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CICÉRON DE LA LOI AGRAIRE ~ Discours III ~ ( 63 av. J.-C. ) |
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I. |
Les
tribuns qui ont profité de mon absence pour m'accuser devant
vous, Romains, eussent mieux fait d'attendre que je fusse présent ;
par là, ils eussent témoigné de leur respect
pour l'équité que vous montrez dans ce débat,
pour les anciennes coutumes et pour les droits même de leur
magistrature. Mais puisque jusqu'ici ils ont déserté
le combat face à face, qu'ils paraissent maintenant, s'ils
le veulent, dans cette assemblée où je parle, et acceptent
du moins les défis que je leur porte encore et qu'ils ont une
première fois refusés. J'en vois parmi vous, Romains,
quelques-uns dont les murmures trahissent je ne sais quel mécontentement,
et dont les visages ont perdu cet air de satisfaction qui m'avait
accueilli dans l'assemblée précédente. Je vous
prie donc, vous qui n'avez point cru mes ennemis, de me conserver
toujours les mêmes sentiments ; et vous aussi qui me paraissez
légèrement changés à mon égard,
je vous prie de me rendre pour un moment votre bonne opinion, et d'y
persister si je prouve la vérité de ce que je vais dire ;
sinon, de l'abandonner aujourd'hui et d'y renoncer pour toujours.
On a lassé votre attention, Romains, et assourdi vos oreilles,
à force de vous répéter que je ne m'opposais
à la loi agraire et à vos intérêts qu'afin
de flatter les sept tyrans et les riches possesseurs des terres données
par Sylla. Ceux d'entre vous qui l'ont cru, ont dû croire avant
tout que la loi agraire dont on sollicite l'adoption, enlève
à leurs possesseurs actuels, pour vous les distribuer, les
terres données par Sylla, ou qu'enfin elle prive des particuliers
d'une partie de leurs possessions, pour vous y établir. Si
je montre que, loin d'ôter à personne une parcelle de
terrain donné par Sylla , un article de la loi assure et confirme
impudemment l'intégrité des propriétés
de cette nature ; si je prouve, que Rullus, par sa loi, a si
bien ménagé ces possessions odieuses, qu'il est facile
de reconnaître dans l'auteur de cette loi, non le défenseur
de vos intérêts, mais le gendre de Valgius ; douterez-vous,
Romains, que Rullus, en me calomniant près de vous pendant
mon absence, se soit moqué de votre vigilance et de la mienne,
de ma pénétration et de la vôtre ?
Il est un quarantième article de la loi, sur lequel je me suis tu d'abord à dessein, soit pour ne point rouvrir une plaie déjà cicatrisée, soit pour ne point rallumer le feu des discordes civiles, dans les circonstances les plus inopportunes. Et si j'en entame aujourd'hui la discussion, ce n'est pas que je ne sente la nécessité de maintenir avec fermeté l'état de choses actuel, moi surtout qui me suis déclaré pour cette année le défenseur de la tranquillité et de l'union ; mais c'est afin d'enseigner Rullus à garder désormais le silence au moins dans les choses où il doit désirer qu'on se taise sur lui et sur sa conduite. A mon avis, la plus injuste de toutes les lois, comme aussi la moins semblable à une loi, est celle qu'a portée L. Flaccus interroi, au sujet de Sylla, «POUR DÉCLARER LÉGAL TOUT CE QU'AVAIT FAIT CELUI-CI.» Dans les autres États, l'élévation d'un tyran est le signal de l'anéantissement complet des lois : Flaccus porte une loi pour donner un tyran à la république. Cette loi est odieuse, sans doute; elle a cependant son excuse ; elle paraît être moins la loi du personnage que de la circonstance. Quoi ! si la loi de Rullus osait bien davantage ? Car la loi Valéria et les lois Cornélia ôtent en même temps qu'elles donnent ; elles joignent une injustice atroce à d'impudentes largesses ; mais elles laissent quelque espérance à celui qu'elles ont dépouillé, quelque inquiétude à celui qu'elles enrichissent. Mais voici une des précautions