SÉNATUS-CONSULTE
DES BACCHANALES Sources littéraires latines ( 186 av. J.-C. ) |
Livius, XXXIX ( Nisard, Paris, 1864 ). |
8. (1) L'année
suivante, les consuls Sp. Postumius Albinus et Q. Marcius
Philippus négligèrent l'organisation de leurs armées,
leurs préparatifs de guerre et le gouvernement de leurs provinces
pour s'occuper uniquement d'étouffer une conjuration domestique.
(2) Les préteurs tirèrent
au sort leurs départements. T. Maenius eut la juridiction
de la ville ; M. Licinius Lucullus celle des étrangers ;
C. Aurélius Scaurus, la Sardaigne ; P. Cornélius
Sylla, la Sicile ; L. Quinctius Crispinus, l'Espagne citérieure ;
C. Calpurnius Piso, l'Espagne ultérieure. (3) Les
deux consuls furent chargés, par un décret, d'instruire
contre les associations secrètes. Un Grec de naissance obscure
était venu d'abord en Étrurie ; il n'avait aucune
de ces connaissances propres à former l'esprit et le corps dont
l'admirable civilisation de la Grèce nous a enrichis. Ce n'était
qu'une espèce de prêtre et de devin, (4) non
point de ceux qui prêchent leur doctrine à découvert
et qui, tout en faisant publiquement métier d'instruire le peuple,
lui inspirent des craintes superstitieuses, mais un de ces ministres
d'une religion mystérieuse, qui s'entoure des ombres de la nuit.
(5) Il n'initia d'abord à ses
mystères que très peu de personnes ; bientôt
il y admit indistinctement les hommes et les femmes, et, pour attirer
un plus grand nombre de prosélytes, il mêla les plaisirs
du vin et de la table à ses pratiques religieuses. (6) Les
vapeurs de l'ivresse, l'obscurité de la nuit, le mélange
des sexes et des âges eurent bientôt éteint tout
sentiment de pudeur, et l'on s'abandonna sans réserve à
toutes sortes de débauches ; chacun trouvait sous sa main
les voluptés qui flattaient le plus les penchants de sa nature.
(7) Le commerce infâme des hommes
et des femmes n'était pas le seul scandale de ces orgies ;
c'était comme une sentine impure d'où sortaient de faux
témoignages, de fausses signatures, des testaments supposés,
de calomnieuses dénonciations, (8) quelquefois
même des empoisonnements et des meurtres si secrets, qu'on ne
retrouvait pas les corps des victimes pour leur donner la sépulture.
Souvent la ruse, plus souvent encore la violence, présidaient
à ces attentats. Des hurlements sauvages et le bruit des tambours
et des cymbales protégeaient la violence en étouffant
les cris de ceux qu'on déshonorait ou qu'on égorgeait. |
9. (1) Cette
lèpre hideuse passa, comme par contagion, de l'Étrurie
à Rome. L'étendue de la ville, qui lui permettait de receler
plus facilement dans son sein de pareils désordres, les déroba
d'abord aux regards ; mais enfin le consul Postumius fut mis sur
la trace des coupables. (2) P. Aebutius,
fils d'un chevalier romain, ayant perdu son père, puis ses tuteurs,
avait été élevé sons la tutelle de sa mère
Duronia et du second mari de cette femme, T. Sempronius Rutilus.
(3) Duronia était dévouée
à son mari, et Rutilus, qui avait géré la tutelle
de manière à ne pouvoir en rendre compte, cherchait à
se défaire de son pupille, ou à le tenir sous sa dépendance
par quelque lien puissant. Le seul moyen de le corrompre, c'était
de l'initier aux Bacchanales. (4) La
mère fit venir le jeune homme. "Pendant qu'il était
malade, lui dit-elle, elle avait fait vœu de l'initier aux mystères
de Bacchus, aussitôt après sa guérison. Puisque
les dieux avaient daigné l'exaucer, elle voulait accomplir son
vœu. Il fallait pour cela qu'il observât pendant dix jours
la plus grande chasteté ; au bout de ce temps elle le conduirait
au sanctuaire, lorsqu'il aurait soupé et pris un bain pour se
purifier." (5) Il y avait à
Rome une courtisane fameuse, l'affranchie Hispala Faecénia :
c'était une femme au-dessus du métier auquel elle s'était
livrée quand elle était esclave, et que, depuis son affranchissement,
elle avait continué par besoin. (6) Le
voisinage avait fait naître entre elle et Aebutius des relations
qui ne nuisaient ni à la fortune ni à la réputation
du jeune homme. C'était elle qui l'avait aimé et recherché
la première, et la générosité de la courtisane
lui fournissait ce que lui refusait l'avarice de ses parents. (7) Elle
avait même fini par s'attacher tellement à Aebutius, qu'après
la mort de son patron elle demanda un tuteur aux tribuns et au préteur
pour se faire autoriser à contracter, et elle rédigea
un testament où elle institua Aebutius son légataire universel. |
10. (1) Après
de pareils gages d'amour, ils n'eurent plus de secrets l'un pour l'autre.
