LOI GABINIA SUR LA PIRATERIE
  
( 67 av. J.-C. )
 

     
Cicero, leg. Man. ( Lesage, Paris, 1854 ).
  

 
15. (44) Croyez-vous qu'il y ait une contrée assez solitaire pour n'avoir pas entendu parler de ce jour où le peuple romain tout entier, couvrant le forum et remplissant tous les temples d'où l'on peut apercevoir cette tribune, désigna Pompée seul pour diriger cette guerre commune à toutes les nations ? Aussi, sans en dire davantage, sans chercher à vous prouver par des exemples étrangers quelle est à la guerre l'influence de la réputation, prenons chez ce même Pompée les exemples de tout ce qu'il y a de grand. Au jour où vous l'avez chargé de la guerre des pirates, on a vu, grâce à l'espoir que donnait le nom d'un seul homme, le prix des denrées, qui étaient extrêmement rares et chères, baisser tout à coup comme après une récolte extraordinaire et au sein d'une longue paix.
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17. (52) Que dit donc Q. Hortensius ? que, s'il faut tout mettre entre les mains d'un seul homme, Pompée est le plus digne d'être choisi, mais qu'il ne faut pas tout mettre entre les mains d'un seul homme. C'est là un langage usé et réfuté plus encore par les faits que par mes paroles. C'est vous aussi, Q. Hortensius, qui, avec votre admirable et féconde éloquence, avez prononcé en plein sénat contre Gabinius, citoyen courageux, un discours aussi solide que séduisant, quand il proposa une loi qui chargeait Pompée seul du commandement contre les pirates ; du haut de cette même tribune, vous avez aussi parlé longuement contre cette proposition. (53) Or, au nom des dieux, si, dans cette circonstance, votre autorité l'eut emporté aux yeux du peuple romain sur le salut de Rome et sur la vérité, aurions-nous encore aujourd'hui notre gloire et l'empire du monde ? Vous semblait-il que nous l'eussions, cet empire, quand les pirates s'emparaient des ambassadeurs, des préteurs, des questeurs du peuple romain ? quand les communications, tant privées que publiques, avec toutes nos provinces, étaient interrompues ? quand toutes les mers nous étaient si bien fermées que nous ne pouvions entreprendre aucun voyage, ni pour nous-mêmes, ni pour la république.
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19. (56) Dans cette circonstance, le peuple romain n'a point douté, Q. Hortensius, que vous n'eussiez de bonnes intentions en parlant ainsi, vous et tous ceux qui partageaient votre opinion ; mais, quand il s'agissait du salut commun, ce même peuple a mieux aimé prendre conseil de sa douleur que de se rendre à votre autorité. Ainsi une seule loi, un seul homme, une seule année, non seulement nous ont affranchis de tant de malheurs et de tant de honte, mais nous ont enfin fait paraître sur terre et sur mer comme les véritables maîtres de tous les peuples, de toutes les nations. (57) Aussi trouvé-je plus odieux encore l'affront fait, dirai-je à Gabinius ou à Pompée, ou, ce qui est plus exact encore, à tous les deux ? d'avoir refusé Gabinius pour lieutenant à Pompée qui le désire et le demande. Le général qui, pour une guerre de cette importance, demande un lieutenant de son choix, n'est-il pas digne de l'obtenir, quand tous les autres ont emmené avec eux des hommes de leur choix pour aller dépouiller nos alliés et piller nos provinces ? ou bien celui qui, par une loi, a assuré le salut et la dignité du peuple romain et de toutes les nations, doit-il être privé de partager la gloire du chef et de l'armée qui ont été choisis par ses conseils et à ses risques ? (58) Eh quoi ! C. Falcidius, Q. Métellus, Q. Célius Latiniensis, Cn. Lentulus, que je cite tous avec respect, ont bien pu, après avoir été tribuns du peuple, devenir lieutenants l'année suivante ; et l'on n'affiche de tels scrupules qu'à propos de Gabinius, qui, dans une guerre entreprise d'après la loi Gabinia, avec un général et une armée qu'il a obtenus de vous, devrait être préféré à tout autre ? J'espère bien que les consuls soumettront cette affaire au sénat ; s'ils hésitent ou qu'ils ne le fassent qu'avec peine, je déclare que je ferai moi-même une proposition. Et nul ne saurait m'empêcher, Romains, par un édit inique, de défendre, avec votre aide, vos droits et votre bienfait ; je ne reculerai que devant l'opposition des tribuns ; et, quant à cette opposition, ceux mêmes qui nous en menacent examineront plus d'une fois jusqu'où vont leurs droits. Suivant moi, Romains, A. Gabinius, auteur de la guerre navale et des succès qui l'ont suivie, est le seul homme qu'on puisse adjoindre à Cn. Pompée, puisque l'un de ces deux personnages a obtenu de vous que cette guerre fût confiée à un seul général, et que l'autre, après l'avoir entreprise, l'a menée à fin.
20. (59) Il me reste à parler de l'autorité et de l'opinion de Q. Catulus. Quand il vous disait : Si vous mettez tous les pouvoirs aux mains de Pompée et qu'il lui arrive quelque malheur, en qui placerez-vous votre confiance ? il a recueilli un fruit bien glorieux de sa valeur et de son mérite ; car vous lui avez répondu tous à peu près d'une voix : "C'est sur vous, Catulus, que nous compterons." C'est, en effet, un illustre citoyen, et il n'est point d'affaire si grave, si difficile, qu'il ne puisse diriger par sa prudence, soutenir par son intégrité et mener à fin par sa valeur. Mais je suis loin de partager cette fois son sentiment ; plus l'existence de l'homme est courte et incertaine, plus la république, tant que les dieux le permettent, doit jouir de la vie et du mérite d'un homme supérieur.
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23. (67) Pensez-vous qu'il y ait une ville amie qui soit restée opulente, ou une ville opulente que ces hommes regardent comme amie ? Les provinces maritimes, Romains, ont demandé Pompée, non-seulement à cause de sa gloire militaire, mais aussi à cause de sa modération. Elles voyaient, en effet, que ce n'était pas le peuple romain qui s'enrichissait, chaque année, du produit des tributs, mais seulement quelques hommes, et que ce que nous appelons nos flottes ne nous sert qu'à nous faire essuyer de nouvelles pertes et de plus honteux affronts. Ceux qui ne veulent pas qu'on défère tous les pouvoirs à un seul ne savent donc pas avec quelle avidité, au moyen de quels engagements ruineux, à quelles conditions ces généraux partent pour les provinces ? Eh ! ne voyons-nous pas que Pompée est aussi grand par les vices des autres que par ses propres vertus ?
 

