LOIS  LICINIAE SEXTIAE
   
ACCORDANT DES DROITS ÉGAUX AUX PLÉBÉIENS ET AUX PATRICIENS
   
( 367 av. J.-C. )


     
Livius, VI ( Corpet-Verger & Pessonneaux, Paris, 1904 ).
  

 
     34. A mesure que les succès militaires de cette année rétablissaient partout la paix au dehors, dans la ville croissaient de jour en jour et la violence des patriciens et les misères du peuple, auquel on ôtait tout pouvoir de payer ses dettes, en s'obstinant à l'y contraindre. Une fois donc leur patrimoine épuisé, ce fut leur honneur et leur corps que les débiteurs, condamnés et adjugés, livrèrent en paiement à leurs créanciers, et leur supplice acquittait leur parole. Une telle dépendance avait abattu les esprits et des plus humbles et des plus distingués plébéiens ; et si bien, qu'ils ne cherchaient plus non seulement à disputer aux patriciens le tribunat militaire, ce prix de tant de luttes et de travaux jadis, mais même à solliciter ou à prendre en main les magistratures plébéiennes : pas un homme hardi et entreprenant ne se sentait ce courage ; et la possession d'une dignité dont le peuple avait à peine usé quelques années, semblait à jamais reconquise aux patriciens. Mais pour troubler l'extrême joie de ce parti, survint un léger incident, qui amena ( comme souvent il arrive ) de graves évènements.
     M. Fabius Ambustus, homme puissant parmi les membres de son ordre et même auprès du peuple, qui savait n'être point méprisé de lui, avait marié ses deux filles, l'ainée à Ser. Sulpicius, la plus jeune à C. Licinius Stolon, homme distingué, plébéien toutefois ; et cette alliance même, que Fabius n'avait pas dédaignée, lui avait mérité la faveur de la multitude. Un jour, il arriva que, pendant que les deux sœurs, réunies au logis de Ser. Sulpicius, tribun militaire passaient le temps, comme d'ordinaire, à converser ensemble, Sulpicius revenait du Forum et rentrait chez lui : le licteur heurta la porte, suivant l'usage, avec sa baguette ; à ce bruit, la jeune Fabia, étrangère à cet usage, s'effraya : sa sœur se prit à rire, étonnée de son ignorance. Ce sourire piqua au vif ce cœur de femme, ouvert aux plus faibles émotions. Puis la vue de cette foule qui suivait le tribun et lui demandait ses ordres, lui fit, j'imagine, estimer bien heureux le mariage de sa sœur ; et cette mauvaise honte, qui ne permet à personne d'être moins que ses proches, dut lui donner regret du sien. Elle avait l'esprit encore troublé de cette récente blessure, quand son père la vit, et lui demanda « si elle était malade », elle déguisait le motif d'un chagrin qui n'était ni assez bienveillant pour sa sœur, ni fort honorable pour son mari mais il insista avec douceur, et lui arracha enfin l'aveu que le motif de son chagrin n'était autre que l'inégalité de cette union qui l'avait alliée à une maison où les honneurs et le crédit ne pouvaient entrer. Ambustus consola sa fille, lui commanda d'avoir bon courage : bientôt elle verrait chez elle ces mêmes honneurs qu'elle avait vus chez sa sœur. Il commença dés lors à se concerter avec son gendre, après s'être associé L. Sextius, jeune homme de cœur, auquel il ne manquait, pour aspirer à tout, qu'une origine patricienne.
     35. Un prétexte se présentait de tenter des nouveautés, c'était la masse énorme des dettes ; le peuple ne devait espérer de soulagement à ce mal qu'en plaçant les siens au sommet du pouvoir : c'est à ce but qu'il fallait tendre. A force d'essayer et d'agir, les plébéiens avaient déjà fait un grand pas ; quelques efforts de plus, et ils arriveraient au faîte, et ils pourraient égaler en dignités ces patriciens qu'ils égalaient en mérite. D'abord ils avisèrent de se faire nommer tribuns du peuple : cette magistrature leur ouvrirait la voie aux autres dignités. Créés tribuns, C. Licinius et L. Sextius proposèrent plusieurs lois, toutes contraires à la puissance patricienne et favorables au peuple – la première sur les dettes – on déduirait du capital les intérêts déjà reçus, et le reste se paierait en trois ans par portions égales ; une autre limitait la propriété, et défendait à chacun de posséder plus de cinq cents arpents de terre ; une troisième enfin supprimait les élections de tribuns militaires, et rétablissait les consuls, dont l'un serait toujours choisi parmi le peuple : projets immenses, et qui ne pouvaient réussir sans les plus violentes luttes. C'était attaquer à la fois tout ce qui fait l'objet de l'insatiable ambition des hommes, la propriété, l'argent, les honneurs.
