PREMIÈRE
LOI AGRAIRE DE CÉSAR ( Mars 59 av. J.-C. ) |
Appianus, Bell. Civ., II ( Combes-Dounous, Paris, 1808 ). |
10. Et
tout de suite il y eut des querelles entre eux (entre César et
Bibulus), et, en secret, des préparatifs d'armement l'un contre
l'autre. Mais César, qui était extraordinairement doué
pour la scène, prononça un discours au Sénat sur
sa bonne entente avec Bibulus, affirmant qu'ils causeraient du tort
à l'État s'ils étaient en désaccord. Comme
on croyait que telles étaient ses dispositions, qu'il disposa
d'un Bibulus qui ne se méfiait plus, ne faisait plus de préparatifs
et ne soupçonnait plus rien de ce qui se passait, il se mit secrètement
à disposer une troupe nombreuse, puis porta au Sénat des
lois en faveur des pauvres, leur distribuant des terres — et les
meilleures, surtout autour de Capoue, qui étaient louées
pour rapporter à l'État, il les distribua aux pères
de trois enfants — se ménageant ainsi, au prix de cette
faveur, une masse considérable d'individus : car il s'en
présenta vingt mille à la fois, et ce n'étaient
que les pères de trois enfants. Mais comme beaucoup s'opposaient
à sa proposition, il joua à être ulcéré
qu'on commette une injustice, sortit précipitamment et ne convoqua
plus le Sénat de toute l'année ; à la place,
il haranguait le peuple du haut des Rostres et consultait publiquement
Pompée et Crassus à propos de ses lois ; ces derniers
les approuvaient, et la plèbe se rendait au vote avec des poignards
dissimulés.
11. Quant au Sénat, personne ne le convoquait, et il n'était pas possible à un seul des consuls de le faire ; il se réunissait dans la demeure de Bibulus, sans rien opposer de sérieux à la force et à la prévoyance de César ; il pensait néanmoins que Bibulus devait s'opposer aux lois et plutôt endurer de l'opinion publique le reproche d'être vaincu que celui de ne rien faire. Quand donc il en eut été convaincu, Bibulus pénétra sur le Forum alors que César était encore en pleine harangue : querelles et désordres s'ensuivirent, et on en était aux coups quand les porteurs d'armes brisèrent les faisceaux et les insignes de Bibulus, et blessèrent des tribuns qui se trouvaient autour de lui. Mais Bibulus, sans se démonter, découvrit sa gorge et cria aux amis de César d'accomplir leur besogne, disant : « S'il ne m'est pas possible de convaincre César d'agir justement, je jetterai sur lui par une telle mort l'abomination et la souillure. » Toutefois, contre son gré, il fut emmené par ses amis dans le temple voisin de Jupiter Stator ; puis on envoya Caton qui, grâce à sa jeunesse, se fraya un chemin à travers la foule et entreprit de la haranguer ; mais sans délai il fut enlevé par les hommes de César et expulsé ; puis, en empruntant sans être vu d'autres rues, il se précipita de nouveau à la tribune et, désespérant de s'expliquer alors que plus personne n'écoutait, il se mit à crier des insultes grossières à l'adresse de César jusqu'à ce que, sans délai, il en fût arraché, et que César fit ratifier ses lois. 12. En outre, il fit jurer au peuple de leur conférer une validité perpétuelle, puis ordonna aux sénateurs de prêter serment. Comme beaucoup, et entre autres Caton, s'y opposaient, César proposa la mort pour qui refuserait le serment, et le peuple ratifia la proposition ; ils se mirent immédiatement à prêter serment sous l'effet de la peur, eux et les tribuns, car il ne servait plus à rien de résister, une fois la loi votée par tous les autres. C'est alors que Vettius, un homme du peuple, se précipita