LOI OGULNIA
  
SUR LES AUGURES ET LES PONTIFES
  
( Vers 300 av. J.-C. )
 

     
Livius, X ( Lasserre, Paris, 1937 ).
  

6. Sous le consulat de Marcus Valerius et de Quintus Apuleius, la situation fut assez paisible à l'extérieur : l'Étrusque, ses échecs à la guerre et la trêve conclue le tenaient tranquille ; le Samnite, dompté par des années de défaites, ne regrettait pas encore le traité récent. A Rome aussi la plèbe était tranquille, comme soulagée grâce aux multitudes envoyées dans les colonies. Cependant, pour que la tranquillité ne régnât pas de tous côtés, la discorde fut jetée entre les principaux citoyens, patriciens et plébéiens, par les tribuns de la plèbe Quintus et Cneius Ogulnius, qui, ayant cherché partout les occasions d'accuser les patriciens devant la plèbe, après avoir tout tenté en vain, entreprirent une action propre à enflammer non le bas peuple, mais les chefs mêmes de la plèbe, les consulaires et les triomphateurs plébéiens, aux honneurs de qui il ne manquait rien que les sacerdoces, qui n'étaient pas encore ouverts à tous. Ils affichèrent donc un projet de loi décidant – comme il y avait à cette époque quatre augures, quatre pontifes, et qu'on voulait augmenter le nombre des prêtres – de leur adjoindre quatre pontifes et cinq augures, tous plébéiens. Comment le collège des augures avait-il pu être réduit au nombre de quatre, sinon par la mort de deux de ses membres, je ne le vois pas, quand c'est un fait établi pour les augures que leur nombre doit être impair, afin que les trois tribus anciennes, les Ramnes, les Titienses et les Lucères, aient chacune son augure, ou, s'il en faut davantage, qu'elles multiplient également entre elles le nombre de leurs prêtres, comme il fut multiplié quand, en en ajoutant cinq aux quatre anciens, on atteignit le nombre de neuf, de façon qu'il y en eût trois par tribu. Mais, comme c'étaient des plébéiens qu'on ajoutait, les patriciens le prirent aussi mal que quand ils voyaient ouvrir à tous le consulat. Ils faisaient comme si cela touchait les dieux plus qu'eux-mêmes : ils aviseraient, eux, à ce que leur culte ne fût pas souillé ; ils souhaitaient seulement qu'il n'arrivât pas quelque désastre à l'État. Mais ils résistèrent moins qu'avant, étant déjà habitués à se voir vaincre dans les luttes de ce genre : ils voyaient leurs adversaires non, comme ils l'auraient à peine espéré autrefois, aspirant aux grandes charges, mais ayant déjà obtenu tout ce pourquoi ils avaient combattu avec des espoirs bien incertains : consulats multipliés, censures et triomphes.
7. On lutta cependant pour appuyer ou combattre la loi, surtout, dit-on, Appius Claudius et Publius Decius Mus. Après qu'ils eurent développé, sur les droits des patriciens et de la plèbe, à peu près les mêmes arguments que ceux apportés autrefois pour ou contre la loi Licinia, quand les plébéiens réclamaient le consulat, Decius rappela, dit-on, l'image de son père, tel que beaucoup de ceux qui étaient à l'assemblée l'avaient vu, la toge ceinte suivant le rite gabien, debout sur un javelot, dans l'attitude où il se dévoua pour le peuple et les légions romaines. Alors Publius Decius, comme consul, avait paru pieux et pur aux Immortels, autant que si c'eût été Titus Manlius, son collègue, qui se fût dévoué : et ce même Publius Decius n'aurait pu être choisi rituellement pour accomplir les cérémonies publiques du peuple romain ? Il y avait danger qu'aujourd'hui les dieux écoutassent moins les prières de P. Decius Mus que celles d'Appius Claudius ? Celui-ci accomplissait-il plus religieusement les cérémonies privées du culte, adorait-il les dieux plus pieusement que lui ? Qui regrettait les vœux formés, pour l'État, par tant de consuls plébéiens, tant de dictateurs, en allant aux armées ou pendant la guerre elle-même ? Qu'ils comptent les généraux de ces années où des plébéiens commencèrent, sous leur conduite et leurs auspices, à mener les affaires ; qu'ils comptent aussi les triomphes ; déjà les plébéiens n'avaient pas même lieu de trouver insuffisante leur noblesse : s'il naissait quelque guerre soudaine, le sénat et le peuple romain, il le tenait pour certain, mettraient leur espoir, autant que dans les généraux patriciens, dans les généraux plébéiens. « Les choses étant ainsi, dit Decius, auquel des dieux ou des hommes peut-il paraître indigne que ces hommes, que vous avez honorés par les chaises curules et la toge prétexte, par la tunique à palmes, la toge brodée et la couronne des triomphateurs – la couronne de laurier – dont vous avez fait remarquer les maisons en accrochant à leur façade les dépouilles des ennemis, ajoutent à ces honneurs les insignes des pontifes et des augures ? L'homme qui, paré du costume de Jupiter très bon, très grand, porté sur un char doré à travers la ville, sera monté au Capitole, on le verra avec étonnement tenir la coupe à anse et le bâton recourbé, que, la tête voilée, il frappe la victime, ou qu'il prenne les augures, à la citadelle ? L'homme au bas du portrait duquel on lira sans émoi l'indication d'un consulat, d'une censure, d'un triomphe, si on y ajoute celle de l'augurat ou du pontificat, les yeux des gens qui le liront ne pourront le souffrir ? En vérité – les dieux me permettent ce langage ! – nous sommes déjà, grâce aux bienfaits du peuple romain, capables, je l'espère, d'honorer ces sacerdoces, par l'estime dont nous jouissons, non moins qu'ils ne nous honoreront, et de demander dans l'intérêt des dieux, plus que dans le nôtre, à rendre aux dieux à titre public le culte que nous leur rendons à titre privé.
8. « Mais pourquoi ai-je parlé jusqu'ici comme si la cause des patriciens, au sujet des sacerdoces, était entière, comme si déjà nous n'avions pas en notre pouvoir un sacerdoce important entre tous ? Parmi les décemvirs chargés des cérémonies sacrées, interprètes des oracles de la Sibylle et des destins de notre peuple, desservants aussi du culte d'Apollon et d'autres cérémonies, nous voyons des plébéiens. On n'a fait, alors, nulle injure aux patriciens, quand, aux duumvirs chargés des cérémonies sacrées, on a ajouté, en faveur des plébéiens, un certain nombre de prêtres ; de même, aujourd'hui, un tribun énergique et actif ajoute cinq places d'augures, quatre de pontifes, destinées à des plébéiens, non pas, Appius, pour vous chasser de vos places, mais pour que des plébéiens vous aident à vous occuper des affaires des dieux, comme, pour les autres affaires, qui touchent les hommes, ils vous aident chacun pour leur part. Ne rougis pas, Appius, d'avoir pour collègue au sacerdoce un homme qu'à la censure, au consulat, tu aurais pu avoir pour collègue, dont tu pourrais être, s'il était dictateur, le maître de la cavalerie, comme il pourrait être ton maître de la cavalerie, si tu étais dictateur. Un sabin, un étranger, qui fut la souche de votre noble famille, ces fameux patriciens antiques l'admirent parmi eux : ne dédaigne pas de nous admettre parmi les prêtres. Nous apportons avec nous bien des titres, mieux, tous les titres, exactement, dont vous vous êtes enorgueillis : Lucius Sextius, premier des plébéiens, fut nommé consul ; Caius Licinius Stolon, premier des plébéiens, maître de la cavalerie ; Gaius Marcius Rutilus, premier des plébéiens, et dictateur, et censeur ; Quintus Publilius Philon, premier des plébéiens, préteur. Chaque fois on a entendu de vous ces mêmes affirmations : en vos mains sont les auspices ; vous seuls avez une famille issue d'un ancêtre connu, vous seuls, à l'intérieur et à l'armée, le droit au commandement et aux auspices. Ils ont été pourtant, jusqu'ici, également heureux chez les plébéiens et chez les patriciens, comme ils le seront à l'avenir. N'avez-vous pas ouï dire que le patriciat fut créé un jour avec des hommes non pas tombés du ciel, mais capables de désigner un père légitimement marié, c'est-à-dire, tout simplement, avec des hommes libres ? Or c'est un consul que, déjà, je peux désigner, moi, comme mon père légitimement marié, que mon fils pourra, déjà, désigner comme son grand-père. Au fond, Quirites, vous ne faites que commencer, toujours, par nous refuser ce que nous obtenons ; c'est la lutte seule que cherchent les patriciens, sans se soucier de l'issue de cette lutte. Pour moi, cette loi ( puisse-t-elle être bonne, favorisée des dieux, et heureuse pour vous et pour l'État ! ) je suis d'avis que, comme tu le proposes, il faut la voter. »
9. Le peuple criait d'appeler les tribus sur-le-champ, et il était clair que la loi passait ; ce jour-là fut pourtant perdu pour le vote, à cause d'une opposition tribunicienne ; mais le lendemain, la peur détournant ces tribuns de leur opposition, elle passa à une très grande majorité.