     Épouvantés, tremblants, les patriciens, après plusieurs conférences publiques et particulières, ne trouvant point d'autre remède que cette opposition tribunitienne éprouvée tant de fois déjà dans des luttes antérieures, engagèrent des tribuns à combattre les projets de leurs collégues. Ces tribuns, le jour où ils virent les tribus citées par Licinius et Sextius pour donner leurs suffrages, parurent, soutenus d'un renfort de patriciens, et ne permirent ni la lecture des projets de lois, ni aucune des autres formalités en usage pour prendre le vœu du peuple. De fréquentes assemblées furent convoquées encore, mais sans succès : les projets de lois semblaient repoussés. « C'est bien, dit alors Sextius, puisque l'opposition de nos collègues a ici tant de force ce sera notre arme aussi pour la défense du peuple. Allons, patriciens, indiquez des comices pour des élections de tribuns militaires : je ferai en sorte que vous trouviez moins de charme à ce mot " Je m'oppose ", qui dans la bouche de nos collègues résonne aujourd'hui si agréablement à votre oreille. » Ces menaces ne furent pas vaines : aucune élection, hors celles des édiles et des tribuns du peuple, ne put réussir. Licinius et Sextius, réélus tribuns du peuple, ne laissèrent créer aucun magistrat curule, et comme le peuple renommait toujours les deux tribuns, qui toujours repoussaient les élections de tribuns militaires, la ville demeura cinq ans dépossédée de ses magistrats.
     36. Partout ailleurs, heureusement, la guerre reposait. Cependant les colons de Vélitres, enchantés de l'inaction de Rome, qui n'avait pas d'armée, firent plusieurs incursions sur les terres de la république, et osèrent assiéger Tusculum. A cette nouvelle et à la voix des Tusculans, de ces vieux alliés, de ces nouveaux concitoyens qui demandaient secours, un vif sentiment de pudeur toucha les patriciens et le peuple lui-même. Les tribuns du peuple se désistèrent, un interroi tint des comices, et créa tribuns militaires L. Furius, A. Manlius, Ser. Sulpicius, Ser. Cornélius, P. et C. Valérirus. Le peuple fut moins docile aux levées qu’aux comices, et leur disputa longtemps l’enrôlement d'une armée. Ils partirent enfin et repoussèrent de Tusculum l'ennemi, qu'ils refoulèrent même jusqu'au sein de ses remparts ; et Vélitres fut assiégée avec plus de vigueur encore que ne l'avait été Tusculum. Cependant ceux qui commencèrent le siège de Vélitres ne purent l'achever. On créa auparavant de nouveaux tribuns militaires : Q. Servilius, C. Véturius, A. et Vil. Cornélius, Q. Quinctius, M. Fabius ; et ces tribuns même ne firent rien de mémorable à Vélitres. De plus violents combats s'élevaient dans Rome. De concert avec Sextius et Licinius, qui avaient proposé les projets de lois, et qu'on avait renommés huit fois déjà tribuns du peuple, un tribun militaire, beau-père de Stolon, Fabius, premier auteur de ces lois, s'en proclamait sans hésiter le défenseur. Dans le collège des tribuns du peuple, il s'était trouvé d'abord huit opposants ; il en restait cinq encore, et ces tribuns ( comme presque toujours ceux qui trahissent leur parti ), embarrassés, interdits, n'appuyaient leur opposition que de cette leçon qu'une voix étrangère leur avait faite au logis : « Une grande partie du peuple est loin de Rome, à l'armée, devant Vélitres ; jusqu'au retour des soldats, on doit différer les comices, afin que tout le peuple puisse voter sur ses intérêts ». Sextius et Licinius, soutenus de leurs collègues et du tribun militaire Fabius, et devenus, par une expérience de tant d'années déjà, habiles à manier les esprits de la multitude, prenaient à partie les chefs des patriciens et les fatiguaient de questions sur chacune des lois proposées au peuple : « oseraient-ils réclamer, quand on distribuait deux arpents de terre aux plébéiens, la libre jouissance pour eux de plus de cinq cents arpents ? chacun d'eux posséderait-il les biens de près de trois cents citoyens, quand le plébéien aurait à peine assez d'espace en son champ pour un logis bien juste, ou la place de sa tombe ! Se plaisent-ils donc à voir le peuple écrasé par l'usure, et forcé, quand le paiement du capital devrait l'acquitter, de livrer son corps aux verges et aux supplices ? et chaque jour, les débiteurs adjuges, traînés en masse loin du Forum ? et les maisons des patriciens remplies de prisonniers, et, partout où demeure un noble, un cachot pour des citoyens ?
