VALÈRE MAXIME ACTIONS ET PAROLES MÉMORABLES ~ Livre VI ~ ( Ier s. apr. J.-C. ) |
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( P. Constant, Valère Maxime, Actions et paroles mémorables, Paris, 1935 ). CHAPITRES : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 |
CHAPITRE PREMIER. De la pudeur. EXEMPLES
ROMAINS. O toi, le plus puissant soutien des hommes et des femmes, ô pudeur, où faut-il que je t'adresse ma prière ? Tu habites les foyers de Vesta qu'un culte antique a consacrés, tu reposes sur les coussins réservés à Junon qu'on adore au Capitole ; génie tutélaire du palais des Césars, tu ne cesses de résider dans cette auguste demeure près de la sainte couche nuptiale de la famille Julia, tu protèges l'enfance et les charmes qui la distinguent ; ta puissance respectée conserve à la jeunesse toute sa pureté et tout son éclat ; et c'est parce qu'elles sont sous ta garde que les mères de famille sont honorées. Viens donc et reconnais ici des actes que tu as inspirés. 1. – En tête des exemples de pudeur pris parmi les Romains se présente Lucrèce, dont l'âme virile fut par une ironie du sort, unie à un corps de femme. Après avoir subi la violence de Sex. Tarquin, fils du roi Tarquin le Superbe, elle se plaignit avec véhémence, au milieu de ses proches assemblés, de l'outrage qu'elle venait de recevoir et elle se frappa d'un poignard qu'elle avait secrètement apporté sous sa robe. Sa mort héroïque fournit au peuple romain l'occasion de substituer le pouvoir consulaire à l'autorité royale. (An de R. 211.) 2. – Ainsi Lucrèce ne put, après une telle injure, supporter la vie. Virginius, plébéien par la naissance, mais patricien par les sentiments, pour ne pas laisser sur sa famille la souillure du déshonneur, n'hésita pas à sacrifier son propre sang. Voyant que le décemvir Appius Claudius, fort de toute la puissance que lui donnait sa dignité, cherchait par tous les moyens à déshonorer sa fille, il amena celle-ci sur le forum et la tua : il aima mieux se faire le meurtrier de sa fille encore pure que de rester le père d'une fille déshonorée. (An de R. 304.) 3. – Il y eut la même force de caractère chez le chevalier romain Pontius Aufidianus. Informé que le gouverneur de ses enfants avait livré l'honneur de sa fille à Fannius Saturninus, il ne se contenta pas de punir du dernier supplice l'esclave criminel, il fit périr encore sa fille. Ainsi, pour n'avoir pas à célébrer un mariage déshonorant, il fit des funérailles prématurées. 4. – Et P. Maenius, quel sévère gardien de la pudeur ! Il punit de mort un de ses affranchis qu'il aimait pourtant beaucoup, ayant eu connaissance qu'il avait donné un baiser à sa fille déjà nubile; on pouvait croire cependant que cette faute avait pour cause moins une passion coupable qu'une simple erreur. Mais il jugea qu'il importait d'imprimer, par la rigueur du châtiment, dans le coeur encore tendre de sa fille les principes de la pudeur : par une punition si sévère il lui apprit à conserver purs et intacts pour un époux, je ne dis pas seulement sa virginité, mais même ses baisers. 5. – Q. Fabius Maximus Servilianus qui couronna par l'austère fonction de censeur l'exercice de charges glorieusement remplies, châtia son fils suspect de moeurs impures et, après l'avoir puni, il se punit lui-même en se dérobant par une retraite volontaire aux regards de ses concitoyens. (An de R. 627.) 6. – Je trouverais ce censeur trop sévère, si je ne voyais P. Atilius Philiscus qui avait du prostituer son enfance au profit d'un maître, montrer ensuite comme père tant de rigueur : il tua en effet sa fille pour s'être souillée par un commerce criminel. En quelle vénération faut-il donc penser que fut la pudeur dans une république où nous voyons même des gens qui avaient trafiqué de la débauche se faire avec tant de sévérité les gardiens de cette vertu ? 7. – Voici un exemple qui rappelle à la fois un nom célèbre et une action mémorable. M. Claudius Marcellus, étant édile curule, cita devant le peuple C. Scantinius Capitolinus, l'un des tribuns du peuple, pour avoir sollicité son fils à une infamie. Vainement le tribun soutint qu'on ne pouvait le forcer à comparaître, sa dignité le rendant inviolable, et, bien qu'à cette fin il fit appel à la protection des autres tribuns, le collège des tribuns refusa unanimement d'arrêter par son intercession des poursuites engagées pour attentat aux moeurs. Ainsi Scantinius fut accusé et condamné sur le seul témoignage de celui qu'il avait tâché de corrompre. On sait que le jeune homme amené à la tribune y demeura avec obstination les yeux fixés sur la terre, sans rien dire, et que rien ne le servit mieux que ce silence pudique pour tirer vengeance du coupable. (An de R. 527.) 8. – Métellus Céler se montra aussi ardent à punir une intention honteuse, en assignant Cn. Sergius Silus devant le peuple pour avoir offert de l'argent à une mère de famille et en le faisant condamner sur cette seule accusation. Car ce qui fut alors soumis aux juges, ce n'est pas l'acte, mais l'intention, et le seul désir de la faute fit plus pour la condamnation de l'accusé que ne fit pour son excuse le fait de ne l'avoir pas commise. 9. – Voilà un trait de sévérité de l'assemblée du peuple ; en voici un du sénat. T. Véturius, fils de ce Véturius qui, pendant son consulat, avait été livré aux Samnites pour avoir fait avec eux un traité déshonorant, s'était vu réduit, très jeune encore, par les malheurs et les énormes dettes de sa famille, à s'asservir à P. Plotius. Maltraité par ce maître et battu de verges comme un esclave pour avoir repoussé ses tentatives criminelles, il porta plainte auprès des consuls. Sur leur rapport le sénat donna ordre de mettre Plotius en prison : il voulut que l'honneur d'un Romain, en quelque position qu'il se trouvât, fût à l'abri de toute atteinte. (An de R. 427.) 10. – Est-il étonnant que telle ait été la décision unanime du sénat ? C. Pescennius, l'un des triumvirs chargés du criminel, agit de même à l'égard du vétéran C. Cornelius qui avait servi avec la plus grande bravoure et à qui sa valeur avait quatre fois mérité de ses généraux le grade de centurion primipile : le triumvir le conduisit néanmoins dans la prison publique pour avoir entretenu un commerce honteux avec un jeune homme de condition libre. Cornélius invoqua le secours des tribuns. Sans nier l'acte immoral qu'on lui reprochait, il se déclarait prêt a prouver que le jeune homme avait fait publiquement et ouvertement le métier de se prostituer. Les tribuns lui refusèrent leur intercession. Aussi Cornélius fut-il réduit à mourir en prison. Les tribuns ne pensèrent pas que la république dût reconnaître à de braves guerriers, pour prix des périls qu'ils couraient loin d'elle, le droit à toutes les voluptés qu'offrait la ville. 11. – Après le châtiment de cet impudique centurion, voici la fin également ignominieuse de M. Laetorius Mergus, tribun de légion, que Cominius, tribun du peuple, cita devant les comices comme prévenu d'avoir proposé une turpitude à son aide de camp. Laetorius ne put pas supporter le remords de sa faute : avant le jour du jugement, il se punit lui-même par la fuite et même par la mort. Il avait épuisé tous les moyens de se punir que la nature lui donnait : néanmoins, quoique mort, il fut encore condamné par les suffrages de tout le peuple comme coupable d'impudicité. Les enseignes militaires, les aigles sacrées et l'austère discipline des camps, cette force si puissante pour la conservation de l'empire romain, le poursuivirent jusqu'aux enfers, pour avoir tenté de porter atteinte à cette pureté des moeurs dont il aurait dû donner l'exemple. (Vers 436.) 12. – C'est ce sentiment qui animait C. Marius, alors à la tête de l'armée romaine, lorsqu'il déclara que C. Lusius, fils de sa soeur et tribun de légion, avait été légitimement mis à mort par C. Plotius, pour avoir osé lui faire une proposition infâme. (An de R. 649.) 13. – Mais énumérons aussi rapidement ceux qui pour venger la pudeur outragée n'ont écouté que leur indignation sans recourir aux moyens légaux. Sempronius Musca fit mourir sous le fouet C. Gellius qu'il avait surpris en adultère ; C. Memmius assomma à coups de poings L. Octavius, pris aussi en flagrant délit ; d'autres, surpris dans le même crime, comme Carbon Attiénus par Vibiénus, Pontius par P. Cérennius, subirent la castration. Celui qui prit sur le fait Cn. Furius Brocchus le livra aux outrages de ses esclaves. Tous ces hommes offenses suivirent l'impulsion de leur colère et on ne leur en fit pas un crime. 1. – A ces exemples de chez nous ajoutons des exemples étrangers. Une femme grecque, nommée Hippo, prise par un vaisseau ennemi, se précipita dans la mer pour sauver son honneur au prix de sa vie. Son corps, poussé par les flots sur la côte d'Erythris, y fut inhumé au bord de la mer dans un tombeau que l'on voit encore aujourd'hui. Le souvenir glorieux de sa chasteté, transmis à la mémoire des sicles, n'a cessé de grandir de jour en jour, tant la Grèce a exalté sa vertu par des louanges ! 2. – Dans ce cas la pudeur a eu une réaction violente ; dans le suivant elle a agi avec prudence. Lorsque l'armée et les ressources des Gallo-Grecs eurent été en partie détruites, en partie prises sur le mont Olympe par le consul Cn. Manlius, l'épouse de leur roi Orgiagon, femme d'une merveilleuse beauté, fut forcée de subir la violence d'un centurion à la garde duquel elle avait été confiée. Mais, lorsqu'on fut arrivé à l'endroit où le centurion avait fait dire à la famille de la prisonnière d'apporter sa rançon, et que, l'attention et les regards fixés sur le métal qui la représentait, il s'occupait de le peser, elle commanda aux Gallo-Grecs, dans la langue de sa nation, de tuer cet officier. Ils le tuèrent en lui tranchant la tête. Puis, cette tête à la main, elle vint trouver son époux, et, la jetant à ses pieds, lui fit le récit de son outrage et de sa vengeance. Que dire de cette femme, sinon que l'ennemi ne se rendit maître que de son corps ? On ne put ni vaincre sa volonté ni lui ravir l'honneur. (An de R. 5G1.) 3. – Les femmes des Teutons demandèrent à Marius après sa victoire d'être attribuées aux Vestales, en l'assurant qu'elles vivraient comme elles dans la chasteté. N'ayant pu obtenir cette faveur, elles se pendirent la nuit suivante. Les cieux ont bien fait de ne point donner cette énergie à leurs maris sur le champ de bataille. Car si les Teutons avaient voulu imiter le courage de leurs femmes, ils auraient fait de notre victoire un succès douteux. De la liberté dans les actions et les paroles. EXEMPLES
