DISCOURS DE L'EMPEREUR CLAUDE
     
CONCERNANT L'ATTRIBUTION DU « IUS HONORUM » AUX GAULOIS
   
( 48 apr. J.-C. )
 

 
Tacitus, Annales, XI ( Burnouf, Paris, 1859 ).
  

 
     23. Sous le consulat d'Aulus Vitellius et de L. Vipstanus, il fut question de compléter le sénat. Les principaux habitants de la Gaule chevelue, qui depuis longtemps avaient obtenu des traités et le titre de citoyens, désiraient avoir dans Rome le droit de parvenir aux honneurs. Cette demande excita de vives discussions et fut débattue avec chaleur devant le prince. On soutenait « que l'Italie n'était pas assez épuisée pour ne pouvoir fournir un sénat à sa capitale. Les seuls enfants de Rome, avec les peuples de son sang, y suffisaient jadis ; et certes on n'avait pas à rougir de l'ancienne république : on citait encore les prodiges de gloire et de vertu qui, sous ces moeurs antiques, avaient illustré le caractère romain. Était-ce donc peu que des Vénètes et des Insubriens eussent fait irruption dans le sénat ; et fallait-il y faire entrer en quelque sorte la captivité elle-même avec cette foule d'étrangers ? A quels honneurs pourraient désormais prétendre ce qui restait de nobles et les sénateurs pauvres du Latium ? Ils allaient tout envahir, ces riches dont les aïeuls et les bisaïeuls, à la tête des nations ennemies, avaient massacré nos légions, assiégé le grand César auprès d'Alise. Ces injures étaient récentes : que serait-ce si on se rappelait le Capitole et la citadelle presque renversés par les mains de ces mêmes Gaulois ? Qu'ils jouissent, après cela, du nom de citoyens ; mais les décorations sénatoriales, mais les ornements des magistratures, qu'ils ne fussent pas ainsi prostitués. »
     24. Le prince fut peu touché de ces raisons. Il y répondit sur-le-champ ; et, après avoir convoqué le sénat, il les combattit encore par ce discours : « Mes ancêtres, dont le plus ancien, Clausus, né parmi les Sabins, reçut tout à la fois et le droit de cité romaine et le titre de patricien, semblent m'exhorter à suivre la même politique en transportant ici tout ce qu'il y a d'illustre dans les autres pays. Je ne puis ignorer qu'Albe nous a donné les Jules, Camérie les Coruncanius, Tusculum les Porcius, et, sans remonter si haut, que l'Étrurie, la Lucanie, l'Italie entière, ont fourni des sénateurs. Enfin, en reculant jusqu'aux Alpes les bornes de cette contrée, ce ne sont plus seulement des hommes, mais des nations et de vastes territoires que Rome a voulu associer à son nom. La paix intérieure fut assurée, et notre puissance affermie au dehors, quand les peuples d'au delà du Pô firent partie de la cité, quand la distribution de nos légions dans tout l'univers eut servi de prétexte pour y admettre les meilleurs guerriers des provinces, et remédier ainsi à l'épuisement de l'empire. Est-on fâché que les Balbus soient venus d'Espagne, et d'autres familles non moins illustres, de la Gaule narbonnaise ? Leurs descendants sont parmi nous, et leur amour pour cette patrie ne le cède point au nôtre. Pourquoi Lacédémone et Athènes, si puissantes par les armes, ont-elles péri, si ce n'est pour avoir repoussé les vaincus comme des étrangers ? Honneur à la sagesse de Romulus notre fondateur, qui tant de fois vit ses voisins en un seul jour ennemis et citoyens ! Des étrangers ont régné sur nous. Des fils d'affranchis obtiennent les magistratures : et ce n'est point une innovation, comme on le croit faussement ; l'ancienne république en a vu de nombreux exemples. Nous avons combattu, dit-on, avec les Sénonais. Jamais sans doute les Èques et les Volsques ne rangèrent contre nous une armée en bataille ! Nous avons été pris par les Gaulois. Mais nous avons donné des otages aux Étrusques, et nous avons passé sous le joug des Samnites. Et cependant rappelons-nous toutes les guerres ; aucune ne fut plus promptement terminée que celle des Gaulois, et rien n'a depuis altéré la paix. Déjà les moeurs, les arts, les alliances, les confondent avec nous ; qu'ils nous apportent aussi leurs richesses, et leur or, plutôt que d'en jouir seuls. Pères conscrits, les plus anciennes institutions furent nouvelles autrefois. Le peuple fut admis aux magistratures après les patriciens, les Latins après le peuple, les autres nations d'Italie après les Latins. Notre décret vieillira comme le reste, et ce que nous justifions aujourd'hui par des exemples servira d'exemple à son tour. »
     25. Un sénatus-consulte fut rendu sur le discours du prince, et les Éduens reçurent les premiers le droit de siéger dans le sénat. Cette distinction fut accordée à l'ancienneté de leur alliance, et au nom de frères des Romains, qu'ils prennent seuls parmi tous les Gaulois.
 

 
Tacitus, Annales, XI ( Grimal, Paris, 1990 ).
  

