VALÈRE MAXIME ACTIONS ET PAROLES MÉMORABLES ~ Livre II ~ ( Vers 30 apr. J.-C. ) |
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( P. Constant, Valère Maxime, Actions et paroles mémorables, Paris, 1935 ). CHAPITRES : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 |
~ DES ANCIENNES COUTUMES ~
2. – Dans les repas les hommes avaient l'habitude de se tenir couchés et les femmes d'être assises. Cet usage passa des festins des hommes à ceux des dieux : car dans le banquet donné en l'honneur de Jupiter, on invitait le Dieu à prendre place sur un lit et Junon et Minerve sur des sièges. Ces moeurs sévères, notre âge les conserve avec plus de soin au Capitole que dans les maisons particulières. C'est probablement que les déesses ont à coeur plus que les femmes le maintien de la discipline. 3. – Les femmes qui n'avaient pas contracté plus d'un mariage recevaient, dans l'opinion, la couronne de la pudeur. L'on considérait en effet comme le trait caractéristique d'une absolue et d'une incorruptible fidélité dans une femme, de ne pas savoir quitter la couche nuptiale où elle avait laissé sa virginité : l'expérience répétée du mariage paraissait alors révéler comme un manque de retenue condamné en quelque sorte par la loi. 4. – A Rome, depuis sa fondation jusqu'à l'an 520, il n'y eut pas d'exemple de divorce. Le premier Sp. Carvilius répudia sa femme pour cause de stérilité. Quoiqu'il parût déterminé par un motif excusable, cependant il n'échappa point au blâme, parce que le désir même d'avoir des enfants n'aurait pas dû, pensait-on, prévaloir sur la foi conjugale. (An de R. 523.) 5. – Mais, afin de mieux protéger l'honneur des femmes par le rempart du respect, on défendit à quiconque appellerait en justice une mère de famille de porter la main sur elle, pour que sa robe ne subît pas le contact d'une main étrangère. Autrefois l'usage du vin était inconnu des femmes : on craignait sans doute qu'elles ne se laissassent aller à quelque action honteuse, car il n'y a d'ordinaire qu'un pas de l'intempérance de Bacchus aux désordres de Vénus. Au reste, pour ôter à leur pudeur toute apparence triste et austère, pour la tempérer même par un agrément compatible avec la décence, leurs époux leur permettaient un large usage de l'or et de la pourpre et ils ne trouvaient pas mauvais que, pour relever leur beauté, elles missent le plus grand soin à donner à leurs cheveux avec de la cendre une teinte rousse. On n'avait pas alors à redouter les regards qui convoitent l'épouse d'autrui ; mais un respect mutuel maintenait entre les deux sexes l'habitude de se voir sans pensée impure. 6. – Toutes les fois qu'entre un mari et son épouse quelque différend s'était élevé, ils se rendaient au petit temple de la déesse Viriplaca sur le mont Palatin ; et là, après s'être expliqués l'un et l'autre sur leurs griefs, ils renonçaient à leur querelle et s'en retournaient réconciliés. Cette déesse a reçu ce nom, dit-on, parce qu'elle apaise les maris. Elle est assurément digne de vénération et peut-être mérite-t-elle d'être honorée par les sacrifices les plus grands et les plus beaux ; car elle est la gardienne de la paix habituelle des familles et son nom même exprime l'hommage que, dans cette union faite de part et d'autre de tendresse égale, la femme doit à l'autorité du mari. 7. – Tels sont les égards que se doivent les époux : mais ne voit-on pas qu'ils conviennent aussi dans les rapports des autres parents ? Voici un tout petit exemple pour faire connaître toute la force de ce respect mutuel : il fut un temps où un père ne se baignait pas avec son fils adolescent, ni un beau-père avec son gendre. Preuve évidente qu'on avait un respect non moins religieux pour les liens du sang et de l'affinité que pour les dieux mêmes : on pensait en effet qu'en présence de personnes auxquelles on tient par des liens si sacrés, comme dans un lieu consacré à la divinité, on ne pouvait paraître nu sans commettre un sacrilège. 8. – Nos ancêtres instituèrent aussi un repas annuel, nommé les Caristies, où l'on n'admettait que des parents et des alliés. S'il existait quelque différend entre des membres de la famille, à la faveur des libations religieuses et de la joie commune, les esprits amis de la concorde intervenaient pour y mettre fin. 9. – La jeunesse donnait à la vieillesse les marques du respect le plus complet et le plus prévenant, comme si les hommes âgés étaient les pères communs des jeunes gens. Ainsi, le jour d'une assemblée du sénat, ceux-ci accompagnaient généralement quelque sénateur, soit parent, soit ami de leur famille, jusqu'à la curie et attendaient, sans s'écarter de la porte, de pouvoir s'acquitter encore du même devoir à son retour. Par cette faction qu'ils s'imposaient eux-mêmes ils se fortifiaient à la fois le corps et l'esprit, ils se mettaient en état d'exercer activement les fonctions publiques et, en se préparant avec modestie et avec soin à la pratique des vertus dont ils devaient bientôt faire preuve, ils devenaient à leur tour capables de les enseigner. Invités à dîner, ils s'enquéraient soigneusement de ceux qui devaient se trouver au repas, pour ne pas prendre place avant l'arrivée de personnes plus âgées et, quand on avait desservi, ils attendaient que leurs aînés se levassent et sortissent de table. Par là on peut juger de la réserve et de la modestie habituelle de leurs propos pendant la durée même du repas, en présence d'une telle compagnie. 10. – Les anciens célébraient dans les festins les belles actions de leurs prédécesseurs en chantant au son de la flûte des vers en leur honneur : ils excitaient ainsi la jeunesse à suivre ces exemples. Quoi de plus noble, quoi de plus utile aussi que cette émulation ? L'adolescence rendait aux cheveux blancs un juste hommage ; la vieillesse arrivée au terme de la course soutenait de ses encouragements la jeunesse qui entrait dans la carrière de la vie active. Quelle Athènes, quelle école, quelles études étrangères pourrais-je mettre au-dessus de cette éducation de chez nous ? De là sortaient les Camilles, les Scipions, les Fabricius, les Marcellus, les Fabius, et, pour abréger l'énumération des gloires qui ont illustré notre empire, de là en un mot sont sortis, pour briller au ciel du plus vif éclat, les divins Césars. Le sénat était comme le coeur de la république, le confident sûr de sa pensée intime, qu'un mystère protecteur enveloppait de tous côtés et défendait comme un rempart. En y entrant, on déposait sur le seuil toute affection privée pour ne plus admettre en soi que l'amour du bien public. Aussi aurait-on cru que personne, -- je ne dis pas un seul homme, -- n'avait entendu ce qui avait été confié à tant d'oreilles. 2. – Combien nos anciens magistrats étaient attentifs à soutenir leur propre dignité et celle du peuple romain ! Ce souci de maintenir leur autorité peut se reconnaître, entre autres indices, à ce fait qu'ils gardaient avec une grande persévérance l'habitude de ne donner leurs décisions aux Grecs qu'en latin. On fit plus : sans égard pour cette facilité de parole par quoi ils excellent, on les forçait eux-mêmes à ne parler devant les magistrats que par l organe d'un interprète, non seulement à Rome, mais encore en Grèce et en Asie ; c'était dans le dessein sans doute de répandre la langue latine et de la mettre en honneur chez toutes les nations. Ce n'est pas que le goût de s'instruire fît défaut à nos ancêtres ; mais ils pensaient qu'en tout le manteau grec devait se subordonner à la toge romaine, regardant comme une indignité de sacrifier aux attraits et aux charmes de la littérature la puissance et le prestige de la souveraineté. 3. – Aussi, Caius Marius, ne saurait-on te reprocher ton intransigeance rustique, parce que, dans une vieillesse que décoraient une double couronne de laurier et l'éclat de tes triomphes sur les Numides et les Germains, tu as refusé, comme indigne d'un vainqueur, de demander un raffinement de ta culture à l'éloquence d'une nation vaincue. Tu craignais, je suppose, de devenir sur le tard, par la pratique d'une discipline étrangère, un déserteur des moeurs nationales. Qui donc introduisit l'usage de ces discours grecs dont on étourdit aujourd'hui les oreilles des sénateurs ? Ce fut, je pense, le rhéteur Molon, celui qui excita l'ardeur de M. Cicéron pour l'étude ; ce qui est certain, c'est qu'il fut le premier étranger qui se fit entendre au sénat sans interprète : distinction dont il n'était pas indigne, puisqu'il avait contribué à la perfection de l'éloquence romaine. C'est un bonheur bien remarquable, que celui d'Arpinum, soit que l'on envisage, parmi les citoyens de ce municipe, le plus glorieux contempteur des lettres, soit que l'on y considère celui qui en fut la source la plus féconde. 4. – Un usage que nos ancêtres conservèrent encore avec le plus grand soin, ce fut de ne laisser personne, même dans l'intention de l'honorer, se placer entre le consul et le premier licteur. Son fils, pourvu qu'il fût encore enfant, avait seul le droit de marcher devant le consul. On maintint cette règle avec tant de constance qu'elle s'imposa même à Q. Fabius Maximus malgré ses cinq consulats, sa très haute et très ancienne considération et sa vieillesse avancée. Bien que son fils, alors consul, l'eût prié de marcher entre lui et le licteur, pour ne pas être écrasé dans la foule hostile des Samnites avec lesquels ils allaient avoir une entrevue, il refusa de prendre cette liberté. (An de R. 462.) Le même Fabius avait été envoyé à Suessa Pometia par le sénat comme lieutenant de son fils qui était consul. A la vue de celui-ci qui venait, par déférence, le rencontrer hors des murs de la ville, indigné que sur onze licteurs aucun ne l'eût invité à descendre de cheval, il resta en selle, tout animé de colère. Son fils s'en aperçut et commanda au premier licteur de faire son devoir. A la voix du licteur, Fabius obéit aussitôt. "Mon fils, dit-il alors, je n'ai pas voulu manquer de respect pour le souverain pouvoir dont tu es revêtu, je n'ai eu d'autre intention que de m'assurer si tu savais remplir ton rôle de consul. Je n'ignore point les égards que l'on doit à un père ; mais je mets les règles de l'état au-dessus des affections privées." 