ROMAINS. La liberté d'une âme ardente qui se manifeste autant par les paroles que par les actions n'est pas sans doute un mouvement que je veuille exciter, mais, s'il naît de lui-même, je ne saurais le réprimer. Située entre la vertu et le vice, tant qu'elle se contient dans des limites raisonnables, elle est digne d'éloge ; mais, si elle va au delà, elle ne mérite que le blâme. Aussi flatte-t-elle les oreilles de la foule plus qu'elle ne plaît à l'esprit du sage. Car c'est plus souvent à l'indulgence d'autrui qu'à sa propre circonspection qu'elle doit son salut. Mais comme notre sujet est la description de la vie humaine sous ses différents aspects, rappelons, pour tenir notre promesse, des exemples de cette liberté, sans d'ailleurs en surfaire la valeur. 1. – Après la prise de Priverne et l'exécution de ceux qui avaient poussé cette ville à la révolte, le sénat, soulevé d indignation, délibérait sur le parti à prendre au sujet du reste des Privernates. Dans cette situation critique il était douteux qu'ils eussent la vie sauve, leur sort dépendant d'un ennemi à la fois vainqueur et irrité. Mais, bien qu'ils ne vissent plus d'autre ressource que les supplications, ils ne purent oublier qu'ils étaient de naissance libre et de sang italien. Dans l'assemblée du sénat on demanda à leur chef quelle peine ils croyaient avoir méritée : « Celle, répondit-il, que méritent les peuples qui s'estiment dignes de la liberté. » Par ce propos il avait pour ainsi dire rouvert les hostilités et allumé la colère des sénateurs déjà exaspérés. Mais le consul Plautius, favorable à la cause des Privernates, lui fournit un moyen de retirer cette parole hardie : il lui demanda quelle paix les Romains pourraient attendre d'eux, si on leur accordait l'impunité. « Une paix éternelle répondit-il d'un air plein d'assurance, si vous la faites acceptable ; et peu durable, si vous la faites rigoureuse. Ces paroles valurent aux vaincus, avec le pardon, les droits et les privilèges de citoyens romains. (An de R. 412.) 2. – C'est ainsi qu'un Privernate osa parler devant le sénat ; mais le consul L. Philippus ne craignit pas d'user envers la même compagnie d'une liberté excessive. L'accusant de lâcheté du haut de la tribune, il alla jusqu'à dire qu'il lui fallait un autre sénat ; et, loin de regretter cette parole, comme L. Crassus, personnage considérable par son rang et son éloquence, faisait entendre des protestations, il ordonna de le saisir. Crassus, repoussant le licteur " : Philippus, dit-il, je ne te reconnais pas pour consul puisque tu ne me reconnais pas non plus pour sénateur." (An de R. 662.) 3. – Mais quoi ! Cette liberté de langage laissa-t-elle le peuple à l'abri de ses coups ? Bien s'en faut : elle dirigea également ses attaques contre lui et elle le trouva aussi patient à les endurer. C. Carbon, tribun du peuple, ce défenseur si violent de la faction des Gracques qui venait d'être anéantie, cet agitateur si ardent à exciter le feu naissant des guerres civiles, alla au-devant de Scipion l'Africain qui revenait des ruines de Numance dans tout l'éclat de la gloire ; il le prit presque à l'entrée de la ville, le conduisit à la tribune et lui demanda son sentiment sur la mort de Tib. Gracchus, dont il avait épousé la soeur. Il voulait se servir de l'influence d'un personnage si illustre pour donner un vaste accroissement à l'incendie qui venait d'éclater, ne doutant point qu'une si étroite alliance n'inspirât à l'Africain des paroles émouvantes sur la mort d'un proche parent. Mais Scipion répondit que cette mort lui paraissait juste. A ces mots l'assemblée, entraînée par la passion du tribun, poussa de violentes clameurs. "Taisez-vous, leur dit-il, vous dont l'Italie n'est point la mère." Il s'éleva des murmures. "Vous avez beau faire, dit-il alors, je ne craindrai jamais, devenus libres, ceux que j'ai amenés ici enchaînés." Deux fois, le peuple entier fut outrageusement réprimandé par un seul homme et aussitôt - tant est grand le prestige de la vertu ! - il se tut. Sa récente victoire sur Numance, celle de son père sur la Macédoine, les dépouilles enlevées par son aïeul sur Carthage abattue, deux rois, Syphax et Persée, marchant devant son char triomphal avec des chaînes au cou, fermèrent la bouche à tout le peuple assemblé. Et ce silence ne fut pas l'effet de la crainte ; mais les services des familles Aemilia et Cornélia avaient délivré Rome et l'Italie de tant d'alarmes que le peuple romain, devant la parole si libre de Scipion, ne se sentit plus libre. (An de R. 622) 4. – Aussi fut-il moins s'étonner de voir l'autorité si considérable de Cn. Pompée si souvent aux prises avec la liberté. Mais sa gloire ne fit qu'y gagner, puisqu'en lutte à la licence d'hommes de toute condition, il sut endurer leurs insultes d'un front calme. Cn. Pison poursuivait en justice Manilius Crispus et voyait que cet homme manifestement coupable allait, grâce à la faveur de Pompée, échapper à la condamnation. Emporté par la fougue de la jeunesse et son zèle d'accusateur, il dirigea contre le défenseur si influent de nombreuses et graves accusations. Pompée alors lui demanda pourquoi il ne le mettait pas aussi en cause lui-même. "Donne caution a la république, répondit-il, qu'une fois appelé devant les tribunaux tu ne susciteras pas une guerre civile ; et aussitôt je ferai convoquer des juges pour demander ta tête avant celle de Manilius. Ainsi dans le même procès il tint tête à deux adversaires, à Manilius par son accusation, à Pompée par sa liberté de langage. Il eut raison de l'un par le moyen des lois, de l'autre par un défi, seule ressource qui fût en son pouvoir. (Vers l'an 696.) 5. – Mais y aurait-il une liberté sans Caton ? Pas plus certes qu'il n'y a de Caton sans liberté. Il siégeait comme juge dans le procès d'un sénateur coupable de délits infamants et poursuivi comme tel. On produisit une lettre de Cn. Pompée contenant l'éloge du prévenu et qui n'aurait pas manqué d'influencer le tribunal en faveur du coupable. Caton la fit écarter des débats en citant la loi qui défendait aux sénateurs de recourir à de pareils moyens. Cette action n'étonna point venant d'un homme de ce caractère : ce qui chez un autre passerait pour audace, chez Caton s'appelle simplement assurance. (An de R. 702.) 6. – Le consul Cn Lentulus Marcellinus se plaignait dans l'assemblée du peuple de la puissance excessive du grand Pompée et le peuple entier l'approuvait à haute voix. "Applaudissez, Romains, applaudissez bien fort, tandis que cela vous est encore permis ; bientôt vous ne pourrez plus le faire impunément." On ébranla ainsi la puissance d'un citoyen éminent, tantôt par des accusations tendant à le rendre odieux, tantôt par des gémissements et des plaintes sur le sort de la république. (An de R. 697.) 7. – Un jour Pompée avait une jambe enveloppée d'une bande blanche. "Qu'importe, dit Favonius à ce sujet, sur quelle partie du corps on porte le diadème ?" Par cette raillerie à propos d'une petite bande d'étoffe, il lui reprochait d'usurper le pouvoir royal. Mais Pompée ne changea point de visage : il évita le double risque de paraître, en manifestant de la joie, avouer volontiers un tel pouvoir, ou d'avoir l'air, en prenant un visage sévère, de l'exercer déjà. Cette patience enhardit aussi contre lui des hommes d'une fortune et d'un rang bien inférieurs. Il suffira de citer deux exemples pris dans ce nombre. (An de R. 699.) 8. – Helvius Mancia de Formies, fils d'un affranchi, déjà dans une extrême vieillesse, accusait L. Libon devant les censeurs. (An 698.) Au cours des débats, le grand Pompée, lui reprochant la bassesse de sa naissance et son âge, lui dit qu'il était sans doute revenu des enfers pour porter cette accusation. "En effet, Pompée, répliqua-t-il, tu dis vrai : je viens de chez les morts et j'en viens pour accuser L. Libon. Mais, pendant mon séjour là-bas, j'ai vu Cm Domitius Ahenobarbus, tout sanglant, se plaindre amèrement que, malgré sa haute naissance, malgré une vie irréprochable, malgré son attachement à sa patrie, tu l'eusses fait assassiner à la fleur de l'âge. (An 672.) J'ai vu M. Brutus, personnage d'une égale illustration, le corps percé de coups, imputer sa mort à ta perfidie et à ta cruauté. (An 676.) J'ai vu Cn. Carbon, ce défenseur si ardent de ton enfance et de ton héritage paternel, chargé de chaînes par ton ordre dans son troisième consulat, rappeler avec indignation qu'au mépris de toute justice, malgré la haute magistrature dont il était revêtu, toi, simple chevalier romain, tu l'avais fait massacrer. (An 671.) J'ai vu Perpenna, un ancien préteur, dans le même état maudire ta cruauté par des imprécations pareilles. (An 681.) J'ai vu ces malheureux tous également indignés d'avoir été mis à mort sans jugement, d'avoir trouvé en toi, si jeune encore, leur bourreau." Ces souvenirs des guerres civiles, ces plaies si larges, mais depuis longtemps fermées et cicatrisées, un simple habitant d'un municipe, qui se sentait encore de l'esclavage de son père, un homme d'une audace effrénée, d'un orgueil intolérable, se permettait de les raviver, et cette liberté demeura impunie. Ainsi c'était à la fois un acte de grand courage et un acte sans péril, que d'outrager en paroles le grand Pompée. Mais je ne saurais me répandre en plaintes sur ce sujet en pensant à la condition bien plus basse du personnage que je vais citer. 9. – L'auteur tragique Diphile, jouant aux jeux Apollinaires, en vint, au cours de l'action, au vers qui contenait la pensée suivante : "Ce sont nos malheurs qui l'ont fait grand." Il prononça ce vers les mains étendues vers le grand Pompée. Le peuple le lui redemanda plusieurs fois. Diphile le répéta sans hésiter, sans se lasser, poursuivant de son geste ce grand homme coupable de détenir un pouvoir excessif et intolérable. Il rendit avec la même audace cet autre endroit : "Un temps viendra où ces exploits fameux vous causeront des regrets." 10. – L'âme de M. Castricius était aussi tout embrasée du feu de la liberté. Étant premier magistrat de Plaisance, il reçut du consul Cn. Carbon l'injonction de décider par un décret que les habitants de cette ville lui donneraient des otages ; mais il ne voulut ni se soumettre à l'autorité suprême du consul, ni fléchir devant les grandes forces dont il disposait ; et même, le consul lui faisant observer qu'il avait bien des épées, il osa répondre : "Et moi, bien des années." Tant de légions demeurèrent frappées de stupeur à la vue d'un tel reste d'énergie dans un vieillard ; et comme Carbon ne voyait qu'une bien faible vengeance à lui ôter le peu de jours qui lui restaient à vivre, son courroux tomba de lui-même. (An de R. 669.) 