LOI OPPIA
   
DÉNONÇANT LE LUXE ET L'EXTRAVAGANCE DES FEMMES
   
( 215 av. J.-C. )


     
Livius, XXXIV ( Nisard, Paris, 1864 ).
  

 
1. (1) Au milieu des préoccupations que causaient tant de guerres importantes, à peine terminées ou sur le point d'éclater, survint une affaire, qui, malgré sa futilité, divisa les esprits et souleva de grands débats. (2) Les tribuns M. Fundanius et L. Valérius proposèrent au peuple l'abrogation de la loi Oppia. (3) Cette loi, portée par le tribun C. Oppius, sous le consulat de Q. Fabius et de Ti. Sempronius, au fort de la guerre punique, défendait "aux femmes d'avoir plus d'une demi-once d'or, de porter des vêtements de diverses couleurs, et de faire usage de voitures à Rome, ou dans d'autres villes, ou à un mille de leur enceinte, sauf le cas de sacrifices publics." (4) Les tribuns Marcus et Publius Junius Brutus voulaient la maintenir, et ils avaient déclaré qu'ils ne la laisseraient pas abroger. Plusieurs citoyens des plus nobles familles se portaient défenseurs ou adversaires de la loi. Le Capitole était rempli d'une foule d'hommes partagés aussi en deux camps. (5). Les dames elles-mêmes, sans se laisser arrêter par aucune autorité ni par la pudeur, ni par les ordres de leurs maris, sortaient de leurs maisons ; on les voyait assiéger toutes les rues de la ville, toutes les avenues du forum, et conjurer les hommes qui s'y rendaient de consentir à ce qu'on ne privât point les femmes de leurs parures, dans un moment où la république était si florissante et où la fortune des particuliers s'augmentait de jour en jour. (6) Ces rassemblements de femmes devenaient chaque jour plus considérables ; il en arrivait des places et bourgs du voisinage. (7) Déjà même elles osaient s'adresser aux consuls, aux préteurs, aux autres magistrats, et les fatiguer de leurs sollicitations. Mais elles trouvèrent dans l'un des deux consuls, M. Porcius Caton, un adversaire inflexible, qui prononça le discours suivant en faveur de la loi qu'on proposait d'abroger.
2. (1) "Romains, si chacun de nous avait eu soin de conserver à l'égard de son épouse ses droits et sa dignité de mari, nous n'aurions pas affaire aujourd'hui à toutes les femmes. (2) Mais après avoir, par leur violence, triomphé de notre liberté dans l'intérieur de nos maisons, elles viennent jusque dans le forum l'écraser et la fouler aux pieds ; et, pour n'avoir pas su leur résister à chacune en particulier, nous les voyons toutes réunies contre nous. (3) Je l'avoue, j'avais toujours regardé comme une fable inventée à plaisir cette conspiration formée par les femmes de certaine île contre les hommes dont elles exterminèrent toute la race. (4) Mais il n'est pas une classe de personnes qui ne vous fasse courir les plus grands dangers, lorsqu'on tolère ses réunions, ses complots et ses cabales secrètes. En vérité, je ne saurais décider ce qui est le plus dangereux de la chose en elle-même ou de l'exemple que donnent les femmes. (5) De ces deux points, l'un nous regarde nous autres consuls et magistrats ; l'autre, Romains, est plus spécialement de votre ressort. C'est à vous en effet à déclarer par le suffrage que vous porterez si la proposition qui vous est soumise est avantageuse on non à la république. (6) Quant à ce rassemblement tumultueux de femmes, qu'il ait été spontané ou que vous l'ayez excité, M. Fundanius et L. Valérius, il est certain qu'on doit en rejeter la faute sur les magistrats ; mais je ne sais si c'est à vous, tribuns, ou à vous autres, consuls, que la honte en appartient. (7) Elle est pour vous, si vous en êtes venus à prendre les femmes pour instruments de vos séditions tribunitiennes ; pour nous, si la retraite des femmes nous fait, comme autrefois celle du peuple, adopter la loi. (8) Je l'avoue, ce n'est pas sans rougir que j'ai traversé tout à l'heure une légion de femmes pour arriver au forum ; et si, par égard et par respect pour chacune d'elles en particulier plutôt que pour toutes en général, je n'eusse voulu leur épargner