     
Dion Cassius, XXXVI ( Gros, Paris, 1845-70 ).
  

 
Aulus Gabinius propose de charger Pompée de la guerre contre les pirates, avec des pouvoirs extraordinaires
21. La puissance des pirates avait grandi à un tel point, que la guerre contre eux était terrible, continue ; qu'elle ne pouvait être évitée par aucune précaution, ni terminée par des traités. Les Romains n'entendirent pas seulement parler de leurs brigandages : ils en furent même les témoins (car les divers objets qu'ils tiraient du dehors n'étaient plus importés, et l'arrivage du blé était complètement interrompu) ; toutefois ils ne s'en préoccupèrent pas assez, lorsqu'ils l'auraient dû : ils envoyèrent bien contre les pirates des vaisseaux et des généraux, lorsque quelque nouvelle inquiétante venait les émouvoir ; mais ces mesures ne produisirent aucun bon résultat et n'aboutirent même qu'à rendre les alliés beaucoup plus malheureux ; jusqu'au moment où ils furent réduits eux-mêmes à la situation la plus critique. Alors ils s'assemblèrent et délibérèrent, pendant plusieurs jours, sur le parti qu'ils devaient prendre. Pressés par de continuels dangers, voyant qu'ils auraient à soutenir une lutte redoutable et compliquée, persuadés qu'il était également impossible de combattre les pirates tous à la fois, ou séparés les uns des autres (car ils se secouraient mutuellement et on ne pouvait les attaquer partout en même temps), les Romains ne savaient à quoi se résoudre et désespéraient d'obtenir quelque succès ; lorsqu'un tribun du peuple, Aulus Gabinius (soit à l'instigation de Pompée, soit pour lui complaire ; car c'était un très mauvais citoyen, nullement inspiré par l'amour du bien public), proposa de confier la guerre contre tous les pirates à un seul général, revêtu d'un pouvoir absolu, choisi parmi les consulaires, investi du commanderaient pour trois ans, et qui aurait sous ses ordres des forces très considérables et plusieurs lieutenants. Il ne désigna point formellement Pompée ; mais il était évident que le peuple le choisirait, aussitôt qu'il aurait entendu faire une proposition de ce genre.
  
22.
 C'est ce qui arriva : la rogation de Gabinius fut approuvée, et à l'instant toute l'assemblée pencha pour Pompée ; à l'exception des sénateurs, qui auraient mieux aimé souffrir les plus grands maux de la part des pirates que de lui donner un tel pouvoir : peu s'en fallut même qu'ils ne missent le tribun à mort dans leur palais. Il s'échappa de leurs mains ; mais à peine la multitude eut-elle connu le vote des sénateurs, qu'il s'éleva un violent tumulte. Elle envahit le lieu où ils siégeaient, et elle les eût massacrés, s'ils ne s'étaient retirés. Ils se dispersèrent et se cachèrent, à l'exception de Caïus Pison (car ces événements se passèrent pendant qu'il était consul avec Acilius) : il fut arrêté, et il aurait payé de sa mort l'opposition de tous ses collègues, si Gabinius n'avait obtenu sa grâce. Dès lors, les grands personnellement se tinrent tranquilles, trop heureux de conserver la vie ; mais ils persuadèrent à neuf des tribuns du peuple de se déclarer contre Gabinius. Par crainte de la multitude, ces tribuns ne firent aucune opposition, excepté Lucius Trébellius et Lucius Roscius, qui osèrent prendre parti contre lui ; mais ils ne purent rien dire, ni rien faire de ce qu'ils avaient promis. Le jour où la proposition de Gabinius devait être convertie en loi étant arrivé, voici ce qui se passa : Pompée désirait vivement le commandement ; cependant, croyant déjà, tant à cause de son ambition qu'à cause de la faveur dont il jouissait auprès de la multitude, qu'il n'y aurait aucun honneur pour lui à l'obtenir ; mais un déshonneur véritable à ne pas en être chargé, et connaissant l'opposition des grands, il voulut paraître céder à la nécessité. Il était d'ailleurs dans son caractère de témoigner très peu d'empressement pour ce qu'il ambitionnait, et il affecta d'autant plus d'agir alors ainsi, qu'en recherchant le commandement il aurait excité l'envie ; tandis qu'il serait glorieux pour lui d'être choisi, contre son gré ; uniquement parce qu'il était le général le plus capable.
Discours de Pompée sur la proposition de Gabinius
23. Il s'avança au milieu de l'assemblée et parla ainsi : "Je suis heureux de la dignité que vous me décernez, Romains ; car il est naturel à tous les hommes de s'enorgueillir des bienfaits qu’ils reçoivent de leurs concitoyens. Pour moi, souvent comblé d'honneurs par vous, je ne puis assez me réjouir du témoignage d'estime que vous m'accordez aujourd'hui. Mais je ne pense pas que vous deviez vous montrer ainsi d'une bienveillance inépuisable envers moi, ni que je puisse être revêtu sans cesse de quelque commanderaient ; car j'ai eu des fatigues à endurer dès mon enfance, et il est juste que vos faveurs se portent sur les autres. Ne vous rappelez-vous point combien de maux j'ai supportés pendant la guerre contre Cinna, quoique je fusse dans la première jeunesse ? combien j'ai eu à souffrir en Sicile et en Afrique, quoiqu'à la rigueur je ne fusse pas encore au nombre des éphèbes ? combien de dangers j'ai courus en Espagne, avant d'être en âge de siéger dans le sénat ? Certes, je ne vous accuse pas d'avoir payé tous ces services par l’ingratitude, il s'en faut bien. Et en effet, outre tant de récompenses éclatantes dont vous m'avez jugé digne, le commandement que vous m'avez confié contre Sertorius, lorsque personne ne voulait ni ne pouvait l'accepter ; le triomphe que vous m'avez accordé pour cette expédition, quoique les lois s'y opposassent ; tout cela m'a couvert de gloire. Mais les soins et les dangers qui ont pesé sur moi, ont épuisé mon corps et affaissé mon âme. Et n'allez pas considérer que je suis jeune encore, ne calculez pas que j'ai tel ou tel âge ; car si vous comptez combien j'ai fait de campagnes, combien de dangers j'ai affrontés, vous en trouverez beaucoup plus que d'années dans ma vie ; et par là vous reconnaîtrez mieux encore que je ne puis désormais supporter ni les fatigues ni les soucis.
  