     37. Après avoir ainsi tonné contre ces déplorables abus devant la multitude tremblant pour elle-même, et plus indignée que les tribuns, ils poursuivaient, affirmant « que les patriciens ne cesseraient d'envahir les biens du peuple, de le tuer par l'usure, si le peuple ne tirait du peuple un consul, gardien de sa liberté. On méprise désormais les tribuns du peuple : cette puissance a brisé ses forces avec son opposition. L'égalité est impossible quand pour ceux-là est l'empire, pour les tribuns le seul droit de défense : si on ne l'associe à l'empire, jamais le peuple n'aura sa juste part de pouvoir dans l'État. Personne ne peut se contenter de l'admission des plébéiens aux comices consulaires, si on ne fait une nécessité de toujours prendre un des consuls parmi le peuple, jamais on n'aura de consul plébéien. A-t-on donc oublié déjà que, depuis qu'on s'était avisé de remplacer les consuls par des tribuns militaires, afin d'ouvrir au peuple une voie aux dignités suprêmes, pas un plébéien, pendant quarante-quatre ans, n'avait été nommé tribun militaire ? Comment croire à présent que, sur deux places, ils voudront bien faire sa part d'honneur au peuple, eux qui d'ordinaire ont occupé huit places aux élections de tribuns militaires ? et qu'ils lui permettront d'arriver au consulat, après avoir muré le tribunat si longtemps ? Il faut emporter par une loi ce que le crédit ne peut obtenir aux comices, mettre hors de concours un des deux consulats, pour en assurer l'accès au peuple : s'ils restent au concours, ils seront toujours la proie du plus puissant. Les patriciens ne peuvent plus dire à cette heure ce qu'ils allaient répétant sans cesse, qu'il n'y avait pas dans les plébéiens d'hommes propres aux magistratures curules. La république a-t-elle donc été plus mollement ou plus sottement servie depuis P. Licinius Calvus, premier tribun tiré du peuple, que durant ces années, où nul autre qu'un patricien ne fut tribun militaire ? Au contraire, on a vu des patriciens condamnés après leur tribunat, jamais un plébéien. Les questeurs aussi, comme les tribuns militaires, sont, depuis quelques années, choisis parmi le peuple, et pas une seule fois le peuple romain ne s'en est repenti. Le consulat manque seul aux plébéiens : c'est le dernier rempart, c'est le couronnement de la liberté : si on y arrive, alors le peuple romain pourra vraiment croire les rois chassés de la ville et sa liberté affermie. Car de ce jour viendront au peuple toutes ces distinctions qui grandissent tant les patriciens, l'autorité, les honneurs, la gloire des armes, la naissance, la noblesse, biens immenses pour eux-mêmes, et qu'ils lègueront plus immenses à leurs enfants. » Lorsqu'ils virent de tels discours accueillis, ils publièrent un nouveau projet de loi qui remplaçait les duumvirs chargés des rites sacrés par des décemvirs moitié plébéiens, moitié patriciens. Pour la discussion de toutes ces propositions, on différa les comices jusqu'à la rentrée de l'armée qui assiégeait Vélitres.
     38. L'année s'écoula avant le retour des légions. Ainsi suspendue, cette affaire passa à de nouveaux tribuns militaires ; car les tribuns du peuple étaient toujours les mêmes : le peuple s'obstinait à les réélire, surtout les deux auteurs des projets de lois. On créa tribuns militaires T. Quinctius, Ser. Cornélius, Ser. Sulpicius, Sp. Servilius, L. Papirius, L. Véturius. Dès les premiers jours de l'année, la discussion des lois fut poussée à toute extrémité ; et comme leurs auteurs avaient convoqué les tribus sans s'arrêter à l'opposition de leurs collègues, les patriciens alarmés recoururent aux deux remèdes extrêmes, au premier pouvoir, au premier citoyen de Rome. Ils résolurent de nommer un dictateur, et nommèrent M. Furius Camille, qui choisit pour maître de la cavalerie L. Emilius. De leur côté, les auteurs des lois, en présence de ces redoutables préparatifs de leurs adversaires, arment de grands courages la cause du peuple : l'assemblée convoquée, ils appellent les tribus aux suffrages.