la honte d'être apostrophées par un consul, je leur aurais dit : (9) Quelle est cette manière de vous montrer ainsi en public, d'assiéger les rues et de vous adresser à des hommes qui vous sont étrangers ? Ne pourriez-vous, chacune dans vos maisons, faire cette demande à vos maris ? (10) Comptez-vous plus sur l'effet de vos charmes en public qu'en particulier, sur des étrangers que sur vos époux ? Et même, si vous vous renfermiez dans les bornes de la modestie qui convient à votre sexe, devriez-vous dans vos maisons vous occuper des lois qui sont adoptées on abrogées ici ? (11) Nos aïeux voulaient qu'une femme ne se mêlât d'aucune affaire, même privée, sans une autorisation expresse ; elle était sous la puissance du père, du frère ou du mari. Et nous, grands dieux !, nous leur permettons de prendre en main le gouvernement des affaires, de descendre au forum, de se mêler aux discussions et aux comices. (12) Car aujourd'hui, en parcourant les rues et les places, que font- elles autre chose que d'appuyer la proposition des tribuns et de faire abroger la loi ? (13) Lâchez la bride aux caprices et aux passions de ce sexe indomptable, et flattez-vous ensuite de le voir ; à défaut de vous-mêmes, mettre des bornes à son emportement. (14) Cette défense est la moindre de celles auxquelles les femmes souffrent impatiemment d'être astreintes par les mœurs ou par les lois. Ce qu'elles veulent, c'est la liberté la plus entière, ou plutôt la licence, s'il faut appeler les choses par leur nom. Qu'elles triomphent aujourd'hui, et leurs prétentions n'auront plus de terme !"
3. (1) "Rappelez-vous toutes les lois par lesquelles nos aïeux ont enchaîné leur audace et tenté de les soumettre à leurs maris : avec toutes ces entraves à peine pouvez-vous les contenir. (2) Que sera-ce si vous leur permettez d'attaquer ces lois l'une après l'autre, de vous arracher tout ce qu'elles veulent, en un mot, de s'égaler aux hommes ? Pensez-vous que vous pourrez les supporter ? Elles ne se seront pas plutôt élevées jusqu'à vous qu'elles voudront vous dominer. (3) Mais, dira-t-on, elles se bornent à demander qu'on ne porte pas contre elles de nouvelles lois : ce n'est, pas la justice, é'est l'injustice qu'elles repoussent. (4) Non, Romains, ce qu'elles veulent, c'est que vous abrogiez une loi adoptée par vous, consacrée par vos suffrages et sanctionnée par une heureuse expérience de plusieurs années, c'est-à-dire qu'en détruisant une seule loi vous ébranliez toutes les autres. (5) Il n'y a pas de loi qui ne froisse aucun intérêt ; on ne consulte ordinairement pour les faire que l'utilité du plus grand nombre et le bien de l'état. Si chacun détruit et renverse celles qui le gênent personnellement, à quoi bon voter des lois en assemblée générale, pour les voir bientôt abroger au gré de ceux contre qui elles ont été faites ? (6) Je voudrais savoir cependant pour quel motif les dames romaines parcourent ainsi la ville tout éperdues, pourquoi elles pénètrent presque au forum et dans l'assemblée ? (7) Viennent-elles demander le rachat de leurs pères, de leurs maris, de leurs enfants ou de leurs frères faits prisonniers par Hannibal ? Ces malheurs sont loin de nous, et puissent-ils ne jamais se renouveler ! Pourtant, lorsqu'ils nous accablaient, vous avez refusé cette faveur à leurs pieuses instances. (8) Mais à défaut de cette piété filiale, de cette tendre sollicitude pour leurs proches, c'est sans doute un motif religieux qui les rassemble ? Elles vont sans doute au-devant de la déesse Mère de l'Ida qui nous arrive de Pessinonte, en Phrygie ? car enfin quel prétexte peut-on faire valoir pour excuser cette émeute de femmes ? (9) On me répond : Nous voulons être brillantes d'or et de pourpre ; et nous promener par la ville, les jours de fêtes et autres, dans des chars de triomphe, comme pour étaler la victoire que nous remportons sur la loi abrogée, sur vos suffrages surpris et arrachés ; nous voulons qu'on ne mette plus de bornes à nos dépenses, à notre luxe."