Un jour, le jeune homme dit en plaisantant à sa maîtresse
de ne pas s'étonner si pendant plusieurs nuits elle le voyait
découcher. (2) "Un motif
religieux l'y obligeait, ajouta-t-il, afin d'acquitter un vœu fait
pour sa guérison ; il voulait se faire initier aux mystères
de Bacchus. — Les dieux vous en préservent ! s'écria
aussitôt Hispala tout éperdue, plutôt la mort et
pour vous et pour moi qu'une pareille extravagance !" Puis
elle se répandit en menaces et en imprécations contre
ceux qui lui avaient donné ce conseil. (3) Le
jeune homme, étonné des paroles et de l'émotion
de sa maîtresse, l'engagea à modérer ses transports,
puisqu'il ne faisait qu'obéir aux ordres que sa mère lui
avait donnés, avec l'aveu de son beau-père. (4) "Votre
beau-père, reprit-elle, car je n'oserais accuser votre mère,
a donc hâte de vous enlever tout à la fois l'honneur, la
réputation, l'avenir et la vie ?" (5) Aebutius,
de plus en plus étonné, la pressa de s'expliquer. Alors
Hispala, demandant aux dieux et aux déesses de pardonner à
l'excès de son amour la révélation de ces secrets
qu'elle aurait dû taire, lui déclara qu'étant esclave
elle était entrée dans ce sanctuaire avec son maître,
(6) mais que depuis son affranchissement
elle n'y avait jamais mis le pied. "Elle savait, dit-elle, que
c'était une école d'abominations de toute sorte, et il
était constant que depuis deux années on n'avait initié
personne au-dessus de l'âge de vingt ans. (7) Dès
qu'on y était introduit, on était livré comme une
victime aux mains des prêtres, et ils vous conduisaient en un
lieu où des hurlements affreux, le son des instruments, le bruit
des cymbales et des tambours étouffaient les cris de la pudeur
outragée." (8) Elle le pria
ensuite et le conjura de rompre à tout prix son engagement et
de ne pas se précipiter dans un abîme où il aurait
d'abord à supporter toutes les infamies, pour les exercer à
son tour sur d'autres ; (9) enfin
elle ne le laissa partir qu'après avoir obtenu sa parole qu'il
éviterait cette initiation. |
11. (1) Lorsqu'il
fut rentré chez lui, sa mère lui énuméra
toutes les formalités qu'il devait remplir le jour même
et les jours suivants afin de se préparer à la cérémonie ;
mais il protesta qu'il n'en ferait rien, et qu'il ne voulait pas se
faire initier. (2) Le beau-père
était présent. "Quoi ! reprit aussitôt
Duronia, il ne pouvait se passer pendant dix nuits de sa concubine Hispala ;
enivré par les caresses empoisonnées de cette vipère,
il ne respectait plus ni sa mère, ni son beau-père, ni
les dieux mêmes !" Des reproches qu'ils lui adressaient
tour à tour, Rutilus et Duronia en vinrent à le chasser
de chez eux avec quatre esclaves. (3) Le
jeune homme se retira chez Aebutia, sa tante paternelle, et lui raconta
pourquoi sa mère l'avait chassé. Le lendemain il alla,
d'après les conseils de cette dame, trouver le consul Postumius
sans témoins et lui faire sa déposition. (4) Le
consul lui dit de revenir au bout de trois jours et le renvoya. Puis
il s'informa lui-même auprès de sa belle-mère Sulpicia,
qui jouissait d'une grande considération, si elle connaissait
une dame âgée, du nom d'Aebutia, demeurant sur l'Aventin.
(5) Sulpicia répondit qu'elle
la connaissait, et que c'était une femme d'honneur, qui avait
conservé toute la pureté des mœurs antiques. "J'ai
besoin de la voir, reprit le consul. Envoyez- la prier de venir auprès
de vous." (6) Aebutia se rendit
à l'invitation de Sulpicia, et le consul arrivant peu de temps
après, comme par hasard, fit tomber la conversation sur Aebutius.