5. – Le rappel des vertus de Fabius me remet en mémoire des hommes d'une admirable constance que le sénat avait envoyés comme ambassadeurs à Tarente pour demander des réparations. Ils y subirent les plus graves insultes ; l'un d'eux même fut arrosé d'urine. Introduits au théâtre, suivant l'usage des Grecs, ils exposèrent tout l'objet de leur mission dans les termes qui leur avaient été dictés ; mais sur les injures qu'ils avaient essuyées ils ne firent entendre aucune plainte, pour ne rien dire au delà de leur mandat. Le souci des anciennes coutumes qu'ils portaient au fond de leur coeur ne put être aboli par le ressentiment si vif qu'on garde d'un outrage. Sans doute tu as cherché toi-même, cité de Tarente, à mettre un terme à la jouissance de ces richesses dont tu avais longtemps regorgé au point d'exciter l'envie. Fière de ton éclatante prospérité du moment, tu méprisais une vertu austère qui ne s'appuyait que sur elle-même et tu t'es jetée en aveugle et en insensée sur les armes irrésistibles de notre empire ! (An de R. 471.) 6. – Mais laissons ces moeurs corrompues par le luxe et revenons à la sévère discipline de nos ancêtres. Autrefois le sénat se tenait en permanence dans le lieu qu'on nomme encore aujourd'hui Senaculum. Il n'attendait pas une convocation par édit, mais au premier appel il se rendait de là dans la salle des séances : c'était, dans son esprit, le signe d'une vertu civique douteuse, de s'acquitter des devoirs envers la république, non point spontanément, mais sur une injonction. En effet tout service imposé par un ordre se met au compte de qui l'exige plutôt qu'à celui de qui le fournit. 7. – Il faut aussi rappeler l'usage qui défendait aux tribuns du peuple d'entrer dans la curie. C'est à la porte de la salle que leurs sièges étaient placés et qu'ils examinaient avec la plus grande attention les décrets des sénateurs, pour y mettre opposition, s'ils en désapprouvaient quelque partie. C'est pourquoi au bas des anciens sénatus-consultes on écrivait ordinairement la lettre C ; cette indication signifiait que les tribuns avaient émis un avis conforme. Mais, quel que fût leur zèle à veiller sur les intérêts du peuple et à contenir dans leurs limites les pouvoirs supérieurs, ils laissaient pourtant fournir aux magistrats sur le trésor public de l'argenterie et des anneaux d'or, pour donner, par cet appareil extérieur, plus d'éclat à leur autorité. 8. – Mais si l'on cherchait à grandir leur prestige, on assujettissait aussi leur désintéressement aux règles les plus étroites. Les entrailles des victimes qu'ils avaient immolées étaient portées aux questeurs du Trésor et mises en vente. Ainsi les sacrifices du peuple romain comportaient, avec un hommage aux dieux immortels, une leçon de désintéressement à l'adresse des hommes et nos généraux apprenaient, au pied de ces autels, combien ils devaient garder leurs mains nettes. L'on faisait tant de cas de cette vertu que bien des magistrats, en récompense de leur administration intègre, virent leurs dettes payées par le sénat ; car il estimait que les hommes dont les services avaient maintenu au dehors dans tout son éclat la puissance de la République, ne pouvaient pas, rentrés dans leurs foyers, ne plus rien garder de leur dignité sans indignité et sans honte pour lui-même. 9. – La jeunesse de l'ordre équestre deux fois par an remplissait Rome d'une grande foule en se donnant en spectacle devant l'image des glorieux fondateurs. L'institution des Lupercales remonte en effet à Romulus et à Rémus. Elle est née de la joie qui les transporta, au moment où leur aïeul Numitor, roi des Albains, venait de leur permettre de fonder une ville, selon le conseil de leur père nourricier Faustulus, à l'endroit où ils avaient été élevés, au pied du Palatin qu'avait autrefois consacré l'Arcadien, Évandre. Ils firent un sacrifice, immolèrent des chevreaux et, excités par la gaîté du banquet et par d'amples libations, se revêtant des peaux des victimes, après avoir partagé en deux bandes leur troupe de bergers, ils marchèrent l'un contre l'autre dans un combat simulé : divertissement dont le souvenir se renouvelle chaque année par le retour d'une fête. Quant à la procession des chevaliers vêtus de la trabée qui a lieu aux ides de juillet, c'est Q. Fabius qui en établit l'usage. C'est aussi Fabius, qui, étant censeur avec P. Décius, pour mettre fin aux discordes qu'avait suscitées la prépondérance de la plus vile populace dans les comices, répartit toute cette multitude peuplant le forum dans quatre tribus seulement qu'il appela tribus urbaines. Par cette mesure si salutaire, ce magistrat, que du reste ses exploits guerriers avaient mis hors de pair, mérita le surnom de Maximus. 1. – Quelque force qu'une longue pratique eût donnée à cette coutume, Marius y mit fin en appelant les pauvres à l'armée. Si grand personnage qu'il fût, il était cependant prévenu par le sentiment de sa qualité d'homme nouveau contre ce qui était ancien et il se rendait compte que, si une armée de soldats sans courage continuait à écarter d'elle dédaigneusement le menu peuple, il risquait d'être qualifié lui-même par ses détracteurs de général sorti de la dernière classe. Il crut donc devoir abolir dans les armées romaines un mode de recrutement procédant d'un esprit d'orgueil et d'exclusion, de peur que la contagion de cette espèce de flétrissure n'allât jusqu'à flétrir aussi sa propre gloire. (An de R. 646.) 2. – La théorie du maniement des armes fut enseignée aux soldats à partir du consulat de P. Rutilius, collègue de Cn. Mallius. Sans qu'aucun général avant lui en eût donné l'exemple, il fit venir des maîtres de gladiateurs de l'école de Cn. Aurelius Scaurus et naturalisa dans nos légions une méthode plus précise de parer et de porter les coups. Il combina ainsi le courage et l'art militaire, de manière à les fortifier l'un par l'autre, le premier ajoutant sa fougue au second et apprenant de lui à savoir se garder. (An de R. 648.) 3. – L'emploi des vélites fut imaginé au cours de la guerre où l'on fit le siège de Capoue, sous le commandement de Fulvius Flaccus. Comme nos cavaliers, à cause de leur infériorité numérique, ne pouvaient résister à la cavalerie des Campaniens dans les fréquentes sorties qu'elle faisait, le centurion Q. Navius choisit dans l'infanterie les hommes les plus agiles, leur donna pour armes sept javelots courts au fer recourbé, pour défense un petit bouclier et leur apprit à sauter rapidement en croupe derrière les cavaliers, puis à descendre de cheval avec la même promptitude, afin que ces fantassins, combattant à pied dans un combat de cavalerie, eussent plus de facilité pour cribler de traits les hommes et les chevaux des ennemis. (An de R. 542.) Cette nouvelle manière de combattre ruina la meilleure ressource des perfides Campaniens. Aussi le général rendit-il honneur à Navius, qui en était l'inventeur. 2. – La construction du premier théâtre fut entreprise par les censeurs Messala et Cassius. Mais, sur la proposition de P. Scipion Nasica, le sénat décida de faire vendre à l'encan tous les matériaux préparés pour cet ouvrage. En outre, un sénatus-consulte défendit, dans Rome et à moins d'un mille, de mettre des sièges dans le théâtre et d'assister assis aux représentations : c'était sans doute pour associer à un délassement de l'esprit cette endurance à rester debout qui est un trait particulier de la race romaine. (Ans de R. 599, 603.) 3. – Pendant cinq cent cinquante-huit ans, les sénateurs assistèrent aux jeux publics pêle-mêle avec le peuple. Mais cet usage fut aboli par les édiles Atilius Serranus et L. Scribonius. Aux jeux qu'ils célébrèrent en l'honneur de la mère des dieux, ils assignèrent, conformément à l'avis du second Scipion l'Africain, des places séparées au sénat et au peuple. Cette mesure indisposa la multitude et ébranla singulièrement la popularité de Scipion. (An de R. 559.) 4. – Je vais maintenant remonter à l'origine des jeux publics et rappeler ce qui fut l'occasion de leur établissement. Sous le consulat de C. Sulpicius Péticus et de C Licinius Stolon, une peste d'une extrême violence avait détourné notre république des entreprises guerrières et l'avait accablée sous le poids de l'inquiétude que le mal causait à l'intérieur du pays. L'on ne voyait plus de ressource que dans un culte religieux d'une forme nouvelle et rare ; on n'attendait plus rien d'aucune science humaine. Pour apaiser la divinité l'on composa donc des hymnes et le peuple écouta ces chants avidement ; car jusqu'alors il s'était contenté des spectacles du cirque que Romulus célébra pour la première fois en l'honneur du dieu Consus, lors de l'enlèvement des Sabines. Mais l'habitude qu'ont les hommes de s'attacher à développer les choses faibles en leur commencement fit qu'aux paroles de respect envers les dieux la jeunesse, qui aime à s'ébattre sans art et sans règle, ajouta des gestes. Cela fournit l'occasion de faire venir d'Étrurie un pantomime dont la gracieuse agilité, imitée des antiques Curètes et des Lydiens d'où les Etrusques tirent leur origine, charma par son agréable nouveauté les yeux des Romains. Et, comme le pantomime se nommait hister dans la langue étrusque, le nom d'histrion fut donné à tous les acteurs qui montent sur la scène. (An de R. 390.) Puis l'art scénique en vint insensiblement à la forme de la satura. Le poète Livius sut le premier en détourner l'attention du spectateur pour l'intéresser à l'intrigue d'oeuvres dramatiques. Cet auteur jouait lui-même ses pièces ; mais à force d'être redemandé par le public, il fatigua sa voix. Alors, grâce au concours d'un chanteur et d'un joueur de flûte, il se contenta de faire des gestes en silence. Quant aux acteurs d'atellanes, on les fit venir de chez les Osques. Ce genre de divertissement est tempéré par la gravité romaine ; aussi ne déshonore-t-il pas les acteurs ; car il ne les fait pas exclure de l'assemblée des tribus ni écarter du service militaire. 