4. (1) "Romains, vous m'avez souvent entendu déplorer les dépenses des femmes et des hommes, celles des simples citoyens comme celles des magistrats ; (2) souvent j'ai répété que deux vices contraires, le luxe et l'avarice, minaient la république. Ce sont des fléaux qui ont causé la ruine de tous les grands empires. (3) Aussi, plus notre situation devient heureuse et florissante, plus notre empire s'agrandit, et plus je les redoute. Déjà nous avons pénétré dans la Grèce et dans l'Asie, où nous avons trouvé tous les attraits du plaisir ; déjà même nous tenons dans nos mains les trésors des rois. Ne dois-je pas craindre qu'au lieu d'être les maîtres de ces richesses, nous n'en devenions les esclaves ? (4) C'est pour le malheur de Rome, vous pouvez m'en croire, qu'on a introduit dans ses murs les statues de Syracuse. Je n'entends que trop de gens vanter et admirer les chefs-d'œuvre de Corinthe et d'Athènes, et se moquer des dieux d'argile qu'on voit devant nos temples. (5) Pour moi, je préfère ces dieux qui nous ont protégés, et qui nous protégeront encore, je l'espère, si nous les laissons à leur place. (6) Du temps de nos pères, Cinéas, envoyé à Rome par Pyrrhus, essaya de séduire par des présents les hommes et même les femmes. Il n'y avait pas encore de loi Oppia pour réprimer le luxe des femmes ; et pourtant aucune n'accepta. (7) Quelle fut, à votre avis, la cause de ces refus ? La même qui avait engagé nos aïeux à ne point établir de loi à ce sujet. Il n'y avait pas de luxe à réprimer. (8) De même que les maladies sont nécessairement connues avant les remèdes qui peuvent les guérir, de même les passions naissent avant les lois destinées à les contenir. (9) Pourquoi la loi Licinia a-t-elle défendu de posséder plus de cinq cents arpents ? Parce qu'on ne songeait qu'à étendre sans cesse ses propriétés. Pourquoi la loi Cincia a-t-elle prohibé les cadeaux et les présents ? Parce que le sénat s'habituait à lever des impôts et des tributs sur les plébéiens. (10) Il ne faut donc pas s'étonner qu'on n'eût besoin ni de la loi Oppia, ni d'aucune autre pour limiter les dépenses des femmes, à une époque où elles refusaient et la pourpre et l'or qu'on venait leur offrir. (11) Aujourd'hui, que Cinéas parcoure la ville, il les trouvera toutes dans les rues et disposées à recevoir. (12) J'avoue qu'il y a des caprices que je ne puis expliquer et dont je cherche en vain la raison. Qu'une chose fût permise à l'une et défendue à l'autre, il y aurait peut-être là de quoi éprouver un sentiment naturel de honte ou de colère. Mais quand l'ajustement est le même pour toutes, quelle humiliation chacune de vous peut-elle redouter ? (13) C'est une faiblesse condamnable que de rougir de son économie ou de sa pauvreté ; mais la loi vous met également à l'abri de ce double écueil, en vous défendant d'avoir ce que vous n'aurez pas. (14) Eh bien ! dira cette femme riche, c'est cette inégalité même que je ne puis souffrir. Pourquoi ne m'est-il pas permis de me vêtir d'or et de pourpre ? Pourquoi la pauvreté des autres se cache- t-elle si bien à l'ombre de cette loi qu'on pourrait les croire en état d'avoir ce qu'elles n'ont pas, n'était la défense qui existe ? (15) Romains, répondrais-je, voulez-vous établir entre vos femmes une rivalité de luxe, qui pousse les riches à se donner des parures que nulle autre ne pourra avoir, et les pauvres à dépenser au-delà de leurs ressources pour éviter une différence humiliante ? (16) Croyez-moi, si elles se mettent à rougir de ce qui n'est pas honteux, elles ne rougiront plus de ce qui l'est réellement. Celle qui en aura le moyen, achètera des parures ; celle qui ne le pourra pas, demandera de l'argent à son mari. (17) Malheur alors au mari qui cédera et à celui qui ne cédera pas ! Ce qu'il aura refusé sera donné par un autre. (18) Ne les voit-on pas déjà s'adresser à des hommes qui leur sont étrangers, et, qui pis est, solliciter une loi, des suffrages, réussir même auprès de quelques-uns, sans s'inquiéter de vos intérêts ni de ceux de votre patrimoine et de vos enfants ? Dès que la loi cessera de limiter leurs dépenses, vous n'y parviendrez jamais. (19) Romains, n'allez pas croire que les choses en resteront au point où elles étaient avant la proposition de la loi, Il est moins dangereux de ne pas accuser un coupable que de l'absoudre ; de même le luxe serait plus supportable, si on ne l'avait jamais attaqué ; mais à présent, il aura toute la fureur d'une bête féroce que les liens ont irritée et qu'on a ensuite déchaînée. (20) Mon avis est donc qu'il ne faut point abroger la loi Oppia. Fassent les dieux que votre décision, quelle qu'elle soit, tourne à votre avantage !"