au milieu l'épée nue, et déclara qu'il avait été envoyé par Bibulus, Cicéron et Caton, pour abattre César et Pompée ; son épée lui avait, dit-il, été donnée par un licteur de Bibulus, Postumius. Comme l'affaire faisait naître des soupçons concernant les deux partis, tandis que César s'efforçait d'échauffer la plèbe, on reporta au lendemain l'interrogatoire de Vettius. Et Vettius, alors qu'il était gardé dans la prison, fut mis à mort. L'événement donnant lieu à des commentaires dans des sens variés, César ne manqua pas d'affirmer que cela aussi était l'œuvre de ceux qui avaient peur, de sorte qu'à la fin, le peuple lui accorda d'assurer sa protection contre les conspirateurs. Alors Bibulus abandonna totalement la partie, et, menant la vie d'un quelconque particulier, ne quitta plus sa maison pendant tout le reste de sa charge, tandis que César, lui, ne se donnait même plus la peine d'enquêter sur Vettius, disposant seul du pouvoir dans le domaine politique. |
Dion Cassius, XXXVIII ( Gros, Paris, 1845-70 ). |
1. L'année
suivante, César chercha à gagner l'affection de tout le
peuple, pour le tenir davantage sous sa dépendance ; mais,
voulant paraître s'occuper aussi des Grands, afin de ne pas encourir
leur haine, il répétait qu'il ne ferait point de proposition
qui ne leur fût utile. Et en effet, il porta, sur les terres qu'il
voulait faire distribuer au peuple, une loi conçue de telle manière
qu'elle ne donnait prise à aucune attaque, et il feignait d'être
décidé à ne point la présenter, sans le
consentement des Grands. Personne n'eut à se plaindre de lui
au sujet de cette loi ; car la population de Rome, dont l'accroissement
excessif avait été le principal aliment des séditions,
fut appelée au travail et à la vie de la campagne, et
la plupart des contrées de l'Italie, qui avaient perdu leurs
habitants, furent repeuplées. Cette loi assurait des moyens d'existence
non seulement à ceux qui avaient supporté les fatigues
de la guerre, mais encore à tous les autres citoyens ; sans
causer des dépenses à l'État ni du dommage aux
Grands : au contraire, elle donnait à plusieurs des honneurs
et du pouvoir. César fit partager toutes les terres qui composaient
le domaine public, à l'exception de la Campanie (il pensa que
ce pays, à cause de sa fertilité, devait être réservé
pour l'État) : il voulut qu'aucune de ces terres ne fût
enlevée de force aux propriétaires, ni vendue à
un prix fixé par les commissaires chargés du partage ;
mais qu'elles fussent cédées volontairement et payées
au prix porté sur le registre du cens. Il disait qu'il restait
dans le trésor public des sommes considérables, provenant
du butin fait par Pompée ou des impôts et des taxes établis
antérieurement, et que cet argent conquis par les citoyens, au
péril de leurs jours, devait être dépensé
pour eux. Il n'établit point un trop petit nombre de commissaires ;
parce qu'ils auraient paru constituer une sorte d'oligarchie, et
il ne les prit point parmi les hommes qui étaient en butte à
quelque accusation, parce qu'un tel choix aurait choqué. Il en
nomma vingt, pour que les citoyens participassent en assez grand nombre
à l'honneur de cette opération, et choisit les hommes
les plus capables. Il s'exclut lui-même, comme il l'avait formellement
promis ; ne voulant pas que sa proposition parût dictée
par un intérêt personnel, et se contentant (il le disait
du moins) d'en être l'auteur et le promoteur. Mais on voyait bien
qu’il tâchait de se rendre agréable à Pompée,
à Crassus et à plusieurs autres.