(7) À ce nom, la dame se prit
à pleurer et à gémir sur le malheur de son neveu,
qui, dépouillé de sa fortune par ses protecteurs naturels,
avait été chassé par sa mère et réduit
à chercher un asile chez elle, parce qu'il refusait, l'honnête
jeune homme (que les dieux voulussent bien le protéger !),
de se faire initier à des mystères qu'on disait infâmes. |
12. (1) Le
consul, jugeant par ces informations qu'Aebutius ne lui en avait pas
imposé, congédia Aebulia, et pria sa belle-mère
de faire venir chez elle l'affranchie Rispala, qui demeurait aussi sur
l'Aventin et qui était bien connue dans le voisinage. Il avait,
dit-il, quelques questions à lui adresser également. (2) Le
message de Sulpicia troubla d'abord la courtisane, parce qu'elle ignorait
le motif qui la faisait mander chez une dame de si haut rang et si respectable :
mais lorsqu'elle aperçut dans le vestibule les licteurs, la suite
du consul et le consul lui-même, elle faillit s'évanouir.
(3) Postumius l'emmena dans un appartement
retiré, et là, en présence de sa belle-mère,
il lui déclara qu'elle n'avait rien à craindre si elle
pouvait se résoudre à dire la vérité ;
(4) qu'il lui en donnait pour garant
sa parole ou celle de Sulpicia, dont elle connaissait la vertu. Il l'engagea
à révéler ce qui se passait dans le bois sacré
de Stimula, aux mystères nocturnes des Bacchanales. (5) À
ces mots, Hispala, saisie de frayeur, fut agitée dans tous ses
membres d'un tel tremblement qu'elle resta quelque temps sans pouvoir
ouvrir la bouche. (6) Quand elle eut
enfin repris courage, elle protesta quelle était fort jeune encore
lorsque sa maîtresse l'avait fait initier avec elle, mais que
depuis plusieurs années, depuis l'époque de son affranchissement,
elle ignorait ce qui se passait dans ces fêtes. (7) Le
consul la loua de n'avoir pas nié qu'elle eût été
initiée, mais il la pressa de poursuivre ses révélations
avec la même franchise. (8) Comme
elle persistait dans ses dénégations, il ajouta que, si
on parvenait à la convaincre par le témoignage d'un autre,
elle n'obtiendrait pas le pardon et l'indulgence que lui mériteraient
des aveux volontaires ; et qu'il avait tout appris de la bouche
de celui à qui elle avait elle-même tout révélé. |
13. (1) Hispala
ne doutant plus qu'Aebulius n'eût trahi son secret, comme cela
était en effet, se jeta aux pieds de Sulpicia, et la conjura
d'abord (2) de ne point faire une affaire
sérieuse et même capitale de la conversation d'une affranchie
avec son amant ; c'était pour l'effrayer, et non parce qu'elle
savait quelque chose, qu'elle lui avait fait ce récit. (3) Postumius
l'interrompit avec colère. Elle croyait sans doute encore, lui
dit-il, plaisanter avec son amant Aebutius, et non s'adresser à
un consul, dans la maison d'une dame très respectable ;
mais Sulpicia vint au secours de sa frayeur, l'encouragea et chercha
à calmer son gendre. (4) Hispala
se rassura enfin, et, après s'être plaint amèrement
de la perfidie d'Aebutius, qui avait si mal reconnu un service de la
plus haute importance, (5) elle déclara
qu'elle redoutait beaucoup les dieux dont elle révélait
les secrets mystères, mais plus encore les hommes, qui se vengeraient
de sa révélation en la déchirant de leurs propres
mains. (6) Elle conjurait donc et Sulpicia
et le consul de lui faire la grâce de la reléguer hors
de l'Italie, dans quelque retraite inconnue, où elle pût
passer le reste de ses jours en sûreté. (7) Postumius
lui dit d'être sans inquiétude, et lui promit de veiller
à ce qu'elle pût habiter Rome même sans danger. Hispala
reprit alors l'origine des mystères. (8) "Ce
sanctuaire, dit-elle, n'avait d'abord été ouvert qu'aux
femmes, et on n'y admettait ordinairement aucun homme. Il y avait dans
l'année trois jours fixes pour l'initiation, qui se faisait en
plein jour. Les dames étaient, chacune à leur tour, investies
du sacerdoce. (9) C'était une
certaine Paculla Annia, de Campanie, qui, pendant son sacerdoce, avait
tout changé, prétendant en avoir reçu l'ordre des
dieux. C'était elle qui la première avait initié
des hommes, en amenant ses deux fils, Minius et Hérennius Cerrinius,
consacré la nuit en place du jour à la cérémonie,
et réglé qu'au lieu de trois jours par an, il y en aurait
cinq par mois pour les initiations. (10) Depuis
l'admission des hommes et le mélange des sexes, depuis qu'on
avait fait choix de la nuit, si favorable à la licence, il n'était
sorte de forfaits et d'infamies qui n'eussent été accomplis,
et les hommes se livraient plus à la débauche entre eux
qu'avec les femmes. (11) Ceux qui se
prêtaient avec quelque répugnance à ces excès
monstrueux, ou qui semblaient peu disposés à les commettre
eux- mêmes, étaient immolés comme des victimes.