5. (1) Après ce discours, les tribuns du peuple, qui avaient annoncé leur résolution d'intervenir, ajoutèrent quelques mots dans le même sens. L. Valérius prit alors la. parole en faveur de sa proposition : "S'il ne s'était présenté, dit-il, que de simples particuliers pour appuyer ou combattre la loi que nous proposons, j'aurais, moi aussi, gardé le silence, persuadé qu'on avait assez discuté de part et d'autre, et j'aurais attendu vos suffrages, (2) Mais à présent qu'un personnage aussi considérable que le consul M. Porcius vient d'attaquer notre projet non seulement par l'autorité de son nom, dont l'influence eût été assez grande même sans qu'il eût parlé, mais encore par un long discours étudié, il est nécessaire que nous lui opposions une courte réponse. (3) Après tout, il s'est plus attaché à censurer les dames qu'à combattre notre proposition, et même on ne saurait dire s'il attribue à un mouvement spontané de leur part, ou bien à nos conseils, la démarche qu'il blâme en elles. (4) Je défendrai donc le fond de la cause, sans chercher à nous justifier, car les imputations du consul sont plutôt des conjectures que des faits. (5) Il a parlé de cabales, d'émeutes, de retraite de femmes, parce que les dames se sont montrées en public pour vous prier d'abroger, aujourd'hui que la république est heureuse et florissante au sein de la paix, une loi portée contre elles pendant la guerre au milieu de circonstances difficiles. (6) Ce sont là de grands mots prodigués à dessein pour grossir les choses ; on pourrait en trouver d'autres encore, je le sais ; et nous savons tous aussi que Caton est un orateur sévère, quelquefois même un peu farouche, bien qu'il soit naturellement doux. (7) Car enfin qu'y a-t-il d'étrange à voir les dames romaines se réunir en masse dans les rues pour une affaire qui leur est personnelle ? Ne les y a-t-on jamais vues jusqu'ici ? J'en appelle contre vous, Caton, à vos 'Origines'. (8) Vous y apprendrez combien de fois la chose est arrivée, et toujours pour le bien de l'état. Dès nos premiers temps, sous le règne de Romulus, lorsque les Sabins, maîtres du Capitole, étaient venus livrer bataille dans le Forum, ne sont-ce pas les dames qui, en se jetant au milieu de la mêlée, séparèrent les combattants ? (9) Plus tard après l'expulsion des rois, quand les Volsques, sous la conduite de Coriolan, vinrent camper à cinq milles de Rome, ne sont-ce pas les dames qui détournèrent l'orage prêt à anéantir la ville ? Quand Rome fut prise par les Gaulois, l'or qui servit à la racheter, ne fut-il pas, et de l'aveu de tous, fourni par les contributions volontaires des dames ? (10) Sans aller chercher si loin des exemples, n'avons-nous pas vu dans la dernière guerre, lorsqu'on avait besoin d'argent, les veuves aider de leurs ressources le trésor épuisé ? Enfin, quand on appela de nouveaux dieux au secours de la patrie en danger, ne sont-ce pas les dames qui allèrent en corps jusqu'au bord de la mer pour recevoir la déesse Mère de l'Ida ? (11) Les cas sont différents, me répondra-t-on. Aussi n'ai-je pas l'intention de les assimiler ; j'ai seulement voulu prouver que la démarche n'a rien de nouveau. (12) On ne s'est pas étonné de les voir intervenir dans des affaires qui intéressaient également tout le monde, hommes et femmes : doit-on s'étonner qu'elles agissent de même dans une circonstance qui ne regarde qu'elles ? Et qu'ont-elles fait après tout ? (13) Nous avons, en vérité, des oreilles bien délicates, si nous ne pouvons entendre qu'avec indignation les prières de femmes honnêtes, quand les maîtres ne dédaignent pas d'écouter les supplications de leurs esclaves."
