, de descendre au forum pour entreprendre sous la toge une campagne nouvelle. Il la fit avec une âpre énergie : car c'est contre des héritiers avides qu'il eut à lutter pour son patrimoine devant les centumvirs. Mais toutes les sections du tribunal et même toutes les voix lui furent favorables et il sortit vainqueur du procès.

2. – Il en fut de même du fils de M. Annéius Carséolanus, chevalier romain très distingué. Ce jeune homme qui avait été adopté par son oncle maternel Sufénas, fut passé sous silence dans le testament de son père naturel. Mais il fit annuler ce testament par les centumvirs, quoique Tullianus, intime ami du grand Pompée, fût un des héritiers nommés et Pompée lui-même un des signataires. L'influence d'un personnage si considérable lui opposa dans ce procès plus de difficultés que les mânes de son père. Néanmoins, malgré ce double obstacle, il ne laissa pas d'obtenir l'héritage paternel. Car L. Sextilius et P. Popilius, parents de M. Annéius et que celui-ci avait institués héritiers avec Tullianus pour une part égale, n'osèrent pas intenter un procès au jeune homme. Cependant l'autorité alors prépondérante du grand Pompée pouvait les encourager à soutenir le testament ; leur action pouvait aussi s'appuyer dans une certaine mesure sur ce fait que le jeune M. Annéius était passé par l'adoption dans la famille et dans la religion domestique de Safénas. Mais les liens de la filiation, qui enchaînent les hommes si étroitement, l'emportèrent à la fois sur la volonté d'un père et sur le crédit du premier citoyen de la république. (Vers l'an 695.)

3. – Un enfant nommé C. Tettius avait été déshérité par son père : il était pourtant né de Pétronia que Tettius avait eue pour épouse jusqu'au moment de sa mort. Mais le divin Auguste ordonna par un décret que l'enfant fût mis en possession de l'héritage paternel et montra ainsi pour toute la patrie des sentiments de père : Tettius, en traitant avec une si grande injustice un fils né sous son toit, avait renoncé à son titre de père.

4. – De même Septicia, mère des Trachales d'Ariminum, qui était irritée contre ses fils, prit le parti, pour leur nuire, comme elle ne pouvait plus devenir mère, d'épouser un homme extrêmement vieux, nommé Publicius, et ne fit mention dans son testament d'aucun de ses deux fils. Ceux-ci s'adressèrent au divin Auguste qui annula à la fois le mariage et les dernières volontés de Septicia. Il leur adjugea la succession de leur mère et, comme le mariage n'avait pas été contracté dans le dessein d'avoir des enfants, il fit défense au mari de retenir la dot. Quand l'Equité elle-même eût juge cette affaire, aurait-elle pu prononcer avec plus de justice et de sagesse ? Tu rejettes ceux à qui tu as donné le jour ; tu contractes un nouveau mariage quand tu ne peux plus devenir mère ; obéissant à ton ressentiment, tu renverses par ton testament l'ordre normal des successions ; tu ne rougis pas de donner tout ton patrimoine à ce vieillard déjà prêt pour le bûcher, auquel tu as livré ton corps flétri par les années. Aussi est-ce au milieu de cette indigne conduite que tu as été frappée de la foudre céleste et précipitée au fond des enfers.

5. – Nous avons aussi du préteur C. Calpurnius Pison une décision non moins remarquable. Térentius, père de huit fils qu'il avait élevés jusqu'à leur adolescence, était venu se plaindre que l'un d'eux qu'il avait donné en adoption l'avait déshérité. Calpurnius le mit en possession des biens du jeune homme et ne permit pas aux héritiers désignés d'intenter une action. Les motifs qui déterminèrent le préteur furent sans doute la puissance paternelle, le don de la vie, le bienfait de l'éducation mais ce qui influa aussi pour une part sur sa décision, ce fut le nombre des enfants qui entouraient Térentius : il voyait en effet sept frères déshérités en même temps que leur père par un jeune homme au coeur dénaturé. (An de R. 682.)