2. César fut donc inattaquable pour cette proposition, et personne n'osa ouvrir la bouche contre lui. Il l'avait d'abord lue dans le sénat, puis, appelant les sénateurs par leur nom, il avait demandé à chacun s'il trouvait quelque chose à reprendre ; promettant de la modifier, ou même de l'anéantir, si elle ne leur plaisait pas complètement. Parmi les Grands, ceux qui ne faisaient point partie de la ligue étaient en général mécontents de cette proposition : ce qui les affligeait le plus, c'est que César avait su rédiger, sans s'exposer à aucune plainte, une loi qui devait tant peser sur eux. Ils le soupçonnaient (et tel était réellement son but) de vouloir par cette loi s'attacher le peuple et acquérir partout un grand nom et de la puissance. Ainsi on ne la combattait pas ; mais on ne l'approuvait pas. Cette attitude suffisait aux autres : ils promettaient toujours à César de procéder à l'examen préalable de sa proposition ; mais ils n'en faisaient rien : c'étaient sans cesse des retards et des ajournements sous de frivoles prétextes. 3. Quant à M. Caton (esprit sage et ennemi de toutes les innovations, mais qui n'avait point reçu de la nature ou acquis par le travail le talent de persuader), s'il n'attaqua pas non plus la proposition de César, du moins il opina pour qu'on se contentât en général de la constitution de la République telle qu'elle était, et qu'on ne cherchât rien au-delà. A peine eut-il émis cet avis, que César se disposa à le traîner de force hors du sénat et à le faire conduire en prison ; mais Caton se laissa emmener sans résistance et fut suivi d'un grand nombre de sénateurs. M. Pétréius, l'un d'eux, ayant répondu à César qui lui reprochait de se retirer avant que séance fût levée, "J'aime mieux être en prison avec Caton qu'ici avec toi". César confus rendit la liberté à Caton et congédia le sénat, après avoir proféré ces seules paroles : "Je vous avais faits juges et arbitres suprêmes de cette loi, afin que si quelqu'une de ses dispositions vous déplaisait, elle ne fût pas portée devant le peuple ; mais puisque vous n'avez point voulu procéder à une délibération préalable, le peuple seul décidera." 4. Dès lors César ne communiqua plus rien au sénat, pendant ce consulat : il porta directement devant le peuple toutes les propositions qu'il voulait faire adopter. Cependant, comme il tenait encore à ce que quelques-uns des Grands appuyassent ses projets dans l'assemblée du peuple (il espérait qu'ils changeraient d'avis et qu'ils craindraient la multitude), il s'adressa d'abord à son collègue et lui demanda s'il désapprouvait la loi. Celui-ci s'étant borné à répondre qu'il ne souffrirait aucune innovation tant qu'il serait consul, César eut recours aux prières pour vaincre sa résistance et engagea le peuple à joindre ses instances aux siennes. "Vous aurez la loi, dit-il, si Bibulus y consent." Bibulus répondit à haute voix : "Vous ne l'obtiendrez pas, cette année, quand même vous le voudriez tous." A ces mots, il s'éloigna. César n'adressa plus aucune question à ceux qui étaient revêtus de quelque magistrature, dans la crainte de trouver de l'opposition parmi eux ; mais il fit venir Pompée et Crassus, quoiqu'ils ne remplissent aucune charge publique, et les invita à faire connaître leur opinion sur la loi. Ce n'était pas qu'il l'ignorât (car ils agissaient de concert en tout) ; mais il voulut ajouter à leur considération en les consultant, alors qu'ils étaient simples citoyens, et effrayer les autres en montrant que ses vues étaient soutenues par des hommes placés au premier rang dans l'estime publique et qui avaient à Rome la plus grande influence. Enfin il cherchait à se rendre agréable au peuple, en lui prouvant que ses demandes n'étaient ni absurdes ni injustes ; puisque de tels hommes les jugeaient dignes de leur approbation et de leurs éloges. 