5. – Les jeux publics en général révèlent par leur nom même leur origine ; mais il n'est pas hors de propos d'exposer ici celle des jeux séculaires qui est moins connue. Pendant une violente épidémie qui ravageait la ville et le territoire, un riche particulier du nom de Valésius, qui vivait à la campagne, voyait ses deux fis et sa fille malades au point que les médecins eux-mêmes en désespéraient. Allant prendre pour eux de l'eau chaude à son foyer, il se mit à genoux et conjura ses dieux lares de détourner sur sa propre tête le danger qui menaçait ses enfants. Alors se fit entendre une voix lui disant qu'il les sauverait en les transportant aussitôt, par la voie du Tibre, à Tarente et en les réconfortant à cet endroit avec de l'eau prise à l'autel de Pluton et de Proserpine. Cette recommandation l'embarrassa beaucoup : car on lui prescrivait une navigation longue et périlleuse. Cependant une vague espérance triompha en lui de cette vive appréhension et tout de suite il transporta ses enfants au bord du Tibre : il habitait en effet une maison de campagne près du village d'Érète, au pays des Sabins. De là, s'embarquant pour Ostie, il aborda au milieu de la nuit au Champ de Mars. Comme il désirait soulager la soif de ses malades et qu'il n'avait pas de feu dans sa barque, celui qui la conduisait l'avertit qu'à peu de distance de là on voyait de la fumée. Cet homme l'ayant fait descendre à Tarente (tel est le nom de ce lieu), il s'empressa de prendre un vase, puisa de l'eau au fleuve et, déjà plus content, la porta à l'endroit d'où l'on avait vu s'élever de la fumée, croyant avoir trouvé tout près de là et comme en suivant une trace, le remède indiqué par les dieux. Sur ce sol qui fumait plutôt qu'il ne contenait un reste de feu, s'attachant fermement à ce signe plein de promesses, il rassembla de légères matières combustibles que le hasard lui avait présentées et, à force de souffler il en fit jaillir une flamme, fit chauffer son eau et la donna à boire à ses enfants. Ceux-ci, après l'avoir bue, s'endormirent d'un sommeil salutaire et furent tout à coup délivrés d'une si longue et si violente maladie. Ils racontèrent à leur père qu'ils avaient vu en songe je ne sais quel dieu qui leur essuyait le corps avec une éponge, en leur prescrivant d'immoler des victimes noires devant l'autel de Pluton et de Proserpine, d'où cette eau leur avait été apportée, et d'y célébrer des banquets sacrés avec des jeux nocturnes. Comme Valérius n'avait point aperçu d'autel dans cet endroit, il crut qu'on lui demandait d'en élever un. Il alla donc à Rome pour en acheter un, laissant sur place des gens chargés de creuser la terre jusqu'au tuf pour y construire de solides fondations. En conséquence des ordres de leur maître, ceux-ci creusèrent le sol jusqu'à une profondeur de vingt pieds et aperçurent alors un autel avec cette inscription : à Pluton et à Proserpine. Sur l'avis qu'un esclave lui apporta de cette découverte, Valésius renonça à son projet d'acheter un autel. Prenant des victimes noires qu'autrefois on appelait "sombres", il les immola sur ce lieu nommé Tarente et célébra des jeux et un banquet sacré pendant trois nuits consécutives, c'est-à-dire en nombre égal à celui des enfants qui lui avaient ainsi été sauvés d'un danger de mort. A son exemple, Valérius Publicola, qui fut l'un des premiers consuls, cherchant du soulagement pour ses concitoyens, vint auprès du même autel et, au nom de la république, fit, en même temps que des voeux solennels, un sacrifice de taureaux noirs à Pluton, de génisses noires à Proserpine, un banquet sacré et des jeux qui durèrent trois nuits ; puis il fit recouvrir l'autel de terre, dans l'état où il était auparavant. (An de R. 249.) 6. – Avec l'accroissement des richesses, la magnificence s'étendit à la célébration des jeux. Sous cette influence et à l'imitation du luxe campanien, Q. Catulus le premier mit l'assemblée des spectateurs à l'ombre d'un vélum. Cn. Pompée, avant tout autre, fit courir de l'eau sur les passages pour atténuer la chaleur de l'été. Cl. Pulcher fit décorer de peintures variées le mur de fond de la scène qui jusque-là était formé de simples lambris de bois nu. C. Antonius le fit revêtir d'un bout à l'autre d'ornements d'argent, Pétréius de dorures et Q. Catulus d'ivoire. Les Lucullus rendirent le décor de fond mobile sur pivot. P. Lentulus Spinther y ajouta une décoration faite d'accessoires de théâtre ornés d'argent. Quant aux figurants de la "pompe" des jeux, que l'on avait auparavant vêtus de tuniques de pourpre, M. Scaurus les fit paraître sous un costume d'une extrême élégance. 7. – Le premier spectacle de gladiateurs offert à Rome fut donné sur la place aux Boeufs, sous le consulat d'Appius Claudius et de M. Fulvius. Il fut donné par Marcus et Décimus, fils de Brutus, pour rendre les honneurs funèbres aux restes de leur père. (An de R. 489.) Quant aux combats d'athlètes, on les dut à la munificence de M. Scaurus. (An de R. 695.)
2. – Le droit civil était resté pendant plusieurs siècles enfermé dans le mystère de la religion et du culte et connu des seuls pontifes. Cn. Flavius, fils d'un affranchi, parvenu de simple scribe à la dignité d'édile curule au grand mécontentement de la noblesse, le rendit public et afficha pour ainsi dire dans le forum la liste complète des jours fastes. Le même Flavius visitait un jour son collègue qui était malade : comme les nobles dont l'affluence remplissait la chambre ne lui offraient pas de siège, il se fit apporter sa chaise curule et il s'y assit, pour défendre contre leur mépris à la fois sa dignité et sa personne. (An de R. 449 ) 3. – La poursuite de l'empoisonnement était une chose inconnue en fait et n'était pas prévue par les lois. Mais elle commença à la découverte qu'on fit d'un grand nombre de femmes coupables de ce crime. Elles faisaient secrètement périr leurs maris par le poison ; elles furent dénoncées par les révélations d'une esclave et la partie d'entre elles que l'on condamna à la peine capitale atteignit le nombre de cent soixante-dix. (An de R. 422.) 4. – La corporation des joueurs de flûte ne manque pas d'attirer l'attention de la foule, quand, au milieu de représentations de caractère sérieux données par l'État ou par des particuliers, cachés sous un masque et vêtus d'habits de diverses couleurs, ils font entendre leurs accords. Voici l'origine de ce privilège. Un jour, on leur avait défendu de prendre leurs repas dans le temple de Jupiter, comme, selon une ancienne coutume, ils l'avaient fait jusque-là. De dépit, ils se retirèrent à Tibur. Le sénat vit avec peine les cérémonies religieuses privées de leur concours et demanda par une ambassade aux Tiburtins d'user de leur influence sur les joueurs de flûte pour les ramener au service des temples de Rome. Les voyant obstinés dans leur résolution, les Tiburtins feignirent de donner un repas de fête et, quand leurs hôtes furent plongés dans le vin et le sommeil, ils les firent porter à Rome sur des chariots. Non seulement, on leur rendit leurs anciens avantages, mais on leur accorda encore le droit de donner ce divertissement dont je viens de parler. Quant à l'usage du masque, il vient de la honte qu'ils éprouvèrent d'avoir été surpris dans un état d'ivresse. (An de R. 442.) 5. – La grande simplicité des anciens Romains dans leur manière de prendre les repas est le signe le plus évident à la fois de leur bonhomie et de leur tempérance. Les plus grands hommes ne rougissaient pas de dîner et de souper en public ; il n'y avait sans doute sur leur table aucun mets qu'ils craignissent d'exposer aux yeux du peuple. Ils avaient un tel souci d'observer la tempérance qu'ils faisaient plus souvent usage de bouillie que de pain. C'est pour cela qu'aujourd'hui encore ce qu'on appelle mola dans les sacrifices est uniquement composé de farine et de sel, que l'on saupoudre de farine les entrailles des victimes et que les poulets sacrés qui servent à prendre les auspices ne sont nourris que de bouillie. A l'origine, en effet, c'était avec les prémices de leur nourriture que les hommes apaisaient les dieux et ces offrandes étaient d'autant plus efficaces qu'elles étaient plus simples. 6. – En général, ils honoraient les dieux pour en obtenir du bien ; c'est au contraire pour en éprouver moins de mal qu'ils élevaient des temples à la Fièvre. Un de ces temples subsiste encore aujourd'hui sur le mont Palatin, un autre sur la place des monuments de Marius, un troisième à l'extrémité supérieure de la rue Longue : on y déposait les remèdes qui avaient été appliqués au corps des malades. C'est pour calmer l'inquiétude humaine que l'on avait, dans un calcul d'intérêt, imaginé ces pratiques. Au surplus, les anciens trouvaient dans l'activité le moyen le plus efficace et le plus sûr de se maintenir en bon état ; leur bonne santé était en quelque sorte fille de la frugalité, cette ennemie des excès de table, de l'abus du vin et des plaisirs de Vénus. 2. – Les armées de cette même cité n'engageaient pas le combat sans s'être animées d'une ardeur entraînante aux accents de la flûte et par des chants sur le rythme de l'anapeste dont la cadence énergique et redoublée invite à la charge. Pour cacher et dérober aux ennemis la vue de leurs blessures, ces mêmes Spartiates portaient dans la bataille des tuniques écarlates ; ce n'était point dans la crainte que la vue de leur sang ne les effrayât eux-mêmes, mais pour empêcher qu'elle n'inspirât quelque confiance à l'ennemi. 3. – Des éminentes vertus guerrières des Lacédémoniens on passe tout de suite à la sagesse des Athéniens si remarquable dans les institutions de la paix. Chez eux l'oisiveté est tirée de la retraite où elle croupit, traînée, comme un manquement aux lois, devant les tribunaux et mise en accusation, sinon comme un crime, du moins comme une conduite ignominieuse. 4. – Dans cette même ville l'auguste tribunal de l'Aréopage s'enquérait avec le plus grand soin des actions de chaque citoyen et de ses moyens d'existence : c'était pour que les citoyens, en pensant au compte à rendre de leur conduite, suivissent le chemin de la vertu. 5. – C'est aussi Athènes qui la première introduisit l'usage d'honorer d'une couronne les bons citoyens, en ceignant de deux rameaux d'olivier entrelacés la tête illustre de Périclès : institution recommandable, que l'on envisage la chose ou la personne. Car l'honneur est l'aliment le plus fécond de la vertu et Périclès méritait bien que prît naissance à son sujet la possibilité d'attribuer une pareille distinction. 