11. – Serv. Galba fut d'une singulière audace dans la demande qu'il fit au divin Jules, déjà victorieux de tous ses ennemis, un jour que celui-ci rendait la justice sur le forum : il osa s'adresser à lui en ces termes : "C. Jules César, je me suis rendu caution pour le grand Pompée, autrefois ton gendre, alors consul pour la troisième fois, d'une somme d'argent que l'on me réclame aujourd'hui. Que faut-il faire ? Dois-je payer ?" En lui reprochant ainsi en public et ouvertement la vente des biens de Pompée, il méritait d'être chassé du tribunal. Mais ce héros au grand coeur, qui était plus que la bonté, fit acquitter sur son trésor particulier la dette de Pompée. (Vers l'an 708.) 12. – Et Cascellius, cet illustre jurisconsulte, à quel danger ne s'exposa-t-il pas par une opiniâtre résistance ? Il n'y eut ni influence ni autorité qui pût le déterminer rédiger une formule pour régulariser quelqu'une des largesses faites par les triumvirs. En manifestant ainsi son sentiment, il mettait hors la loi toutes les faveurs accordées par les vainqueurs. (Vers 711.) Le même Cascellius parlait fort librement de la position critique de César et ses amis l'invitaient à se taire sur ce sujet. "Il est deux choses, répondit-il, que les hommes regardent comme très fâcheuses, mais qui me mettent à l'aise : c'est d'être vieux et sans enfants." 1. – Parmi de si grands hommes vient se mêler ici une femme étrangère. Philippe, roi de Macédoine, qui était à ce moment-là en état d'ivresse, l'avait condamnée injustement. Elle réclama avec des cris contre le jugement. Philippe lui demandant à qui elle en appelait : "A Philippe, répondit-elle, mais à Philippe à jeun". Ces protestations dissipèrent les fumées du vin. Le roi revint de l'ivresse à la raison et un examen plus attentif de l'affaire lui fit porter une sentence plus équitable. Ainsi cette femme arracha une justice qu'elle n'avait d'abord pu obtenir ; la liberté de ses paroles lui fut de plus de secours que son innocence. 2. – Mais voici une liberté de langage où, avec du courage, il y a aussi de l'esprit. Tandis que tous les Syracusains faisaient des voeux ardents pour la mort de Denys le tyran à cause de la dureté de son caractère et des traitements insupportables qu'il leur faisait subir, seule une très vieille femme priait les dieux tous les matins de conserver la vie du prince et de la prolonger au delà de la sienne. Denys en eut connaissance. Surpris d'une affection à laquelle il n'avait pas droit, il fit venir cette femme et lui demanda le motif de cette prière et par quel bienfait il avait pu la mériter. "J'ai, dit-elle, une raison bien particulière d'agir ainsi. Quand j'étais jeune, nous avions un tyran redoutable et je désirais d'en être débarrassée. Il fut tué ; mais un autre plus terrible encore s'empara de la citadelle. Je regardais encore comme un grand bonheur de voir finir sa domination. Tu es devenu notre troisième maître et nous t'avons trouvé plus dur que les deux premiers. C'est pourquoi, dans la crainte que ta mort n'amène à ta place un successeur encore pire, j'offre ma vie aux dieux pour ta conservation." Denys eut honte de punir une audace aussi plaisante. 3. – Entre ces deux femmes et Théodorus de Cyrène leur hardiesse commune aurait pu former un lien étroit : son courage fut égal au leur, mais son succès différent. Le roi Lysimaque le menaçait de la mort. "Vraiment, lui dit-il, c'est pour toi un magnifique avantage d'avoir acquis la vertu d'une cantharide." Piqué de ce propos, le roi commanda de le mettre en croix. "Une croix, dit Théodorus, peut faire trembler tes courtisans ; quant à moi, peu m'importe de pourrir en terre ou en l'air." De la Sévérité. EXEMPLES
ROMAINS. Il faut armer son âme de fermeté, au récit des actes d'une sévérité terrible et attristante, afin qu'elle puisse, en écartant toute pensée compatissante, prêter attention à des faits pénibles à entendre. Alors pourront se présenter à notre esprit les répressions rigoureuses et impitoyables et les diverses sortes de châtiments : elles sont, il est vrai, d'utiles soutiens des lois, mais elles ne devraient point trouver place dans un ouvrage qui s'inspire de sentiments paisibles et calmes. 1 a. – M. Manlius fut précipité de ce même rocher d'où il avait repoussé les Gaulois, pour avoir formé une entreprise criminelle contre la liberté après l'avoir vaillamment défendue. Cette juste punition fut sans doute ainsi motivée : "Tu étais Manlius à mes yeux lorsque tu précipitais les Sénonais du haut du Capitole ; mais, du moment que tu t'es mis à les imiter, tu n'es plus qu'un Sénonais." Son châtiment comportait en outre une flétrissure pour toujours. C'est en effet à cause de lui qu'une loi défendit à tout patricien d'habiter la hauteur de la citadelle ou du Capitole : car Manlius avait eu sa maison à l'endroit où nous voyons aujourd'hui le temple de Junon Moneta. (An de R. 370.) 1 b. – Pareille indignation éclata dans Rome contre Spurius Cassius. Le seul soupçon d'avoir aspiré à la souveraineté lui fit plus de tort que trois glorieux consulats et deux magnifiques triomphes ne lui avaient valu d'avantages. En effet, le sénat et le peuple romain, non contents de lui infliger la peine capitale, ajoutèrent à son supplice la destruction de sa maison afin de le punir encore par la ruine de ses pénates. Sur cet emplacement on éleva un temple à la Terre. Ainsi ce qui avait été la demeure d'un homme d'une ambition sans mesure est aujourd'hui un monument qui rappelle la sainte sévérité des dieux. 1 c. – Pour la même entreprise criminelle Sp. Maelius reçut de la patrie la même punition. Et pour mieux faire connaître à la postérité son juste châtiment, on nomma l'emplacement de sa maison Aequimelium (place de Maelius). (An 315.) La haine si vive que les anciens avaient naturellement à l'égard des ennemis de la liberté se manifestait par la destruction des murs et des toits où les coupables avaient vécu. Aussi après avoir massacré M. Flaccus et L. Saturninus, les plus séditieux des citoyens, on renversa leurs maisons de fond en comble. (Ans 632, 653.) Quant à la place occupée par celle de Flaccus, après être restée longtemps vide en souvenir de son châtiment, elle fut ornée des dépouilles des Cimbres par Q. Catulus. 1 d. – Tib. et C. Gracchus exercèrent dans notre cité une grande influence par leur haute noblesse et par les vastes espérances qu'ils faisaient concevoir. Mais, parce qu'ils avaient tenté d'ébranler la constitution de l'état, leurs cadavres restèrent sans sépulture ; et les derniers honneurs qu'on rend à la nature humaine furent refusés aux fils de Sempronius Gracchus, aux petits-fils du premier Scipion l'Africain. Bien plus, pour ôter à tout citoyen l'idée de se faire l'ami des ennemis de la république, tous leurs intimes furent précipités du lieu des exécutions. (Ans 620, 632.) 2. – P. Mucius, tribun du peuple, crut avoir contre les mauvais citoyens le même droit que le sénat et le peuple romain. Il fit en effet brûler ses collègues qui, à l'instigation de Spurius Cassius, avaient, en empêchant le renouvellement des magistrats, mis en péril la liberté politique. Rien assurément de plus hardi que cette sévérité ; un seul tribun osa faire subir à ses neuf collègues une peine que les neuf tribuns ensemble auraient tremblé d'infliger à un seul. (An de R. 268.) 3. – Jusqu'ici c'est à maintenir et à venger la liberté que la sévérité s'est employée ; mais elle a aussi soutenu avec non moins de fermeté l'honneur et la discipline de l'État. Le sénat en effet livra M. Claudius aux Corses pour avoir fait avec eux une paix honteuse ; et, comme les ennemis refusèrent de le recevoir, il le fit mettre à mort dans la prison publique. Pour une seule offense à la majesté de l'empire, que de mesures violentes et quel acharnement dans la punition ! Le sénat annula le traité conclu par Claudius, le priva de la liberté, lui ôta la vie et lui infligea, pour le déshonorer, l'ignominie de la prison et l'abominable flétrissure des gémonies. (An de R. 517.) Celui-là du moins avait mérité les rigueurs du sénat ; mais Cn. Cornélius Scipion, fils d'Hispalus, les éprouva avant d'avoir pu les mériter. Le sort lui avait attribué le gouvernement de l'Espagne ; mais le sénat lui défendit de se rendre dans sa province, en donnant pour motif de cette défense qu'il était incapable de bien faire. Ainsi Cornélius, à cause de sa conduite honteuse et sans avoir exercé aucune fonction de gouverneur, se vit condamné presque comme concussionnaire. (An de R. 644.) C. Vettiénus, qui s'était coupé les doigts de la main gauche pour éviter de servir dans la guerre d'Italie, n'échappa point non plus à la sévérité du sénat. Il prononça en effet contre lui, avec la confiscation de ses biens, la peine de la prison perpétuelle, le réduisant ainsi à consumer ignominieusement dans les fers une vie qu'il n'avait pas voulu sacrifier avec honneur sur un champ de bataille. (An de R. 663.) 4. – Cette sévérité trouva un imitateur dans le consul M. Curius. Obligé d'ordonner subitement une levée de soldats et ne voyant aucun des jeunes gens répondre à son appel, il jeta dans une urne les noms de toutes les tribus. Celui de la tribu Pollia sortit le premier et, dans cette tribu, le premier nom qui fut extrait de l'urne fut proclamé par son ordre. Le jeune homme appelé ne répondant pas, le consul mit à l'encan ses biens. Mais celui-ci, dès qu'il fut averti, courut au tribunal du consul et en appela au collège des tribuns. Alors Curius, après avoir déclaré que la république n'avait pas besoin d'un citoyen qui ne savait pas obéir, vendit ses biens et sa personne. (An de R. 478.) 5. – L. Domitius fut tout aussi ferme dans sa résolution. Lorsqu'il gouvernait la Sicile en qualité de préteur, on lui apporta un sanglier d'une grosseur extraordinaire. Il se fit amener le berger qui l'avait tué de sa main et lui demanda comment il avait abattu un tel animal. Le préteur, ayant appris qu'il s'était servi d'un épieu, le fit mettre en croix, parce que lui-même, pour délivrer la province des brigandages auxquelles elle était en proie, avait défendu par un édit de porter aucune arme offensive. On pourrait dire de cette mesure qu'elle confine à la cruauté autant qu'à la sévérité, car en bien raisonnant on peut la ramener à l'une de ces dispositions aussi bien qu'à I'autre ; mais la raison d'état ne permet point de penser que le préteur fut trop dur. (An de R. 655.) 