5. Pompée saisit avec bonheur cette occasion de parler : "Romains, dit-il, je ne suis pas le seul qui approuve cette loi : le sénat tout entier l’a approuvée, le jour où il a ordonné une distribution de terres non seulement pour mes compagnons d'armes, mais aussi pour les soldats qui ont fait la guerre avec Métellus. Cette distribution fut alors différée avec raison, parce que le trésor public n'était pas riche ; mais aujourd'hui il est rempli, grâce à moi. Je crois donc juste que l'on exécute la promesse faite à ces soldats et que les autres citoyens recueillent le fruit des fatigues supportées en commun." Après ces paroles, il parcourut une à une les dispositions de la loi et les approuva toutes, à la grande satisfaction du peuple. César profita de ce moment pour demander à Pompée s'il le soutiendrait avec zèle contre les adversaires de la loi : en même temps il invita la multitude à solliciter son appui, ce qu'elle fit aussitôt. Pompée, fier de ce que le consul et le peuple invoquaient son assistance, quoiqu'il n’exerçât aucune charge, fit son éloge dans les termes les plus pompeux et finit en disant : "Si quelqu'un osait tirer le glaive, moi, je prendrais le bouclier." Ces paroles hardies furent bien accueillies même par Crassus. Dès lors ceux qui n'étaient pas favorables à la loi se montrèrent disposés à l'adopter, puisqu'elle était soutenue par des hommes qui jouissaient de l'estime publique et que l'on regardait comme les ennemis de César ; car leur réconciliation n'était pas encore connue. 6. Cependant Bibulus ne céda pas : il s'opposa à la loi avec trois tribuns qu'il avait pris pour auxiliaires. Quand il n'eut plus de prétexte pour obtenir des délais, il annonça que jusqu'à la fin de l'année il prendrait, chaque jour, les augures : de cette manière le peuple ne pourrait point se former légalement en assemblée. César, sans s'inquiéter de cette déclaration, fixa le jour où la loi serait rendue, et le peuple envahit le Forum pendant la nuit. Bibulus s'y rendit, de son côté, avec les amis qu'il avait rassemblés autour de lui et se dirigea en toute hâte vers le temple de Castor, où César haranguait la multitude. Elle lui laissa un libre passage, soit par respect, soit parce qu'elle espérait qu'il ne serait pas contraire à ses intérêts. Parvenu aux degrés supérieurs du temple, Bibulus essaya de parler contre la loi ; mais il fut précipité du haut des marches, et ses faisceaux furent brisés. Plusieurs citoyens et les tribuns du peuple reçurent des coups et des blessures : voilà comment la loi fut adoptée. Bibulus, qui s'était trouvé heureux en ce moment d'avoir la vie sauve, tenta, le lendemain, en plein sénat, de l'abroger ; mais il ne réussit pas. Personne ne bougea, tant l'élan populaire avait subjugué les esprits. Bibulus se retira chez lui et ne se montra plus en public, jusqu'au dernier jour de l’année ; mais, renfermé dans sa maison, il faisait dire à César par les licteurs, toutes les fois que celui-ci proposait une mesure nouvelle, qu'il prenait les augures et qu'on ne pouvait rien faire, sans violer les lois. Aussi un tribun du peuple, P. Vatinius, voulut-il le mettre en prison : ses collègues s'y opposèrent et il renonça à son projet. C'est ainsi que Bibulus abandonna la vie politique : les tribuns, qui s’étaient déclarés pour lui, ne traitèrent plus aucune affaire publique. 7. Métellus Céler, Caton et, à cause de Caton, un certain M. Favonius qui l'avait pris pour modèle, avaient refusé jusqu'alors de jurer obéissance à cette loi ; (car l'usage de prêter serment, une fois établi, comme je l'ai dit ailleurs, fut suivi dans des circonstances où il n'aurait pas dû trouver place). Ces citoyens, et surtout Métellus qui faisait remonter son origine au Numidique, déclaraient avec énergie qu'ils n'approuveraient jamais cette loi ; mais lorsqu'arriva le jour où ils devaient subir la peine établie contre le refus du serment, ils jurèrent, soit par suite de cette faiblesse humaine qui nous rend plus prompts à faire des promesses ou des menaces que fidèles à les exécuter ; soit parce qu'ils auraient été punis en pure perte et sans procurer à la République aucun avantage par la plus opiniâtre opposition. C'est ainsi que la loi de César fut adoptée. ... |
Livius, Per., CIII ( Nisard, Paris, 1864 ). |
... Porté
au consulat, César propose une loi agraire qu'il fait passer après une
lutte fort vive et malgré l'opposition du sénat et de l'autre consul
M. Bibulus. ... |
Plutarch, Cat. Min. ( Ricard, Paris, 1883 ). |
31. Cependant
il s'éleva une vive dispute entre Lucullus et Pompée, sur les ordonnances
qu'ils avaient rendues dans le Pont ; chacun voulait que les siennes
prévalussent. Caton, qui vit l'injustice manifeste qu'on faisait à Lucullus
prit sa défense ; et Pompée, ayant succombé dans le sénat, proposa,
pour mettre le peuple dans son parti, de faire aux soldats une distribution
de terres. Caton s'opposa encore a cette loi, et la fit rejeter. Alors
Pompée s'unit à Clodius, le plus audacieux de tous les démagogues, et
forma avec César une liaison dont Caton fournit lui-même le prétexte.