24. D'ailleurs, alors même qu'on a la force de les endurer, le commandement, vous le voyez, attire l'envie et la haine. Sans doute vous les méprisez et vous ne pourriez honorablement vous en inquiéter ; mais elles seraient pour moi un accablant fardeau. Je l'avoue, la guerre et ses dangers n'ont rien qui m'effraye, rien qui m'afflige autant que l’envie et la haine. Et quel homme sensé peut se trouver heureux, s'il est entouré de jaloux ? Qui peut se consacrer aux affaires publiques, avec la certitude d'être traduit en justice, sil échoue ; ou d'être exposé à l'envie, s'il réussit ? Pour ces raisons et pour beaucoup d'autres, permettez-moi de vivre en repos et de m'occuper de mes affaires privées ; afin que je puisse enfin veiller aux intérêts de ma famille, et que je ne m'éteigne pas consumé de fatigues ! Chargez un autre général de la guerre contre les pirates : il en est plusieurs, plus jeunes ou plus âgés que moi, tous désireux et capables de commander votre flotte : dans ce grand nombre vous pourrez facilement choisir. Je ne suis pas le seul qui vous aime, le seul qui ait l'expérience de la guerre. Un tel et un tel sont aussi dévoués, aussi habiles que moi ; mais je craindrais de paraître vouloir leur complaire, en les appelant par leur nom."
Réponse de Gabinius au discours de Pompée
25. Après ce discours, Gabinius prit la parole et dit : "Romains, ici encore Pompée se montre digne de lui, en ne courant pas après le commandement, en ne s'empressant point de l'accepter lorsqu'il lui est déféré. Il ne convient jamais à l'homme de bien de rechercher le pouvoir avec ardeur, ni de se jeter volontairement dans des entreprises difficiles ; et quand il s'agit, comme aujourd'hui, d'une tâche très importante, il ne doit l'accepter qu'après de mûres réflexions, afin de s'en acquitter sans faire de faux pas et sans se démentir. La témérité, qui promet tout, dégénère dans l'action en une précipitation qui n'attend pas le moment propice et conduit souvent à des fautes. Au contraire, la circonspection, mise en pratique dès le début, reste la même dans l'exécution et profite à tous. Quant à vous, votre devoir est d'adopter non ce qui plaît à Pompée, mais ce qui est utile à l'État ; car ce n'est pas à ceux qui briguent le commandement que vous devez le confier ; mais bien aux hommes les plus capables. Les premiers abondent, tandis que vous ne trouverez que Pompée qui le mérite. Souvenez-vous de tous les maux que nous avons soufferts pendant la guerre contre Sertorius, parce que nous n'avions point de général ; souvenez-vous que parmi les citoyens, plus jeunes ou plus vieux, Pompée seul nous parut digne de la diriger. Alors, il n'avait pas l'âge voulu par les lois, il ne siégeait pas encore dans le sénat ; cependant nous l'envoyâmes à la place des deux consuls. Certes je voudrais que vous eussiez un grand nombre d'hommes éminents ; et s'il y avait des voeux à faire pour cela, je le souhaiterais. Mais ici les voeux sont impuissants et on ne peut compter sur le hasard : pour être propre à commander, il faut avoir reçu de la nature certaines dispositions particulières, posséder les connaissances nécessaires, s'être livré aux exercices convenables et, par-dessus tout, avoir la fortune favorable. Or, tous ces avantages sont bien rarement réunis dans un seul homme, et vous devez, quand vous eu avez trouvé un qui les possède, montrer tous pour lui un dévouement unanime et profiter de ses services, même malgré lui. Une semblable violence est très honorable pour celui qui l'exerce et pour celui qui en est l'objet : elle sauve l'un et met l'autre à même de sauver ses concitoyens, pour lesquels un homme de bien, un ami de son pays doit être prêt à sacrifier son corps et son âme.
  