     Le dictateur, environné d'une troupe de patriciens, plein de colère et de menaces, prend place au Forum : l'affaire s'engage par cette première lutte des tribuns du peuple qui proposent la loi, et de ceux qui s'y opposent ; mais si l'opposition l'emportait par le droit, elle était vaincue par le crédit des lois et de leurs auteurs. Déjà les premières tribus avaient dit : « Ainsi que tu le requiers ». Alors Camille : « Puisque désormais, Romains, dit-il, c'est le caprice des tribuns, et non plus la souveraineté du tribunat qui fait loi pour vous, et que ce droit d'opposition, cette antique conquête de la retraite du peuple, vous l'anéantissez aujourd'hui par les mêmes voies qui vous l'ont acquis ; dans l'intérêt de la république tout entière, non moins que dans le vôtre, je viendrai, dictateur, en aide à l'opposition, et ce droit, qui est à vous et qu'on détruit, mon autorité le protégera. Si donc C. Licinius et L. Sextius cèdent à l'intervention de leurs collègues, je n'interposerai point la magistrature patricienne dans une assemblée populaire ; mais si, en dépit de l'intervention, ils prétendent imposer ici des lois comme dans une ville prise, je ne souffrirai point que la puissance tribunitienne s'anéantisse elle-même. » Au mépris de ces paroles, les tribuns du peuple n’en poursuivent pas moins vivement leur opération. Transporté de colère, Camille envoie des licteurs dissiper la foule, et menace, si on persiste, de contraindre toute la jeunesse au serment militaire, et d'emmener à l'instant cette armée hors de la ville. Il avait imprimé au peuple une grande terreur : quant aux chefs, son attaque avait plutôt enflammé qu'abattu leur courage. Mais, avant que le succès se fût décidé de part ou d'autre, il abdiqua sa magistrature, soit qu'il y ait eu vice dans son élection, comme on l'a écrit, soit que les tribuns aient proposé au peuple, et que le peuple ait accepté, de punir M. Furius, s'il faisait acte de dictateur, d'une amende de cinq cent mille as. Mais, à mon avis, les auspices l'inquiétèrent plus que cette proposition sans exemple ; ce qui me porte à le croire, c'est d'abord le caractère même de l'homme, c'est ensuite le choix immédiat d'un autre dictateur, de P. Manlius, à sa place : or, à quoi bon ce nouveau choix, si M. Furius eût déjà succombé dans la lutte ? D'ailleurs, ce même Furius fut, l'année suivante, réélu dictateur ; et certes il eût rougi de reprendre une autorité brisée entre ses mains l'année précédente ; puis, au temps même où cette prétendue amende fut proposée, il pouvait ou résister à cette loi, qui tendait, il le voyait bien, à réduire son autorité, ou renoncer à combattre les autres, qui servaient de prétexte à cette mesure. Enfin, de tout temps et jusqu'à nos jours, depuis qu'il y a lutte entre les forces tribunitienne et consulaire, la dictature a conservé sa haute souveraineté.
     39. Entre l'abdication du premier dictateur et l'entrée de Manlius en fonctions, les tribuns profitèrent d'une espèce d'interrègne pour convoquer une assemblée du peuple. On put voir alors quelles propositions préférait le peuple et quels étaient leurs auteurs. Il acceptait les lois sur l'usure et les terres, et repoussait le consulat plébéien, et il allait se prononcer séparément sur l'une et l'autre affaire, si les tribuns n'eussent réclamé pour le tout une seule et même décision. P. Manlius, le dictateur, fit pencher ensuite le succès vers la cause du peuple, en nommant maître de la cavalerie le plébéien C. Licinius, qui avait été tribun militaire. Le sénat, dit-on, en fut mécontent : le dictateur s'excusa auprès des sénateurs sur la parenté qui l'unissait à Licinius, et nia en même temps que la dignité de maître de la cavalerie fût supérieure à celle de tribun consulaire.