6. – Mais combien est mémorable cette loi d'Athènes qui dépouille de la liberté l'affranchi convaincu d'ingratitude par son patron ! "Je ne veux pas, dit-elle, te reconnaître pour citoyen, toi qui, par ta conduite impie, montres si peu d'estime pour un bien si précieux. Je ne saurais croire utile à l'Etat celui qui s'est montré scélérat envers sa famille. Va donc, sois esclave, puisque tu n'as pas su être libre." 7. – Cette loi est aussi restée en vigueur jusqu'à nos jours chez les Marseillais, peuple particulièrement remarquable par la sévérité de ses principes, par son respect des anciens usages et par son attachement aux Romains. Ils permettent d'annuler jusqu'à trois fois l'affranchissement d'un esclave, s'il est reconnu qu'il a trois fois trahi son maître. Mais, à la quatrième erreur du maître, ils ne croient pas devoir venir à son secours, car l'on est soi-même responsable du dommage subi, quand on s'y est exposé à tant de reprises. Cette cité veille aussi avec la plus grande vigilance à maintenir la pureté des moeurs. Elle ne laisse point monter sur la scène les mimes dont les pièces représentent pour la plupart des actions infâmes, de peur que l'habitude de tels spectacles ne suggère l'audace de les imiter. D’ailleurs tous ceux qui, sous quelque prétexte de culte religieux, cherchent simplement à entretenir leur paresse, trouvent les portes de cette ville fermées : on croit devoir en écarter une superstition mensongère et hypocrite. Au surplus, depuis la fondation de Marseille, on y conserve un glaive destiné à trancher la tête aux criminels : il est, à la vérité, tout rouge de rouille et presque hors de service ; mais il montre que jusque dans les moindres choses il faut conserver tout ce qui rappelle les usages anciens. Devant les portes de Marseille se trouvent deux caisses destinées à recevoir, l'une les corps des hommes libres, l'autre ceux des esclaves ; on les porte ensuite sur un char au lieu de la sépulture sans accompagnement de lamentations ni de démonstrations de douleur. Le deuil se termine, le jour des funérailles, par un sacrifice domestique, suivi d'un banquet de famille. Que sert en effet de s'abandonner à la douleur, cette infirmité humaine, ou d'en vouloir à la puissance divine de ne pas nous avoir fait part de son immortalité ? On conserve dans cette ville sous la garde de l'autorité un breuvage empoisonné où il entre de la ciguë et on le donne à celui qui devant les Six-Cents (tel est le nom de son sénat) a fait connaître les motifs qui lui font désirer la mort : c'est à la suite d'une enquête conduite dans un esprit de bienveillance sans faiblesse, qui ne permet pas de sortir de la vie à la légère et qui n'accorde que pour de justes raisons un moyen rapide de mourir. Ainsi l'excès du malheur et l'excès du bonheur trouvent leur terme dans une mort qu'autorise la loi. Car l'une et l'autre fortune, en nous faisant craindre l'une son obstination, l'autre sa trahison, peuvent nous fournir également des raisons de mettre fin à notre vie. 8. – Cette coutume des Marseillais ne me semble pas avoir pris naissance en Gaule ; je la crois importée de Grèce ; car je l'ai vue observée aussi dans l'île de Céos, à l'époque où, me rendant en Asie avec Sextus Pompée, j'entrai dans la ville de Julis. Le hasard fit que, à ce moment et en ce lieu, une femme du plus haut rang et d'un âge très avancé, après avoir rendu compte à ses concitoyens des raisons qu'elle avait de quitter la vie, résolut de se tuer par empoisonnement et elle tint beaucoup à pouvoir illustrer sa mort par la présence de Pompée. Ce personnage qui joignait à toutes les vertus une rare bonté n'osa pas repousser ses prières. Il vint donc auprès d'elle et avec ce langage éloquent qui coulait de sa bouche comme d'une source abondante, il fit de longs et vains efforts pour la détourner de son dessein. A la fin il se résigna à la laisser accomplir sa résolution. Cette femme qui avait dépassé quatre-vingt-dix ans avec une parfaite santé d'esprit et de corps était couchée sur son lit de repos orné apparemment avec plus d'élégance qu'à l'ordinaire et s'appuyait sur un coude. "Sextus Pompée, dit-elle, puissent les dieux que je quitte, et non pas ceux que je vais trouver, vous être reconnaissants pour n'avoir pas dédaigné ni de m'exhorter à vivre, ni de me voir mourir. Quant à moi, n'ayant jamais connu que le sourire de la fortune, dans la crainte d'en venir, par trop d'attachement à la vie, à lui voir prendre un visage irrité, je vais échanger le peu de jours qui me restent contre une fin bienheureuse en laissant après moi mes deux filles et mes sept petits-fils." Ensuite elle exhorta ses enfants à demeurer unis, leur distribua ses biens, remit à sa fille aînée ses parures et les objets du culte domestique et prit d'une main ferme la coupe où était préparé le poison. Puis elle en fit une libation à Mercure, pria ce dieu de la conduire dans le meilleur séjour des enfers et but avidement le breuvage mortel. A mesure que le froid s'emparait des diverses parties de son corps, elle les nommait successivement et, après avoir dit qu'il approchait des entrailles et du coeur, elle invita ses filles à lui rendre le dernier devoir, celui de lui fermer les yeux de leurs mains. Les nôtres, malgré leur saisissement, devant un spectacle si nouveau, fondaient en larmes au moment de la quitter. (27 ap. J.-C.) 9. – Mais, pour en revenir à la cité de Marseille d'où cette digression m'a éloigné, il n'est permis à personne d'entrer dans cette ville avec des armes. Il y a à la porte un homme chargé de les recevoir en garde à l'entrée pour les rendre à la sortie. C'est ainsi qu'ils pratiquent l'hospitalité avec douceur et sans risques pour eux-mêmes. 10. – En quittant Marseille, on rencontre cette ancienne coutume des Gaulois. On dit qu'ils se prêtaient souvent des sommes d'argent remboursables aux enfers, parce qu'ils étaient persuadés que les âmes sont immortelles. Je les traiterais d'insensés, si cette opinion de ces hommes vêtus de braies n'était aussi celle du philosophe grec Pythagore. 11. – Si la philosophie des Gaulois trahit leur goût du profit et de l'usure, celle des Cimbres et des Celtibères respire l'ardeur et le courage. Ceux ci en effet tressaillaient d'allégresse dans les combats, espérant y trouver une fin glorieuse et bienheureuse. Étaient-ils malades, ils se désolaient comme des gens condamnés à une mort honteuse et misérable. Les Celtibères regardaient aussi comme un forfait de survivre dans une bataille à celui pour la vie duquel ils avaient dévoué leur vie. Admirons la grandeur d'âme de ces deux peuples qui se faisaient un devoir d'assurer par leur vaillance le salut de la patrie et de montrer envers leurs amis une fidélité sans défaillance. 12. – Le titre de sage peut être justement revendiqué par cette nation thrace qui célébra les jours de naissance par des pleurs et les funérailles par des réjouissances : elle a bien reconnu, sans les enseignements des philosophes, le véritable état de notre nature. Résistons donc à l'attrait de la vie si puissant sur tous les êtres et qui nous fait commettre et subir tant d'indignités, puisque nous en viendrons à reconnaître dans notre dernière heure plus de bonheur et de félicité que dans la première. 13. – Aussi est-ce avec raison que les Lyciens dans le deuil prennent des vêtements de femmes, afin que la honte de cet extérieur humiliant leur fasse bannir au plus tôt une affliction insensée. 14. – Mais pourquoi faire un mérite à des hommes si braves de cette sorte de sagesse ? Considérons les femmes indiennes : selon la coutume du pays, le même mari a plusieurs épouses et à sa mort c'est entre elles l'objet d'un débat et pour ainsi dire d'un procès, que de savoir laquelle a été la plus chérie. Celle qui l'emporte triomphe de joie et, conduite par ses proches, qui portent eux-mêmes la satisfaction sur le visage, elle se jette sur le bûcher de son époux et s'estime très heureuse d'être consumée avec lui ; les vaincues au contraire sont tristes et désolées de conserver la vie. Mettez au grand jour l'audace du Cimbre ; ajoutez-y la fidélité du Celtibère, la courageuse philosophie du peuple thrace ; joignez-y encore l'ingénieux expédient des Lyciens pour mettre fin à leur deuil ; rien de tout cela ne vous paraîtra plus grand que le bûcher indien où une épouse aimante va se placer comme sur un lit nuptial, sans s'inquiéter de l'approche de la mort. 15. – De tant de gloire je veux rapprocher la turpitude des femmes carthaginoises pour mieux la faire ressortir par la comparaison. Il y a en effet à Sicca un temple de Vénus où les femmes s'assemblaient et d'où elles partaient en quête de profits : elles gagnaient ainsi une dot en trafiquant de leurs charmes. C'était apparemment pour un mariage honorable qu'elles se préparaient par un si honteux commerce. 16. – Les Perses avaient une coutume bien raisonnable : c'était de ne pas voir leurs enfants avant la septième année, afin de supporter leur perte dans le premier âge avec moins de peine. 17. – Il ne faut pas blâmer non plus les rois Numides qui, malgré l'habitude de leur nation, ne donnent de baiser à personne. Tout ce qui est placé au faite de la grandeur doit, pour inspirer plus de respect, s'affranchir des pratiques petites et vulgaires. EXEMPLES ROMAINS. 1. – P. Cornélius Scipion, à qui la destruction de Carthage valut le surnom de son aïeul, avait été envoyé en Espagne en qualité de consul pour rabattre l'excessif orgueil de Numance entretenu par la faute des généraux ses prédécesseurs. A l'instant même de son entrée dans le camp, il donna ordre d'en faire disparaître et d'en écarter tout ce qui servait d'aliment au plaisir. Il en sortit en conséquence un très grand nombre de trafiquants et de valets avec deux mille prostituées. Ainsi débarrassée de ce vil et honteux ramassis, l'armée romaine qui naguère avait craint la mort au point de se déshonorer par un traité ignominieux, se releva et retrouva son ancienne valeur, détruisit par le feu la fière et courageuse Numance, en renversa les murailles et les rasa jusqu'au sol. Ainsi l'abandon de la discipline militaire fut marqué par la capitulation déplorable de Mancinus et le magnifique triomphe de Scipion fut le prix de son relèvement. (An de R. 619.) 