26. Pensez-vous que ce même Pompée qui, dans sa jeunesse, porta les armes, commanda des armées, augmenta notre puissance, sauva nos alliés et fit des conquêtes sur nos ennemis, ne pourrait plus vous être très utile, aujourd'hui qu'il est dans toute sa force et qu'il a atteint cet âge où l'homme est supérieur à lui-même ; aujourd'hui qu'il possède la plus grande expérience de la guerre ? Celui que vous choisîtes pour général lorsqu'il était dans l'adolescence, le repousserez-vous maintenant qu'il est homme ? Celui que vous chargeâtes des guerres les plus importantes quand il était encore simple chevalier, ne vous paraîtra-t-il pas digne de votre confiance pour cette expédition maintenant qu'il est sénateur ? Avant de l'avoir efficacement éprouvé, vous le recherchâtes comme votre seul appui dans les dangers qui vous pressaient ; et maintenant que vous le connaissez à fond, vous ne vous confieriez pas à lui dans une situation non moins critique. Alors qu'il n'avait pas le droit d'exercer le commandement, vous le nommâtes général contre Sertorius, et vous ne l'enverriez pas combattre contre les pirates, après qu'il a été consul ? Citoyens, que votre choix ne se porte pas sur un autre ; et. toi, Pompée, écoute-moi, écoute la patrie. C'est elle qui t'a donné le jour, c’est elle qui t'a nourri : tu dois être esclave de ses intérêts et ne reculer, pour les soutenir, devant aucune fatigue, devant aucun danger. Fallût-il même mourir, loin d'attendre l'heure marquée par le destin, tu devrais à l'instant courir au-devant du trépas.
  
27. Je parais ridicule sans doute en donnant ces conseils à l'homme qui, dans tant de guerres importantes, a déployé son courage et son dévouement pour la patrie. Cède donc à mes instances et à celtes de tes concitoyens, Pompée. Si quelques hommes te portent envie, ne crains rien : que ce soit même pour toi un nouveau motif de montrer plus de zèle. L'affection du peuple et les avantages que tu procureras à la République doivent te rendre insensible à l’envie ; et si tu as à coeur de chagriner tes ennemis, dans cette vue même accepte le commandement. Ils s'affligeront lorsque, malgré eux, tu auras commandé et tu te seras couvert de gloire. Enfin, tu mettras à tes exploits passés un couronnement digne de toi, en nous affranchissant de maux nombreux et terribles."
Opposition de Trebellius; Catulus prend la parole
28. A peine Gabinius eut-il cessé de parler, que Trébellius essaya de le réfuter ; mais n'ayant pu obtenir la parole, il empêcha les tribus d'aller aux voix. Gabinius indigné ajourna le vote concernant Pompée ; mais il en proposa un autre contre Trebellius lui-même. Les dix-sept tribus qui votèrent les premières, déclarèrent qu’il agissait illégalement et qu'il ne devait pas conserver la puissance tribunitienne. Déjà la dix-huitième allait en faire autant, et Trebellius eut encore beaucoup de peine à se taire. Voyant ce qui se passait, Roscius n'osa prendre la parole ; mais, levant la main, il demanda par un signe qu'on élût deux généraux, afin de diminuer, au moins de cette manière, la puissance de Pompée. Pendant qu'il gesticulait ainsi, la multitude poussa un cri si terrible et si menaçant qu’un corbeau, qui volait au dessus du lieu où elle était assemblée, en fut effrayé et tomba, comme s'il eût été frappé de la foudre : après cet incident, Roscius contint non seulement sa langue, mais encore sa main. Catulus avait jusqu'alors gardé le silence : Gabinius l'engagea à dire quelques mots, persuadé que Catulus, qui était le chef du sénat, entraînerait ses collègues à voter comme les amis de Pompée. Gabinius espérait d'ailleurs qu'éclairé par ce qui était arrivé aux tribuns, il approuverait sa proposition. La parole fut accordée à Catulus, à cause du respect et de la considération dont l'entourait la multitude, qui avait toujours reconnu dans ses discours et dans ses actes un ami du peuple. Il s'exprima ainsi :
Discours de Catulus contre la proposition de Gabinius
29. "Romains, vous connaissez tous mon dévouement sans bornes pour vous : puisqu'il en est ainsi, mon devoir est de dire librement et sans détour tout ce que je sais être utile à la patrie. Le vôtre est d'écouter mes paroles avec calme, et de prendre ensuite votre résolution. Si vous excitez du tumulte, vous n'emporterez d'ici aucun avis salutaire ; tandis que vous auriez pu recevoir de bons conseils. Au contraire, en me prêtant une oreille attentive, vous arriverez infailliblement à une détermination conforme à vos intérêts. D'abord, et c’est sur ce point que j'insiste le plus, vous ne devez confier à aucun homme de si grands pouvoirs, sans interruption : les lois s’y opposent, et l'expérience a prouvé qu'il n'est rien de plus dangereux. Ce qui rendit Marius si redoutable, c'est uniquement, pour ainsi parler, qu'en très peu de temps vous l'aviez chargé des guerres les plus importantes et revêtu six fois du consulat en quelques années. Ce qui fit Sylla si puissant, c'est que durant tant d'années consécutives il commanda les armées et fut ensuite dictateur, puis consul ; car il n'est pas dans notre nature qu'un jeune homme, ni même qu'un vieillard, qui ont longtemps eu le pouvoir dans les mains, se soumettent volontiers aux lois de leur pays.

30. Si je tiens ce langage, ce n'est pas que j'aie quelque reproche à faire à Pompée ; c'est parce qu'il ne vous serait pas avantageux de lui déférer un semblable commandement : les lois d'ailleurs ne le permettent point. Et en effet, si le commandement est un honneur pour les citoyens que vous en jugez dignes, tous ceux qui ont droit d'y prétendre doivent l'obtenir (c'est en cela que la démocratie consiste) : s'il expose aux fatigues, tous les citoyens doivent les partager (c'est ce qui constitue l'égalité). De plus, si vous agissez comme je vous le conseille, un grand nombre de citoyens s'exerceront au maniement des affaires publiques, et il vous sera facile, par l'expérience, de choisir les plus capables, quels que soient les besoins de l'État. Au contraire, la manière dont vous procédez a pour conséquence inévitable de rendre fort rares les hommes convenablement préparés aux affaires publiques et dignes de les diriger. Si vous avez manqué d'un général pour la guerre contre Sertorius, c'est surtout parce que, pendant les années qui l'avaient précédée, vous aviez longtemps laissé le commandement dans les mêmes mains. Ainsi, quoique Pompée mérite, à tous égards, d'être chargé de l'expédition contre les pirates, par cela même que ce choix serait condamné par les lois et par l'expérience, il ne doit avoir ni votre approbation ni la sienne.