6. (1) "J'arrive maintenant à l'affaire en question. Le consul l'a envisagée sous deux points de vue. Il s'est récrié d'abord en général sur la pensée d'abroger une loi quelconque, (2) puis en particulier sur la proposition d'abroger celle qui a pour but de réprimer le luxe des femmes. Dans la première partie, où il a parlé de lois en général, son langage a été digne d'un consul ; dans la seconde, les attaques qu'il a dirigées contre le luxe conviennent à l'austérité de ses moeurs. (3) Aussi dois-je craindre que vous ne vous laissiez éblouir, si je ne vous prouve la fragilité de ses arguments sur ces deux points. (4) Je reconnais d'abord que les lois faites non pour un temps, mais pour toujours et dans un intérêt qui ne varie point, ne sauraient être abrogées, à moins que l'expérience n'ait condamné l'une d'elles, ou qu'un changement politique ne l'ait rendue inutile. (5) Mais aussi, je regarde comme destinées en quelque sorte à mourir toutes les lois de circonstance ; elles doivent disparaître avec les circonstances mêmes qui les ont réclamées. (6) Les lois faites en temps de paix sont ordinairement abrogées par la guerre, et réciproquement ; de même que sur un vaisseau telle manoeuvre est bonne dans le calme, telle autre dans la tempête. (7) Les lois étant ainsi distinctes par leur nature, à quelle classe vous semble appartenir celle que nous vous demandons d'abroger ? Est-ce une de ces vieilles lois de nos rois, nées pour ainsi dire avec la ville ? (8) Fait-elle partie de notre seconde législation, de celle que les décemvirs, créés pour rédiger un code, ont renfermée dans les douze tables. Est-ce une loi que nos aïeux aient jugée nécessaire pour maintenir l'honneur des dames, et dont l'abrogation doive porter atteinte à la pudeur et à la chasteté de leur sexe ? (9) Qui donc ignore que c'est une loi récente, portée il y a vingt ans sous le consulat de Q. Fabius et de Ti. Sempronius ? Et si jusqu'alors nos dames ont eu pendant tant d'années une conduite irréprochable, devons-nous craindre, quand nous aurons abrogé la loi, de les voir se jeter dans tous les excès du luxe ? (10) Sans doute que si elle avait été faite en vue de mettre un frein aux dérèglements des femmes, nous aurions à redouter de leur donner libre carrière en l'abrogeant ; mais les circonstances mêmes où elle fut établie nous en expliquent les motifs. (11) Hannibal était au coeur de l'Italie : vainqueur à Cannes, et déjà maître de Tarente, d'Arpi et de Capoue, (12) il menaçait de marcher sur Rome avec son armée ; nos alliés nous avaient trahis ; nous n'avions ni recrues pour nos légions, ni soldats de marine pour la flotte, ni argent dans le trésor ; on achetait, pour les armer, des esclaves, dont le prix ne devait être payé à leurs maîtres qu'à la fin de la guerre ; (13) les publicains s'étaient engagés à fournir ; à la même condition, le blé et les autres approvisionnements nécessaires ; nous donnions, chacun suivant nos revenus, un certain nombre d'esclaves destinés à servir sur les galères, et nous les entretenions à nos frais ; (14) nous déposions au trésor, à l'exemple des sénateurs, tout notre or et tout notre argent ; les veuves et les orphelins y apportaient leur offrande ; on avait fixé la somme que chacun pouvait avoir chez soi, tant en bijoux d'or et d'argent, qu'en monnaie d'argent et de cuivre ; (15) dans de pareilles circonstances, les dames étaient- elles