2. – A l'exemple de Scipion, Métellus qui avait été envoyé en Afrique pendant la guerre contre Jugurtha, trouvant l'armée corrompue par l'excessive indulgence de Sp. Albinus, déploya toute l'énergie du commandement pour faire revivre la discipline de l'ancienne armée. Il n'en reprit pas les points faibles l'un après l'autre, mais il la remit en état tout entière et sur-le-champ. Tout de Suite il fit sortir du camp les valets et défendit d'y mettre en vente aucun aliment cuit. Dans les marches il ne permit pas qu'aucun soldat eût recours aux services des esclaves et des bêtes de somme, pour les obliger tous à porter eux-mêmes leurs armes et leur nourriture. Il déplaça souvent le camp et chaque fois, comme si Jurgutha était toujours en présence, il le fit entourer le mieux possible d'un fossé et d'une palissade. Et que lui valut le rétablissement de la sobriété et du travail ? Il eut pour effet de fréquentes victoires, de nombreux trophées remportés sur un ennemi à qui le soldat romain, sous un général avide de popularité, n'avait jamais vu tourner le dos. (An de R. 644.) 3. – Ce furent aussi de bons soutiens de la discipline militaire, ces généraux qui, s'affranchissant pour elle des liens de la parenté, n'hésitèrent pas à en poursuivre et en punir les infractions sans épargner l'honneur de leurs familles. Ainsi, dans la guerre qu'il fit en Sicile contre les esclaves fugitifs, le consul P. Rutilius, apprenant que son gendre Q. Fabius avait par son incurie perdu la citadelle de Tauroménium, lui donna ordre de sortir de sa province. (An de R. 622.) 4. – Le consul C. Cotta, sur le point d'aller à Messine pour y reprendre les auspices, avait confié à son fils Aurelius Pecuniola la conduite du siège de Lipari. A son retour, en dépit des liens du sang, il le fit battre de verges et l'obligea à servir comme simple soldat dans l'infanterie, pour avoir, par sa faute, laissé brûler une terrasse d'approche et failli laisser prendre son camp. (An de R. 501.) 5. – Q. Fulvius Flaccus étant censeur, exclut son frère du sénat pour avoir, sans ordre du consul, osé licencier une légion où il était tribun militaire. (An de R. 579.) De tels exemples mériteraient mieux qu'un récit si succinct, si je n'étais pressé par de plus grands encore. En effet quelle énergie ne faut-il pas pour imposer un retour ignominieux dans son pays à celui que l'on a associé à sa famille et à ses ancêtres ? ou pour infliger le honteux supplice des verges à un parent qui porte le même nom et qui, par une suite ininterrompue de générations, descend des mêmes aïeux ? ou pour s'armer de la sévérité d'un censeur contre la tendresse fraternelle ? Attribuez à des cités, si illustres soient-elles, un seul de ces traits : il suffirait pour donner une haute idée de leur discipline militaire. 6. – Mais notre république qui a rempli l'univers entier d'exemples merveilleux en tout genre, a vu des généraux revenir de l'armée avec des haches qu'ils avaient trempées dans leur propre sang pour ne pas laisser impunie une violation des règles militaires et cette répression à la fois glorieuse dans le rôle public et douloureuse dans le privé, elle l'a accueillie avec des sentiments mélangés, en se demandant si elle devait avant tout en féliciter les auteurs ou les consoler. Moi aussi, ce n'est pas sans hésitation que je rappelle ici votre souvenir, Postumius Tubertus et Manlius Torquatus, austères gardiens de la discipline militaire ; car je prévois que voulant vous donner des louanges méritées, mais accablé sous le poids de ma tâche, je réussirai bien plus à déceler la faiblesse de mon talent qu'à peindre dignement votre vertu. Postumius, c'est pendant ta dictature que A. Postumius, le fils que tu t'étais donné pour perpétuer ta race et le culte de tes dieux domestiques, qui dans son enfance t'avait caressé, que tu avais caressé toi-même et pressé sur ton sein, que, dans ses jeunes années, tu avais fait instruire dans les lettres et, à l'âge d'homme, formé au maniement des armes, ce fils vertueux, brave, chérissant également son père et sa patrie, sans ton ordre, de son propre mouvement, quitta son poste pour attaquer l'ennemi et le mit en déroute. Tout vainqueur qu'il était, tu ordonnas qu'il mourût sous la hache, et cet ordre, tu eus, toi son père, la force de le faire exécuter en le donnant de ta propre bouche ; mais tes yeux, j'en suis sûr, aveuglés par les larmes n'ont pu, quoique en plein jour, voir le terrible effet de ta volonté. (An de R. 322.) Toi aussi, Manlius Torquatus, pendant la guerre que tu fis aux Latins en qualité de consul, comme ton fils, provoqué par Geminius Maecius, général des Tusculans, avait à ton insu accepté le combat, malgré sa glorieuse victoire et ses magnifiques trophées, tu le fis saisir par ton licteur et immoler comme une victime : mieux valait, pensais-tu, qu'un père fût privé d'un vaillant fils, plutôt que la patrie manquât de discipline militaire. (An de R. 413.) 7. – Quelle énergie devons-nous supposer qu'il a fallu au dictateur L. Quintius Cincinnatus, lorsque, après avoir vaincu les Eques et les avoir fait passer sous le joug, il força L. Minucius à se démettre du consulat, pour s'être laissé assiéger dans son camp par ces mêmes ennemis ? Il considéra comme indigne du commandement suprême un général qui avait dû son salut, non à son courage, mais à des fossés et à des palissades, qui avait pu, sans rougir, voir une armée romaine trembler de peur et la tenir renfermée dans un camp. Ainsi, malgré leur puissance irrésistible, les douze faisceaux, de qui dépendait tout l'honneur du sénat, de l'ordre équestre et du peuple et dont le moindre signal mettait en mouvement le Latium et les forces de l'Italie entière, émoussés et brisés, se soumirent au châtiment infligé par le dictateur et, en réparation de l'outrage fait à la gloire militaire de Rome, le consul, vengeur né de tous les crimes, fut lui-même puni. (An de R. 295.) Dieu Mars, père de notre empire, tels étaient en quelque sorte les sacrifices expiatoires par lesquels, après quelque violation de tes auspices, on apaisait ta divinité : l'opprobre jeté sur des alliés, des proches, des frères, la mort infligée à des fils, l'abdication déshonorante imposée à des consuls. 8. – Il faut mettre sur le même rang l'exemple qui suit. Au mépris des ordres du dictateur Papirius, Q. Fabius Rullianus, maître de la cavalerie, avait livré bataille ; et quoiqu'il ne fût rentré dans le camp qu'après avoir mis les Samnites en déroute, néanmoins, sans considérer ni sa valeur ni sa victoire ni sa noblesse, le dictateur, après avoir fait préparer les verges, lui fit arracher ses vêtements. On vit - quel spectacle saisissant ! - un Rulianus, un maître de la cavalerie, un vainqueur, les vêtements en pièces et le corps mis à nu, prêt à être déchiré par les verges des licteurs. Les blessures qu'il avait reçues dans le combat allaient se rouvrir sous les verges et son sang éclabousser les titres d'honneur qui rappelaient sa récente et si belle victoire. Alors l'armée se mit à supplier le dictateur et fournit ainsi à Fabius l'occasion de se réfugier à Rome. Mais c'est en vain qu'il implora l'appui du sénat. Papirius n'en persista pas moins à réclamer son châtiment. Aussi le père de Fabius se vit réduit, malgré sa dictature et ses trois consulats, à faire appel au peuple et à demander en suppliant l'intercession des tribuns en faveur de son fils. Ce moyen lui-même ne put faire fléchir la sévérité de Papirius. Mais, comme tous les citoyens et les tribuns eux-mêmes lui demandaient la grâce du coupable, il déclara qu'il l'accordait non à Fabius, mais au peuple romain et à la puissance tribunitienne. (An de R. 429.) 9. – Même rigueur chez Calpurnius Pison. Dans la guerre que ce consul fit en Sicile, contre les esclaves fugitifs, C. Titius, chef de la cavalerie, s'était laissé envelopper par un grand nombre d'ennemis et leur avait rendu les armes. Voici les diverses sortes de flétrissures que Calpurnius lui infligea. Pendant toute la campagne il le fit tenir du matin au soir devant les tentes de l'état-major vêtu d'une toge aux pans déchirés, d'une tunique sans ceinturon et pieds nus. Il lui défendit même toute vie commune avec les hommes et l'usage des bains. Quant aux escadrons qu'il commandait, il les mit à pied et les incorpora dans les ailes de l'armée avec les frondeurs. Si grande que fût l'humiliation de la patrie, elle fut vengée par l'humiliation égale des coupables. Que fit en effet Pison ? Ces hommes, par amour de la vie, avaient permis à des esclaves fugitifs cent fois dignes de la croix de se faire des trophées de leurs dépouilles et n'avaient pas rougi de laisser imposer sur des têtes libres par des mains serviles un joug ignominieux : il leur fit connaître un genre de vie amer et les réduisit à désirer en hommes de coeur une mort qu'ils avaient redoutée comme des femmes. (An de R. 620.) 10. – Q. Métellus ne fut pas moins dur que Pison. A l'affaire de Contrebie, cinq cohortes auxquelles il avait confié la garde d'un poste s'en étant laissé débusquer par l'ennemi, il leur ordonna d'y retourner sur-le-champ. Il ne comptait pas qu'elles pussent reprendre la position perdue ; mais il voulait que la faute commise dans le premier engagement fût châtiée par le péril évident d'un nouveau combat. Par son ordre aussi quiconque s'en serait échappé pour regagner le camp devait être tué comme un ennemi. Sous la contrainte de cette rigueur, malgré leur extrême fatigue, d'ailleurs sans espoir d'échapper à la mort, ils triomphèrent et du désavantage de la position, et du nombre des ennemis. Il n'y a donc rien qui trempe la faiblesse humaine plus efficacement que la nécessité. (An de R. 612.) 11. – Dans la même province où il voulait dompter et réduire la fierté d'une nation très courageuse, Q. Fabius Maximus dut faire violence à son caractère naturellement très enclin à la douceur et renoncer quelque temps à la clémence pour déployer une cruelle sévérité. A tous les transfuges qui avaient fui des garnisons romaines et avaient été repris, il fit couper les mains afin que la vue de leurs bras mutilés fit trembler les autres à l'idée de la désertion. Ainsi leurs mains rebelles séparées de leurs corps et éparses sur le sol ensanglanté servirent d'exemple pour détourner de la même faute le reste de l'armée. (An de R. 612.) 