31. Voilà ce que j'avais d'abord à dire et à signaler particulièrement à votre attention. J'ajoute que, lorsque des consuls, des préteurs, des proconsuls et des propréteurs n'obtiennent les magistratures civiles et le commandement des armées que d'après les prescriptions des lois, il n'est ni honorable ni utile pour vous de les violer, pour créer je ne sais quelle magistrature nouvelle. A quoi bon élire des magistrats annuels, si vous ne vous en servez pas, lorsque les circonstances l'exigent ? Certes, ce n'est pas pour qu'ils se promènent avec la toge bordée de pourpre, ni pour que revêtus du titre de leur charge, ils soient privés de l'autorité qu'elle confère. Et comment ne serez-vous pas en butte à la haine de ces hommes et de tous ceux qui aspirent à prendre part au gouvernement de l'État, si vous abolissez les magistratures établies dans notre pays ; si vous ne laissez rien à faire à ceux que vous avez élus conformément aux lois, pour décerner à un simple citoyen un commandement extraordinaire et tel qu'il n'a jamais existé.

32. S'il est nécessaire de créer un magistrat en dehors des magistrats annuels, nous en avons un exemple ancien ; je veux parler du dictateur, mais ce dictateur, avec l'autorité dont il était revêtu, nos pères ne l'établirent jamais pour toutes les affaires indistinctement, ni pour plus de six mois. Si vous avez besoin d'un magistrat extraordinaire, vous pouvez donc, sans enfreindre les lois et sans vous montrer peu soucieux des intérêts de la république, nommer un dictateur, que ce soit Pompée ou tout autre citoyen ; pourvu que son autorité ne s'étende pas au delà du terme légal, ni hors de l'Italie. Vous n'ignorez pas avec quel respect nos pères observèrent cette règle, et vous ne trouverez pas de dictateur élu à d'autres conditions, excepté un seul : je veux parler de celui qui fut envoyé en Sicile et qui ne fit rien. Du reste, l'Italie n'a pas besoin d'un tel magistrat, et vous ne supporteriez point, je ne dis pas l'autorité, mais le nom d'un dictateur : j'en ai pour garant votre indignation contre Sylla. Comment pourriez-vous, sans imprudence, créer aujourd'hui un pouvoir qui durerait trois ans, qui s'étendrait, pour ainsi dire, sur tout dans l'Italie et hors de l'Italie ? Les malheurs qu'une pareille autorité attire sur les États, les troubles qu'excitèrent souvent au milieu de nous les hommes dévorés de la soif de dominer au mépris des lois, les maux qu'ils appelèrent sur eux-mêmes, vous les connaissez tous également.

33. Je n'ajouterai donc rien à ce sujet. Qui ne sait, en effet, qu'il n'est ni honorable ni avantageux que toutes les affaires soient dans les mains d'un seul homme, ni qu'un seul homme, eût-il un mérite éminent, soit l'arbitre de la fortune de tous ? Les grands honneurs, un pouvoir excessif enorgueillissent et corrompent même les coeurs les plus vertueux. Il est d'ailleurs une chose qu'à mon avis vous ne devez point perdre de vue, c'est qu'il n'est pas possible qu'un seul homme commande sur toute la mer et dirige convenablement cette guerre ; car, si vous voulez faire ce que les circonstances exigent, vous devez combattre les pirates sur tous les points à la fois, afin qu'ils ne paissent se réunir, ni se ménager un refuge auprès de ceux qui ne sont pas engagés dans cette guerre ; de sorte qu'il sera très difficile alors de mettre la main sur eux. Un seul chef ne saurait y suffire en aucune façon. Comment pourrait-il, en effet, faire la guerre, le même jour, en Italie, en Cilicie, en Égypte, en Syrie, en Grèce, dans l'Ibérie, dans la mer Ionienne et dans les îles ? Vous devez donc consacrer à cette expédition un grand nombre de soldats et de généraux, si vous voulez en retirer quelque avantage.