si exclusivement occupées de leur luxe et de leur parure qu'on ait senti le besoin d'y mettre des bornes par la loi Oppia ? N'arriva-t-il pas que l'affliction dans laquelle elles étaient toutes plongées interrompit les mystères de Cérès, et que le sénat se vit obligé de limiter à trente jours la durée de leur deuil ? (16) Qui ne voit que la misère publique et la pénurie du trésor, que la nécessité imposée à tous les particuliers de consacrer leur fortune au service de l'état, dictèrent cette loi qui ne devait durer qu'autant qu'en subsisterait le motif ? (17) S'il faut observer à perpétuité les sénatus-consultes ou les plébiscites rendus à cette époque, pourquoi rembourser aux particuliers leurs avances ? Pourquoi payer comptant les fournitures publiques ? (18) Pourquoi ne plus acheter d'esclaves pour en faire des soldats ? Pourquoi chacun de nous en particulier ne fournit-il plus de rameurs, comme alors ?"
7. (1) "Tous les ordres de l'état, tous les citoyens se ressentiront de l'heureux changement survenu dans nos affaires ; nos femmes seules n'auront pas l'avantage de jouir de la paix et de la tranquillité publique ! (2) Nous autres hommes, nous pourrons, comme magistrats et comme prêtres, porter la prétexte bordée de pourpre ; nos enfants auront aussi leurs toges ornées de la bande de pourpre ; nos magistrats des colonies et des municipes, ici même à Rome, nos derniers officiers, les inspecteurs des quartiers, auront le droit de porter la prétexte ; (3) il leur sera permis et de s'en revêtir pendant la vie, et de se faire brûler avec cet ornement après leur mort ; les femmes seules se verront interdire l'usage de la pourpre ! Vous pourrez, parce que vous êtes homme, vous couvrir d'un manteau de pourpre, et vous ne permettrez pas à votre femme d'avoir un petit voile de cette étoffe ! La housse de votre cheval sera plus riche que la robe de votre femme ! (4) Encore dans le déchet de la pourpre qui s'use, je vois un prétexte, injuste il est vrai, mais néanmoins un prétexte d'économie. Mais pour l'or, qui. ne perd rien de sa valeur, si ce n'est la main d'oeuvre, quelle avarice ? C'est plutôt une ressource pour les besoins de l'état et. ceux des particuliers, comme vous en avez fait l'épreuve. (5) Il n'y aura pas, dit-on, de rivalité entre les dames, lorsque aucune d'elles ne portera de l'or. Oui, mais quels ne seront pas leur dépit et leur colère, quand elles verront les femmes des alliés latins se parer en toute liberté de ces ornements qu'on leur interdit, (6) étaler l'or et la pourpre de leurs habits, se promener sur des chars par toute la ville, tandis qu'elles-mêmes les suivront à pied, comme si le siège de la puissance romaine était dans quelque cité latine et non dans Rome ? (7) Ce contraste serait blessant pour des hommes, combien ne doit-il pas l'être pour l'amour-propre des femmes, qui sont si sensibles aux moindres humiliations ? (8) Magistratures, sacerdoces, triomphes, distinctions honorifiques, récompenses, dépouilles militaires, rien de tout cela n'est fait pour elles. (9) La parure, les ornements, l'élégance, voilà ce qui les distingue ; voilà leurs jouissances et leur gloire ; voilà leur monde, suivant l'expression de nos ancêtres. (10) Leur deuil se borne à quitter l'or et la pourpre, qu'elles reprennent à la fin de leur deuil. Dans les jours d'actions de grâces et de supplications, elles ne font que se parer