TACITE
: UN DÉBAT AU SÉNAT SUR L'ESCLAVAGE ( 61 apr J.-C. ) |
( H. Goelzer in J. Gaudemet, Les institutions de l'Antiquité, 7e éd., Paris, 2002, pp. 332-333 ). |
XLII. — Peu
de temps après, le préfet de la Ville, Pédanius
Secundus, fut tué par un esclave attaché à sa personne,
soit qu'il lui eût refusé la liberté après
être convenu du prix avec lui, soit que l'esclave, enflammé
d'amour pour un garçon de mœurs infâmes, ne pût
souffrir son maître pour rival. Quoi qu'il en soit, comme, d'après
l'ancienne coutume, on devait mener au supplice toute la domesticité
qui avait demeuré sous le même toit, le peuple s'ameuta
pour la défense de tant d'innocents, et on alla jusqu'à
la sédition ; dans le sénat même il y avait
un parti qui se refusait avec passion à cet excès de sévérité,
tandis que la majorité se prononçait pour le respect de
la tradition. De ce nombre était C. Cassius, qui, à
son tour de parole, discourut en ces termes. |
XLIII. — « Bien
souvent, Pères conscrits, je me suis trouvé ici assister
à des séances où l'on réclamait de vous
de nouvelles décisions, contraires aux principes et à
la législation de nos ancêtres. Si je n'y ai pas fait opposition,
ce n'était pas que je misse en doute la supériorité
que les anciens ont sur nous pour toutes les mesures de prévoyance
que la sagesse leur a dictées ; j'estimais, en effet, que
toute modification conduirait à changer le bien en mal ;
mais je craignais qu'un excessif attachement aux maximes antiques ne
passât pour le désir de mettre en relief l'objet de mes
études. De plus, je ne voulais pas affaiblir, par une opposition
constante, l'autorité que je puis avoir ici, afin de la conserver
intacte, si jamais l'État avait besoin de conseils. Ce moment
est venu, aujourd'hui qu'un consulaire est tué chez lui par la
trahison d'un esclave, sans que personne l'ait empêchée
ni dénoncée, quoique rien n'eût encore ébranlé
l'autorité du sénatus-consulte qui menaçait du
dernier supplice la domesticité tout entière. Décidez,
par ma foi ! l'impunité : qui donc sera protégé
par sa dignité, alors que le titre de Préfet de la Ville
n'a servi à rien ? combien d'esclaves faudra-t-il avoir
pour être en sécurité, alors que Pédanius
Secundus en avait quatre cents qui ne l'ont pas protégé ?
A qui porteront secours des esclaves, qui, même quand ils ont
tout à craindre, ne s'intéressent pas à nos dangers ?
Dira-t-on, par hasard, ce que quelques personnes ne rougissent pas de
feindre, que le meurtrier a vengé ses injures ? Apparemment
il tenait de son père l'argent qui lui avait servi pour sa transaction
ou de ses aïeux l'esclave qu'on lui enlevait ! Alors faisons
mieux : déclarons que le maître a été
à bon droit assassiné. |
XLIV. — « Veut-on
argumenter sur des questions résolues par de plus sages que nous ?
Eh bien, si celle-ci nous était soumise pour la première
fois : croyez-vous qu'un esclave ait pu prendre la résolution
audacieuse de tuer son maître, sans qu'il ait laissé échapper
quelque parole menaçante, sans qu'il ait fait entendre d'abord
aucun mot irréfléchi ? Admettons qu'il ait dissimulé
son dessein, préparé en secret son arme ; mais comment,
sans être vu, aurait-il pu passer à travers les gardes,
ouvrir l'appartement, y porter une lumière, accomplir le meutre ?
Mille indices décèlent un crime. Si nos esclaves le dénoncent,
nous pourrons vivre seuls au milieu d'un grand nombre, sûrs de
n'avoir rien à craindre parmi des gens inquiets pour eux-mêmes,
enfin, s'il nous faut périr, ce ne sera pas sans vengeance que
nous vivrons au milieu des coupables. Nos ancêtres se défiaient
des esclaves, lors même que, naissant dans nos domaines ou dans
nos maisons, ils apprennaient à chérir leurs maîtres
en même temps qu'ils voyaient le jour. Mais depuis que nous comptons
des nations dans notre domesticité, depuis que chacune a ses
habitudes, ses cultes étrangers et parfois pas de religion, cette
cohue ne peut être contenue que par la crainte. On nous dit :
des innocents vont périr ! C'est vrai : mais, dans
une armée aussi, quand elle s'est débandée et qu'on
la décime, le sort condamne parfois un brave à périr
sous le bâton. Tout grand exemple comporte quelque injustice et
le tort fait à quelques individus a pour rançon l'intérêt
général. » |
XLV. — A
l'avis de Cassius, que personne n'osa combattre individuellement, répondaient
des voix confuses déplorant le nombre, l'âge, le sexe de
ces esclaves qui, de plus, étaient, pour la plupart, indubitablement
innocents. Le parti prévalut cependant qui votait le supplice.
Mais l'arrêt ne pouvait être obéi, car la foule s'était
attroupée et menaçait, armée de pierres et de torches.
Alors César réprimanda le peuple par un édit et,
tout le long du chemin par où les condamnés étaient
menés au supplice, il fit placer une haie de soldats. L'avis
de Cingonius Varron avait été de punir aussi les affranchis
qui demeuraient sous le même toit, en les déportant hors
de l'Italie. Le prince s'y opposa : il ne voulait pas qu'une coutume
ancienne, à laquelle la pitié n'avait pas apporté
d'adoucissement, fût encore aggravée par la rigueur. |
► Source : Tacite, Annales, XIV, chap. 42-45. |