César, qui arrivait de son gouvernement d'Espagne, voulait briguer en
même temps le consulat et solliciter le triomphe ; mais, arrêté
par une loi, qui obligeait les contondants aux charges d'être présents
pour les solliciter, et ceux qui aspiraient au triomphe, de rester hors
de la ville, il demandait au sénat de pouvoir briguer le consulat par
ses amis. La plupart des sénateurs penchaient à le lui accorder ;
mais Caton s'y opposa ; et, voyant que, pour faire plaisir à César,
on finirait par y consentir, il parla tout le reste du jour, et empêcha
le sénat de rien conclure. César donc, abandonnant le triomphe, entra
dans Rome, rechercha l'amitié de Pompée et poursuivit le consulat. A
peine il l'eut obtenu, qu'il donna sa fille Julie en mariage à Pompée ;
et tous deux ayant formé une ligue contre la république, l'un proposa
des lois pour distribuer des terres aux citoyens pauvres, et l'autre
se présenta pour appuyer ces lois. Lucullus et Cicéron, s'étant joints
à Bibulus, l'autre consul, en arrêtaient la promulgation ; Caton
de son côté y opposait une plus grande résistance, parce que l'alliance
de César et de Pompée lui était déjà suspecte : persuadé que leur
ligue n'avait aucun motif honnête, ce n'était pas, disait-il, la distribution
des terres qu'il redoutait, mais la récompense qu'en demanderaient ceux
qui par ces largesses flattaient et amorçaient le peuple. |
32. Le
sénat pensait comme lui, et plusieurs autres citoyens honnêtes, indignés
de l'étrange conduite de César, se joignirent à Caton ; ils voyaient
que les propositions faites par les plus insolents et les plus séditieux
des tribuns, dans la vue de plaire au peuple, César les appuyait de
tout le pouvoir consulaire et s'insinuait ainsi, avec autant de honte
que de bassesse, dans les bonnes grâces de la multitude. César donc
et Pompée, redoutant de si puissants adversaires, eurent recours à la
force ; et d'abord ils firent insulter le consul Bibulus :
lorsqu'il se rendait à la place publique, on lui jeta un panier de fumier
sur la tête ; ensuite la populace, s'étant jetée sur ses licteurs,
mit leurs faisceaux en pièces ; on fit pleuvoir enfin dans la place
une grêle de pierres et de traits, qui blessèrent plusieurs personnes
et obligèrent tous les autres de prendre la fuite. Caton se retira le
dernier ; il marchait lentement, tournait souvent la tête et maudissait
de pareils citoyens. César et Pompée, non contents d'avoir fait passer
la loi, y ajoutèrent que le sénat la confirmerait ; qu'il jurerait
de la maintenir et de la défendre, malgré les oppositions qu'on pourrait
y former, si l'on voulait s'y opposer. Ils décernaient en même temps
de très grandes peines contre ceux qui refuseraient le serment. Ils
jurèrent tous par nécessité, se souvenant de ce qui était arrivé à l'ancien
Métellus, qui, n'ayant pas voulu faire le serment pour une loi semblable,
fut banni de l'Italie, sans que le peuple fit rien pour l'empêcher.