6. – Mais que de sagesse dans ce décret du consul Mamercus Aemilius Lépidus ! Un certain Génucius, prêtre de la Grande Mère Cybèle, avait obtenu du préteur urbain Cn. Orestès d'être mis en possession des biens que Nævius Anius lui avait donnés par testament. Mais Surdinus, dont l'affranchi avait institué Génucius héritier en appela au consul Mamercus et celui-ci infirma le jugement rendu par le préteur : il se fondait sur ce que Génucius s'étant volontairement mutilé ne devait compter ni parmi les hommes ni parmi les femmes. Arrêt digne de Mamercus, digne d'un prince du Sénat. Cette mesure empêcha Génucius de venir de sa présence infâme et de sa voix impure profaner les tribunaux sous prétexte de demander justice aux magistrats. (An de R. 676.)

7. – Q. Métellus fut dans la préture urbaine bien plus sévère qu'Orestès. Le proxénète Vécillus demandait, en vertu d'un testament, la possession des biens de Vibiénus, mais Métellus rejeta sa requête. Cet homme si illustre et si grave estima qu'il ne devait y avoir aucun rapport entre un tribunal et une maison de prostitution Il ne voulait pas approuver l'acte d'un testateur qui n'avait pas craint d'aller jeter sa fortune dans un lieu de débauche infect, ni rendre la justice à celui qui s'était soustrait à toute activité honnête, comme il l'aurait rendue à un citoyen vertueux. (An de R. 680.)

 
CHAPITRE VIII.

Des testaments confirmés, quoique entachés de nullité.
 

Bornons-nous à ces exemples de testaments annulés et arrivons à ceux qui ont été confirmés, bien qu'ils continssent des causes de nullité.

1. – Combien était manifeste et même notoire la démence de Tuditanus ! On l'avait vu en effet jeter au peuple des pièces d'argent, se promener au forum sous les risées de la foule, avec une robe traînante à la manière des acteurs de tragédie et faire mille extravagances pareilles. Il institua Fulvius héritier de ses biens par un testament que Tib. Longus, son proche parent, s'efforça en vain de faire casser par le tribunal des centumvirs. Ceux-ci jugèrent qu'il fallait considérer la lettre du testament plutôt que la personne du testateur.

2. – Si la conduite de Tuditanus était insensée, le testament d'Aebutia, qui avait été l'époque de Ménénius Agrippa, fut un acte de folie furieuse. Elle avait deux filles d'une égale vertu, Plétonia et Afronia. Mais entraînée par ses penchants naturels plutôt que déterminée par les offenses de l'une ou les attentions de l'autre, elle institua Plétonia son unique héritière et, d'un patrimoine aussi considérable que le sien, elle ne légua aux fils d'Afronia que vingt mille sesterces. Cependant Afronia ne voulut pas plaider contre sa soeur. Elle estima qu'il valait mieux rendre hommage par sa résignation aux dernières volontés de sa mère que de les faire annuler par un tribunal. Plus elle supportait cette injustice avec patience, plus elle montrait qu'elle était loin de la mériter.

3. – Nous nous étonnons moins de cet égarement dans une femme en songeant à Q. Métellus. Alors qu'il y avait à Rome un grand nombre de personnages de son nom jouissant de la plus grande célébrité et de la plus haute estime, alors même qu'on y voyait briller la famille des Claudius à laquelle il tenait de fort près par les liens du sang, il désigna pour unique héritier Carrinas et personne n'attaqua sur ce point son testament.

4. – Autre exemple semblable. Le transalpin Pompéius Réginus n'avait pas été nommé dans le testament de son frère. Pour faire ressortir l'injustice de cette omission, il lut, en présence d'une nombreuse réunion des deux ordres, deux testaments qu'il avait rédigés devant les comices et où il avait déclaré son frère héritier d'une grande partie de ses biens, avec un préciput de quinze millions de sesterces. Au milieu de ses amis qui partageaient son indignation, il se répandit en longues plaintes ; mais il s'abstint de toute action devant le tribunal des centumvirs, voulant laisser en paix les mânes de son frère. Cependant les héritiers que celui-ci avait institués ne lui étaient ni égaux ni proches par le degré de consanguinité ; ils étaient étrangers à la famille et de basse condition. Ainsi l'on pouvait regarder comme une honte pour le testateur l'omission de son frère et comme un affront pour celui-ci le choix de ceux qu'il lui avait préférés.