34. On m'objectera peut-être que, si vous chargez un seul chef de cette guerre, il aura plusieurs lieutenants sur mer et sur terre. Comment ne serait-il pas plus juste et plus utile, dirai-je à mon tour, que ceux qui doivent y prendre part, sous ses veux, soient désignés par vous pour cette mission, et reçoivent de vous une autorité indépendante. Quel est donc l'obstacle qui s'y oppose ? Alors ils s'occuperont de la guerre avec plus de soin, par cela même que chacun aura sa tâche à remplir et ne pourra imputer à personne sa propre négligence. De là aussi une émulation plus active, parce que chacun aura une autorité absolue et recueillera lui-même la gloire de ses exploits. Au contraire, si vous nommez un chef unique, croyez-vous qu'un homme, soumis à un autre, déploiera la même ardeur ; qu'il exécutera tout ce qui lui sera ordonné, sans jamais chercher une excuse, alors que l'honneur de la victoire devra revenir non à lui, mais à un autre ? Non, il n'est pas possible qu’un seul général dirige en même temps toutes les opérations d'une si grande guerre : Gabinius lui-même l'a reconnu, en demandant que plusieurs aides soient donnés au chef qui doit être choisi par vos suffrages. Il reste à examiner s’ils devront avoir le titre de commandants, de lieutenants ou de chefs ; s'ils seront élus par tout le peuple et revêtus d'une autorité indépendante, ou nommés par Pompée seul et placés sous ses ordres. Mon opinion est, sous tous les rapports et même au point de vue des pirates, plus conforme aux lois : chacun de vous doit le reconnaître. Outre cette considération, vous voyez combien il est dangereux de détruire toutes les magistratures, à l'occasion de la guerre contre ces brigands, et de n'en laisser subsister aucune, pendant sa durée, ni en Italie, ni dans les contrées soumises à notre domination ***.
Pouvoirs confiés à Pompée ; il met fin aux brigandages des pirates
35. *** on lui confia pour trois ans le gouvernement de l'Italie avec l’autorité proconsulaire ; on lui donna en outre quinze lieutenants, et un décret lui permit de prendre tous les vaisseaux, tout l'argent, toutes les troupes qu'il voudrait. Le sénat sanctionna, malgré lui, ces mesures et celles qui partirent successivement réclamées par cette guerre ; surtout lorsque, Pison ayant refusé aux lieutenants de Pompée de lever des troupes dans son gouvernement de la Gaule Narbonnaise, le peuple fit éclater un vif mécontentement : il aurait même déposé Pison sur-le-champ, si Pompée n'avait pas intercédé eu sa faveur. Celui-ci, après avoir tout préparé comme l'exigeaient l'importance de cette expédition et la grandeur de ses vues, parcourut soit en personne, soit par ses lieutenants, toutes les mers qu'infestaient les pirates, et il en pacifia la plus grande partie, cette année même. Disposant d'une flotte considérable et de nombreux corps d'armée, rien ne put lui résister ni sur mer ni sur terre : en même temps il se montrait plein d'humanité pour ceux qui faisaient volontairement leur soumission. Par là il gagna un grand nombre de pirates qui, inférieurs en forces et témoins de sa bonté, se mettaient avec empressement à sa discrétion. Pompée s'occupait de leurs besoins, et, pour que la pauvreté ne, les entraînât pas à de nouveaux brigandages, il leur donnait toutes les terres qu'il voyait désertes et toutes les villes qui manquaient d'habitants. Plusieurs furent ainsi peuplées, entre autres celle qui prit le nom de Pompéiopolis - située sur les côtes de la Cilicie, elle s'appelait autrefois Soli et avait été ruinée par Tigrane.
 

     
Eutropius, VI, 13, ( Dubois, Paris, 1865 ).
  

 
L’an de Rome six cent quatre-vingt-dix, sous le consulat de D. Junius Silanus et de L. Murena, Metellus triompha de la Crète, et Pompée des pirates et de Mithridate. Jamais triomphe ne fut plus magnifique : devant le char de Pompée marchèrent les fils de Mithridate, le fils de Tigrane, et le roi des Juifs, Aristobule ; on porta devant le vainqueur des sommes considérables, des monceaux d’or et d’argent. Il n’y avait plus alors dans l’univers de guerre bien sérieuse.
 

     
Florus, III, 7 ( Pierrot, Paris, 1826 ).
  

 
     Pendant que le peuple romain était occupé dans les différentes parties du monde, les Ciliciens avaient envahi les mers. Supprimant tout trafic, brisant les traités qui unissent les hommes, ils avaient fermé les mers aussi bien que la tempête. Les troubles de l'Asie, agitée par la guerre de Mithridate, leur donnaient cette audace effrénée et criminelle. Profitant du désordre causé par une guerre étrangère, et de la haine qu'inspirait le roi ennemi, ils exerçaient impunément leurs brigandages.
   Tout d'abord, conduits par Isidore, ils se contentèrent des mers voisines ; puis ils étendirent leur piraterie entre la Crète et Cyrène, l'Achaïe et le golfe de Malée, qu'ils appelaient le golfe d'Or à cause du butin qu'ils y faisaient. On envoya contre eux Publius Servilius, dont les lourds vaisseaux de guerre réussirent à disperser leurs légers et rapides brigantins ; mais ce fut une sanglante victoire. Non content de les avoir chassés de la mer, il détruisit les plus fortes de leurs villes, où ils entassaient depuis longtemps leur butin, Phasélis, Olympe, Isaure même, la forteresse de la Cilicie. Le sentiment des grandes difficultés qu'il avait dû surmonter lui rendit particulièrement cher le surnom d'Isaurique. Cependant ces nombreuses défaites ne domptèrent pas les pirates, qui ne purent se résoudre à vivre sur le continent. Mais semblables à certains animaux auxquels leur double nature permet d'habiter l'eau et la terre, à peine l'ennemi s'était-il retiré, qu'ils ne voulurent plus rester sur la terre ferme et, s'élançant à nouveau sur l'eau, leur élément, ils poussèrent leur course encore plus loin qu'auparavant et cherchèrent par leur arrivée soudaine à jeter l'épouvante sur les côtes de la Sicile et même de la Campanie.
   C'est alors qu'on jugea qu'il appartenait à Pompée de vaincre les Ciliciens, et cette mission lui fut confiée comme un complément de la guerre contre Mithridate. Le fléau de la piraterie était dispersé sur toutes les mers. Voulant détruire les pirates d'un seul coup et pour toujours, il fit, avant de les attaquer, des préparatifs plus qu'humains. Ses vaisseaux et ceux des Rhodiens, nos alliés, formèrent une flotte immense, qui partagée entre un grand nombre de lieutenants et de préfets, s'empara des passages du Pont-Euxin et de l'Océan. Gellius fut chargé de la mer Tyrrhénienne, Plotius de celle de Sicile ; Atilius bloqua le golfe de Ligurie, Pommponius celui des Gaules, Torquatus la mer des Baléares, Tiberius Néron le détroit de Gadès, tout à l'entrée de notre mer ; Lentulus Marcellinus la mer de Libye, les jeunes Pompée celle d'Egypte, Terentius Varron l'Adriatique ; Métellus, la mer Egée, la mer Noire et la mer de Pamphylie ; Cépion, celle d'Asie ; Porcius Caton obstrua l'entrée de la Propontide avec ses vaisseaux et la ferma comme avec une porte. Ainsi par toute la mer, dans les ports, les golfes, les repaires, les retraites, les promontoires, les détroits, les péninsules, tout ce qu'il y avait de pirates fut enfermé et pris comme dans un filet.
     Quant à Pompée, il se tourna contre la Cilicie, l'origine et le foyer de la guerre. Les ennemis ne refusèrent point le combat ; ce n'est pas qu'ils pensaient nous vaincre, mais ils semblaient n'avoir eu cette audace que parce qu'ils étaient cernés. Ils se bornèrent cependant à soutenir le premier choc ; puis lorsqu'ils se virent assaillis de tous les côtés par les éperons de nos vaisseaux, ils jetèrent aussitôt leurs armes et leurs rames, et battant des mains tous ensemble en signe de supplication, ils demandèrent la vie sauve. Jamais nous ne remportâmes une victoire si peu sanglante, et jamais nation ne nous fut désormais plus fidèle. Ce résultat fut obtenu grâce à la rare sagesse de notre général, qui refoula ce peuple de marins loin de la vue de la mer et l'enchaîna, pour ainsi dire, aux champs du continent. Du même coup, il rendit l'usage de la mer aux vaisseaux, et à la terre ses habitants. Que faut-il le plus admirer dans cette victoire ? Sa rapidité ? Elle fut acquise en quarante jours. — Son bonheur ? Nous ne perdîmes pas un seul navire. — Ses résultats durables ? Il n'y eut plus désormais de pirates.
 