12. – Il n'y avait rien de plus doux que le premier Scipion l'Africain ; cependant, pour affermir la discipline militaire, il crut devoir emprunter un peu de cette cruauté qui lui était si étrangère. Après la soumission de Carthage, comme les transfuges qui étaient passés de nos armées chez les Carthaginois étaient retombés en son pouvoir, il punit plus sévèrement les Romains que les Latins. Il fit clouer les premiers sur la croix, comme déserteurs de la patrie ; il fit périr les autres sous la hache comme de perfides alliés. (An de R. 552.) Je ne parlerai pas plus longuement de cet acte, et parce qu'il est de Scipion, et parce qu'il ne convient pas d'infliger, si mérité soit-il, le supplice infamant des esclaves à des hommes de sang romain : aussi bien il nous est loisible de passer à des exemples qui peuvent se raconter sans réveiller une douleur nationale 13. – Le second Scipion l'Africain, après la destruction de l'empire carthaginois, exposa aux bêtes, dans les spectacles qu'il donna au peuple, les soldats étrangers déserteurs des armées romaines. (An de R. 607.) 14. – Même sévérité chez Paul-Émile. Après la défaite du roi Persée, il fit écraser sous les pieds des éléphants les soldats étrangers coupables du même crime de désertion : c'était là un exemple vraiment salutaire, si l'on peut toutefois, sans être taxé d'impertinence, apprécier en toute modestie les actions de nos plus grands hommes. La discipline militaire a besoin de châtiments rudes et rigoureux. La force de l'État réside dans l'armée ; une fois sortie de la droite ligne, cette force ne manquera pas d'opprimer, si elle n'est réprimée. (An de R. 586.) 15. – Mais il est temps de parler des mesures prises non par des généraux individuellement, mais par le corps entier du sénat pour maintenir et défendre la règle militaire. L. Marcius, tribun de légion, avait recueilli avec un courage admirable les restes épars de deux armées, celles de P. et de Cn. Scipion, détruites en Espagne par les forces carthaginoises et avait reçu des soldats le titre de général. En écrivant au sénat pour l'informer de ces faits, il commença sa lettre par ces mots : L. Marcius, propréteur. Mais en se donnant ce titre, il déplut aux sénateurs, parce que, dans leur esprit, la nomination des généraux appartenait régulièrement au peuple et non aux soldats. Dans une circonstance si malheureuse et si critique après l'affreux désastre essuyé par la république, il aurait fallu flatter même un tribun de légion, puisque aussi bien seul il s'était trouvé capable de redresser la situation de tout l'état. Mais aucun malheur, aucun service ne put prévaloir sur la discipline militaire. (An de R. 541.) Les sénateurs se rappelaient la courageuse sévérité déployée par leurs aïeux dans la guerre de Tarente. Au cours de cette guerre qui avait abattu et épuisé les forces de la république, Pyrrhus leur avait rendu spontanément un grand nombre de prisonniers romains. Ils décrétèrent que ceux d'entre eux qui avaient servi dans la cavalerie combattraient dans les rangs de l'infanterie et que les fantassins passeraient dans le corps des frondeurs auxiliaires. Ils leur défendirent de s'établir à l'intérieur du camp, de fortifier de fossés ou de palissades le lieu qui leur serait assigné au dehors, et d'avoir des tentes couvertes de peaux. La seule voie qu'ils laissèrent à chacun pour reconquérir son ancien rang dans l'armée, c'était de rapporter les dépouilles de deux ennemis. Tel fut l'effet de ces châtiments que ces soldats déshonorés, pauvres cadeaux de Pyrrhus, devinrent ses ennemis les plus redoutables. (An de R. 475.) Le sénat montra un égal ressentiment contre ceux qui, à la bataille de Cannes, avaient trahi la cause de la république. Après les avoir bannis par un décret terrible, plus affreux que la mort, il répondit à une lettre de M. Marcellus qui demandait à les employer au siège de Syracuse, qu'ils étaient indignes d'être réintégrés dans l'armée, qu'il lui permettait toutefois de faire d'eux ce qui lui paraîtrait bon pour la république, à condition de ne pas les exempter des charges du service militaire, ni de leur en accorder les profits, ni non plus de les laisser entrer en Italie tant que les ennemis y seraient. Telle est l'aversion que les hommes de coeur ont pour les lâches. (Ans de R. 537, 541.) Quelle ne fut pas l'indignation du sénat en apprenant que dans un engagement où le consul Q. Pétilius luttait vaillamment contre les Ligures, les soldats avaient pu laisser périr leur chef ! Il défendit de compter à la légion coupable le service de cette année et de lui payer la solde, parce qu'elle ne s'était pas offerte aux traits de l'ennemi pour sauver son général. Ce décret d'un corps si auguste resta pour Pétilius comme un monument magnifique et éternel à l'ombre duquel reposent les restes d'un chef également illustre pour être tombé sur le champ de bataille et pour avoir été vengé dans le sénat. (An de R. 577.) Les mêmes sentiments animaient le sénat, lorsque, Hannibal lui offrant le rachat de six mille Romains faits prisonniers dans leur camp, il rejeta cette proposition : c'est qu'il pensait qu'une jeunesse si nombreuse et armée, si elle avait voulu mourir avec honneur, n'aurait pas pu être prise si honteusement. Je ne saurais dire ce qui fut pour ces prisonniers la pire honte, si c'est d'avoir inspiré si peu de confiance à leur patrie ou si peu de crainte à l'ennemi, à tel point que l'une comptait pour rien de les avoir pour soi, l'autre, de les avoir contre soi. (An de R. 537.) Mais si le sénat a plus d'une fois par des mesures sévères veillé au maintien de la discipline militaire, peut-être n'a-t-il jamais eu plus de sévérité qu'à l'égard des soldats qui s'étaient emparés de Régium par trahison et qui, après la mort de leur chef Jubellius, avaient d'eux-mêmes élu à sa place M. Caesius, son secrétaire. Le sénat les fit mettre en prison et, malgré l'opposition de M. Flavius Flaccus, tribun du peuple, qui ne voulait pas laisser infliger à des citoyens romains un châtiment contraire à la coutume des ancêtres, il n'en fit pas moins exécuter sa décision. Seulement, pour rendre moins odieuse l'exécution de ses ordres, il en fit battre de verges et frapper de la hache cinquante chaque jour, sans permettre de leur donner la sépulture ni de pleurer leur mort. (An de R. 482.) 2. – Cléarque, général des Lacédémoniens, maintenait la discipline dans son armée par le pouvoir d'une maxime remarquable : il la faisait pénétrer dans l'esprit de ses troupes en répétant souvent que les soldats doivent craindre leur général plus que l'ennemi. Par ce mot, il déclarait ouvertement qu'ils acquitteraient dans les supplices la dette du sang, s'ils avaient craint de la payer dans les combats. Ce langage dans la bouche de leur général n'étonnait point des Spartiates, encore pleins du souvenir des caresses de leurs mères qui, à leur départ pour une expédition, les invitaient à ne reparaître devant elles que vivants avec leurs boucliers, ou morts, sur leurs boucliers. C'était avec ce mot d'ordre reçu dans le sein de la famille que les soldats de Sparte se battaient. Mais ce rapide coup d'oeil sur les exemples étrangers doit suffire, puisqu'il y en a dans notre histoire de bien plus féconds et de bien plus efficaces dont nous pouvons être fiers. 1. – Il arrivait que des généraux le demandaient pour de petites victoires. Afin de prévenir cet abus, une loi défendit de triompher à moins qu'on n'eût tué cinq mille hommes dans une seule bataille. Car dans l'esprit de nos ancêtres, ce n'était pas le nombre, mais l'importance des triomphes qui devait faire grandir la gloire de Rome. Cependant, pour empêcher que l'avide désir des honneurs du triomphe ne rendit sans effet une loi si mémorable, on lui donna l'appui d'une seconde loi que firent voter L. Marcius et M. Caton, tribuns du peuple. Elle punit les généraux qui, dans leurs dépêches au sénat, se seraient permis de mentir sur le nombre des ennemis tués ou des citoyens restés sur le champ de bataille. Elle les oblige, dès leur entrée à Rome, à jurer devant les questeurs du trésor que sur le nombre des uns et des autres leur rapport au sénat est conforme à la vérité. (An de R. 691.) 2. – Après ces lois viendra comme à sa place le récit de ce procès fameux où le droit de triompher fut mis en question et débattu entre deux illustres personnages. Le consul L. Lutatius et le préteur Q. Valérius avaient détruit une grande flotte carthaginoise dans les parages de la Sicile. Pour cet exploit, le sénat décerna le triomphe au consul Lutatius. Mais Valérius réclama aussi cette récompense. Lutatius déclara qu'il fallait la lui refuser, pour ne pas mettre au même rang des dignités inégales en les confondant dans les honneurs du triomphe. La dispute se prolongeant sans fin, Valérius mit Lutatius au défi d'établir que ce n'était pas sous son commandement que la flotte carthaginoise avait été anéantie. Lutatius n'hésita pas à s'y engager. Ils convinrent donc de prendre pour arbitre Atilius Calatinus. Devant celui-ci, Valerius soutint sa prétention en disant que, pendant le combat, le consul était couché dans sa litière, incapable de marcher, et que c'était lui-même qui avait pris toute la charge du commandement. Alors, sans attendre que Lutatius commençât à parler, Calatinus intervint : "Réponds-moi, dit-il, Valèrius : si vous aviez été en désaccord sur le point de savoir s'il fallait ou non livrer bataille, est-ce la volonté du consul ou celle du préteur qui l'aurait emporté ? Sans contredit, répondit Valérius, le consul aurait eu l'avantage. Supposons encore, dit Calatinus, que, en prenant les auspices, vous eussiez recueilli des signes de sens opposé, lesquels aurait-on suivi de préférence ? Ceux du consul, dit encore Valérius. Eh bien, reprit alors l'arbitre, puisque la contestation que j'ai accepté de régler entre vous a pour objet le commandement et les auspices et que, sur ces deux points, de ton aveu, ton adversaire avait la supériorité, je n'ai pas à hésiter plus longtemps. Ainsi, Lutatius, quoique vous n'ayez encore rien dit, je vous donne gain de cause." Juge admirable, qui, dans une affaire toute claire, n'a pas souffert qu'on perdît du temps ! J'approuve encore plus la fermeté de Lutatius à maintenir les droits de la dignité suprême; mais je ne désapprouve pas non plus Valérius d'avoir réclamé pour une bataille conduite avec courage et avec bonheur une récompense, sinon légale, du moins méritée. (An de R. 512.) 