La femme et les sœurs de Caton, les larmes aux yeux, le conjuraient
de céder et de prêter le serment qu'on exigeait ; ses parents et
ses amis lui faisaient aussi les plus vives instances ; mais ce
fut surtout l'orateur Cicéron qui, par ses insinuations et ses conseils,
le persuada de jurer : il lui représenta qu'il n'était peut-être
pas aussi conforme à la justice qu'il le croyait de s'opposer seul à
ce qui avait été généralement résolu ; mais que de s'exposer à
un péril évident pour changer ce qui était déjà fait et tenter une chose
impossible, ce serait une folie, ou plutôt une fureur, « Le dernier
des maux, ajouta Cicéron, est d'abandonner, de livrer à la discrétion
d'hommes pervers, une ville pour laquelle vous avez tout fait, et de
laisser croire par là que vous êtes bien aise de n'avoir plus de combats
à soutenir pour sa défense. Si Caton n'a pas besoin de Rome, Rome a
besoin de Caton ; tous ses amis en ont besoin ; moi le premier,
qui suis en butte aux traits de Clodius et qui le voit marcher ouvertement
contre moi, armé de toute la puissance de son tribunat. » Caton,
dit-on, amolli par ces discours et par les prières dont on les appuyait,
soit chez lui, soit sur la place publique, se laissa forcer avec bien
de la peine à aller faire ce serment ; et, à l'exception de Favonius,
un de ses intimes amis, il s'y présenta le dernier. |
Plutarch, Caes., 14 ( Ricard, Paris, 1883 ). |
2. ... Il
(César) était à peine entré en exercice
de sa charge, qu'il publia des lois dignes, non d'un consul, mais du
tribun le plus audacieux. Il proposa, par le seul motif de plaire au
peuple, des partages de terres et des distributions de blé. 3. Les
premiers et les plus honnêtes d'entre les sénateurs s'élevèrent
contre ces lois ; et César, qui depuis longtemps ne cherchait
qu'un prétexte pour se déclarer, protesta hautement qu'on
le poussait malgré lui vers le peuple ; que l'injustice
et la dureté du sénat le mettaient dans la nécessité
de faire la cour à la multitude, et sur-le-champ il se rendit
à l'assemblée du peuple. 4. Là,
ayant à ses côtés Crassus et Pompée, il leur
demanda à haute voix s'ils approuvaient les lois qu'il venait
de proposer. Sur leur réponse affirmative, il les exhorta à
le soutenir contre ceux qui, pour les lui faire retirer, le menaçaient
de leurs poignards. 5. Ils le lui promirent
tous deux ; et Pompée ajouta qu'il opposerait à ces
poignards l'épée et le bouclier. 6. Cette
parole déplut aux sénateurs et aux nobles, qui la trouvèrent
peu convenable à sa dignité personnelle, aux égards
qu'il devait au sénat, et digne tout au plus d'un jeune homme
emporté ; mais elle le rendit très agréable
au peuple. 7. César, qui voulait
s'assurer de plus en plus la puissance de Pompée, lui donna en
mariage sa fille Julia, déjà fiancée à Servilius
Cépion, auquel il promit la fille de Pompée, qui elle-même
n'était pas libre, ayant été déjà
promise à Faustus, fils de Sylla. 8. Peu
de temps après, il épousa Calpurnie, fille de Pison, et
fit désigner celui-ci consul pour l'année suivante. Caton
ne cessait de se récrier, et de protester en plein sénat
contre l'impudence avec laquelle on prostituait ainsi l'empire par des
mariages ; et, en trafiquant des femmes, on se donnait mutuellement
les gouvernements des provinces, les commandements des armées
et les premières charges de la république. 9. Bibulus,
le collègue de César, voyant l'inutilité des oppositions
qu'il faisait à ces lois, ayant même souvent couru le risque,
ainsi que Caton, d'être tué sur la place publique, passa
le reste de son consulat renfermé dans sa maison. 10. Pompée,
aussitôt après son mariage, ayant rempli la place d'hommes
armés, fit confirmer ces lois par le peuple, et décerner
à César, pour cinq ans, le gouvernement des deux Gaules
cisalpine et transalpine, auquel on ajoutait l'Illyrie, avec quatre
légions. ... |
Plutarch, Pomp. ( Ricard, Paris, 1883 ). |
47. ... César,
revenu de sa préture d'Espagne, avait formé une intrigue