Le comble de la dévotion parmi eux, c'était de ne reculer
devant aucun crime. (12) Les hommes paraissaient
avoir perdu la raison et prophétisaient l'avenir en se livrant
à des contorsions fanatiques ; les femmes, vêtues
en bacchantes et les cheveux épars, descendaient au Tibre en
courant, avec des torches ardentes, qu'elles plongeaient dans l'eau
et qu'elles retiraient tout allumées, parce que ces torches renfermaient
un mélange de chaux vive et de soufre naturel. (13) Les
dieux étaient supposés enlever des malheureux, qu'on attachait
à une machine et qu'on faisait disparaître en les précipitant
dans de sombres cavernes. On choisissait pour cela ceux qui avaient
refusé de se lier par un serment, ou de s'associer aux forfaits,
ou de se laisser déshonorer. (14) La
secte était déjà si nombreuse qu'elle formait presque
un peuple ; des hommes et des femmes de nobles familles en faisaient
partie. Depuis deux ans il avait été décidé
qu'on n'admettrait personne au-dessus de vingt ans; on voulait avoir
des initiés dont l'âge se prêtât facilement
à la séduction et au déshonneur." |
14. (1) Après
avoir achevé cette déposition, Hispala tomba de nouveau
à genoux, et redemanda avec les mêmes instances à
être éloignée de l'Italie. (2) Le
consul pria sa belle-mère d'abandonner à cette femme un
logement dans sa maison, et Sulpicia lui donna une chambre à
l'étage le plus élevé ; on ferma l'escalier
qui conduisait de cette chambre à la rue, et on ouvrit une entrée
à l'intérieur de la maison. (3) On
y transporta sur-le-champ tous les effets de Faecénia, et on
fit venir ses esclaves. Aebutius eut ordre de se retirer chez un des
clients du consul. Lorsque Postumius eut ainsi les deux dénonciateurs
en sa puissance, il fit son rapport au sénat et lui exposa successivement
les révélations qu'il avait reçues et le résultat
des informations qu'il avait prises. (4) Les
sénateurs conçurent les plus vives alarmes, tant pour
la sûreté publique, qui pouvait être compromise par
quelque trame perfide élaborée dans ces réunions
et assemblées nocturnes, que pour le repos de leurs propres familles,
dans lesquelles ils craignaient de trouver quelque coupable. (5) Ils
votèrent cependant des remerciements au consul pour avoir conduit
cette enquête avec une rare vigilance et le plus profond mystère.
(6) Ils chargèrent ensuite les
consuls d'entamer une procédure extraordinaire contre les Bacchanales
et les sacrifices nocturnes, de veiller sur la personne des dénonciateurs
Aebutius et Faecénia, et de provoquer de nouvelles révélations
par l'appât des récompenses. (7) On
convint en outre de faire rechercher soit à Rome, soit dans tous
les villages voisins, les prêtres ou prêtresses qui présidaient
à ces sacrifices, pour les mettre à la disposition des
consuls, et de faire publier, dans la ville ainsi que dans toute l'Italie,
(8) un édit portant défense
à tous les initiés aux mystères de Bacchus de se
réunir et de se rassembler pour célébrer cette
cérémonie ou toute autre semblable. Avant toutes choses,
on devait poursuivre ceux qui se réuniraient, ou s'engageraient
par des serments pour attenter à l'honneur ou à la vie
des citoyens. (9) Telle fut la substance
du sénatus-consulte. Les consuls enjoignirent aux édiles
curules de rechercher tous les ministres de cette religion, et, lorsqu'ils
les auraient arrêtés, de les tenir enfermés où
ils le jugeraient à propos, afin qu'on pût les interroger.
Les édiles plébéiens eurent ordre de veiller à
ce qu'il ne se fît aucune cérémonie secrète.