     
Livius, Per., XCIX ( Nisard, Paris, 1864 ).
  

 
... Une loi soumise au peuple donne commission à Pompée de poursuivre les pirates qui avaient intercepté les convois de blés. En quarante jours il en délivre complètement la mer ; puis il termine avec eux la guerre par la soumission de la Cilicie, et après les avoir reçus à merci, il leur donne des terres et des villes. ...
 

     
Plutarch, Pomp. ( Ricard, Paris, 1840 ).
  

 
25. Toute notre mer, infestée par ces pirates, était fermée à la navigation et au commerce. Ce motif, plus qu'aucun autre, détermina les Romains, qui, commençant à manquer de vivres, craignaient déjà la famine, à envoyer Pompée contre ces brigands, pour leur ôter l'empire de la mer. Gabinius, un de ses amis, en proposa le décret, qui non seulement conférait à Pompée le commandement de toutes les forces maritimes, mais qui lui donnait encore une autorité monarchique et une puissance absolue sur toutes les personnes, sans avoir à en rendre compte ; il lui attribuait aussi l'empire sur toute la mer, jusqu'aux colonnes d'Hercule, et sur toutes les côtes à la distance de quatre cents stades. Cet espace renfermait la plus grande partie des terres de la domination romaine, les nations les plus considérables et les rois les plus puissants. Il était autorisé enfin à choisir dans le sénat quinze lieutenants, qui rempliraient sous lui les fonctions qu'il voudrait leur assigner ; à prendre chez les questeurs et les receveurs des deniers publics tout l'argent qu'il voudrait ; à équiper une flotte de deux cents voiles, à lever tous les gens de guerre, tous les rameurs et tous les matelots dont il aurait besoin.

26. Ce décret, lu publiquement, fut ratifié par le peuple avec l'empressement le plus vif. Mais les premiers et les plus puissants d'entre les sénateurs jugèrent que cette puissance absolue et illimitée, si elle pouvait être au-dessus de l'envie, était faite au moins pour inspirer de la crainte ; ils s'opposèrent donc au décret, à l'exception de César, qui l'approuva, moins pour favoriser Pompée que pour s'insinuer de bonne heure dans les bonnes grâces du peuple et se ménager à lui-même sa faveur. Tous les autres s'élevèrent avec force contre Pompée ; et l'un des consuls lui ayant dit qu'en voulant suivre les traces de Romulus, il aurait la même fin que lui, il fut sur le point d'être mis en pièces par le peuple, qui le respectait, l'écouta dans le plus grand silence. Il fit d'abord un grand éloge de Pompée, sans laisser voir aucun sentiment d'envie ; il conseilla au peuple de le ménager, de ne pas exposer sans cesse aux périls de tant de guerres un si grand personnage. "Car enfin, leur dit-il, si vous venez à le perdre, quel autre général aurez-vous pour le remplacer ? - Vous-même," s'écria-t-on tout d'une voix. Catulus, voyant qu'il ne pouvait rien gagner sur le peuple, se retira. Roscius se présenta ensuite ; et personne n'ayant voulu l'écouter, il fit signe des doigts qu'il ne fallait pas nommer Pompée seul, mais lui donner un second. Le peuple, impatienté par ces difficultés, jeta de si grands cris, qu'un corbeau qui volait dans ce moment au-dessus de l'assemblée en fut étourdi et tomba au milieu de la foule : ce qui prouve que ce n'est pas la rupture et la séparation de l'air agité qui fait quelquefois tomber des oiseaux à terre ; cela vient de ce qu'ils sont frappés par ces clameurs qui, poussées avec force, excitent dans l'air une secousse violente et un tourbillon rapide. L'assemblée se sépara sans rien conclure ; mais le jour qu'on devait donner les suffrages Pompée s'en alla secrètement à la campagne ; et dès qu'il sut que le décret avait été confirmé il rentra de nuit dans Rome, pour éviter l'envie qu'aurait excitée l'empressement du peuple à aller à sa rencontre.

