LETTRE DE TIBÈRE AU SÉNAT SUR LA LÉGISLATION SOMPTUAIRE
  
( 22 apr. J.-C. 
)
 

 
Tacitus, Annales, III ( Burnouf, Paris, 1859 ).

 

 
53. « Dans toute autre délibération, pères conscrits, le mieux serait peut-être que mon avis sur ce qui convient à l'intérêt public fût demandé et reçu de vive voix. Dans celle-ci, mon absence est préférable : au moins, s'il est des hommes coupables d'un luxe honteux, je ne les verrai pas, désignés par vos regards, rougir devant moi et me rendre témoin de leurs frayeurs. Si les édiles, dont j'estime le courage, en avaient d'abord conféré avec moi, peut-être leur aurais-je conseillé de laisser leur cours à des vices si anciens et si accrédités, plutôt que de nous mettre au hasard de montrer que nous ne pouvons rien contre certains désordres. Mais les édiles ont fait leur devoir comme je voudrais que tous les magistrats s'acquittassent du leur. Quant à moi, je ne puis me taire avec bienséance, et il m'est difficile de parler ; car mon langage ne peut être celui d'un édile, ou d'un préteur, ou d'un consul : on exige d'un prince des vues plus grandes et plus élevées ; et, quand chacun s'attribue l'honneur du bien qui s'opère, les fautes de tous retombent sur lui seul. Par où commencer la réforme, et que faut-il réduire d'abord à l'antique simplicité ? Sera-ce l'étendue sans limites de nos maisons de campagne ? cette multitude, ou plutôt ces nations d'esclaves ? ces masses d'or et d'argent ? ces bronzes précieux et ces merveilles du pinceau ? ces vêtements qui nous confondent avec les femmes, et la folie particulière à ce sexe, ces pierreries pour lesquelles on transporte chez des peuples étrangers ou ennemis les trésors de l'empire ? 54. Je n'ignore pas que, dans les festins et dans les cercles, un cri général s'élève contre ces abus et en demande la répression : mais faites une loi, prononcez des peines, et les censeurs eux-mêmes s'écrieront que l'État est bouleversé, qu'on prépare la ruine des plus grandes familles, qu'il n'y aura plus personne d'innocent. Cependant, lorsque les maladies du corps sont opiniâtres et invétérées, un traitement sévère et rigoureux peut seul en arrêter le progrès ; ainsi, quand l'âme, à la fois corrompue et corruptrice, nourrit elle-même le feu qui la dévore, il faut, pour éteindre cette fièvre, des remèdes aussi forts que les passions qui l'allumèrent. Tant de lois, ouvrage de nos ancêtres, tant d'autres qu'institua la sagesse d'Auguste, tombées en désuétude, ou, ce qui est plus honteux, abrogées par le mépris, n'ont fait qu'enhardir le luxe. Car le vice, encore libre du frein des lois, appréhende de s'y voir soumis ; mais, s'il a pu le briser impunément, ni crainte ni pudeur ne le retiendront plus. Pourquoi donc l'économie régnait-elle autrefois ? c'est que chacun réglait ses désirs ; c'est que nous étions tous citoyens d'une seule ville. Même quand notre domination embrassa l'Italie, la soif des plaisirs n'était pas irritée à ce point. Nos victoires lointaines nous ont appris à dissiper le bien d'autrui, les guerres civiles à prodiguer le nôtre. Qu'est-ce, après tout, que le mal dont se plaignent les édiles ? combien il paraîtra léger, si l'on porte plus loin ses regards ! Eh ! personne ne se lève pour nous dire que l'Italie attend sa subsistance de l'étranger ; que chaque jour de la vie du peuple romain flotte à la merci des vagues et des tempêtes ; que, si l'abondance des provinces ne venait au secours et des maîtres, et des esclaves, et de ces champs qui ne produisent plus, ce ne seraient pas sans doute nos parcs et nos maisons de plaisance qui fourniraient à nos besoins. Voilà, pères conscrits, les soins qui occupent le prince ; voilà ce qui, négligé un instant, entraînerait la chute de la république. Pour le reste, il faut chercher le remède en soi-même. Que l'honneur accomplisse notre réforme, la nécessité celle du pauvre, la satiété celle du riche. Ou si quelqu'un des magistrats nous promet assez d'habileté et de vigueur pour s'opposer au torrent, je le loue de son zèle, et je confesse qu'il me décharge d'une partie de mes travaux. Mais si, en voulant se donner le mérite d'accuser le vice, l'on soulève des haines dont on me laissera tout le poids, croyez, pères conscrits, que je suis aussi peu avide d'inimitiés que personne. J'en brave pour la république d'assez cruelles et, trop souvent, d'assez peu méritées ; mais celles qui seraient sans objet, et dont ni moi ni vous ne recueillerions aucun fruit, il est juste qu'on me les épargne. »