politique qui lui acquit dans ce moment une grande faveur, et dans la
suite une puissance considérable, mais qui devint funeste à
Pompée et à Rome. Il demandait son premier consulat ;
et, sentant bien que tant que Crassus et Pompée seraient mal
ensemble il ne pourrait s'attacher à l'un sans avoir l'autre
pour ennemi, il travailla à les réconcilier : action
d'une sage politique sans doute ; mais faite par un mauvais motif,
et aussi adroite qu'insidieuse. Cette puissance, divisée entre
deux rivaux, conservait l'équilibre dans Rome, comme une cargaison
également distribuée le maintient dans un vaisseau :
mais dès qu'elle fut réunie, et qu'elle pesa tout entière
sur un seul point, elle devint si forte, que, n'ayant plus de contre-poids,
elle finit par renverser la république. On disait un jour, devant
Caton, que les différends qui survinrent dans la suite entre
César et Pompée avaient causé la ruine de la république :
« Vous vous trompez, leur dit-il, d'imputer ce malheur à
ces derniers événements ; ce n'est ni leur discorde,
ni leur inimitié, mais plutôt leur amitié et leur
union, qui ont été la première et la plus funeste
cause de nos calamités. » Ce fut, en effet, cette
liaison qui porta César au consulat ; et il l'eut à
peine obtenu, que, flattant la populace, les pauvres et les indigents,
il proposa des lois pour établir de nouvelles colonies, et faire
des partages de terres ; n'ayant pas honte d'avilir ainsi la dignité
de sa magistrature, et de faire dégénérer en un
vrai tribunat la puissance consulaire. Bibulus, son collègue,
s'opposait fortement à ces entreprises ; et Caton se préparait
à le soutenir de tout son pouvoir, lorsque César, amenant
Pompée à la tribune, lui demande à haute voix s'il
approuve ses lois. Sur sa réponse affirmative, il lui demande
encore : « Si quelqu'un veut s'opposer par la force
à leur autorisation, ne viendrez-vous pas auprès du peuple
pour le soutenir ? — J'y viendrai, répondit Pompée ;
et contre ceux qui nous menacent de l'épée, j'apporterai
l'épée et le bouclier. » Pompée n'avait
encore rien fait ni rien dit de si violent ; et ses amis disaient,
pour l'excuser, que cette parole lui était échappée
sans réflexion. Mais tout ce qu'il fit depuis ne prouva que trop
qu'il s'était entièrement livré aux volontés
de César. Car peu de temps après, contre l'attente de
tout le monde, il épousa Julie, fille de César, déjà
promise à Cépion, qui devait l'épouser bientôt ;
et pour calmer le ressentiment de celui-ci, il lui donna sa fille, dont
le mariage avec Faustus, fils de Sylla, était arrêté.
César épousa Calpurnie, fille de Pison. |
48. Dès
ce moment Pompée, remplissant la ville de soldats, s'empara des
affaires à force ouverte. Le consul Bibulus étant descendu
à la place publique avec Lucullus et Caton, les soldats se jetèrent
sur ce premier magistrat, et brisèrent ses faisceaux ; quelqu'un
même d'entre eux osa lui jeter sur la tête un panier plein
de fumier, et deux tribuns du peuple qui l'accompagnaient furent blessés.
Par ces violences, ils chassèrent de la place publique tous ceux
qui voulurent leur résister, et ils firent passer la loi qui
ordonnait un partage de terres. Le peuple, séduit par cet appât,
se laissa conduire à leur gré, et, ne songeant pas même
à faire la moindre opposition, il donna son suffrage sans rien
dire. ... |
Suetonius, Diu. Iul., 20 ( Nisard, Paris, 1855 ). |
... Il
(César) promulgua une loi agraire ; et, comme son collègue
s'y opposait, il le chassa du forum par les armes. Le lendemain, celui-ci
porta ses plaintes au sénat ; mais il ne se trouva personne
qui osât faire un rapport sur cette violence, ou proposer de ces
résolutions vigoureuses qu'on avait si souvent prises dans de
moindres désordres. Bibulus, au désespoir, se retira chez
lui, où il se tint caché tout le temps de son consulat,
ne manifestant plus son opposition que par la voie des édits. ... |
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