     Licinius et Sextius, une fois les comices indiqués pour l'élection des tribuns du peuple, firent si bien que, tout en déclarant qu'ils ne voulaient plus du tribunat, ils excitèrent vivement le peuple à leur continuer un honneur que leur refus menteur sollicitait encore. « Depuis neuf ans déjà, ils sont là comme en bataille contre la noblesse, et toujours à leur très grand risque, sans aucun profit pour la république ; avec eux ont vieilli déjà et les lois qu'ils ont proposées et toute la vigueur de la puissance tribunitienne. On a combattu leurs lois d'abord par l'intervention de leurs collègues, puis par l'envoi de la jeunesse à la guerre de Vélitres ; enfin la foudre dictatoriale s'est dirigée contre eux. Maintenant que ni leurs collègues ni la guerre ne font obstacle, ni le dictateur, qui même a présagé le consulat au peuple en nommant un plébéien maître de la cavalerie, c'est le peuple qui se nuit à lui-même et à ses intérêts.
     Il peut tenir la ville et le Forum libres de créanciers, les champs libres de leurs injustes maîtres, et sur l'heure, s'il le veut. Mais ces bienfaits, quand donc enfin les saura-t-il assez reconnaître et apprécier, si, tout en accueillant des lois qui lui sont profitables, il enlève l'espoir des honneurs à ceux qui les ont faites ? Il serait peu délicat au peuple romain de revendiquer l'allègement de ses dettes et sa mise en possession de terres injustement usurpées par les grands, pour laisser là, vieillards tribunitiens, sans honneurs, sans espoir même des honneurs, ceux qui l'auraient servi. Il doit donc déterminer d'abord en son esprit ce qu'il veut, puis aux comices tribunitiens déclarer sa volonté. Si on veut accueillir conjointement toutes les lois proposées, on peut réélire les mêmes tribuns du peuple, car ils poursuivront leur oeuvre ; si, au contraire, on ne veut accepter que ce qui peut servir l'intérêt privé de chacun, ils n'ont que faire d'être continués dans une dignité si mal voulue : ils n'auront point le tribunat, ni le peuple les lois proposées. »
     40. Pour répondre à ce discours effronté des tribuns, dont les indignes prétentions tenaient dans la stupeur et le silence les autres sénateurs, Ap. Claudius Crassus, petit-fils du décemvir, s'avança, dit-on, avec plus de haine et de colère que d'espérance, afin de désabuser le peuple, et parla à peu près en ces termes : « Il n'y aurait rien de neuf ou d'imprévu pour moi, Romains, à m'entendre adresser encore aujourd'hui cet unique reproche que des tribuns séditieux n'ont jamais épargné à notre famille : " La race Claudia, dès le principe, n'eut rien plus à cœur dans la république que la majesté des patriciens ; toujours ils ont combattu les intérêts du peuple ". Le premier de ces griefs, je ne le nie ici, ni ne le désavoue : oui, depuis que nous avons été élevés tout ensemble au rang de citoyens et de patriciens, nous avons tâché de mériter qu'on pût vraiement dire que, grâce à nous, s'était accrue plutôt qu'affaiblie la majesté de ces familles au sein desquelles vous avez voulu nous admettre. Quant au second grief, j'oserai, en mon nom, au nom de mes ancêtres, soutenir, Romains, que jamais ( à moins qu'on n'estime nuisibles au peuple, comme s'il habitait à part une autre ville, des mesures profitables à la république tout entière ) nous n'avons, hommes privés ou magistrats, fait sciemment dommage au peuple ; et qu'on ne pourrait vraiement citer un acte, un mot de nous contraires à votre intérêt ( si parfois il en fut de contraires à vos désirs ). Après tout, quand je ne serais ni de la famille Claudia ni d'un sang patricien, mais un Romain, n'importe lequel, si je sais que je suis né de père et mère indépendants, que je vis dans une cité libre, puis-je