 
CHAPITRE IX.

Des testaments qui ont institué des héritiers contre l'attente générale.
 

1. – Les testaments dont je vais parler eurent le même bonheur, la même impunité ; mais peut-être furent-ils encore plus odieux, plus coupables.

Q. Cæcilius devait à l'active sympathie et aux grandes générosités de L. Lucullus le haut rang où il était parvenu et son immense fortune. Quoiqu'il ne cessât de déclarer hautement que Lucullus était son unique héritier, qu'il lui eût même remis ses anneaux en mourant, il adopta par testament Pomponius Atticus et lui laissa tout son héritage. Mais il arriva à ce perfide imposteur que le peuple romain traîna son cadavre, la corde au cou, par les rues de Rome. Cet homme pervers eut bien le fils et l'héritier qu'il voulait ; il eut aussi les honneurs funèbres et les obsèques qu'il méritait. (An de R. 695.)

2. – T. Marius d'Urbinum en eût mérité de semblables. La faveur d'Auguste, le divin empereur, l'avait élevé du dernier rang de l'armée au comble des honneurs militaires. Comme les grands avantages attachés à ces dignités l'avaient enrichi, pendant tout le cours de sa vie il affecta de publier qu'il laisserait sa fortune à celui de qui il la tenait et la veille même de sa mort il exprima encore cette intention à Auguste lui-même. Et cependant il n'inséra pas même le nom de ce prince dans son testament.

3. – L. Valérius, surnommé Heptacorde, trouva en Cornélius Balbus un ennemi déclaré qui, sous la toge même, ne cessa de lui faire la guerre. Par ses instigations et ses intrigues, Balbus lui suscita mille procès et à la fin il lui fit intenter une accusation capitale par un accusateur à ses gages. Néanmoins, laissant de côté ses avocats et secs protecteurs, L. Valérius fit de Balbus son seul héritier. Sans doute une véritable stupeur lui avait troublé l'esprit. Car l'on peut dire qu'il s'est plu dans la honte, qu'il a aimé le péril, qu'il a appelé la condamnation de ses voeux, puisqu'il traita avec bienveillance l'auteur de ces persécutions et poursuivit de sa haine ses défenseurs.

4. – T. Barrus avait reçu de Lentulus Spinther les témoignages de la plus tendre affection et de la plus généreuse amitié. En mourant, il lui remit ses anneaux comme à son unique héritier, et cependant il ne lui laissa pas la moindre part de son héritage. Si la conscience a le pouvoir qu'on lui suppose, quel supplice n'infligea-t-elle pas en ce dernier moment à un homme si pervers ? Il expira en pensant à sa perfidie et à son ingratitude, l'âme déchirée comme par un bourreau intérieur, car il sentait que son passage de la vie à la mort faisait horreur aux dieux du ciel et qu'il serait aussi un objet d'exécration pour les divinités infernales.

5. – M. Popilius, de l'ordre sénatorial, avait été, dès l'enfance, étroitement uni avec Oppius Gallus. Au moment de mourir, se souvenant de leur vieille amitié, il tourna vers lui ses regards affectueux et lui adressa des paroles où se manifestait un vif attachement. Parmi les nombreuses personnes qui l'entouraient de leurs soins, Gallus fut aussi la seule qu'il jugea digne d'un dernier embrassement et d'un dernier baiser. Popilius fit plus encore : il lui remit ses anneaux. Apparemment il ne voulait lui laisser rien perdre d'une succession qu'en fait il ne devait pas recueillir. Mais Oppius, en homme consciencieux, d'ailleurs outrageusement joué par un ami expirant, déposa les anneaux dans un écrin qu'il fit sceller avec le plus grand soin par les personnes présentes et, n'étant point lui-même héritier, il les remit aux héritiers désignés. Est-il rien de plus laid et de plus inconvenant que cette moquerie ? Un sénateur romain arrivé au terme de sa carrière, un homme sur le point de perdre tous les biens de la vie, les yeux déjà voilés par les ombres de la mort, prêt à rendre le dernier soupir, se plut à insulter aux droits sacrés de l'amitié par un tour de mauvais plaisant.