(10) On chargea les triumvirs capitaux
d'établir des postes dans tous les quartiers et d'empêcher
les réunions nocturnes. Enfin, pour prévenir les incendies,
on adjoignit aux triumvirs des quinquévirs, qui devaient surveiller,
chacun dans son quartier, les maisons situées en deçà
du Tibre. |
15. (1) Après
avoir envoyé tous ces magistrats à leurs différents
postes, les consuls montèrent à la tribune, et là,
en présence de l'assemblée générale du peuple,
Postumius, après avoir prononcé la formule solennelle
d'invocation, par laquelle les magistrats commencent toujours leurs
harangues au peuple, s'exprima en ces termes : (2) "Citoyens,
jamais discours ne fut plus à propos, et n'eut plus besoin d'être
précédé de cette invocation solennelle, qui vient
de vous rappeler quels sont les dieux que vos ancêtres ont toujours
honorés de leur adoration, de leurs hommages et de leurs prières,
(3) car ils n'ont jamais reconnu ces
divinités étrangères, dont le culte infâme
aveugle les esprits et les pousse par une sorte de délire fanatique
dans un abîme de forfaits et de souillures. (4) Je
ne sais en effet ce que je dois vous taire, et jusqu'à quel point
je puis parler. Je crains de manquer à mon devoir si je vous
laisse ignorer quelque chose, et de vous inspirer une trop grande frayeur
si je vous dévoile tout. (5) Quoi
que je puisse dire, souvenez-vous que je resterai toujours au-dessous
de la vérité dans cette monstrueuse affaire. J'aurai soin
cependant d'en dire assez pour que sous soyez désormais sur vos
gardes. (6) Vous savez que les Bacchanales
se célèbrent depuis longtemps dans toute l'Italie, et
maintenant même dans plusieurs quartiers de Rome. À défaut
de la renommée qui vous en ait instruits, vous l'auriez appris,
j'en suis sûr, par ces sons discordants et ces hurlements qui
retentissent la nuit dans toute la ville. Mais vous ignorez en quoi
consistent ces mystères. (7) Les
uns croient que c'est quelque rite particulier, les autres que ce sont
des divertissements et des plaisirs permis, tous que ces réunions,
quel qu'en soit l'objet, sont peu nombreuses. (8) À
l'égard du nombre, quand je vous dirai qu'on y compte plusieurs
milliers d'hommes, vous allez vous effrayer sur-le-champ, si je ne vous
les fais connaître. (9) D'abord
ce sont en grande partie des femmes, et là fut la source du mal,
puis des hommes efféminés, corrompus ou corrupteurs, fanatiques
abrutis par les veilles, l'ivresse, le bruit des instruments et les
cris nocturnes. (10) C'est une association
sans force jusqu'à présent, mais qui menace de devenir
très redoutable, parce que de jour en jour elle reçoit
de nouveaux adeptes. (11) Vos ancêtres
ont cru ne devoir permettre vos assemblées que dans le cas où
l'étendard, déployé sur la citadelle, appelait
les centuries hors de Rome pour voter aux comices, ou bien lorsque les
tribuns convoquaient les tribus, ou encore lorsqu'un magistrat désirait
haranguer le peuple. Ils ont voulu aussi que partout où l'assemblée
avait lieu, il y eût, pour la diriger, une autorité reconnue
par la loi. (12) Quelle idée aurez-vous
donc de ces réunions, qui se tiennent la nuit et où les
sexes sont confondus ? (13) Si vous
saviez à quel âge les hommes y sont initiés, vous
ne vous borneriez pas à les plaindre, vous rougiriez pour eux.
Citoyens, pensez-vous qu'on doive admettre dans vos armées des
jeunes gens enrôlés dans cette milice ? les tirer
de cet infâme repaire pour leur confier des armes ? (14) remettre
à ces misérables, souillés de prostitutions, dont
ils ont été les agents ou les victimes, le soin de combattre
pour l'honneur de vos femmes et de vos enfants ?" |
16. (1) "Ce
ne serait rien encore si leurs débauches n'avaient d'autre effet
que de les énerver et de les couvrir d'une honte toute personnelle,
si leurs bras restaient étrangers au crime et leur âme
à la perfidie. (2) Mais jamais
la république ne fut attaquée d'un fléau plus terrible
ni plus contagieux. Tous les excès du libertinage, tous les attentats
commis dans ces dernières années sont sortis, sachez-le
bien, de cet infâme repaire. (3) Et
les forfaits dont on a juré l'exécution ne se sont pas
encore tous produits au grand jour. Les membres de cette association
impie se bornent encore à des crimes particuliers, parce qu'ils
ne sont pas assez forts pour écraser la république. Chaque
jour le mal s'accroît et s'étend ; il a déjà
fait trop de progrès pour se renfermer dans le cercle des violences
particulières ; c'est à l'état tout entier
qu'il veut s'attaquer. (4) Si vous n'y
prenez garde, citoyens, à cette assemblée qui a lieu en
plein jour, et qui a été légalement convoquée