d'ornements plus riches. (11) Mais, nous dit-on encore, si vous abrogez la loi Oppia, il ne sera pas en votre pouvoir d'interdire à vos femmes aucun des ornements qui leur sont défendus par cette loi ; Vos filles, vos femmes, vos soeurs mêmes seront moins dans votre dépendance. (12) Non, l'esclavage des femmes ne cesse qu'avec la vie de leurs parents ; et cette liberté que leur donne la perte d'un mari ou d'un père, elles demandent aux dieux de l'éloigner d'elles. (13) Elles aiment mieux dépendre de vous que de la loi pour leur parure ; et vous devez, vous, les protéger, les tenir en votre puissance, mais n'en pas faire des esclaves ; vous devez préférer le titre de père ou de mari à celui de maître. (14) Le consul s'est servi de paroles irritantes en prononçant les mots d'émeute de femmes et de retraite ; n'avons-nous pas à craindre en effet qu'elles ne s'emparent du mont Sacré ou de l'Aventin, comme fit jadis le peuple mécontent ? (15) Ah ! songez que leur faiblesse est destinée à subir tout ce que vous aurez décidé. Plus vous avez de pouvoir, plus vous devez montrer de modération."
8. (1) Après ces deux discours prononcés pour et contre la loi, on vit se répandre dans les rues un nombre de femmes beaucoup plus considérable que les jours précédents ; (2) elles allèrent en masse assiéger la porte des tribuns, qui s'opposaient à la motion de leurs collègues, et elles ne s'éloignèrent qu'après avoir obtenu leur désistement. (3) On ne pouvait plus douter dès lors que la loi ne fût abrogée à l'unanimité. Elle le fut en effet vingt ans après sa promulgation.
 

 
Tacitus, Annales, III ( Grimal, Paris, 1990 ).
  

 
33. (1) Pendant la discussion, Severus Caecina proposa d'interdire qu'un magistrat qui avait obtenu une province y fût accompagné par sa femme, et cela après avoir répété maintes fois qu'il s'entendait bien avec la sienne, qu'elle avait eu six enfants, qu'il avait appliqué dans sa maison la mesure qu'il proposait pour l'État, qu'elle était restée en Italie, bien que lui-même eût servi quarante ans dans un grand nombre de provinces. (2) Ce n'était pas sans raison, disait-il, qu'on avait décidé autrefois que les femmes ne seraient pas traînées chez les alliés ou les peuples étrangers : il y avait, dans la présence de femmes, quelque chose qui faisait obstacle à la paix, par le spectacle du luxe, à la guerre, par la crainte et faisait qu'une troupe romaine ressemblait à une migration de Barbares. (3) Le sexe féminin n'était pas seulement faible, inapte à l'effort, mais, si la possibilité lui était donnée, cruel, intrigant, avide de pouvoir ; elles marchaient dans les rangs des soldats, elles avaient les centurions à leurs ordres ; une femme, récemment, avait présidé aux exercices des cohortes, au défilé des légions. (4) Qu'ils songent, eux-mêmes, que, chaque fois que des gouverneur étaient accusés de concussion, la plupart des accusations portaient contre les épouses ; c'est à elles que, aussitôt, venaient s'attacher les pires parmi les provinciaux, c'étaient elles qui entreprenaient les affaires, qui les réglaient ; on rendait les honneurs pour deux sorties officielles, il y avait deux prétoires, les ordres que donnaient les femmes étaient plus obstinés, plus passionnels ; autrefois contenues par la loi Oppia et d'autres lois, maintenant libérées de toute entrave, elles régentaient les maisons, les tribunaux et déjà même les armées.