3. – Quels sentiments peut-on avoir pour Cn. Fulvius Flaccus ? Les honneurs du triomphe si enviés par les autres généraux lui avaient été, pour ses exploits, décernés par le sénat, mais il les refusa avec dédain. C'est sans doute qu'il prévoyait les malheurs qui lui arrivèrent. En effet, à peine entré dans Rome, il fut aussitôt poursuivi au nom de l'État et condamné à l'exil. Ainsi il expia par le châtiment l'outrage que son orgueil avait pu faire à la majesté du sénat. (An de R. 542.) 4. – Il y eut donc plus de sagesse chez Q. Fulvius et L Opimius qui demandèrent au sénat la permission de triompher, celui-là pour la prise de Capoue, celui-ci pour avoir forcé Frégelles à capituler. Tous deux s'étaient signalés par de grandes actions ; cependant ni l'un ni l'autre n'obtint l'objet de sa demande. Non que les sénateurs fussent poussés par l'envie, jamais ils ne voulurent donner accès chez eux à ce sentiment ; mais ils étaient très attentifs à observer la loi qui accordait le triomphe pour un accroissement de l'empire, non pour d'anciennes possessions romaines recouvrées : car il y a autant de différence entre une acquisition nouvelle et la reprise d'une province perdue qu'entre l'octroi d'une faveur et la simple réparation d'une injustice. (An de R. 542, 629.) 5. – Bien mieux encore, la loi dont je parle ici fut si bien observée que l'on n'accorda le triomphe ni à P. Scipion pour avoir reconquis l'Espagne, ni à M. Marcellus pour la prise de Syracuse, parce qu'ils avaient été envoyés pour ces opérations militaires sans être revêtus d'aucune magistrature. Qu'on vienne après cela nous vanter ces hommes avides de gloire à tout prix qui, pour des montagnes désertes, pour des proues de barques enlevées à des pirates, ont cueilli d'une main hâtive, sans les avoir méritées, quelques pauvres branches de laurier ! L'Espagne arrachée à la domination de Carthage, Syracuse séparée de la Sicile comme une tête de son corps, ne suffirent pas pour faire atteler le char triomphal : et pour quels hommes ? pour Scipion et Marcellus dont les noms à eux seuls équivalent à un triomphe éternel. Mais, malgré son désir de voir couronner ces modèles d'une vertu solide et véritable, ces héros qui portaient sur leurs épaules la charge du salut national, le sénat crut devoir néanmoins les réserver pour une récompense encore mieux méritée. (An de R. 542.) 6. – J'ajouterai ici une particularité. L'usage était que le général qui allait entrer dans Rome en triomphateur invitât les consuls à un banquet et les fît prier ensuite de ne pas s'y rendre : c'était pour que, le jour de son triomphe, il n'y eût à la même table aucun personnage d'un pouvoir supérieur. 7. – Mais dans une guerre civile, si éclatants et si avantageux pour la république que fussent les succès d'un général, jamais ils ne lui valurent le titre d'imperator, ni le vote d'actions de grâces, ni l'ovation, ni l'entrée dans Rome en char triomphal. C'est que de telles victoires ont toujours paru aussi attristantes que nécessaires, parce qu'elles étaient achetées au prix du sang des citoyens, non du sang étranger. Aussi est-ce avec douleur que Nasica massacra les partisans de Tib. Gracchus et Opimius, ceux de Caius Gracchus. Q. Catulus, après avoir fait périr son collègue M. Lépidus avec ses troupes séditieuses, ne manifesta à son retour dans Rome qu'une joie modérée. C. Antonius, vainqueur de Catilina, fit essuyer les épées avant de les rapporter dans le camp. L. Cinna et C. Marius s'étaient abreuvés avidement du sang des citoyens, mais ils se gardèrent de se rendre tout de suite après dans les temples des dieux et au pied des autels. De même, L. Sylla, vainqueur dans tant de guerres civiles et dont les succès furent marqués par tant de cruauté et d'orgueil, put, grâce à son pouvoir absolu, se donner les honneurs du triomphe : il y fit défiler les images d'un grand nombre de villes grecques et asiatiques, mais il n'y représenta aucune cité romaine. Je répugne et je me refuse à aller plus loin dans l'histoire de nos malheurs publics. Jamais le sénat ne donna la couronne triomphale et jamais un vainqueur ne la réclama pour une victoire qui coûtait des larmes à une partie des citoyens. Mais a-t-on mérité, pour avoir sauvé des citoyens, une couronne civique, aussitôt au sénat toutes les mains se tendent vers ce chêne qui fait pour toujours un glorieux décor de triomphe à la porte du palais de César. 1. – Camille et Postumius, pendant leur censure, obligèrent ceux qui avaient vieilli dans le célibat, à verser au trésor public une somme d'argent à titre d'amende. Ces citoyens auraient mérité une seconde punition s'ils avaient osé faire entendre quelque plainte sur une ordonnance si juste et réclamer contre ces reproches des censeurs : "La nature, en vous donnant la vie, vous fait une loi de la communiquer à d'autres. Et vos parents, en vous élevant, vous ont imposé une obligation où votre honneur est engagé, celle d'élever vous-mêmes une postérité. Ajoutez que le sort lui-même vous a accordé un assez long délai pour l'accomplissement de ce devoir et cependant vous avez laissé passer vos années, sans vous donner les titres d'époux ni de père. Allez donc et versez cet argent que vous aimez bien, pour qu'il serve à la grande famille des citoyens." 2. – Les censeurs M. Valérius Maximus et C. Junius Bubulcus Brutus imitèrent cette sévérité dans un cas du même genre. Ils exclurent du sénat L. Annius pour avoir, sans consulter ses amis, répudié sa femme qu'il avait épousée encore vierge. C'était là peut-être une faute plus grave que la précédente : celle-là en effet ne marquait que de l'indifférence pour les liens sacrés du mariage, celle-ci en était une violation outrageuse. Ce fut donc très justement que les censeurs le déclarèrent indigne de siéger au sénat. (An de R. 447.) 3. – De même M. Porcius Caton retrancha du nombre des sénateurs L. Flamininus qui, dans sa province, avait fait décapiter un condamné en choisissant l'heure du supplice au gré de sa maîtresse et pour lui en donner le spectacle. Caton aurait pu être arrêté par le respect du consulat que L. Flamininus avait exercé et par le crédit de son frère Titus Flamininus ; mais sa qualité de censeur et son nom de Caton l'incitant l'un et l'autre à la sévérité, il décida de flétrir ce magistrat d'autant plus durement qu'il avait, par un acte si odieux, souillé la majesté de la dignité suprême et qu'il ne s'était pas mis en peine qu'on pût ajouter aux images de la même famille, à côté du roi Philippe dans l'attitude d'un suppliant, une courtisane se délectant à la vue du sang humain. (An de R. 569.) 4. – Que dire de la censure de Fabricius Luscinus ? Tous les âges ont raconté et tous les âges raconteront que, par décision de ce magistrat, Cornelius Rufinus malgré l'éclat de ses deux consulats et de ses deux dictatures, pour avoir acheté dix livres de vaisselle d'argent, comme si c'était là une somptuosité d'un exemple pernicieux, ne fut pas maintenu dans l'ordre sénatorial. (An de R. 478.) En vérité, dans notre temps, l'historien lui-même, quand il doit, pour s'acquitter de sa tâche, rapporter une pareille sévérité, éprouve une sorte de stupeur et appréhende de paraître raconter des faits étrangers à notre cité. On a peine à croire en effet que, dans l'enceinte des mêmes murs, dix livres d'argenterie aient été alors une richesse révoltante et qu'elles passent aujourd'hui pour une misère à faire pitié. 5. – Les censeurs M. Antoine et L. Flaccus exclurent du sénat Duronius pour avoir abrogé, pendant son tribunat, une loi qui limitait la dépense de la table. Étrange motif de blâme, dira-t-on. Mais il faut savoir avec quelle impudence Duronius monta à la tribune pour dire : "Romains, on vous a mis un frein que vous ne devez nullement tolérer plus longtemps ; vous êtes attachés, ligotés par les liens d'un dur esclavage. On a fait une loi qui vous ordonne la sobriété. Brisons donc cette loi tyrannique, ces fers que couvre l'affreuse rouille de l'antiquité. A quoi bon la liberté, si l'on n'a pas, quand on veut, la permission de périr d'intempérance ?" (Vers l'an 605 ) 6. – Voici maintenant un couple de magistrats attachés pour ainsi dire au même joug, unis par leur courage et leurs honneurs et néanmoins divisés entre eux par un sentiment de violente rivalité. Claudius Néron et Livius Salinator, fermes soutiens de la république pendant la seconde guerre punique, exercèrent ensemble la censure, mais avec quelle animosité réciproque ! Ils passaient en revue les centuries de chevaliers dont leur âge et leur force leur permettaient encore de faire partie. Quand vint le tour de la tribu Pollia, le héraut, voyant sur la liste le nom de Salinator, s'arrêta, incertain s'il devait ou non l'appeler. Néron comprit son embarras ; non seulement il fit appeler son collègue, mais il lui ordonna de "vendre son cheval" pour avoir été condamné par un jugement du peuple. Salinator, à son tour, frappa Néron de la même peine, en donnant pour motif que son collègue ne s'était pas sincèrement réconcilié avec lui. Si quelque divinité eût dès lors révélé à ces grands hommes qu'un jour leurs sangs, après avoir passé par une longue série d'aïeux illustres, se réuniraient pour donner naissance à ce prince qui est notre génie tutélaire, sans doute que, renonçant à leur inimitié, ils se seraient unis de la plus étroite amitié, pour laisser à leur commune postérité le soin de conserver une patrie qu'ils avaient eux-mêmes sauvée. Livius Salinator n'hésita pas à rejeter dans la dernière classe des citoyens trente-quatre tribus parce que, après l'avoir condamné, elles l'avaient fait consul et censeur et il allégua, à l'appui de cette mesure, que, dans l'un et l'autre cas, ces tribus ne pouvaient manquer d'être coupables, soit de légèreté, soit de parjure. La seule tribu Maecia fut exceptée de cette flétrissure, parce qu'elle n'avait donné son suffrage ni pour le faire condamner, ni non plus pour l'élever aux honneurs. Quelle fermeté et quelle force d'âme ne devons-nous pas supposer chez un homme qui ne se laissa pas contraindre par une condamnation rigoureuse, ni engager par la grandeur des honneurs obtenus, à se montrer plus doux dans l'administration des affaires publiques. (An de R. 549) 7. – Une partie aussi de l'ordre équestre, quatre cents jeunes Romains, aussi considérables par la qualité que par le nombre, subirent sans murmurer le blâme des censeurs M. Valérius et P. Sempronius. Commandés pour aller achever des travaux de retranchement en Sicile, ils n'avaient pas tenu compte de cet ordre. En conséquence, les censeurs leur ôtèrent le cheval que l'État leur fournissait et les rejetèrent parmi les citoyens de la dernière classe. (An de R. 501.) 