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ÉLOGE
FUNÈBRE DIT DE TURIA ( 8-2 av. J.-C. ) |
( V. Cucheval, Histoire de l'éloquence romaine.., Paris, 1893 ). |
. . .
Avant le jour fixé pour notre mariage, tu fus privée soudainement
de tes père et mère, assassinés ensemble dans la
solitude du foyer domestique. |
Ce
double crime ne resta pas impuni, grâce à tes soins surtout,
car j’étais parti pour la Macédoine, et C. Cluvius,
l’époux de ta sœur, était dans la province
d’Afrique. |
Tu
t’es acquittée avec une intelligence si active de ce devoir
pieux, en recherchant, dénonçant, poursuivant les coupables,
que nous n’eussions en vérité mieux fait si nous
avions pu agir nous-mêmes. Tu en partages le mérite avec
ta respectable sœur. |
Durant
les agitations de cette poursuite, tu dus abandonner la maison paternelle
où tu n’étais pas suffisamment gardée, et
tu vins occuper la maison conjugale, où, après le châtiment
des assassins, tu attendis mon retour. |
Vous
fûtes ensuite circonvenues, ta sœur et toi, pour consentir
à ce que le testament paternel, où toi et moi nous étions
institués héritiers, fut déclaré révoqué
par la survenance d’une coemptio entre ton père
et son épouse. Tu serais ainsi tombée, avec l’universalité
de l’héritage paternel, sous la tutelle des meneurs de
cette intrigue, ta sœur étant écartée de l’hérédité
; comme sortie de la famille, par sa mancipation à Cluvius, son
époux. Quoique absent alors, je sais bien quel accueil tu fis
à ces propositions et quelle présence d’esprit tu
sus y opposer. |
En
vérité, tu défendis la cause de nous tous, dont
l’intérêt était que le testament ne fût
pas cassé, et qu’à toi et à moi fût
attribuée la succession, plutôt qu’à toi seule
la possession du tout, bien assurée que tu étais d’ailleurs
de te conformer aux intentions paternelles, puisque, le testament étant
maintenu, tu partageais l’héritage avec ta sœur, légataire
d’une part des biens. Du même coup, tu échappais
à la tutelle légitime qui ne devait point t’atteindre
d’après la loi, aucun lien de gentilité ne pouvant
être prouvé, pour ta famille, qui t’obligeât
à t’y soumettre. En effet, quand même le testament
de ton père eût été cassé, les meneurs
du procès ne pouvaient alléguer ce droit, n’étant
pas de la même gens. |
Ils
furent lassés par ta constance, et ne poussèrent pas plus
loin leurs tentatives. Tu fis ainsi respecter par ta fermeté
seule le testament de ton père, l’intérêt
de ta sœur, et la loi du patronage qui t’unissait à
moi. |
Ils
sont rares de nos jours les mariages d’une aussi longue durée
que le nôtre, dont la mort seule a terminé le cours, et
qui n’ont point été dissous par le divorce ! Nous
avons prolongé notre union jusqu’à sa quarante et
unième année, sans le moindre nuage entre nous. Plût
aux dieux que mon destin eût seul mis fin à ce bonheur,
consacré par le temps, et qu’il était plus juste
de voir cesser par la mort du plus âgé que par la tienne
! |
Rappellerai-je
les dons précieux de tes qualités privées ? Ta
pudeur, ta déférence, ta douceur, ta facilité de
caractère, l’assiduité de ton travail, ta religion
éclairée, ton élégance sans prétention,
la modération de toutes tes habitudes ? Ai-je besoin de parler
de ton attachement à tes proches, de ton affection pour ta famille,
de ton respect pour ma mère, que tu honorais comme la tienne
même, du soin que tu as pris de sa tombe, à l’égal
de ce que tu as fait pour tes père et mère, et des autres
innombrables vertus qui te sont communes avec les dames romaines les
plus soigneuses de leur réputation ? Je ne veux louer ici et
revendiquer pour toi que les qualités qui te sont propres, celles
dont nul autre que moi n’a trouvé de pareilles, ou, si
l’on en vit autre part, dont le sort a ménagé rarement
la rencontre aux mortels. |
Nous
avons conservé avec une commune prudence tout le patrimoine que
tu tenais de tes pères. Me l’ayant remis tout entier, tu
n’avais aucun souci d’en augmenter la valeur ; mais nous
avions partagé la gestion de notre fortune : je m’étais
réservé de protéger la tienne et tu gardais celle
de ton époux. Sur ce point, je passerai beaucoup de choses sous
silence, de peur de m’attribuer une part de tes mérites.