me taire, alors que ce L. Sextius, ce C. Licinius, tribuns à perpétuité, si les dieux vous laissent faire, ont pris, depuis neuf ans qu'ils règnent, un tel empire, qu'ils refusent de vous accorder le libre droit de suffrages et pour les comices et pour l'acceptation des lois ? C'est sous condition, dit l'autre, que vous nous réélirez tribuns une dixième fois. Qu'est-ce à dire, sinon : " Ce que sollicitent les autres, nous le dédaignons si bien que, sans un grand profit, nous ne l'accepterons point. " Mais à quel prix enfin pourrons-nous vous avoir à jamais tribuns du peuple ? " Le voici : que nos propositions, répond-il, vous plaisent ou vous déplaisent, vous servent ou vous desservent, vous les accepterez toutes en masse. "
     Je vous en conjure, Tarquins tribuns du peuple, prenez-moi pour un citoyen qui, du milieu de l'assemblée, vous crie : Avec votre bon plaisir, qu'il nous soit permis de choisir dans vos lois celles que nous jugerons salutaires pour nous, et de repousser les autres. Non, dit-il, cela ne se peut. Tu voterais les lois sur l'usure et sur les terres, qui vous conviennent à tous, et jamais, ce qui pourtant ferait merveille dans la ville de Rome, tu ne voudrais voir consuls L. Sextius et ce C. Licinius que tu as en horreur, en abomination ! Ou prends tout, ou je n'accorde rien. C'est présenter du poison et du pain à celui que la faim presse, et lui enjoindre de renoncer à l'aliment qui le fera vivre, ou y mêler ce qui le tuera. En vérité, si cette ville était libre, de partout ne t'aurait-on pas crié : Va-t'en avec tes tribunats et tes projets de lois ! Quoi ! parce que tu refuses de présenter des lois utiles au peuple, n'y aura-t-il personne qui les présente ? Si un patricien, si ( ce qui, à leur sens, est plus exécrable encore ) un Claudius venait dire : " Ou prenez tout, ou je n'accorde rien, " qui de vous, Romains, le souffrirait ? Ne ferez-vous donc jamais plus d'état des choses que des hommes ? prêterez-vous toujours une oreille facile à tout ce que dira ce magistrat, pour la fermer quand parlera quelqu'un des nôtres ! Mais, par Hercule ! ce langage n'est pas d'un bon citoyen. Quoi donc ! et cette proposition qu'ils s'indignent de vous voir repousser ? en tout conforme au langage, Romains. Je demande, dit-il, qu'il ne vous soit pas permis de faire consuls qui bon vous semble. Car n'est-ce pas là ce qu'il demande, lui qui vous ordonne de choisir un des consuls parmi le peuple, sans vous laisser le pouvoir de nommer deux patriciens ? Vienne une guerre aujourd'hui comme celle des Étrusques, alors que Porsenna prit pied au Janicule, ou comme celle des Gaulois naguère, alors que tout cela, moins le Capitole et la citadelle, était à l'ennemi, et qu'avec M. Furius ou tout autre patricien, ce L. Sextius sollicitât le consulat, pourriez-vous souffrir que L. Sextius fût assuré d'être consul, et que Camille luttât contre un refus ? Est-ce là mettre en commun les honneurs, que de laisser faire deux plébéiens consuls, et deux patriciens jamais ? que d'appeler nécessairement un plébéien à l'une des deux places, et de laisser exclure les patriciens de toutes deux ? Quel genre de partage, quelle communauté est cela ? C'est peu que d'avoir ta part d'un droit où tu n'eus jamais de part ; tu demandes une part pour emporter le tout. Je crains, dit-il, que, s'il était permis d'élire deux patriciens, vous ne nommiez jamais un plébéien. N'est-ce pas dire : Comme vous n'éliriez point volontairement des indignes, je vous imposerai la nécessité de les élire malgré vous. Que suit-il de là, sinon que le plébéien qui aura concouru seul avec deux patriciens ne devra aucune reconnaissance au peuple, et se dira nommé par la loi, et non par vos suffrages ?