par le consul, va bientôt succéder une assemblée
de nuit tout aussi nombreuse. Ils vous craignent maintenant, ces coupables,
parce qu'ils sont isolés et que vous êtes tous réunis
en assemblée ; mais à peine vous serez-vous séparés
pour retourner dans vos maisons ou dans vos champs, qu'ils se réuniront
à leur tour ; ils délibéreront sur les moyens
d'assurer leur salut et votre perte ; alors vous serez seuls et
vous devrez les craindre, car ils seront réunis. (5) Chacun
de vous doit donc faire des vœux pour que tous les siens se soient
préservés de la contagion. S'il en est que le libertinage
ou la folie a entraînés dans ce gouffre, il faut les considérer
comme appartenant, non plus à sa famille, mais à cette
bande de débauchés et d'assassins, à laquelle ils
se sont liés par leurs serments. (6) Et
que personne ne se fasse ici de vaines illusions ; je ne suis pas
rassuré sur votre compte. Rien ne contribue mieux à égarer
l'homme que la superstition. (7) Lorsque
le crime se couvre du manteau de la religion, on craint de porter quelque
atteinte aux droits de la divinité en punissant les forfaits
des hommes. Que ces scrupules ne vous arrêtent pas ; de nombreux
décrets des pontifes, des sénatus-consultes et les réponses
des haruspices doivent vous en affranchir. (8) Combien
de fois nos pères et nos aïeux n'ont-ils pas chargé
les magistrats de s'opposer à toute cérémonie d'un
culte étranger, d'interdire le Forum, le Cirque et la ville aux
prêtres et aux devins, de rechercher et de brûler les livres
de prophéties, de proscrire tout rite, tout sacrifice autres
que ceux des Romains ! (9) Ils pensaient
en effet, ces hommes si versés dans la connaissance des lois
divines et humaines, que rien ne tendait plus à détruire
le culte national que l'introduction des pratiques étrangères.
(10) Voilà ce dont j'ai cru devoir
vous prévenir, pour éloigner de vos esprits toute crainte
superstitieuse, quand vous nous verrez anéantir les Bacchanales
et dissoudre ces infâmes réunions. (11) Dans
tout cela, nous agirons avec l'aide et la protection des dieux. Ce sont
eux qui, indignés de voir le crime et la débauche profaner
leur majesté de leurs souillures, les ont fait sortir de l'obscurité
où ils se cachaient, et les ont dévoilés au grand
jour, non pour les laisser impunis, mais pour les écraser sous
le poids d'une éclatante vengeance. (12) Le
sénat m'a chargé, ainsi que mon collègue, d'informer
extraordinairement sur cette affaire ; nous accomplirons avec zèle
la mission qui nous est personnellement confiée. Nous avons enjoint
aux magistrats inférieurs de veiller la nuit sur la ville. Vous,
de votre côté, remplissez les devoirs de votre position ;
que chacun exécute ponctuellement, dans le poste qui lui sera
assigné, les ordres qu'il recevra, et prévienne par sa
vigilance les dangers ou les troubles que pourraient faire naître
la trahison." |
17. (1) Les
consuls firent ensuite donner lecture des sénatus-consultes,
et annoncer des récompenses pour quiconque leur amènerait
ou leur découvrirait un coupable. (2) "Si
quelque prévenu, dirent- ils, prenait la fuite, ils lui fixeraient
un jour pour comparaître, et s'il ne répondait pas à
la citation, il serait condamné par contumace. Si parmi les accusés
il s'en trouvait qui fussent en ce moment hors de l'Italie, on leur
accorderait un plus long délai pour leur donner les moyens de
venir plaider leur cause." (3) Ils
défendirent ensuite de rien vendre ou acheter qui pût favoriser
la fuite, d'accueillir, de cacher ou d'aider en aucune façon
les fugitifs. (4) L'assemblée
était à peine congédiée que de vives alarmes
se répandirent par toute la ville. Cette frayeur ne se renferma
point dans l'enceinte de Rome ni même dans son territoire, mais
elle gagna bientôt l'Italie dans tous les sens, lorsqu'on eut
reçu les lettres des citoyens qui communiquaient à leurs
hôtes des villes le sénatus-consulte, la harangue de Postumius
et l'édit des consuls. (5) Pendant
la nuit qui suivit le jour où l'affaire fut exposée au
peuple, les postes établis aux portes par les triumvlrs arrêtèrent
beaucoup de fugitifs et les forcèrent à retourner sur
leurs pas ; d'autres furent dénoncés, et quelques-uns
d'entre eux, hommes et femmes, se donnèrent la mort. (6) On
portait le nombre des conjurés à plus de sept mille personnes
des deux sexes. On savait que les chefs du complot étaient les
plébéiens Marcus et Caius Atinius, le Falisque L. Opicernius
et le Campanien Minius Cerrinius. (7) C'étaient
eux qui avaient commencé la série des forfaits et des
infamies, eux qui étaient les grands-prêtres et les fondateurs
de la nouvelle religion. On s'occupa de les saisir au plus tôt.