6. – C'est ainsi que la sévérité a déployé son énergie en punissant des hommes ; mais elle ne s'est pas montrée moins prompte à châtier des femmes. Horace, après avoir à lui seul vaincu les trois Curiaces et, en vertu du traité, tous les Albains, revenait chez lui de ce combat glorieux, lorsqu'il vit sa jeune soeur pleurer la mort du Curiace qui était son fiancé avec des démonstrations de douleur plus vives qu'il ne convenait à son âge. Alors, de la même épée qui avait si bien servi l'État, il la mit à mort, regardant ces larmes versées pour un amour prématuré comme un manque de pudeur. Poursuivi pour cette action devant le peuple, il fut défendu par son père. Ainsi, pour ce trop vif attachement d'une jeune fille à la mémoire de son fiancé on voit son frère sévir contre elle sans pitié et son père, avec la même dureté, approuver son châtiment. (An de R. 87.) 7. – Une sévérité semblable animait le sénat plus tard, lorsqu'il chargea les consuls Sp. Postumius Albinus et Q. Marcius Philippus d'ouvrir une enquête sur les femmes qui avaient eu une conduite criminelle dans les fêtes de Bacchus. Ils en condamnèrent un grand nombre qui furent toutes exécutées par leurs parents à l'intérieur de leurs maisons. Le déshonneur qui s'étendait sur Rome comme une large tache fut lavé par la rigueur du supplice ; car autant l'infâme conduite de ces femmes avait imprimé de honte à notre république, autant la sévérité de leur punition lui fit d'honneur. (An de R. 568.) 8. – Publicia et Licinia qui empoisonnèrent, l'une le consul Postumius Albinus, l'autre Claudius Asellus, leurs maris, furent étranglées par ordre de leurs parents. Des hommes d'une nature si sévère ne crurent pas devoir attendre, pour un crime si manifeste, la fin d'une longue enquête officielle. Innocentes, ils les auraient défendues ; coupables, ils furent prompts à les punir (An de R. 599.) 9. – C'est un grand crime qui avait poussé à la répression la sévérité de ces hommes. Celle d'Egnatius Mécénius fut excitée par un motif bien moins grave : il fit en effet mourir son épouse sous les coups de bâton pour avoir bu du vin. Ce meurtre ne donna lieu à aucune accusation ; il n'y eut même personne pour le blâmer. Chacun pensait qu'elle avait justement expié par une punition exemplaire un manquement aux règles de la sobriété. Il est vrai que toute femme qui aime à l'excès l'usage du vin, ferme son coeur à toutes les vertus et l'ouvre à tous les vices. 10. – C. Sulpicius Gallus aussi était un époux d'une sévérité terrible. Il répudia en effet sa femme, ayant appris qu'elle s'était montrée en public le visage découvert : sentence rigoureuse, mais néanmoins assez défendable. "Selon les prescriptions de la loi, lui dit-il, mes yeux seuls doivent être juges de ta beauté. C'est pour eux que tu dois te parer, pour eux que tu dois être belle. Ne révèle qu'à eux le secret de tes charmes. Tout autre regard qu'attire sur toi une coquetterie déplacée ne peut être que suspect et coupable." 11. – C'est au même sentiment qu'obéit Q. Antistius Vétus en répudiant sa femme pour l'avoir vue s'entretenir en particulier dans la rue avec une affranchie de mauvaises moeurs. Il s'émut, non pas de voir le crime consommé, mais d'assister en quelque sorte à sa naissance et à ses premiers progrès et sa vengeance devança la faute ; il aima mieux se garantir de l'outrage que d'avoir à le punir. 12. – Il faut joindre à ces exemples ceux de P. Sempronius Sophus, qui infligea à sa femme la flétrissure du divorce, simplement pour avoir osé assister aux jeux publics à son insu. Ainsi donc jadis c'est par des mesures préventives que l'on éloignait de l'esprit des femmes la pensée du vice. Quoique Rome puisse fournir des exemples de sévérité à tout l'univers, néanmoins, une connaissance sommaire des exemples étrangers ne saurait déplaire. 1. – Les Lacédémoniens proscrivirent de leur ville les livres d'Archiloque, parce qu'ils en regardaient la lecture comme peu conforme à la décence et à la pudeur. Ils ne voulurent pas laisser l'âme de leurs enfants se nourrir d'une telle poésie, de crainte qu'elle ne fît plus de mal à leur coeur que de bien à leur esprit. Ainsi le premier, ou du moins le second des poètes, pour avoir déchiré par des satires obscènes une famille qui lui était odieuse, se vit punir par la proscription de ses vers. (Av. J.-C. 687.) 2. – Les Athéniens infligèrent la peine capitale à Timgoras qui, en saluant le roi Darius, s'était prosterné devant lui à la manière des Perses. Ils s'indignèrent que la basse flatterie d'un seul de leurs concitoyens humiliât l'honneur de toute leur république devant la souveraineté persane. (Av. J.-C. 528.) 3. – Cambyse montra une sévérité sans exemple, lorsque ayant fait écorcher un juge malhonnête et couvrir un siège de sa peau, il y fit asseoir le fils du coupable pour juger à son tour. Roi et barbare tout ensemble, par ce châtiment atroce et inouï il se proposa d'empêcher qu'aucun juge à l'avenir ne se laissât corrompre. De l'énergie dans les paroles et dans les actions. EXEMPLES
ROMAINS. Les hommes illustres doivent aussi la meilleure part de leur gloire à l'énergie de ces paroles et de ces actions que l'histoire a fidèlement retenues et conserve à jamais. A cette source abondante puisons sans trop de parcimonie ni non plus sans mesure, de manière à satisfaire la curiosité, en évitant la satiété. 1. – Notre cité venait d'être frappée par le désastre de Cannes et le salut de la république était suspendu, comme par un fil ténu, à la fidélité des alliés. Pour affermir chez eux la volonté de défendre l'empire romain, la plupart des sénateurs étaient d'avis d'admettre dans l'ordre sénatorial les chefs des Latins ; Annius le Campanien soutenait même que l'un des deux consuls devait être élu à Capoue : tels étaient l'épuisement et la faiblesse de l'empire romain. Alors Manlius Torquatus, fils de celui qui avait défait les Latins dans une mémorable bataille près du Véséris, déclara bien haut qu'il tuerait sur-le-champ le premier des alliés qui oserait dire son avis dans le sénat. Cette menace d'un seul homme rendit au courage affaibli des Romains son ancienne ardeur et empêcha l'Italie de se soulever pour partager avec nous les droits de citoyen. Comme elle avait succombé sous les armes du père, elle recula vaincue par les paroles du fils. (An de R. 414.) La même énergie se rencontra aussi chez un autre Manlius. Comme le peuple unanime lui déférait le consulat et qu'il refusait cet honneur en invoquant le mauvais état de ses yeux, tous les citoyens continuaient leurs instances. "Romains, dit-il, cherchez quelqu'un à qui confier cette magistrature ; car si vous me forcez à la remplir, nous ne pourrons réciproquement endurer, moi vos moeurs, vous mon autorité." D'un simple particulier, ce langage était déjà difficile à supporter ; qu'aurait donc été le poids de son autorité, une fois armé des faisceaux consulaires ? (An de R. 544.) 2. – Scipion Emilien n'était pas moins dur dans ses paroles soit au sénat, soit dans l'assemblée du peuple. Partageant la censure avec Mummius, personnage d'une grande naissance, mais de moeurs efféminées, il dit à la tribune que sa gestion aurait en tout répondu à la majesté de la république, si ses concitoyens lui eussent donné un collègue ou ne lui en eussent point donné. (An de R. 611.) Le même Scipion Emilien était témoin de la rivalité des deux consuls Serv. Sulp. Galba et Aurélius Cotta qui se disputaient dans le sénat l'honneur d'être envoyé en Espagne contre Viriathe. Les sénateurs, très partagés sur ce point, se demandaient dans quel sens il se prononcerait. "Mon avis, dit-il, est de n'y envoyer ni l'un ni l'autre, parce que l'un n'a rien et que rien ne suffit à l'autre." Il regardait la pauvreté et la cupidité comme des conseillers également mauvais dans l'exercice d'un pouvoir sans frein. Ce mot empêcha qu'aucun des deux consuls fût envoyé dans cette province. (An de R. 609.) 3. – C. Popilius fut député par le sénat auprès d'Antiochus pour l'inviter à cesser la guerre qu'il faisait à PtoIémée. A son arrivée, Antiochus, avec empressement et d'un air d'amitié, lui tendit la main. Mais Popilius refusa de lui tendre la sienne et lui remit la lettre qui contenait le décret du sénat. Lorsque Antiochus en eut pris connaissance, il dit qu'il en conférerait avec ses amis. Popilius, indigné de se voir opposer un délai, traça sur la terre avec une baguette une ligne autour de la place occupée par le roi. "Avant de sortir de ce cercle, dit-il, donnez-moi une réponse à rapporter au sénat." On aurait cru voir, non pas un ambassadeur parlant au roi, mais le sénat lui-même mis en sa présence. Aussitôt Antiochus déclara que Ptolémée n'aurait plus à se plaindre de lui, et ce fut alors seulement que Popilius accepta de prendre sa main comme celle d'un allié. Combien est puissante cette énergie tranchante dans le caractère et le langage ! Dans le même instant elle fit trembler la Syrie et protégea l'Egypte. (An de R. 585.) 4. – Chez P. Rutilius, je ne sais ce que je dois apprécier davantage, de ses paroles ou de ses actes, car dans les unes et dans les autres il y a une vigueur admirable. Comme il résistait à une demande injuste d'un de ses amis, celui-ci lui dit dans un violent mouvement de colère : "Qu'ai-je à faire de ton amitié, si tu ne fais pas ce que je te demande ?" - "Et moi, répliqua Rutilius, qu'ai-je à faire de la tienne, s'il faut que pour toi je fasse une action contraire à l'honneur ? "Cette parole n'est point démentie par sa conduite dans les circonstances suivantes. Traduit en justice pour des rivalités de classes plutôt que pour une faute personnelle, il ne prit point des vêtements misérables, il ne quitta pas les marques distinctives du sénateur, il ne tendit point les mains vers ses juges en se traînant à leurs genoux, il ne prononça pas une parole indigne de l'éclat de son passé ; enfin il fit voir que le péril, loin d'être l'écueil de son énergie, n'était qu'une épreuve qui la confirmait. En outre, quoique la victoire de Sylla lui donnât le moyen de rentrer dans sa patrie, il resta en exil pour ne rien faire de contraire aux lois. Aussi le surnom d'Heureux serait-il mieux justifié par le caractère d'un personnage si digne que par les victoires d'un ambitieux effréné : Sylla le prit par la force, Rutilius le mérita. (An de R. 660.) 5. – M. Brutus, assassin de ses propres vertus plus encore que du père de la patrie (car d'un seul coup il les anéantit comme dans un abîme et voua son nom et sa mémoire à une malédiction éternelle), Brutus, au moment de livrer la dernière bataille, répondit à quelques officiers qui lui déconseillaient de l'engager : "C'est avec confiance que je vais au combat : car dès aujourd'hui, ou tout ira bien, ou je n'aurai plus d'inquiétude." Il s'était persuadé sans doute qu'il ne pouvait ni vivre sans la victoire ni mourir sans trouver dans la mort le repos." 