de la loi de Rullus : «DEPUIS, dit-elle, LE CONSULAT DE C. MARIUS ET DE CN. PAPIRIUS.» Comme il est habile à éloigner les soupçons, en nommant surtout les consuls qui furent les plus grands ennemis de Sylla ! S'il eût nommé le dictateur, il eût pensé dévoiler ses propres intrigues, et se rendre odieux. Mais qui de vous a-t-il jugé d'assez lourde mémoire pour avoir oublié que Sylla fut dictateur après ces consuls ? Que dit donc ce tribun, partisan de Marius, qui souffla contre nous la haine, comme si nous étions partisans de Sylla ? «TOUTES LES TERRES, TOUS LES ÉDIFICES, LES LACS, LES ÉTANGS, LES PLACES, LES POSSESSIONS» (il n'a laissé que le ciel et la mer, il a embrassé tout le reste), «QUI DEPUIS LE CONSULAT DE MARIUS ET DE CARBON, ONT ÉTÉ DONNÉS, ASSIGNÉS, VENDUS, CONCÉDÉS.» Par qui, Rullus ? qui est-ce qui a, depuis Marius et Carbon, assigné, donné, concédé, si ce n'est Sylla ? «QUE TOUT CELA SOIT POSSÉDÉ AU MÊME TITRE.» A quel titre ? Il porte je ne sais quel désordre dans l'état actuel des choses ; ce tribun trop ardent, trop fougueux, annule les actes de Sylla. «AU MÊME TITRE QUE LES BIENS PATRIMONIAUX LES PLUS LEGITIMES.» Quoi ! plus légitimement peut-être que les biens de nos pères et de nos aïeux ? Oui, sans doute. Mais la loi Valéria ne le dit point ; les lois Cornélia ne renferment pas cette sanction ; Sylla lui-même ne le demande point. Si ces biens sont tant soi peu légitimes, s'ils ressemblent tant soit peu à une propriété réelle, si l'on peut en espérer une possession durable, le plus effronté de ceux qui en ont reçu s'estimera encore trop heureux. Mais vous, Rullus, que demandez-vous ? que les possesseurs de ces terres en restent possesseurs ? Qui l'empêche ? Qu'ils les possèdent comme les leurs propres ? Mais tels sont les termes de votre loi que, pour votre beau-père, le bien ou le territoire des Hirpins (car il le possède tout entier) vaut mieux que, pour moi, la terre d'Arpinum que j'ai reçue de mon père et de mes aïeux. Car c'est là que vous tendez. Les terres qui sont possédées avec le meilleur droit sont, sans contre-dit, celles dont la condition est la meilleure. Les terres libres sont possédées avec un meilleur droit que celles qui ne le sont pas : selon votre article, toutes les terres qui ont des servitudes n'en auront plus. Les terres qui n'ont pas de charges jouissent d'une meilleure condition que celles qui en ont : selon votre article, toutes les terres qui ont des charges en seront affranchies, pourvu qu'elles aient été données par Sylla. La condition des terres sans redevances est plus avantageuse que celles des terres qui en payent : je payerai une redevance dans ma terre de Tusculum, pour l'eau de Crabra qui l'arrose, parce que j'ai reçu la terre avec cette servitude ; si elle m'avait été donnée par Sylla, je ne payerais rien, en vertu de la loi de Rullus. Je vois, Romains, que vous êtes également frappés, comme vous devez l'être, et de l'impudence de la loi de Rullus, et de l'impudence de ses discours : de sa loi, parce qu'elle fonde un droit de possession meilleur pour les terres données par Sylla, que pour les propriétés héréditaires ; de ses discours, lorsqu'il ose accuser qui que ce soit de défendre avec trop de chaleur les actes de Sylla. Si Rullus sanctionnait seulement les générosités de Sylla, je me tairais, pourvu qu'il s'en avouât le partisan ; mais il ne se borne pas à les sanctionner, il introduit encore dans sa loi une autre espèce de donations ; et celui qui me fait un crime de défendre les largesses de Sylla, ne se contente pas de les ratifier, il en prépare de nouvelles ; un autre Sylla s'élève parmi nous. Voyez quelles vastes concessions de terres ce censeur rigide prétend faire d'un seul mot. «TOUT CE QUI A ÉTÉ DONNÉ, CONFÉRÉ, ACCORDÉ, VENDU.» Patience ; je vous entends. Quoi ensuite ? «TOUT CE QUI A ÉTÉ POSSÉDÉ.» Ainsi, un tribun du peuple a osé dire que toute possession acquise depuis le consulat de Marius et de Carbon est aussi légitime que la propriété privée la plus légitime ? Comment ! même si cette possession est le fruit de la violence, de la fraude, ou si elle n'est que précaire ? Cette loi détruira donc le droit civil, les titres de possession, les ordonnances de préteur ? Ce simple mot de Rullus ne cache pas un projet de peu d'importance ni une fraude innocente. Il est en effet beaucoup de terres confisquées par la loi Cornélia, qui n'ont été ni réparties, ni vendues, et dont quelques individus sont effrontément les maîtres. Ce sont elles que Rullus garantit, qu'il défend, qu'il constitue en propriétés privées ; ces terres que Sylla n'a données à personne, Rullus ne veut pas vous les rendre ; il les assure à jamais à ceux qui les possèdent. Je vous demande pourquoi vous souffririez que l'on vendît les domaines conquis par vos ancêtres en Italie, en Sicile, dans les deux Espagnes, en Macédoine et en Asie, lorsque vous voyez ces biens, qui sont les vôtres, abandonnés par la même loi à ceux qui les ont usurpés ? Déjà vous comprenez que la loi tout entière est faite pour créer un pouvoir despotique en faveur de quelques hommes, et pour confirmer les donations de Sylla. Quant au beau-père de Rullus, c'est un fort honnête homme ; aussi n'est-il pas question maintenant de sa probité, mais de l'impudence de son gendre. En effet, le beau-père veut conserver ce qu'il possède, et il ne fait pas mystère d'être partisan de Sylla. Mais le gendre, pour avoir ce qu'il n'a pas, veut vous faire sanctionner des possessions douteuses ; et lorsqu'il va encore plus loin que Sylla, lorsque je combats ses prétentions, il m'accuse de défendre les largesses de Sylla. Mon beau-père, dit Rullus, a quelques terres éloignées et désertes ; d'après ma loi, il les vendra autant qu'il le voudra ; il en a d'autres dont la possession est douteuse et sans titre légal, il en jouira au meilleur titre possible ; il en a qui sont de propriété publique, j'en ferai sa propriété privée. Enfin, ces domaines du territoire de Casinum, si riches et si fertiles, qu'il a agrandis au moyen des proscriptions des propriétaires voisins, jusqu'à former de cette multitude de petits héritages un vaste territoire qui s'étend aussi loin que ses regards, il les possède maintenant avec quelque crainte ; il les possédera désormais sans inquiétude. Et puisque j'ai montré pour quels motifs et pour quelles gens Rullus a proposé sa loi, qu'il vous dise maintenant si, lorsque je la combats, je défends quelque possesseur particulier. Vous vendez, Rullus, la forêt Scantia : elle est la propriété du peuple romain, je m'y oppose. Vous partagez le territoire de Campanie : Romains, ce territoire est à vous ; je ne le souffrirai pas. Je vois ensuite que, par la loi, on proscrit et l'on met en vente les possessions d'Italie, de Sicile, et d'autres provinces. Ce sont encore là, Romains, vos domaines, c'est votre propriété. Je m'y opposerai donc et je l'empêcherai. Je ne souffrirai pas que, sous mon consulat, le peuple romain soit dépossédé de son bien par qui que ce soit, surtout lorsqu'on ne cherche en rien votre intérêt : car, il ne faut pas vous laisser plus longtemps dans l'erreur. Est-il parmi vous un homme, un seul disposé, à la violence, au crime, à l'assassinat ? Non. Eh bien, c'est pour des hommes de cette espèce, croyez-moi, qu'on réserve le territoire de Campanie et l'opulente Capoue : c'est contre vous, contre votre liberté, contre Pompée, qu'on lève une armée : à Rome, on oppose Capoue; à vous, une troupe d'audacieux aventuriers ; à Pompée, dix généraux. Que les tribuns se présentent, et, puisque sur vos instances, ils m'ont appelé à cette assemblée, qu'ils répondent. |
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