27. Le lendemain, à la pointe du jour, il sortit pour sacrifier aux dieux ; et le peuple s'étant assemblé, il obtint presque le double de ce que le décret lui accordait pour ses préparatifs de guerre. Il était autorisé à équiper cinq cents galères, à mettre sur pied cent vingt mille hommes d'infanterie et cinq mille chevaux. On choisit pour ses lieutenants vingt-quatre sénateurs, qui tous avaient commandé des armées, et on y ajouta deux questeurs. Le prix des denrées ayant baissé tout à coup, le peuple satisfait en prit occasion de dire que le nom seul de Pompée avait déjà terminé cette guerre. Pompée divisa d'abord toute la mer Méditerranée en treize régions ; il assigna à chaque division une escadre avec un commandant ; et, étendant ainsi de tous côtés ses forces navales, il enveloppa, comme dans des filets, tous les vaisseaux des corsaires, leur donna la chasse, et les fit conduire dans ses ports. Ceux qui, l'ayant prévenu, s'étaient hâtés de lui échapper en se séparant, avaient cherché une retraite en divers endroits de la Cilicie, comme des essaims d'abeilles dans leurs ruches : il se disposa à les poursuivre avec soixante de ses meilleurs vaisseaux ; mais il ne voulut partir qu'après avoir purgé la mer de Toscane et celles d'Afrique, de Sardaigne, de Corse et de Sicile, des brigands qui lui infestaient ; il le fit en quarante jours : il est vrai qu'il lui en coûta des peines infinies, et que ses lieutenants le secondèrent avec la plus grande ardeur.
 

 
Valerius Maximus, VIII, 15 ( Nisard, Paris, 1850).
 

 
9. Une acclamation du peuple romain éleva, pour ainsi dire, jusqu'aux astres Quinctius Catulus. Il était à la tribune et posait à l'assemblée cette question : « Si vous vous obstinez à vous reposer de tout sur le grand Pompée et qu'un malheur vienne tout à coup à vous l'enlever, en qui mettrez-vous votre espérance ? » — « En toi », s'écria unanimement l'auditoire. Quelle admirable énergie dans l'expression d'un jugement si honorable ! Formulé en deux syllabes, il mit Catulus au niveau du grand Pompée que décoraient tous les titres de gloire que je viens d'énumérer.
 

 
C. Velleius Paterculus, II, 31 ( Hainsselin & Watelet, Paris, 1932 ).
 

 
     31. Pompée avait attiré à lui les regards du monde entier et on jugeait qu'en toute chose il était plus qu'un citoyen. Pendant son consulat, il avait fait le serment, fort digne d'éloge, de n'accepter aucune province à sa sortie de charge, et il avait tenu parole. Deux ans après, comme les pirates terrorisaient le monde non plus par des actes de brigandage mais par une véritable guerre, non en de furtifs coups de main, mais avec des flottes entières, et comme ils avaient eu l'audace de piller quelques villes d'Italie, le tribun Aulus Gabinius proposa par une loi d'envoyer Cneius Pompée pour les écraser et de lui confier, jusqu'à une distance de cinquante milles dans l'intérieur de toutes les provinces maritimes, un pouvoir égal à celui des proconsuls. Ce sénatus-consulte mettait presque toute la terre sous le pouvoir d'un seul homme. Il est vrai que deux ans auparavant on avait donné un pouvoir semblable au préteur Marc Antoine, Mais de même qu'un citoyen peut nuire par l'exemple qu'il donne, de même il peut provoquer plus ou moins de jalousie. On avait volontiers confié à Antoine de semblables pouvoirs, car il est rare que l'on jalouse les honneurs de ceux dont on ne craint pas la puissance. On redoute au contraire de donner des pouvoirs extraordinaires à des hommes qui semblent devoir les déposer ou les conserver selon leur bon plaisir et qui ne connaissent de frein que leurs seuls désirs. Le parti aristocratique faisait opposition à la loi, mais l'entraînement général fut plus fort que les bons conseils.     32. La modération de Quintus Catulus et aussi le prestige dont il jouissait méritent d'être rappelés ici. Combattant le projet de loi dans l'assemblée, il dit que Cneius Pompée était assurément un homme remarquable mais qu'il devenait déjà trop puissant pour un état libre, qu'on ne devait pas tout remettre entre les mains d'un seul homme et il ajoutait : "S'il lui arrive quelque malheur, qui mettrez-vous à sa place ? "Toi, Quintus Catulus", s'écria alors toute l'assemblée. Vaincu par cette unanimité et par ce témoignage si honorable de ses concitoyens, il quitta l'assemblée. Nous devons admirer cet homme pour sa modestie et le peuple pour sa justice, celui-ci, parce qu'il n'insista pas plus longtemps, la foule, parce qu'elle ne voulut pas priver d'un juste témoignage un homme qui s'opposait à elle et combattait sa volonté.
A la même époque, sur l'initiative de Cotta, le pouvoir judiciaire que Caïus Gracchus avait arraché au Sénat pour le donner aux chevaliers et que Sylla avait enlevé à ceux-ci pour le rendre au Sénat, fut partagé également entre les deux ordres. Othon Roscius fit une loi qui rendit aux chevaliers leurs places dans le théâtre.
     Cneius Pompée de son côté, après s'être adjoint pour cette guerre beaucoup de personnages distingués, répartit des groupes de navires dans presque tous les endroits de la mer où les pirates trouvaient refuge et en peu de temps ses forces invincibles délivrèrent le monde. Après avoir vaincu les pirates à plusieurs reprises et en différentes régions, il les attaqua avec sa flotte du côté de la Cilicie, les mit en déroute et les dispersa. Pour achever plus vite une guerre qui s'était faite en tant de lieux, il rassembla ce qui restait de pirates, les installa dans des villes et les contraignit à demeurer dans une contrée éloignée de la mer. Certains critiquent cette décision mais si le nom de son auteur suffit pour la justifier, elle n'aurait pas moins fait la gloire de celui, quel qu'il soit qui l'aurait prise. En effet, en donnant à ces hommes la possibilité de vivre sans voler, il les détourna du brigandage.