     41. « Ils cherchent les moyens d'extorquer, non de mériter les honneurs, et ils obtiendront ainsi les plus hautes charges, sans vous devoir rien, même pour les moindres ; ils aiment mieux tenir les honneurs des chances de la loi, que de leur mérite. Ainsi voilà quelqu'un qui dédaigne d'être examiné, apprécié ; qui trouve juste de s'assurer les honneurs quand d'autres luttent pour les conquérir ; qui s'affranchit de votre dépendance, qui veut contraindre vos suffrages volontaires, asservir vos votes libres. Sans parler de Licinius et de Sextius, dont vous comptez les années de perpétuelle magistrature comme celles des rois au Capitole, quel est aujourd'hui dans Rome le citoyen si humble à qui les chances de cette loi ne donnent un plus facile accès au consulat qu'à nous et à nos enfants ; puisqu'enfin nous, vous ne pourrez pas toujours, quand vous le voudriez même, nous admettre, et que ceux-là, vous devrez les prendre en dépit de vous-mêmes ? C'est assez de parler du peu de convenance ( car la convenance est une question purement humaine ) : mais que dire de la religion et des auspices dont la violation est un mépris, un outrage direct aux dieux immortels ? Les auspices ont fondé cette ville ; les auspices, en paix et en guerre, à Rome et aux armées, règlent toute chose : qui est-ce qui l'ignore ? Or, en quelles mains sont les auspices, de par la loi des ancêtres ? aux mains des patriciens, je pense ; car pas un magistrat plébéien ne se nomme avec les auspices. Les auspices sont à nous, et si bien, que non seulement le peuple, s'il crée des magistrats patriciens, ne peut les créer autrement qu'avec les auspices, mais que nous-mêmes encore c'est avec les auspices que nous nommons un interroi sans le suffrage du peuple : nous avons, pour notre usage privé, ces auspices dont ils n'usent même pas pour leurs magistratures. N'est-ce donc pas abolir dans cette cité les auspices que de les ravir, en nommant des plébéiens consuls, aux patriciens qui en sont les seuls maîtres ? Qu'ils se jouent à présent, s'ils veulent, de nos pieuses pratiques. Qu'importe au fait que les poulets ne mangent pas ? qu'ils sortent trop lentement de la cage ? ou comment un oiseau chante ? Ce sont misères que tout cela ! mais c'est en ne méprisant pas ces misères-là, que nos ancêtres ont fait si grande cette république. Et nous, comme s'il n'était plus aujourd'hui besoin d'être en paix avec les dieux, nous profanons toutes les cérémonies. Qu'on prenne donc dans la foule les pontifes, les augures, les rois des sacrifices ; mettons au front du premier venu, pourvu qu'il ait face d'homme, l'aigrette du flamine ; livrons les anciles, les sanctuaires, les dieux, le culte des dieux, à des mains sacrilèges ; plus d'auspices pour la sanction des lois, pour l'élection des magistrats ; plus d'approbation du sénat dans les comices par centuries et par curies ! Que Sextius et Licinius, comme Romulus et Tatius, soient rois dans la ville de Rome, puisqu'ils donnent pour rien et l'argent et les terres d'autrui ! Il est si doux de piller le bien des autres ! Et il ne vous vient pas à l'esprit qu'une de ces lois porte en vos champs la dévastation et la solitude, en chassant de leurs domaines les anciens maîtres, et que l'autre abolit la foi, avec qui périt toute société humaine ? Par tous ces motifs, je pense que vous devez repousser les lois proposées. Quoi que vous fassiez, veuillent les dieux vous porter bonheur ! »
     42. Le discours d'Appius ne réussit qu'à différer pour un temps l'acceptation des lois. Réélus tribuns pour la dixième fois, Sextius et Licinius firent admettre la loi qui créait pour les cérémonies sacrées des décemvirs en partie plébéiens. On en choisit cinq parmi les patriciens et cinq parmi le peuple : c'était un pas de fait dans la voie du consulat. Content de cette victoire, le peuple accorda aux patriciens que, sans parler de consuls pour le moment, on nommerait des tribuns militaires. On nomma A. et M. Cornélius pour la deuxième fois. M. Geganius, P. Manlius, L. Véturius, P. Valérius pour la sixième.
 

 
Valerius Maximus, VIII, 6 ( Constant, Paris, 1935
 ).
 

 
3. C. Licinius Stolon, grâce à qui les plébéiens eurent la faculté de demander le consulat, avait fait une loi qui défendait de posséder plus de cinq cents arpents de terre ; mais lui-même en acquit un millier et, pour dissimuler sa faute, il en mit la moitié sur la tête de son fils. Accusé à ce sujet par M. Popilius Lénas, il fut condamné le premier en vertu de sa loi et son exemple montra qu'on ne doit jamais prescrire aux autres que ce qu'on s'est d'abord imposé à soi-même. (An de R. 396.)
 

 
Gellius, XX, 1 ( 
Julien, Paris, 2002 ).
 

 
23. Qu'est-ce qui a paru plus salutaire que cette fameuse loi de Stolon sur la limitation du nombre de jugères ?