1. – Le nom de Brutus m'amène à rappeler une réponse énergique qui fut faite à D. Brutus en Espagne. La Lusitanie presque entière s'était livrée à sa discrétion et seule de ce pays la ville de Cinginia persistait à résister. Il essaya de l'amener à se racheter par une rançon. Mais les assiégés répondirent presque unanimement aux députés de Brutus que leurs aïeux leur avaient laissé du fer pour défendre leur ville, mais non pas de l'or pour acheter leur liberté d'un général cupide. Certes il eût été plus honorable pour des Romains de tenir un pareil langage que de l'entendre. (An de R. 617.) 2. – Ce peuple s'éleva à une telle noblesse de sentiments sans autre guide que la nature. Socrate au contraire était le plus grand représentant de la science grecque. Pendant son procès devant le tribunal d'Athènes, Lysias, était venu lui lire un plaidoyer qu'il avait composé pour sa défense et dans lequel il lui faisait tenir un langage humble, suppliant, propre à conjurer l'orage qui menaçait sa tête. "Je t'en prie, lui dit Socrate, remporte ce discours. Car si je pouvais me résoudre à le prononcer, fût-ce dans les solitudes les plus reculées de la Scythie, alors je me reconnaîtrais moi-même digne de mort." Il méprisa la vie pour ne pas manquer de dignité : il aima mieux mourir en Socrate que de continuer à vivre en Lysias. (Av. J.-C. 399.) 3. – Alexandre, aussi grand dans la guerre que Socrate dans la sagesse, fit dans les circonstances suivantes une belle réponse. Darius, après avoir éprouvé dans deux batailles la valeur de ce prince, lui offrait toute la partie de son royaume en deçà du mont Taurus, avec la main de sa fille et un million de talents. " Si j'étais Alexandre, lui dit Parménion, j'accepterais cette proposition." "Et moi aussi, répondit le roi, si j'étais Parménion." Parole qui ne démentait pas les deux victoires précédentes, et qui méritait, comme il advint, d'être suivie d'une troisième. (Av. J.-C. 331.) 4. – Voilà le langage qui convient à la grandeur d'âme et au succès. Celui que tinrent au père d'Alexandre les députés de Lacédémone pour lui représenter la déplorable extrémité où il réduisait leur courage, est plus admirable que digne d'envie. Comme il imposait à leur république des charges insupportables, ils déclarèrent que s'il persistait à leur prescrire des conditions plus dures que la mort, ils aimeraient mieux mourir. (Av.J.-C. 352.) 5. – On voit encore beaucoup de dignité dans ce mot d'un Spartiate. Malgré une grande réputation et une haute vertu, il fut comme candidat à une magistrature battu par un concurrent. Il se déclara très heureux de voir que sa patrie avait des citoyens meilleurs que lui. Un tel mot rendit son échec aussi glorieux que la magistrature même. De la justice. EXEMPLES ROMAINS. 1. – Camille, étant consul, faisait le siège de Falérie. Un maître d'école mena hors de la ville, sous prétexte de promenade, un grand nombre d'enfants des plus nobles familles et les conduisit dans le camp des Romains. La prise de ces enfants devait sans aucun doute mettre fin à l'opiniâtre résistance des Falisques et les amener à se soumettre à notre général. Mais le sénat fut d'avis de renvoyer ces enfants dans leur patrie et de leur livrer leur maître, les mains liées, pour l'emmener en le frappant à coups de verges. Cet acte de justice conquit les coeurs de ce peuple dont on ne pouvait forcer les murailles en effet vaincus plutôt par la générosité que par les armes, les Falisques ouvrirent leurs portes aux Romains. (An de R. 308.) Cette même ville se révolta plusieurs fois, mais essuya toujours des défaites et se vit enfin réduite à se rendre au consul Q. Lutatius. Le peuple romain voulait sévir contre elle, mais lorsque Papirius, qui avait par ordre du consul rédigé la capitulation, lui eut fait observer que Falérie s'était livrée, non à la puissance, mais à la bonne foi des Romains, il se calma, oublia tout son ressentiment et, pour rester fidèle à ses sentiments de justice, résista également à la violence de la haine, ordinairement si difficile à réprimer, et à l'entraînement de la victoire, qui porte toujours si facilement à des excès. (An de R. 512.) P. Claudius, dans une expédition qu'il commandait, avait fait prisonniers les habitants d'Amérie et les avait vendus à l'encan. Le peuple voyait bien par là son trésor enrichi et son territoire augmenté de terres nouvelles. Néanmoins, comme le général lui semblait avoir un peu manqué de loyauté dans cette opération, il fit soigneusement rechercher et racheter les Amériniens, leur assigna un emplacement destiné à leur habitation sur le mont Aventin et leur rendit leurs propriétés. Il leur donna même de l'argent pour bâtir, non seulement des cabanes, mais des sanctuaires et pour faire des sacrifices aux dieux. Son attachement si manifeste aux principes de la justice donna lieu aux Amériniens de se féliciter de leur chute, puisque leur ruine avait été suivie de leur renaissance. (An de R. 485.) Ce que j'ai raconté jusqu'ici n'a été connu que dans nos murs et dans les contrées voisines ; mais la connaissance du fait suivant s'est répandue dans le monde entier. Timocharès d'Ambracie offrit au consul Fabricius d'employer son fils, échanson de Pyrrhus, à empoisonner ce prince. Le sénat, informé de cette proposition, envoya des députés à Pyrrhus, pour l'engager à redoubler ,de précautions contre ces sortes d'attentats. Il n'oubliait pas qu'une ville fondée par le fils de Mars devait faire la guerre avec les armes, non avec le poison. Mais il ne prononça pas le nom de Timochares en s'attachant à être juste envers l'un et l'autre. Il ne voulut ni supprimer ennemi par un moyen violent et malhonnête, ni trahir un homme qui avait eu l'intention de rendre service à la république. (An de R. 475.) 2. – Le plus haut sentiment de justice s'est aussi fait voir dans la même circonstance chez quatre tribuns du peuple. C. Atratinus commandait dans la bataille près de Verrugo, lorsque avec tous les autres cavaliers ils avaient rétabli la situation de l'armée qui pliait sous les efforts des Volsques. Or il venait d'être cité devant le peuple par L. Hortensius, l'un de leurs collègues. Ils jurèrent alors du haut de la tribune de prendre des vêtements de deuil et de les garder tant que leur général serait en état d'accusation. Ces jeunes hommes d'élite, après avoir dans le combat écarté de lui le péril au prix de leurs blessures et de leur sang, ne purent supporter de le voir sous la toge exposé au plus grand danger, tandis qu'eux-mêmes étaient revêtus des marques du pouvoir. Touchée de leur amour de la justice, l'assemblée força Hortensius à se désister de sa poursuite (An de R. 331.) 3. – Le peuple ne se montra pas sous un jour différent dans les circonstances suivantes. Tib. Gracchus et C. Claudius avaient soulevé contre eux la majeure partie des citoyens par leur excessive sévérité dans l'exercice de la censure. P. Popilius, tribun du peuple, les cita devant le peuple comme coupables de crime contre l'Etat. Outre l'irritation générale, un ressentiment personnel l'animait contre les accusés : il leur en voulait pour avoir forcé Rutilius, l'un de ses proches, à démolir un mur qui s'avançait sur la voie publique. A l'audience, beaucoup de centuries de la première classe manifestaient leur intention de condamner Claudius ; toutes au contraire paraissaient s'accorder pour absoudre Gracchus. Alors celui-ci déclara hautement que, si l'on frappait son collègue plus sévèrement que lui-même, puisqu'il avait tenu la même conduite, il partagerait avec lui la peine de l'exil. Cette résolution inspirée par la justice détourna l'orage qui menaçait leur tête et leur fortune. Le peuple acquitta Claudius et le tribun Popilius dispensa Gracchus de plaider sa cause. (An de R. 584.) 4. – Le collège des tribuns s'acquit encore beaucoup de considération, lorsque, L. Cotta, l'un de ses membres, comptant sur l'inviolabilité que lui conférait son pouvoir pour ne point s'acquitter envers ses créanciers, ils décidément que, s'il ne payait ses dettes ou s'il ne fournissait un répondant, ils appuieraient les réclamations de ses créanciers : ils regardaient comme un acte contraire à la justice de faire servir l'autorité du magistrat à couvrir la mauvaise foi du particulier. Ainsi Cotta qui cherchait un refuge dans le tribunat comme dans un asile inviolable, en fut arraché par la justice même du tribunat. (An de R. 599.) 5. – Je passe à un autre exemple également célèbre de la justice des tribuns. Cn. Domitius, tribun du peuple, appela en jugement devant le peuple M. Scaurus, le premier citoyen de la république : il voulait, si la fortune secondait ses efforts, accroître sa renommée par la ruine de Scaurus ou du moins, à défaut de succès, par l'attaque même dirigée contre un personnage si considérable. Alors qu'il brûlait du plus vif désir de le perdre, un esclave de Scaurus vint le trouver pendant la nuit, s'engageant à lui fournir de nombreux et de graves sujets d'accusation contre son maître. Dans la même personne, en même temps qu'un ennemi, il y avait aussi un Domitius qui jugeait cette abominable délation avec des sentiments tout différents. La justice l'emporta sur la haine, le tribun aussitôt ferma ses oreilles à la dénonciation, imposa silence au délateur et le fit conduire chez Scaurus. Voilà un accusateur à qui l'accusé lui-même devait, sinon de l'amitié, du moins des éloges. Aussi le peuple romain, conquis par les autres mérites de Domitius et encore plus par ce procédé, le fit successivement consul, censeur et souverain pontife. (An de R. 650.) 6. – L. Crassus, dans une épreuve semblable, se conduisit avec autant de justice. Il avait dénoncé Cn. Carbon avec une animosité bien naturelle à l'égard d'un ennemi déclaré. Néanmoins, un esclave de Carbon lui ayant apporté un coffret de son maître contenant quantité d'écrits de nature à le faire condamner aisément, Crassus le lui renvoya scellé comme il était, avec l'esclave chargé de chaînes. Quelle force devons-nous penser qu'avait alors la justice entre les amis, quand nous voyons qu'elle en gardait tant jusque dans les rapports des accusateurs et des accusés ? 7. – Sylla ne désirait pas moins vivement sa propre conservation que la perte de Sulpicius Rufus, qui n'avait cessé de l'attaquer avec la passion propre aux tribuns. Mais il sut que celui-ci, proscrit et caché dans une maison de campagne, avait été livré par un esclave. Il affranchit d'abord ce serviteur parricide pour tenir la promesse faite par son édit, puis le fit aussitôt précipiter du haut de la roche Tarpéienne avec le bonnet d'affranchi qu'il avait obtenu par un crime. Sylla qui d'ordinaire usait de la victoire sans modération fit voir dans cet ordre la plus parfaite justice. (An de R. 665.) 