Il me suffit d’avoir indiqué tes sentiments. |
Mais
je dirai combien tu te montras généreuse pour plusieurs
de tes proches . . . . Une seule femme a pu t’être
comparée, ce fut ta sœur . . . . Vous
aviez recueilli dans vos maisons des jeunes filles, vos parentes, dignes
assurément de vos bienfaits, et vous les aviez élevées
auprès de vous. Vous leur aviez destiné des dots pour
qu’elles pussent s’établir d’une manière
assortie à leur condition. Cluvius et moi, nous avons, d’un
commun accord, accompli vos intentions, et, approuvant votre générosité,
nous avons engagé nos biens propres et livré nos domaines
personnels, afin de payer les dots constituées par vous et de
laisser intact votre patrimoine. Je ne le dis point pour en tirer vanité,
ni l’un ni l’autre, mais pour montrer l’union de nos
pensées avec les vôtres, puisque nous tenions à
l'honneur d’acquitter, de nos fonds mêmes, des obligations
imaginées par votre libéralité pieuse . . . |
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (lacunes) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
L’orateur
a dû commencer ici le détail de ses adversités politiques.
Il continue : |
Je
ne suis pas moins redevable à toi qu’à César
lui-même. En protégeant ma vie, tu préparais les
voies à sa clémence, car, si tu n’avais assuré
mon salut, sa générosité se fût en vain prononcée
en ma faveur. Je dois donc autant à ton pieux dévouement
qu’à sa magnanimité. |
Évoquerai-je
ici le souvenir de nos tourments intérieurs et de nos secrètes
tribulations ? Dirai-je comment j’ai maintes fois échappé
à des périls imminents, grâce à des avis
parvenus par tes soins ? Combien souvent tu m’as courageusement
sauvé d’une témérité, ou préparé
des asiles plus stars dans ma détresse ? Je dois comprendre
dans ma gratitude et ta sœur et son époux, complices de
tes soins, et associés dans le danger commun du dévouement
à un proscrit. Je n’en finirais pas si je voulais tout
dire. Il me suffit, et il suffit à ta mémoire, que je
professe ici ce que je dois à la retraite salutaire que tu m’as
ménagée. |
J’avouerai
cependant qu’à cette occasion j’éprouvai l’une
des plus grandes amertumes de ma vie ; lorsque après avoir obtenu
de César Auguste, absent alors de Rome, d’être rendu
à ma patrie ; citoyen utile encore peut-être, tu vins solliciter
en personne de son collègue Lépide, gouverneur de la ville,
mon rétablissement et l’exécution de la sentence
gracieuse. Tu le trouvas opposant, inflexible, et, prosternée
devant lui, te traînant à ses pieds, non seulement il ne
te releva pas, mais il te laissa outrager et meurtrir par ses satellites,
comme une vile esclave, pendant que, d’une voix inflexible et
ferme, tu lui rappelais l’édit de grâce et la lettre
de félicitation qui l’accompagnait, bravant les grossières
injures et les brutalités de ses gens, dénonçant
au peuple ces cruautés, et signalant comme l’unique auteur
de tous ces maux ce triumvir qui ne tarda pas d’ailleurs a recevoir
son châtiment. Ton courage pouvait-il rester sans effet ?