Ils furent amenés devant les consuls, avouèrent tout,
et furent exécutés sur-le-champ. |
18. (1) Mais
le nombre des fugitifs était si considérable, que, pour
épargner une condamnation à plusieurs citoyens qui étaient
en procès, les préteurs T. Minius et M. Licinius
furent obligés d'accorder un sursis de trente jours, et d'attendre
que les consuls eussent achevé leur enquête. (2) Il
en fut de même pour les accusés qui ne comparaissaient
pas à Rome et qu'on n'y pouvait trouver ; leur absence força
les consuls à parcourir les bourgs voisins pour y chercher ceux
qu'ils poursuivaient et les juger. (3) Ceux
qui n'avaient été qu'initiés et qui n'avaient fait
que répéter après le prêtre la formule sacramentelle,
comprenant l'engagement infâme de se livrer à tous les
excès, du crime et du libertinage, mais qui n'avaient souffert
ou commis aucune des turpitudes dont leur serment leur faisait une loi,
furent laissés en prison. (4) Tous
les initiés coupables de prostitution ou de meurtre, de faux
témoignages, de fausses signatures, de testaments supposés,
ou de toute autre fraude aussi déshonorante, furent condamnés
à mort. Leur nombre fut plus grand que celui des prisonniers :
on remarqua dans les deux catégories beaucoup d'hommes et de
femmes. (5) Les femmes condamnées
furent remises entre les mains de leurs parents ou de ceux en puissance
de qui elles se trouvaient, pour qu'ils les fissent exécuter
en particulier. S'il n'y avait personne qui pût être chargé
de leur supplice, on les exécutait publiquement. (6) On
enjoignit ensuite aux consuls de s'occuper de détruire les Bacchanales
d'abord à Rome, puis dans toute l'Italie, et de ne respecter
que les autels ou statues anciennement consacrés à Bacchus.
(7) Un sénatus-consulte régla
pour l'avenir qu'il n'y aurait plus de Bacchanales à Rome, ni
dans l'Italie ; que si quelqu'un était convaincu de l'importance
et de la nécessité de ces mystères, s'il croyait
ne pouvoir se dispenser de les célébrer sans éprouver
des scrupules et redouter un malheur, il ferait sa déclaration
au préteur, qui en référerait au sénat ;
(8) et si cent sénateurs au moins
lui accordaient l'autorisation, il ne pourrait célébrer
la cérémonie qu'en présence de cinq personnes au
plus, sans qu'on eût mis de l'argent en commun pour les frais,
sans qu'on eût pris un prêtre ou un sacrificateur. |
19. (1) Un
second sénatus-consulte, rendu sur la proposition du consul Q. Marcius,
suivit de près ce premier ; il ajournait après la
fin des enquêtes et le retour de Sp. Postumius à Rome,
la question des récompenses promises aux dénonciateurs.
(2) On fut d'avis d'envoyer le Campanien
Minius Cerrinius dans les prisons d'Ardée, et de recommander
aux magistrats de cette ville de l'y faire étroitement garder
à vue, afin de prévenir son évasion et de l'empêcher
de se donner la mort. (3) Peu de temps
après Sp. Postumius revint à Rome. Sur sa proposition,
le sénat rédigea un décret pour récompenser
P. Aebutius et Hispala Faecénia, qui avaient mis l'autorité
consulaire sur les traces du complot. (4) "Les
questeurs de la ville devaient compter à chacun d'eux cent mille
as pris dans le trésor public. Le consul devait s'entendre de
son côté avec les tribuns pour qu'ils proposassent au peuple,
dans le plus bref délai, une loi qui accordait à P. Aebutius
les privilèges de la vétérance et le droit de ne
pas servir malgré lui comme fantassin ou comme cavalier. (5) Hispala
Faecénia fut autorisée à disposer de ses biens
en tout ou en partie, à passer par alliance dans une famille
plus noble que la sienne, à se choisir un tuteur, qui serait
aussi légitime qu'un tuteur testamentaire, et à épouser
un homme de condition libre, sans que ce mariage compromît en
rien l'honneur ou la fortune de son époux. (6) Les
consuls et les préteurs actuellement en charge aussi bien que
leurs successeurs futurs étaient tenus de protéger cette
femme contre toute injure, et de veiller à sa sûreté.
Telle était la volonté expresse du sénat."