8. – La lâcheté a été aussi punie par les censeurs avec une extrême sévérité. M. Atilius Régulus et L. Furius Philus, informés que le questeur M. Métellus et un bon nombre de chevaliers romains, après la désastreuse bataille de Cannes, avaient comploté de quitter l'Italie, leur enlevèrent les chevaux fournis par l'État et les firent passer dans la dernière classe des citoyens. Ils flétrirent également d'une note infamante ceux des prisonniers qui, députés par Hannibal, auprès du sénat pour traiter de l'échange des captifs et n'ayant pas réussi dans leur demande, n'en restèrent pas moins à Rome : un Romain se devait à lui-même de tenir sa parole et la perfidie ne pouvait pas ne pas être flétrie par un censeur tel que M. Atilius Régulus dont le père avait mieux aimé expirer dans les plus horribles tortures que de manquer de parole aux Carthaginois. Vous voyez dans ces circonstances la censure passer du forum à l'armée et ne permettre ni de craindre, ni de tromper l'ennemi. (An de R. 539.) 9. – Voici encore, dans le même genre, deux exemples qu'il me suffira de mentionner. C. Géta, quoique exclu du sénat par les censeurs L. Métellus et Cn. Domitius, n'en parvint pas moins dans la suite à la censure. (Ans de R. 638, 645.) De même, M. Valérius Messala, flétri par un blâme des censeurs, ne laissa pas d'obtenir plus tard la puissance censoriale. (An de R. 599.) Cette note infamante stimula leur vertu : sous le coup de la honte, ils s'appliquèrent de toutes leurs forces à montrer à leurs concitoyens qu'ils méritaient la censure plutôt que les sanctions du censeur. EXEMPLES ROMAINS. 1. – Quel honneur plus grand aurait-on pu faire à Métellus, consul, que celui qu'on lui fit comme accusé ? Il se défendait contre une accusation de concussion : l'accusateur avait requis l'examen de ses registres et on les faisait circuler parmi les juges pour la vérification d'une inscription. Mais tout le tribunal détourna ses regards de peur de paraître mettre en doute quelque détail de ses écritures. Ce n'est pas dans les registres, mais dans la conduite de Q. Métellus que les juges crurent devoir chercher les preuves d'une administration irréprochable, considérant comme une indignité d'apprécier, sur un peu de cire et quelques lignes d'écriture, l'intégrité d'un si grand homme. (An de R. 641.) 2. – Mais est-il étonnant que ses concitoyens aient rendu à Métellus un juste hommage, quand un ennemi même n'a pas hésité à montrer les mêmes égards envers le premier Scipion ? Pendant la guerre que le roi Antiochus soutenait contre les Romains, le fils de Scipion tomba entre les mains de ses soldats. Ce prince lui fit l'accueil le plus honorable, le combla de présents magnifiques et, de son propre mouvement, se hâta de le renvoyer à son père, bien qu'à ce moment même celui-ci redoublât d'efforts pour le chasser de son royaume. Mais, quoique roi et sous les attaques de l'ennemi, il aima mieux témoigner son respect pour la grandeur d'un homme si éminent que de satisfaire son ressentiment. (An de R. 563.) Lorsque le même Scipion vivait retiré dans sa maison de campagne de Literne, le hasard y amena dans le même temps plusieurs chefs de pirates curieux de le voir. Pensant qu'ils venaient pour lui faire violence, il plaça sur la terrasse de sa maison une garde composée de serviteurs et il ne pensait qu'à repousser cette attaque avec courage et par tous les moyens de défense. Les pirates s'en aperçoivent, et aussitôt, renvoyant leurs soldats et laissant leurs armes, ils avancent près de la porte et crient à Scipion qu'ils n'en voulaient pas à sa vie, qu'ils venaient comme admirateurs de sa vertu, qu'ils demandaient comme un bienfait des dieux la faveur de voir et d'approcher un si grand homme, qu'ils le priaient de vouloir bien se montrer et qu'il le ferait sans risques devant des hommes désarmés. Ces paroles furent rapportées par ses gens à Scipion, qui fit ouvrir les portes et introduire ces étrangers. Ceux-ci, après s'être inclinés religieusement devant les portes, comme devant l'autel le plus vénéré et le sanctuaire le plus auguste, saisirent avidement la main de Scipion, la couvrirent de baisers et après avoir déposé sur le seuil des présents pareils à ceux que l'on offre ordinairement aux dieux immortels, ils retournèrent à leurs barques, tout heureux d'avoir vu Scipion (An de R. 567.) Est-il rien de supérieur à l'action exercée par une grandeur imposante ? est-il rien aussi de plus doux ? L'admiration que Scipion inspirait suffit pour apaiser le courroux d'un ennemi et, à son aspect, ces brigands qui étaient avides de contempler sa personne restèrent saisis d'étonnement Si les astres venaient à se détacher du firmament et à se présenter aux yeux des hommes, ils ne seraient pas l'objet d'une plus grande vénération. 3. – Mais c'est de son vivant que Scipion reçut cet hommage ; voici celui qui fut rendu à Paul-Émile après sa mort. Au moment où l'on célébrait ses funérailles, des Lacédoniens de haut rang qui se trouvaient à Rome en qualité d'ambassadeurs s'offrirent spontanément pour porter son lit funèbre. Et cet hommage paraîtra plus grand encore, quand on saura que la tête de ce lit funèbre était ornée de trophées macédoniens. Quelle vénération ne montrèrent-ils pas pour Paul-Emile ! Pour lui faire honneur, ils ne craignirent pas de porter, sous les yeux du peuple romain, les monuments de leurs défaites nationales. Un tel spectacle donna à ces funérailles l'aspect d'un second triomphe. Par deux fois, Paul-Émile, la Macédoine te fit apparaître aux yeux de Rome dans tout l'éclat de la gloire, vivant, porté sur un char orné de ses dépouilles, et mort, porté sur les épaules de ses ambassadeurs. (An de R. 593.) 4. – Ton fils non plus, ce Scipion Émilien que tu avais donné en adoption pour en faire l'ornement de deux familles, ne manqua pas de recevoir la juste part d'hommages due à ses hauts mérites. Tout jeune encore, envoyé d'Espagne en Afrique, par le consul Lucullus, pour y demander du secours, il fut pris par les Carthaginois et le roi Masinissa pour médiateur, comme s'il eût été un consul ou un général. Carthage alors était loin de prévoir sa destinée : car ce jeune homme, honneur de la génération qui se levait, objet de la faveur des dieux et des hommes, croissait pour sa ruine, afin que la destruction, comme la prise de cette ville valût aux Cornelii le surnom d'Africains. (An de R. 602.) 5. – Que peut-il y avoir de plus malheureux qu'une condamnation et que l'exil ? Néanmoins, si P. Rutilius fut, à la suite d'un complot de publicains, frappé d'une condamnation, ils ne purent le dépouiller de sa considération personnelle. Comme il se rendait en Asie, toutes les villes de cette province envoyèrent des députés à sa rencontre pour lui offrir un asile. Est-ce bien là un exil ? vaudrait-il pas mieux dire un triomphe ? (An de R. 660.) 6. – C. Marius, tombé dans le plus profond abîme de misère, dut son salut, dans un péril extrême, à son grand prestige personnel. Alors qu'il était prisonnier à Minturnes chez un particulier, on envoya pour le tuer un esclave public de nationalité cimbre. A la vue de ce vieillard sans défense et d'un extérieur misérable, ce Cimbre resta le glaive à la main sans oser l'attaquer. Ebloui par l'éclat de sa gloire, il jeta son épée et s'enfuit stupéfait et tremblant. Sans doute le malheur des Cimbres vint alors frapper sa vue et le souvenir de sa nation défaite et détruite brisa son courage. Les dieux mêmes regardèrent comme une indignité que Marius tombât sous les coups d'un seul homme de cette nation qu'il avait anéantie tout entière. Les habitants de Minturnes, subjugués par cette grandeur imposante, l'arrachèrent au destin cruel qui le tenait déjà enveloppé et serré dans ses liens et ils lui sauvèrent la vie sans se laisser arrêter par l'appréhension de la redoutable victoire de Sylla. Leur empressement à le sauver est d'autant plus remarquable que Marius lui-même pouvait leur donner assez de motifs de crainte pour les en détourner. 7. – M. Porcius Caton aussi, par son courage et son intégrité, inspira au sénat une grande admiration et un grand respect pour sa personne, et en voici une preuve. Un jour que, malgré César, alors consul, il occupait toute la séance à parler contre les fermiers publics, César le fit conduire en prison par le licteur. Mais le sénat tout entier n'hésita pas à le suivre : ce qui désarma la fermeté de ce divin génie. (An de R. 694.) 8. – Un autre jour qu'il assistait aux jeux Floraux donnés par l'édile Messius, le peuple n'osa pas devant lui demander que les comédiens quittassent leurs vêtements. Favonius, son ami intime qui se trouvait assis à ses côtés, le lui fit remarquer ; aussitôt il sortit du théâtre, ne voulant pas que sa présence empêchât d'observer la coutume du spectacle. Le peuple salua sa sortie par de vifs applaudissements et demanda qu'on rendît aux jeux scéniques leur forme traditionnelle : il montrait par là plus de respect pour la grandeur du seul Caton qu'il n'en réclamait pour l'assemblée entière. Quelles richesses, quels commandements militaires, quels triomphes valurent à Caton un tel hommage ? Ce grand homme avait peu de bien, des moeurs austères, un petit nombre de clients, une maison fermée à l'intrigue, une seule illustration du côté paternel, une physionomie peu prévenante, mais en revanche une vertu de tous points accomplie. Aussi, veut-on parler d'un citoyen d'une grande vertu, on en exprime l'idée par le nom de Caton. |