Non, ta patience inébranlable fournit à César l’occasion
de confirmer sa clémence, décida du sort de ma vie et
flétrit la dureté importune du tyran. |
Qu’est-il
besoin d’ajouter ? Ce peu de paroles doit suffire. En insistant
plus longuement, je ne pourrais qu’affaiblir l’expression
de mes paroles, et manquer peut-être de dignité, pendant
que je ne veux montrer à tous les yeux que le bienfait dont je
suis redevable à ton dévouement. |
La
paix de l’univers étant assurée, et la République
rétablie, des jours paisibles et fortunés se levèrent
pour nous. Nous désirions avoir des enfants que le sort nous
avait refusés jusqu’alors. Si la fortune nous avait souri
sur ce point, que nous eût-il manqué ? Mais un destin
contraire nous en ôtait l’espérance. Ici je passerai
sous silence les agitations de ton âme et les rêves dont
ton inquiétude se nourrit. Ton affectueuse sollicitude serait
digne d’être admirée chez toute autre femme, mais
elle ne fut, chez toi, que l’application ordinaire de tes autres
vertus. |
Désespérant
de ta fécondité, et désolée de me voir sans
enfants, tu voulus mettre un terme à mon chagrin, et, craignant
de perpétuer mes regrets par la persistance d’un mariage
stérile, tu me proposas le divorce, offrant de céder la
place à une autre épouse plus féconde, dans le
seul but d’assurer mon bonheur. Tu voulais donner une preuve éclatante
de la tendresse connue de nos sentiments, en cherchant toi-même
cette épouse digne de moi, dont tu aurais traité les enfants
comme les tiens ; tu renonçais à reprendre ton patrimoine
personnel, et à séparer ce qui avait été
confondu entre nous jusqu’à ce jour ; tous les biens seraient
restés à ma disposition, et, si je l’eusse accepté,
tu aurais même contribué par ton travail et tes soins à
la prospérité commune. Rien n’eût été
changé, si ce n’est que tu m’aurais rendu désormais
les offices d’une sœur ou d’une belle-mère affectueuse. |
Je
dois le confesser : irrité d’une telle proposition,
j’eus de la peine à contenir mon courroux et à rester
maître de moi. Je ne pouvais te pardonner d’avoir conçu
l’idée de nous séparer, avant que la nature nous
en eût imposé la loi, et je ne comprenais point que, vivante
encore, tu ne fusses pas mon épouse, toi qui, pendant les jours
de l’exil avais été ma compagne fidèle et
inséparable. |
Étais-je
donc si passionné de paternité, et des enfants m’étaient-ils
si nécessaires que je voulusse manquer à la foi promise,
et changer un bonheur certain pour une satisfaction douteuse ? Mais
passons. Tu demeuras auprès de moi, car je ne pouvais céder
à ta proposition sans me déshonorer, et sans faire notre
malheur à tous deux. |
Pour
toi, quoi de plus digne de mémoire que cette généreuse
pensée de satisfaire mon désir, et, ne pouvant me donner
toi-même des enfants, de vouloir me ménager par un autre
mariage et par ton entremise même, la possibilité d’être
père avec une autre épouse ? |
Plût
aux dieux que, restant unis, nous eussions avancé dans la vie
jusqu’à ce que moi, le plus vieux, je fusse arrivé
au terme de mes jours, soutenu par tes soins et mourant dans tes bras,
après m’être substitué une fille adoptive
qui m’eût remplacé auprès de toi. |
Mais
tu m’as précédé dans la tombe, me laissant
la douleur, le deuil, les regrets, et le triste sort de vivre seul.
J’accommoderai mon existence selon tes intentions et j’adopterai
celle que tu préparais à cette destinée. |
A
toutes tes pensées je veux me conformer : mais, pour aujourd’hui,
laisse-moi dire tes louanges qui seront la preuve de mes regrets et
le témoignage de tes droits à une mémoire immortelle. |
Les
exemples de ta vie ne seront pas inutiles ! Protégé
par ta bonne renommée, ferme comme ton âme et instruit
par tes actes mêmes, je résisterai à la mauvaise
fortune qui ne m’aura point tout ôté, si elle permet
que mes regrets augmentent la gloire de ton nom. Mais avec toi j’ai
perdu le calme de mon esprit ; tu n’es plus là pour être
mon témoin et mon soutien dans les périls ; je demeure
brisé par le malheur et me sens incapable d’y résister. |
La
nature accablée m’en refuse les forces. Noyé dans
la douleur, je ne trouve plus d’équilibre pour mon âme.
Repassant en mémoire mes anciennes infortunes et le sort que
l’avenir me réserve, je perds toute espérance. Privé
d’un si grand et si constant appui, et plein de ton souvenir,
j’ai moins foi à la résignation qu’à
la peine éternelle de mon affliction. |
La
conclusion de ce discours sera que tu as tout mérité,
et que je reste avec le chagrin de n’avoir pu tout te donner.
Tes désirs ont été toujours ma loi suprême
; ce qu’il me sera permis de leur accorder encore, je n’y
manquerai pas. |
Que
les dieux, que tes mânes assurent et protègent ton repos
! |
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