2. – Je dois maintenant rappeler l'habileté d'un grand homme pour faire mieux revivre la justice d'un autre. Thémistocle, par un conseil fort salutaire, avait forcé les Athéniens à se réfugier sur leur flotte. Après avoir chassé de la Grèce le roi Xerxès et ses armées, il travaillait à remettre sa patrie ruinée en son premier état et il préparait par des entreprises secrètes les moyens de lui assurer l'hégémonie de la Grèce. Il déclara dans l'assemblée qu'après mûr examen, il avait conçu un dessein tel que, si la fortune en permettait l'accomplissement, il n'y aurait rien de plus grand, ni de plus puissant que le peuple athénien, mais que ce moyen ne devait pas être divulgué. Il demanda donc qu'on lui donnât quelqu'un à qui il pût le communiquer en secret. On lui donna Aristide. Lorsque celui-ci eut appris que l'intention de Thémistocle était d'incendier la flotte des Lacédémoniens, alors tout entière sur le rivage, près de Gythée, afin que la destruction de cette flotte fît passer l'empire de la mer aux Athéniens, il se présenta devant l'assemblée et déclara que le dessein de Thémistocle était utile, mais qu'il n'était pas juste. Aussitôt l'assemblée tout entière s'écria que ce qui n'était pas juste n'était pas non plus utile et sur-le-champ elle commanda à Thémistocle d'abandonner son projet. (Av. J.-C. 476.) 3. – Rien ne fait voir plus d'énergie que ces autres exemples de justice que je vais raconter. Zaleucus avait donné à la ville de Locres les lois les plus salutaires et les plus utiles. Son fils, condamné pour adultère, devait, en vertu des lois dont il était lui-même l'auteur, être privé des deux yeux. Comme le peuple entier, en considération de son père, voulait exempter le jeune homme des rigueurs de la loi, Zaleucus résista quelque temps. A la fin, cédant aux prières du peuple, il se creva d'abord un oeil à lui-même, en creva ensuite un à son fils et laissa ainsi à l'un et à l'autre l'usage de la vue. De cette manière il satisfit à la loi sur la mesure du châtiment qu'elle imposait, en donnant, par une combinaison d'une admirable équité, une part de lui-même à la pitié paternelle, l'autre à la justice du législateur. 4. – Mais la justice de Charondas de Thurium fut un peu trop inflexible et trop rigoureuse. Les séances de l'assemblée de ses concitoyens étaient tumultueuses jusqu'à la violence et à l'effusion du sang. Il y avait rétabli l'ordre en ordonnant par une loi de tuer sur-le-champ celui qui y entrerait avec une arme. Quelque temps après, comme, au retour d'une campagne éloignée, il revenait chez lui une épée à la ceinture, au moment même d'une convocation subite du peuple, il se rendit à l'assemblée dans l'état où il se trouvait. Son plus proche voisin l'avertit qu'il violait sa propre loi. "Hé bien, dit-il, je vais aussi la confirmer." Aussitôt, tirant son épée, il s'en perça le coeur. Il pouvait ou dissimuler sa faute ou s'en excuser sur l'inadvertance. Il préféra l'exécution immédiate du châtiment pour prévenir tout manquement à la justice. De la foi publique. EXEMPLES
ROMAINS. Après la justice dont je viens de présenter l'image, la bonne foi, divinité non moins auguste, nous tend sa main secourable, gage le plus sûr de notre sauvegarde. Elle a toujours été en honneur dans notre république : telle est l'opinion qu'ont eue de nous toutes les nations. Vérifions-la à notre tour dans quelques exemples. 1. – Ptolémée, roi d'Égypte, ayant laissé la tutelle de son fils au peuple romain, le sénat envoya à Alexandrie M. Aemilius Lépidus, souverain pontife, deux fois consul, pour être le tuteur de l'enfant. Il voulut employer pour l'administration d'un pays étranger un personnage des plus considérables, d'une honnêteté irréprochable, qui s'était consacré aux affaires de l'Etat et à la religion, afin de ne pas laisser croire qu'on avait fait appel en vain à la bonne foi de notre république. Les services de Lepidus procurèrent à la fois la sûreté et la gloire à l'enfance du roi et Ptolemée put se demander s'il avait plus à se féliciter de la fortune de son père que du noble caractère de son tuteur. (Vers l'an 595 de R.) 2. – Voici encore un beau trait de la bonne foi romaine. Une nombreuse flotte carthaginoise avait été défaite dans les parages de la Sicile. Ses chefs, dans leur découragement, pensaient à demander la paix. Hamilcar, l'un d'entre eux, déclarait qu'il n'osait pas aller trouver les consuls de peur d'être chargé de chaînes, comme ils en avaient eux-mêmes chargé le consul Cornélius Asina. Mais Hannon, meilleur juge du caractère romain, persuadé qu'il n'y avait rien de semblable à craindre, alla, plein de confiance, conférer avec les consuls. Comme il leur proposait de mettre fin à la guerre, un tribun de légion lui dit qu'on pourrait le traiter à juste titre comme avait été traité Cornélius. Mais les deux consuls, faisant taire le tribun : "Hannon, dirent-ils, loin de toi cette crainte ; la loyauté romaine t'en garantit". C'eût été pour les consuls une grande gloire de pouvoir mettre dans les fers un si grand chef ennemi ; mais c'en fut une bien plus grande de ne l'avoir pas voulu. (An de R. 497.) 3. – A l'égard des mêmes ennemis, le sénat mit une égale loyauté à respecter leur droit d'entrer en relations avec lui par des députations. Sous le consulat de M. Aemilius Lépidus et de C. Flaminius il donna mission au préteur Claudius de livrer à des députés carthaginois par le ministère des féciaux L. Minucius et L. Manlius, pour avoir osé porter la main sur ces étrangers. Dans cette occasion le sénat considéra ce qu'il se devait à lui-même, et non ce qu'il devait à ceux qui recevaient cette réparation. 4. – A son exemple le premier Scipion l'Africain, s'étant rendu maître d'un vaisseau où se trouvaient un grand nombre d'illustres Carthaginois, les renvoya sans leur faire aucun mal, parce qu'ils se disaient envoyés auprès de lui comme ambassadeurs. Il était cependant manifeste que c'était pour échapper au péril du moment qu'ils s'étaient donné, contrairement à la vérité, l'apparence d'une ambassade. Mais il aima mieux laisser croire qu'on avait surpris la bonne foi d'un général romain que de faire penser qu'on y avait fait appel inutilement. (An de R. 550.) 5. – Mettons encore sous les yeux du lecteur cette action du sénat qu'il faut se garder d'omettre dans ce recueil. Des députés, que la ville d'Apollonie avait envoyés à Rome, furent, dans une discussion, frappés par les anciens édiles Q. Fabius et Cn. Apronius. Dès que le sénat eut connaissance de ce fait, il livra ces derniers par le ministère des féciaux aux députés Apolloniates qu'il fit accompagner par un questeur jusqu'à Brindes, de peur qu'en route ils n'eussent à subir quelque offense des parents de leurs prisonniers. Qui voudrait ne voir dans le sénat qu'une assemblée de mortels et non pas plutôt le sanctuaire de la Bonne-Foi ? (An de R. 487.) Cette vertu Rome la pratiqua toujours généreusement ; en revanche elle la trouva aussi toujours dans les dispositions de ses alliés. 1. – Après l'affreux désastre où périrent deux Scipions et deux armées romaines, les Sagontins, obligés par les succès d'Hannibal de s'enfermer dans les murailles de leur ville et ne pouvant repousser plus longtemps les attaques carthaginoises, rassemblèrent sur la place publique tout ce qu'ils avaient de plus cher, ils amassèrent tout autour des matières combustibles auxquelles ils mirent le feu et, plutôt que d'abandonner notre alliance, ils se jetèrent eux-mêmes sur le bûcher commun. Il me semble que la Bonne-Foi elle-même, considérant les affaires humaines, dut être alors consternée de voir cette fidélité si obstinée condamnée à une fin si cruelle par l'injustice de la fortune. (An de R. 534.) 2. – La même vertu valut aux habitants de Pétélia la même gloire. Assiégés par Hannibal pour n'avoir pas voulu renoncer à notre amitié, ils envoyèrent des députés implorer l'appui du sénat. La défaite de Cannes encore toute récente empêcha de les secourir ; mais on leur permit de faire ce qu'ils jugeraient le plus utile pour leur conservation. Ils étaient donc libres d'embrasser le parti de Carthage. Cependant ils firent sortir de la ville les femmes et tous ceux que leur âge rendait impropres au service militaire, afin de laisser aux combattants le moyen d'endurer plus longtemps la disette, et ils résistèrent dans leurs murailles avec la dernière opiniâtreté. Cette cité expira tout entière plutôt que de manquer en aucun point à son alliance avec Rome. Ainsi le succès d'Hannibal consista à prendre, non pas la ville, mais le tombeau de Pétélia qui témoignait encore de sa fidélité. (An de R. ) De
la fidélité des femmes envers leurs époux. 1. – Disons aussi quelques mots de la fidélité des femmes, envers leurs maris. Tertia Aemilia, épouse du premier Scipion l'Africain, de qui elle eut Cornélie, mère des Gracques, avait tant de douceur et de patience que, tout informée qu'elle était de l'amour de son mari pour une de ses jeunes esclaves, elle n'en laissa rien paraître. Elle ne voulut pas qu'on vît un vainqueur du monde, un Scipion l'Africain, poursuivi en justice par une femme, un grand homme accusé par une épouse irritée. Et loin d’en concevoir un désir de vengeance, après la mort de Scipion, elle accorda la liberté à cette esclave et la donna en mariage à l'un de ses affranchis. (An de R. 57O.) 2. – G. Lucrétius avait été proscrit par les triumvirs, Turia, son épouse, sans autre confidente qu'une esclave, le tint caché entre la voûte des combles et le plafond de sa chambre et le garantit ainsi de la mort qui le menaçait, non sans courir elle-même un grand danger. Grâce à cette rare fidélité, pendant que les autres proscrits n'arrivaient à se sauver qu'en se réfugiant chez des nations étrangères et ennemies et au prix des pires souffrances physiques et morales, Lucrétius vivait en sûreté dans sa chambre et dans les bras de son épouse. (An de R. 710.) 3. – Sulpicia était étroitement surveillée par sa mère Julie qui voulait l'empêcher de suivre en Sicile Lentulus Cruscellion, son mari, proscrit par les triumvirs. Elle n'en réussit pas moins à s'enfuir furtivement sous un costume d'esclave, avec deux servantes et deux serviteurs, et à se rendre auprès de lui. Elle accepta la proscription pour elle-même pour rester fidèle à son époux proscrit. (An de R. 710.) De la fidélité des esclaves envers leurs maîtres.