(7) Ce sénatus-consulte fut soumis
au peuple qui le sanctionna. Quant aux autres dénonciateurs,
on laissa les consuls maîtres de leur faire grâce on de
les récompenser. |
Livius, XXXIX, 41 ( Nisard, Paris, 1864 ). |
... 5. Aussitôt
après les comices censoriens, les consuls et les préteurs
se rendirent dans leurs provinces, à l'exception de Q. Naevius,
dont le départ pour la Sardaigne fut retardé de quatre
mois environ par les soins de l'enquête contre les empoisonneurs.
Ce fut hors de Rome, dans les municipes et conciliabules qu'eurent lieu
la plupart des informations ; on l'avait jugé plus convenable
ainsi. 6. Si l'on en croit Valérius
Antias, près de deux mille personnes furent condamnées.
De son côté, le préteur L. Postumius, à
qui le sort avait assigné le département de Tarente, dissipa
de nombreuses coalitions de pâtres, et poursuivit avec une grande
activité les débris de la conspiration des Bacchanales.
7. Plusieurs des accusés, qui
n'avaient pas comparu en justice, ou qui s'étaient enfui après
avoir fourni caution, étaient cachés dans cette contrée
de l'Italie. Il condamna les uns et envoya les autres chargés
de fer à Rome pour y être jugés par le sénat.
P. Cornélius les fit tous jeter en prison. |
Livius, XL, 37 ( Nisard, Paris, 1864 ). |
... 3. Les
décemvirs ordonnèrent, pour arrêter les progrès
du mal (*), deux jours de supplications dans la ville, les fora et les
conciliabules. Tous les citoyens âgés de plus de douze
ans assistèrent à ces supplications avec des couronnes
sur la tête et des branches de laurier à la main. 4. On
soupçonna aussi des malfaiteurs de n'être pas étrangers
à ces calamités ; une enquête eut lieu en vertu
d'un sénatus-consulte pour s'assurer s'il y avait eu quelques
empoisonnements. Elle fut confiée, dans l'intérieur de
Rome et dans un rayon de dix milles autour de Rome, au préteur
C. Claudius, qui avait remplacé Ti. Minucius ;
au delà de cette limite, dans les fora et les conciliabules,
à C. Maenius, qui n'était pas encore parti pour sa
province de Sardaigne. 5. C'était
surtout la mort du consul (**) qui paraissait suspecte. On disait qu'il
avait péri par les mains de sa femme Quarta Hostilia. 6. Lorsqu'on
vit son fils Q. Fulvius Flaccus nommé consul à la
place de son beau-père Pison, les soupçons acquirent plus
de gravité. Des témoins affirmaient qu'après l'élection
des consuls Albinus et Pison, dans les comices mêmes où
Flaccus venait d'échouer, sa mère lui avait reproché
d'avoir vu sa candidature déjà trois fois repoussée,
et avait ajouté qu'il se tînt prêt à se remettre
sur les rangs, qu'avant deux mois elle saurait assurer sa nomination.
7. Plusieurs autres témoignages
se réunissaient contre Hostilia ; mais ce fut surtout cette
parole trop malheureusement confirmée par l'événement,
qui décida sa condamnation. |
—————— |
(*)
Une épidémie. (**) C. Calpurnius. |
Cicero, de leg., II, 15 ( Appuhn, Paris, 1954 ). |
37. ... La
loi doit veiller avant tout avec le plus grand soin à ce que
la lumière claire du jour protège la réputation
des femmes, et que leur initiation aux mystères de Cérès
se fasse comme elle se fait à Rome. A cet égard la sévérité
de nos ancêtres est attestée par l'ancienne décision
du Sénat à l'égard des Bacchanales, par l'attitude
des consuls qui firent rechercher et punir les coupables à l'aide
de la force armée. |
Valerius Maximus, I, 3 ( Constant, Paris, 1935 ). |
1. Les
cérémonies des Bacchanales, nouvellement introduites à
Rome, furent supprimées parce qu'elles dégénéraient
en extravagances pernicieuses. |
Valerius Maximus, VI, 3 ( Constant, Paris, 1935 ). |
7. Une
sévérité semblable animait le sénat plus
tard, lorsqu'il chargea les consuls Sp. Postumius Albinus et Q. Marcius
Philippus d'ouvrir une enquête sur les femmes qui avaient eu une
conduite criminelle dans les fêtes de Bacchus. Ils en condamnèrent
un grand nombre qui furent toutes exécutées par leurs
parents à l'intérieur de leurs maisons. Le déshonneur
qui s'étendait sur Rome comme une large tache fut lavé
par la rigueur du supplice ; car autant l'infâme conduite
de ces femmes avait imprimé de honte à notre république,
autant la sévérité de leur punition lui fit d'honneur. |
|