 
     XXIII. — 1. Sous le consulat d'A. Vitellius et de L. Vipstanus, comme la question était posée de savoir comment compléter le sénat, et que les notables de la Gaule dite Chevelue, qui avaient, depuis longtemps, reçu des traités et la citoyenneté romaine, réclamaient le droit d'obtenir des magistratures dans la Ville, cela provoquait, sur ce sujet, beaucoup de bruits variés. 2. Des thèses opposées s'affrontaient devant le prince, les uns soutenant que l'Italie n'était pas si malade qu'elle ne pût fournir un sénat à sa Ville. Il y avait eu naguère assez d'Italiens sortis de peuples du même sang et on n'avait pas à rougir de l'ancien État. Bien plus, on gardait encore le souvenir des modèles de vaillance et de gloire que, grâce aux mœurs d'autrefois, le naturel romain avait produits. 3. Ne suffisait-il pas que des Vénètes et des Insubres aient fait irruption dans la curie, sans qu'on y fasse entrer une foule d'étrangers, comme une bande de prisonniers de guerre ? Quel honneur resterait-il à ce qui survivait de la noblesse ou à quelque habitant pauvre du Latium devenu sénateur ? 4. Ces riches rempliraient tout, eux dont les grands-pères ou les arrière-grands-pères, à la tête de nations ennemies, avaient taillé en pièces nos armées, assiégé le dieu César devant Alésia. Tels étaient les faits récents, mais que serait-ce si on rappelait le souvenir des hommes qui, au pied du Capitole et de la citadelle romaine, avaient été abattus par les mains des mêmes Gaulois ? Qu'ils jouissent, certes, du titre de citoyens ; mais que les insignes des Pères, les honneurs des magistratures ne soient pas donnés à n'importe qui !
     XXIV. — 1. Sans se laisser émouvoir par ces propos et d'autres semblables, le prince les réfuta sans attendre, puis, convoquant le sénat, il commença en ces termes : « Mes ancêtres, dont le plus ancien, Clausus, d'origine sabine, fut admis en même temps dans la cité romaine et parmi les familles patriciennes, m'exhortent à suivre la même politique dans la conduite des affaires publiques, et à faire venir parmi nous tous les éléments remarquables, où qu'ils se trouvent. 2. Je n'ignore pas, d'autre part, que les Julii sont venus d'Albe, les Coruncanii de Camerium, les Porcii de Tusculum et, sans aller chercher des exemples antiques, que des hommes originaires d'Étrurie, de Lucanie et généralement de l'Italie entière sont entrés au sénat, enfin que cette Italie elle-même a été étendue jusqu'aux Alpes de façon que non seulement des individus, chacun séparément, mais des territoires, des peuples entiers se fondent dans notre nation. 3. Alors, une paix profonde à l'intérieur ; et notre situation était brillante face à l'étranger lorsque les Transpadans reçurent le droit de cité, lorsque, gràce au spectacle de nos légions, installées dans tout l'univers, et en nous adjoignant ce que les provinces avaient de plus solide, on vint au secours de l'empire épuisé. Regrettons-nous que les Balbi soient venus d'Espagne, ou encore que des hommes remarquables soient venus de Gaule Narbonnaise ? Leurs descendants demeurent et leur amour pour notre patrie ne le cède en rien au nôtre. 4. Quelle autre cause amena la perte des Lacédémoniens et des Athéniens, qui, pourtant, possédaient une grande puissance militaire, sinon qu'ils refusaient d'admettre les vaincus, les considérant comme d'une autre race ? Mais notre fondateur, Romulus, témoigna d'une sagesse telle qu'il considéra la plupart des peuples, le même jour, comme des ennemis puis comme des citoyens. Des étrangers ont été rois chez nous ; appeler des fils d'affranchis à des magistratures n'est pas, comme beaucoup le croient à tort, chose récente, mais cela s'est souvent fait sous le régime précédent. 5. Certes, dira-t-on, mais nous avons combattu contre les Sénons ; apparemment, les Volsques et les Éques n'ont jamais rangé face à nous une armée en bataille ? Nous avons été pris par les Gaulois ; nous avons aussi donné des otages aux Étrusques et nous sommes passés sous le joug des Samnites. 6. Et pourtant, si l'on passe en revue toutes les guerres, on verra qu'il n'en est aucune qui ait été achevée en un temps plus bref que la guerre des Gaules. Après cela, ce fut une paix constante et loyale. Désormais, mêlés à nous par la façon de vivre, les arts, les alliances de famille, qu'ils nous apportent leur or et leurs richesses plutôt que de les garder pour eux ! 7. Tout, Pères conscrits, ce que l'on considère maintenant comme antique fut, en son temps, nouveau : des magistrats plébéiens après les magistrats patriciens, des magistrats latins après les plébéiens, des magistrats issus des autres nations italiennes après les Latins. Cette mesure-ci vieillira elle aussi et, ce qu'aujourd'hui nous devons justifier par des précédents comptera parmi les précédents. »
     XXV. — 1. Le discours du prince fut suivi par un sénatus-consulte et les Éduens obtinrent les premiers le droit d'être sénateurs dans la Ville. On eut égard pour cela à un traité antique, et parce qu'ils sont les seuls parmi les Gaulois à avoir le titre de « frères du peuple romain. » ...