1. – Antoine, le célèbre orateur du temps de nos aïeux, était accusé d'inceste. Au cours de son procès, ses accusateurs ne cessaient de demander qu'un de ses esclaves fût mis à la question, parce que, prétendaient-ils, quand il allait au rendez-vous, cet esclave portait une lanterne devant lui. Cet esclave était encore très jeune. Il assistait aux débats mêlé au public et voyait bien qu'il s'agissait de le soumettre à des tortures ; néanmoins il ne chercha pas à s'y soustraire. De retour à la maison, voyant l'embarras et l'inquiétude d'Antoine augmenter à ce sujet, il lui conseilla spontanément de le livrer aux juges pour être torturé, l'assurant qu'il ne sortirait de sa bouche aucun mot capable de nuire à sa cause. Il tint sa promesse avec une constance admirable : en effet déchiré de mille coups de verges, étendu sur un chevalet, brûlé même avec des lames chauffées à blanc, il brisa tous les efforts de l'accusation et sauva la vie à l'accusé. On aurait bien raison de reprocher à la fortune d'avoir mis sous les apparences d'un esclave une âme capable d'un tel dévouement et d'un tel courage. (An de R. 655.) 2. – Le consul C. Marius, après l'issue déplorable du siège de Préneste, avait fait de vaines tentatives pour s'échapper par un souterrain secret et Télésinus avec qui il avait résolu de mourir ne lui avait fait qu'une légère blessure. Mais un de ses esclaves, pour le dérober à la cruauté de Sylla, le tua en lui passant son épée au travers du corps, quoiqu'il sût quelle magnifique récompense lui était réservée, s'il l'eût livré vivant aux mains des vainqueurs. Le service qu'il lui rendit par ce coup donné si à propos ne le cède en rien au dévouement des esclaves qui ont protégé la vie de leurs maîtres ; car, dans une telle conjoncture, ce qui aux yeux de Marius comptait comme un bienfait, c'était, non pas la vie, mais la mort. (An de R. 671.) 3. – Le trait suivant n'est pas moins mémorable. C. Gracchus, pour ne pas tomber au pouvoir de ses ennemis, tendit la tête au fer de Philocrate, son esclave, qui la lui trancha d'un seul coup et se plongea ensuite dans le coeur l'épée encore ruisselante du sang de son maître. Selon d'autres auteurs, cet esclave s'appelait Euporus ; quant a moi, je ne dispute point sur le nom, je me contente d'admirer la fidélité si énergique d'un esclave. Si son jeune maître, qui était de haute naissance, avait eu la même force de caractère, son bras aurait suffi, sans le secours d'un esclave, pour lui assurer le moyen d'échapper aux supplices qui l'attendaient. En réalité il fit par sa conduite que le cadavre de Philocrate inspirait plus d'intérêt que celui de Gracchus. (An de R. 632.) 4. – Voici un autre grand nom et une autre démence, mais aussi un exemple pareil de fidélité. C. Cassius venait d'être vaincu à la journée de Philippes. Pindarus, qu'il avait récemment affranchi, lui trancha la tête suivant son ordre et, après l'avoir soustrait aux insultes de ses ennemis, se déroba lui-même à la vue des hommes par une mort volontaire, sans que l'on pût même retrouver son cadavre. Quel dieu, vengeur du plus horrible forfait, frappa d'engourdissement cette main naguère si ardente à faire périr le père de la patrie et l'immobilisa si bien que le meurtrier tout tremblant dût supplier un Pindarus pour ne pas subir, au gré de la piété filiale du vainqueur, le juste châtiment d'un assassinat qui atteignait la patrie ? C'est toi sans doute, ô divin Jules, qui tiras alors une légitime vengeance des blessures faites à ton corps divin, en réduisant un traître envers toi si perfide à implorer un indigne secours et en troublant sa raison jusqu'à lui ôter et la volonté de vivre et la force de mourir de sa propre main. (An de R. 711.) 5. – A ces malheurs vint s'ajouter celui de C. Plotius Plancus, frère de Munatius Plancus qui avait été consul et censeur. Proscrit par les triumvirs, il se tenait caché dans les environs de Salerne ; mais la délicatesse de son genre de vie et l'odeur de ses parfums trahirent le secret de la retraite qui le protégeait. Les traces flottantes de son passage mirent sur la voie les espions lancés à la poursuite des malheureux condamnés et, guidés dans leurs recherches par leur odorat subtil, ils flairèrent le refuge du proscrit en fuite. Alors qu'il y était encore caché, ses esclaves furent pris et soumis à une longue et cruelle torture ; mais ils soutenaient qu'ils ne savaient pas où était leur maître. Plancus ne put se résoudre à laisser torturer plus longtemps des esclaves si fidèles et d'un dévouement si exemplaire : il sortit de sa cachette et tendit la gorge au glaive des soldats. Devant cette lutte d'affection mutuelle, il est difficile de distinguer qui méritait mieux, du maître ou des esclaves, l'un, d'éprouver une fidélité si constante de la part de ses esclaves, les autres, d'être délivrés des tourments de la question par la juste compassion de leur maître. (An de R. 710.) 6. – Et l'esclave d'Urbinus Panapion, quel étonnant exemple de fidélité ! Il venait d'apprendre que, sur une dénonciation de quelqu'un des domestiques, des soldats étaient venus dans la maison de campagne de Réate pour tuer son maître qui était proscrit. Aussitôt il change de vêtement avec lui, prend même son anneau, le fait secrètement échapper par une porte de derrière, se retire dans sa chambre, se met sur son lit et se laisse tuer pour Panapion. L'action est bien courte à raconter, mais quelle abondante matière de louange ! En effet, qu'on veuille bien se représenter l'invasion subite des soldats, le fracas des portes qu'ils enfoncent, leurs voix menaçantes, leurs regards farouches, leurs armes étincelantes et l'on se fera une idée exacte du fait ; on pensera que, si l'on a bientôt dit qu'un homme voulut mourir pour un autre, il n'était pas aussi facile de le faire. Quant à Panapion, il reconnut le grand bienfait qu'il devait à son esclave, en lui élevant un magnifique tombeau et en attestant son dévouement dans une épitaphe où s'exprimait sa gratitude. (An de R. 710.) 7. – Je m'en serais tenu à ces exemples, si l'admiration ne me forçait à en ajouter encore un. Antius Restion, qui avait été proscrit par les triumvirs, voyant ses domestiques occupés à piller et à s'approprier son bien, s'échappa de chez lui en se dérobant le plus secrètement qu'il lui fut possible au milieu de la nuit. Mais son départ, si secret fut-il, n'échappa point à la surveillance attentive d'un esclave qu'il avait tenu dans les fers et qui portait l'empreinte ineffaçable des lettres dont il avait flétri son front. Cet esclave suivit avec un intérêt affectueux les pas de son maître qui errait à l'aventure et se mit de lui-même à lui faire escorte. Par ce service si délicat et si périlleux, il avait, contrairement à ce qu'on pouvait attendre rempli tout son devoir de fidélité à l'égard de son maître. Alors que les esclaves dont le sort avait été plus heureux ; dans la maison ne songeaient qu'à des profits, lui qui n'était plus qu'une ombre portant les stigmates des supplices endurés, jugea que le plus grand avantage pour lui était de sauver un homme qui l'avait puni si durement. C'était déjà beaucoup de faire le sacrifice de son ressentiment ; il alla encore jusqu'à concevoir pour Antius de l'affection. Et sa bonté ne s'en tint pas là : il trouva pour lui conserver la vie un expédient extraordinaire. S'étant aperçu que des soldats avides de sang allaient les surprendre, il écarta son maître, dressa un bûcher, saisit et tua un vieux mendiant et jeta son cadavre sur le feu. Les soldats bientôt après lui demandèrent où était Antius. "Le voilà, répondit-il en étendant la main vers le bûcher, qui expie dans les flammes sa cruauté envers moi." Il ne disait que des choses vraisemblables ; l'on ajouta foi à ses propos. Grâce à ce subterfuge, Antius trouva sans risques le moyen d'assurer ses jours. Du changement survenu dans la vie et la fortune. EXEMPLES
ROMAINS. Rien n'est plus capable d'augmenter la confiance ou le diminuer l'inquiétude que de se rappeler les changements survenus dans la vie et la fortune des hommes célèbres, soit que l'on considère sa propre situation ou celle de ses proches. En effet, lorsque, en envisageant le sort d'autrui, nous voyons l'illustration sortir d'une condition basse et méprisée, qui nous empêche de penser toujours nous aussi à une amélioration de notre sort ? N'oublions pas que c'est une folie de se condamner d'avance à un éternel malheur, d'abandonner une espérance que, malgré son incertitude, on a toujours raison d'entretenir et de se laisser aller à un désespoir parfois sans retour. 1. – Manlius Torquatus passait dans les premières années de sa jeunesse pour avoir l'esprit si obtus et si lourd que son père L. Manlius, personnage fort important, le croyant inapte aux affaires soit privées, soit publiques, l'avait relégué à la campagne et le laissait s'épuiser dans les travaux de l'agriculture. Dans la suite, ce Manlius délivra son père des dangers d'une accusation intentée contre lui ; il fit trancher la tête à son fils, quoique vainqueur, pour avoir combattu malgré sa défense ; enfin, par un glorieux triomphe, il rendit courage à sa patrie épuisée par les attaques des Latins. On dirait que la fortune avait répandu sur sa jeunesse cette obscurité comme un nuage, pour rendre plus éclatante la gloire de sa vieillesse. (Ans de R. 391-413.) 2. – Le premier Scipion l'Africain que les dieux firent naître pour montrer aux hommes en sa personne une image sensible de la perfection morale, mena, dit-on, pendant les premières années de son adolescence une vie molle qui, sans mériter d'être taxée de débauche, était néanmoins trop efféminée pour faire prévoir les trophées conquis sur Carthage et le joug imposé à cette cité vaincue. (An de R. 552.) 3. – C. Valérius Flaccus, à l'époque de la seconde guerre punique, passa dans les plaisirs le commencement de sa jeunesse. Mais P. Licinius, grand pontife, le nomma flamine dans le dessein de le retirer plus facilement du vice. Dès lors, l'esprit occupé du culte et des cérémonies sacrées, il apprit, sous l'influence de la religion, à modérer ses passions et, autant il avait donné d'abord l'exemple de la débauche, autant il devint dans la suite un modèle de tempérance et de vertu. 4. – Notre cité n'a rien connu de plus décrié que la jeunesse de Q. Fabius Maximus qui, par sa victoire sur les Gaulois, acquit pour lui et pour sa postérité le surnom d' Allobrogique, ni non plus rien de plus honorable et de plus glorieux que la vieillesse du même Fabius. 5. – Qui ne sait que dans la foule de nos grands hommes Q. Catulus, par la considération qu'il s'est acquise, s'est classé en un rang élevé ? Si l'on remontait au temps de sa jeunesse, on trouverait dans sa vie beaucoup de , dissipation et beaucoup de libertinage. Néanmoins, ces habitudes de mollesse ne l'empêchèrent pas de devenir le premier citoyen de la république, de faire briller son nom au sommet du mont Capitolin et d'étouffer par son courage une guerre civile née d'un grand mouvement révolutionnaire. (An de R. 676.) 6. – L. Sylla, jusqu'au moment où il fut candidat à la questure, se déshonorait par la débauche, l'abus du vin et l'amour du théâtre. Aussi Marius, consul, fut, dit-on, très mécontent de voir que, alors qu'il avait à faire en Afrique une guerre si rude, le sort lui avait donné un questeur si efféminé. Cependant le même Sylla, brisant et forçant pour ainsi dire le cercle de vices qui le tenaient prisonnier, chargea de chaînes les mains de Jugurtha, contint Mithridate, apaisa les tempêtes de la guerre sociale, abattit la tyrannie de Cinna et réduisit celui qui avait dédaigné en Afrique comme questeur à se réfugier précisément dans cette province comme proscrit et exilé. Si l'on voulait considérer et comparer attentivement deux conduites si différentes et même si opposées, on serait tenté de penser qu'il y eut dans la même personne deux Syllas, un jeune débauché et un homme que je qualifierais de brave, s'il n'avait préféré lui-même le surnom d'heureux. (Ans de R. 646-667.) 