34. (1) Peu de sénateurs approuvèrent ces propos ; beaucoup objectaient que cette affaire n'était pas à l'ordre du jour et que Caecina n'était pas le censeur qu'il fallait pour un problème aussi important. (2) Puis Valerius Messalinus, qui avait pour père Messalla et conservait quelque chose de l'éloquence de celui-ci, répondit qu'une grande partie de la sévérité des anciens avait évolué en mieux et en plus aimable ; c'est que la Ville n'était plus, comme autrefois, assiégée par des guerres et les provinces n'étaient plus ennemies ; on accordait à ce qui était indispensable aux femmes quelques concessions, mais qui n'étaient pas de nature à peser ni sur le ménage de leur mari ni, à plus forte raison, sur les alliés ; le reste leur était commun avec leurs maris et ne constituait pas une gène pour la paix. La guerre, sans doute, il fallait l'affronter avec toute sa liberté de mouvement, mais, lorsqu'on revenait, après l'effort, quel délassement était plus honorable que celui que procurait une épouse ? (3) Mais, dit-on, certaines se sont laissées aller aux intrigues, à la cupidité. Eh bien ? Parmi les magistrats eux-mêmes, n'en est-il pas beaucoup qui cèdent à diverses passions ? Ce n'est pas une raison pour n'envoyer personne dans une province. Souvent les maris ont été corrompus par les tendances mauvaises de leurs épouses ? Est-ce donc que tous les célibataires sont sans reproche ? (4) On avait institué autrefois les lois oppiennes, les circonstances dans lesquelles se trouvait l'État le réclamaient ; on en avait rabattu ensuite, on les avait adoucies, parce que c'était nécessaire. Vaine tentative pour donner à notre lâcheté un autre nom, car le mari, sur ce point, est coupable si sa femme dépasse la mesure. (5) Et puis, parce qu'une ou deux personnes ont fait preuve de faiblesse, on aurait tort d'enlever aux maris la possibilité de partager le bon comme le mauvais. En même temps, un sexe naturellement faible serait laissé à lui-même, exposé à son goût pour l'excès et aux passions d'autrui. C'est à peine si, grâce à une surveillance constante, les mariages pouvaient demeurer intacts ; qu'en serait-il si, pendant plusieurs années, ils glissaient dans l'oubli, comme s'il y avait eu divorce ? Si l'on voulait prévenir les fautes commises ailleurs, il fallait se souvenir d'abord des scandales à Rome. (6) Drusus ajouta quelques paroles sur son propre mariage, car les princes devaient, assez souvent, se rendre dans des régions lointaines de l'empire. Que de fois le dieu Auguste avait parcouru l'Occident et l'Orient en compagnie de Livie ! Lui-même était parti en Illyricum et, si besoin était, il irait dans d'autres pays, mais jamais de bon gré s'il était séparé de sa très chère épouse, qui lui avait donné tant d'entants. C'est ainsi que l'on enterra la proposition de Caecina.
 

     
Valerius Maximus, IX, 1 ( Constant, Paris, 1935 ).
  

 
3. La fin de la seconde guerre punique et la défaite de Philippe, roi de Macédoine, encouragèrent à Rome le dérèglement des mœurs. En ce temps-là les femmes osèrent assiéger la maison des Brutus qui se préparaient à empêcher l'abrogation de la loi Oppia. Les femmes souhaitaient qu'elle fût rapportée, parce qu'elle leur défendait de porter des vêtements de diverses couleurs, d'avoir sur elles plus d'une demi-once d'or, d'approcher de Rome à moins de mille pas sur un char à deux chevaux, si ce n'était pour un sacrifice. Et elles obtinrent que la loi qui avait été observée pendant vingt ans de suite fut abolie. Les hommes alors ne prévoyaient pas à quel raffinement de luxe devait mener l'ardeur et l'obstination de ce rassemblement de femmes sans exemple, ni jusqu'où se porterait l'audace, une fois qu'elle aurait triomphé des lois. S'ils avaient pu voir tout cet appareil de modes féminines auquel s'est ajouté chaque jour quelque nouveauté plus dispendieuse, ils auraient dès le commencement opposé une barrière à ce débordement du luxe.
 

     
Pseudo-Aurelius Victor, 47 ( Arnaud-Lindet, Paris, 2004 ).
  

 
6. Il (Caton l'Ancien) s'opposa à ceux qui réclamaient pour les matrones les parures enlevées par la loi Oppia.