7. – Maintenant que les grands ont été invités à faire un retour sur eux-mêmes par un acte de repentir salutaire, ajoutons à leur suite ceux qui ont eu l'ambition de s'élever au-dessus de leur condition. T. Aufillius, près avoir été chargé en Asie de la perception d'une toute petite partie des impôts, gouverna dans la suite cette province tout entière avec des pouvoirs de proconsul et nos alliés ne s'offensèrent point d'être soumis aux faisceaux d'un homme qu'ils avaient vu très empressé auprès d'autres autorités. Son administration fut même très honnête et très brillante et il fit voir ainsi qu'on devait attribuer à la fortune son premier état et à ses propres vertus son élévation à sa nouvelle dignité. (An de R. 600.) 8. – P. Rupilius n'eut pas en Sicile une fonction de receveur d'impôts; il fut simplement aide des receveurs, se trouvant dans un dénuement extrême, il se mit aux gages des alliés pour subsister. Dans la suite, il fit des lois pour toute la Sicile et délivra ce pays de l'affreuse guerre des pirates et des esclaves fugitifs. Les ports mêmes de cette île, si l'on peut supposer quelques sentiments aux choses inanimées, durent sans doute être étonnés du si grand changement qui s'était fait dans la situation de cet homme. Celui qu'ils avaient connu salarié et payé à la journée, ils le virent donner des lois et commander les flottes et les armées. (An de R. 621.) 9. – A un tel exemple d'élévation, j'en ajouterai un autre encore plus grand. Après la prise d'Asculum, Cn. Pompeius, père du grand Pompée, offrit à la vue du peuple romain, dans le cortège de son triomphe, un adolescent nommé P. Ventidius (An de R. 664.) C'est ce Ventidius qui depuis vainquit les Parthes, traversa leur pays et entra à Rome en triomphateur après avoir vengé les mânes de Crassus tristement restés sans sépulture sur une terre ennemie. Captif, il avait connu les horreurs de la prison; vainqueur, il remplit le Capitole de manifestations d'allégresse. Le même Ventidius eut encore le bonheur singulier d'être nommé préteur et consul dans la même année. (Ans de R. 664-715.) 10. – Considérons maintenant les vicissitudes du sort. L. Lentulus, après avoir été consul, se vit condamné pour concussion en vertu de la loi Cécilia, puis fut créé censeur avec L. Censorinus. Ainsi la fortune se plut à le ballotter entre les honneurs et les ignominies, faisant suivre son consulat de sa condamnation et sa condamnation de son élévation à la censure et ne le laissant ni jouir d'un bonheur continuel, ni gémir éternellement dans l'adversité. (An de R. 606.) 11. – Il lui plut de montrer la même puissance à l'égard de Cn. Cornelius Scipion Asina. Étant consul, il fut pris par les Carthaginois près des îles Lipari. En vertu du droit de la guerre, il avait tout perdu; mais bientôt après, la fortune le secourut par un retour de sa faveur et lui lit tout recouvrer. Il fut même nommé consul une seconde fois. Qui aurait pu croire que de la possession des douze faisceaux il passerait dans les prisons de Carthage ? Qui eût pensé que des prisons de Carthage il reviendrait aux honneurs du pouvoir suprême ? Et pourtant il devint bien de consul prisonnier et de prisonnier consul. (An de R. 493-499.) 12. – Et Crassus, I'immensité de sa fortune ne lui fit-elle pas donner le titre de riche ? Mais dans la suite son indigence le fit flétrir du surnom hyperbolique et déshonorant de mangeur. En effet, ses biens, comme il ne pouvait payer la totalité de ses dettes, furent mis en vente par ses créanciers. Aussi ne lui épargna-t-on pas cette cruelle raillerie : lorsque, après sa ruine, il se promenait, ceux qui le rencontraient le saluaient du nom de riche. (An de R. 694.) 13. – Mais le sort de Crassus fut moins cruel que celui de Q. Cæpion. Une brillante préture, un triomphe éclatant, l'honneur du consulat, la dignité de grand pontife lui valurent le titre de protecteur du sénat. Pourtant il rendit le dernier soupir dans la prison publique et son corps déchiré par la main du bourreau et laissé sur les marches des Gémonies fut pour tout le Forum l'objet d'un horrible spectacle. (An de R. 648.) 14. – Marius est remarquable surtout par sa lutte contre la fortune. Il en soutint tous les assauts avec le plus grand courage et avec une égale vigueur de corps et d'esprit. Jugé indigne des honneurs à Arpinum, il osa demander la questure à Rome. Puis, sous le coup des refus qu'il avait subis, il força les portes du sénat plutôt qu'il n'y entra. Dans la demande du tribunat et de l'édilité, il essuya encore au Champ de Mars une double humiliation. Il n'en fut pas moins candidat à la préture. Il se classa le dernier des élus et encore ne conserva-t-il pas sans risques cette dernière place ; car il fut accusé de brigue et ce n'est qu'à grand-peine qu'il obtint des juges son acquittement. Cependant c'est ce Marius, si petit à Arpinum, ce candidat si inconnu à Rome et si dédaigné, qui devint le grand Marius qui soumit l'Afrique, qui fit marcher le roi Jugurtha devant son char de triomphe, qui anéantit les armées des Teutons et des Cimbres, celui dont on voit encore à Rome les deux trophées, dont on lit les sept consulats dans les fastes consulaires, qui eut le bonheur au sortir de l'exil d'être créé consul et le pouvoir, après avoir été proscrit, de proscrire à son tour. Quoi de plus variable et de plus changeant que le sort de cet homme ? Veut-on le ranger parmi les malheureux ? on le trouvera le plus malheureux de tous ; parmi les mortels heureux ? il le paraîtra plus que tous. (Ans de R. 629-667.) 15. – C. César, qui s'est frayé le chemin du ciel par ses vertus, dans les premières années de sa jeunesse allait en Asie comme simple particulier, lorsqu'il tomba entre les mains des pirates aux environs de l'île de Pharmacuse. Il se racheta au prix de cinquante talents. Telle fut donc la modique somme que la fortune voulut qu'on payât, sur un brigantin de pirates, pour l'astre le plus brillant de l'univers. Pourquoi donc nous plaindre désormais de cette déesse, puisqu'elle n'épargne pas même ceux qui participent avec elle de la divinité ? Au reste, le dieu sut venger lui-même son outrage : César bientôt après se rendit maître des pirates et les fit mettre en croix. (An de R. 667.) 1. – Nous avons mis tout notre soin à rappeler des faits de notre histoire ; distrayons-nous maintenant a faire le récit des exemples étrangers. Polémon, jeune Athénien perdu de débauches et qui aimait les plaisirs d'une vie déréglée et même le mauvais renom qui en résulte, sortait d'un banquet, non pas à la nuit tombée, mais le matin avant le lever du soleil. En revenant chez lui, il vit la demeure du philosophe Xénocrate ouverte et, tout appesanti par le vin, encore oint d'huiles parfumées, la tête couronnée de fleurs, vêtu d'une robe transparente, il entra dans son école qui était remplie d'une foule d'hommes instruits. Il ne se contenta pas de s'y introduire avec une telle inconvenance ; il y prit place dans l'intention de ridiculiser la brillante éloquence du philosophe et ses sages enseignements avec des plaisanteries d'homme ivre. Une juste indignation s'éleva dans tout l'auditoire ; mais Xénocrate, sans changer de visage, laissa l'objet qu'il traitait et se mit à parler de la décence et de la tempérance. L'élévation de ses paroles fit revenir Polémon à de meilleurs sentiments : il commença par ôter la couronne de sa tête et la jeter à terre ; bientôt après il ramena son bras sous son manteau ; ensuite il quitta l'air joyeux qui est de mise à table ; enfin il renonça à toutes ses habitudes de vie dissolue et, guéri par l'effet de ce seul discours, comme par le plus salutaire des remèdes, d'infâme débauché il devint grand philosophe. Son âme ne fit que passer à travers la corruption sans s'y fixer. (Av. J.-C. 330.) 2. – Il m'en coûte de parler de la jeunesse de Thémistocle. Puis-je songer sans peine à son père qui le déshérita honteusement, ou à sa mère que l'opprobre de sa conduite réduisit à se pendre ? Et cependant il devint dans la suite le plus illustre de tous les grands hommes de la Grèce, et il fut tour à tour l'espérance ou le désespoir de l'Europe et de l'Asie : l'une dut son salut à sa protection, l'autre se l'attacha comme un garant de la victoire. (Av. J.-C. 479.) 3. – Cimon, dans son enfance, passa généralement pour stupide ; mais quand il fut devenu homme, les Athéniens reconnurent les bons effets de son commandement et il les força ainsi à se taxer eux-mêmes de sottise pour l'avoir supposé sans intelligence. 4. – On dirait que deux fortunes différentes se sont partagé la vie d'Alcibiade, l'une pour lui donner tous les biens, naissance illustre, abondantes richesses, beauté accomplie, faveur publique, hautes dignités, puissance supérieure, génie ardent, l'autre pour lui infliger tous les maux, condamnation, exil, confiscation, pauvreté, haine de la patrie, mort violente. Et ces biens et ces maux ne lui vinrent pas tous à la fois, mais ils s'entremêlèrent et alternèrent, comme le flux et le reflux. 5. – La vie de Polycrate, tyran de Samos, était si brillante et l'abondance de ses biens frappait tellement la vue qu'il était, non sans raison, un objet d'envie. En effet, toutes ses entreprises réussissaient sans difficulté ; ses désirs suffisaient pour lui assurer la possession de ce qu'il désirait ; à peine ses voeux étaient-ils formulés qu'ils étaient satisfaits ; vouloir et pouvoir étaient pour lui même chose. Une seule fois la sérénité de son visage fut troublée sous le coup d'un court accès de tristesse : ce fut lorsqu'il jeta dans la mer un anneau auquel il tenait beaucoup, dans le dessein de n'être pas tout à fait étranger au malheur. Néanmoins, il recouvra cet anneau aussitôt après, par la prise du poisson qui l'avait avalé. Mais ce Polycrate, dont la fortune avait toujours été comme portée heureusement par les vents favorables, fut, par ordre d'Oronte, satrape de Darius, mis en croix au sommet du mont Mycale. Là, son cadavre décomposé, ses membres tombant en putréfaction, cette main à qui Neptune avait, par les soins d'un pécheur, rendu son anneau, alors toute flétrie et corrompue, furent offerts en spectacle aux Samiens rendus à la liberté et à la joie après un temps d'oppression et de pénible servitude. 6. – Denys, qui avait reçu en héritage de son père le pouvoir souverain sur Syracuse et sur presque toute la Sicile, qui possédait d'immenses richesses, qui avait à ses ordres des armées, des flottes, de la cavalerie, fut réduit par l'indigence à montrer à lire à de jeunes enfants dans la ville de Corinthe. En même temps, de "tyran", devenu maître d'école, par un si profond changement de condition, il enseigna aux hommes plus avancés en âge à ne pas se fier trop à la fortune. (Av. .J.-C. 343.) 7. – Après Denys vient le roi Syphax qui éprouva autant que lui l'injustice du sort. Rome et Carthage, dans la personne de Scipion et dans la personne d'Hasdrubal, étaient venues chez lui, devant ses dieux domestiques, solliciter son amitié. Mais, alors qu'il était parvenu à ce comble de gloire, d'être en quelque sorte l'arbitre de la victoire entre les deux peuples les plus puissants, il fut peu après chargé de chaînes et traîné devant Scipion par Laelius, lieutenant de ce général, et celui auquel il avait, du haut de son trône, tendu la main avec orgueil le vit se jeter à ses pieds en suppliant. (Ans de R. 547-550.) Qu'ils sont périssables, fragiles et semblables à des jouets d'enfants, ces biens que l'on nomme puissance et richesses humaines ! Ils arrivent tout à coup et soudain disparaissent. Nulle part ni chez personne ils ne sont à demeure et solidement fixés. Mais, emportés ça et là comme les îlots par le souffle inconstant de la fortune, après nous avoir élevés au comble de la prospérité, par leur reflux subit ils nous laissent retomber et nous plongent tristement dans un abîme de misères. Aussi ne doit-on pas considérer comme des biens, ni qualifier de ce nom des faveurs capables, par le regret qu'elles nous laissent, de doubler l'amertume de nos malheurs. |
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